La Fille du Ciel : drame chinois
Calmann-Lévy (p. 1-53).


ACTE PREMIER

PREMIER TABLEAU

Les jardins du Palais de Nang-King. À gauche, le pavillon des filles d’honneur, précédé d’une véranda enguirlandée. Entre les arbres et les buissons fleuris, on aperçoit des toitures de faïence jaune, aux angles retroussés et hérissés de monstres. Grands cèdres contournés. Étangs, ruisseaux, ponts courbes en marbre et en laque rouge.

Préparatifs de fête. Au fond, des serviteurs plantent des bannières, des lances, des insignes de toutes formes. Plus près, d’autres nettoient le jardin, balaient la pluie de fleurs tombée des arbres. Soleil levant.


Scène PREMIÈRE

LE ROC, PETIT-SAPIN, LE FORT, LE COURBÉ, jardiniers.

On entend dans le lointain une cloche et un tambour.

LE ROC, qui s’arrête de travailler et prête l’oreille.

Entendez-vous la grosse cloche de bronze et le grand tambour ?… Encore un prince qui passe sous le portail d’honneur, un de plus qui fait son entrée dans notre palais de Nang-King.

PETIT-SAPIN

J’entends, oui… Mais j’aimerais mieux voir…

LE FORT

Les beaux spectacles ne sont pas faits pour nous.

LE ROC

Les cérémonies n’ont pas besoin de nos regards.

PETIT-SAPIN

Oui, oui, on sait : notre fonction est de travailler à l’écart, de préparer patiemment la beauté de la fête qui ne sera pas pour nos yeux.

LE FORT

Vas-tu te plaindre ?… Chaque être doit accepter la place qui lui échoit dans la vie.

LE ROC

La loi est pour tous. Il y a des animaux fiers et superbes, des oiseaux qui ont un magnifique plumage. Et il y a aussi des rats et d’affreux insectes qui répugnent.

LE FORT

Il se trouve des rois parmi les arbres et des princesses parmi les fleurs.

LE ROC

Et beaucoup de pauvres plantes n’ont ni beauté ni parfum.

PETIT-SAPIN

La pluie les arrose tout de même et le soleil les réchauffe.

LE COURBÉ

Il arrive aussi que le hasard favorise le plus humble… Tenez, moi, sans avoir mérité pour cela aucun reproche, j’ai vu ce qu’il m’était interdit de voir.

LE FORT

Toi ! Tu as vu ?

PETIT-SAPIN

Quoi ? quoi ? Oh ! raconte-nous.

LE COURBÉ

Eh bien… c’était hier, après le coucher du soleil, les autres travailleurs venaient tous de partir ; moi, qui n’avais pas fini, j’étais resté à polir un des grands lions de marbre, vous savez, au portail d’honneur. Je travaillais sans me méfier, quand tout à coup voilà que le tambour bat, que la cloche tinte, que les veilleurs descendent de la tour du guet pour ouvrir la grande porte. Des gardes accourent, et des chefs, et des ministres. J’entends dire que celui qui arrive est le plus important de tous les invités, le vice-roi des provinces du Sud. Comment m’échapper au milieu de tous ces beaux personnages ?… Impossible !… Je me cache derrière une des grosses pattes, je me fais tout petit, personne ne prend garde à moi… et j’ai vu, j’ai vu, à travers le globe ajouré, vous savez, que le lion tient sous sa griffe…

PETIT-SAPIN

Toi ! tu as vu entrer le vice-roi avec son cortège ?…

LE COURBÉ

Oui, moi !… Oh ! tant de costumes de soie et d’or ! tant de chevaux qui étaient tout brillants de pierreries ! tant de bannières ! Et des visages terribles, et des regards effrayants d’orgueil !… Mais quand il parut, lui, oh ! comme j’ai compris que tout le reste ne comptait plus… Pâle, l’air très las, sur un cheval maintenu par deux valets… Un costume simple, mais qui avait l’air plus riche que ceux des autres…Il était tellement imposant que mon cœur ne pouvait plus battre dans ma poitrine et il me sembla que si seulement il tournait vers moi ses yeux, qui ne regardaient rien, du coup je tomberais mort.

PETIT-SAPIN

Eh bien ! vrai ! Si rien que pour un vice-roi c’est à ce point-là, que serait-ce donc, hein ! si on était regardé par l’empereur même ?

LE COURBÉ

Non, je vous assure, celui qui ne l’a pas vu, ne peut pas…

PETIT-SAPIN

Chut ! chut ! Un officier du palais.


Scène II

Les Mêmes, PORTE-FLÈCHE, officier du palais.
PORTE-FLÈCHE

Alors, c’est cela, votre travail ! En vains bavardages, vous dissipez les précieuses minutes qui nous restent.

LE COURBÉ

Le travail s’achève, seigneur.

PORTE-FLÈCHE

Il s’achève ? Et moi je vois le sol encore tout jonché de pétales et de fleurs mortes… Ici, surtout, à l’entour du pavillon des filles d’honneur (à part), là où s’épanouit la fleur vivante que j’aime.

LE COURBÉ

À peine a-t-on fait la place nette que le vent malicieux secoue les branches, et c’est à recommencer.

PORTE-FLÈCHE

Enlevez au moins là, sur la mousse…, on dirait des taches, toutes ces fleurs fanées…


Scène III

Les Mêmes, LOTUS-D’OR, CINNAMOME, LA PERLE, TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, filles d’honneur.

Elles paraissent, furtivement, sous la véranda du pavillon. Lotus-d’Or s’avance lentement et s’accoude à la balustrade. Porte-Flèche la contemple avec émotion.

CINNAMOME, à demi-voix.

J’ai cru reconnaître la voix du seigneur Porte-Flèche…

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

Lotus-d’Or l’a reconnue avant toi.

LA PERLE

Toujours ce jeune homme rôde par ici.

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

On sait pourquoi.

CINNAMOME

Voyez, il salue notre compagne comme on salue une reine.

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

N’est-elle pas la reine de son cœur ?

PORTE-FLÈCHE

La brise du printemps m’effleure et me grise du parfum des lotus.

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

L’allusion est transparente…

CINNAMOME

On sait que « brise du printemps » signifie amour…

LA PERLE

Et elle s’appelle : Lotus-d’Or !…

LOTUS-D’OR, à Porte-Flèche.

Seigneur ! j’ai entendu que vous commandiez d’enlever ces fleurs… Me suis-je trompée ?…

PORTE-FLÈCHE

J’ai osé élever la voix pour donner cet ordre… peut-être vous ai-je déplu ?

LOTUS-D’OR

Oh ! non !… mais je veux vous demander grâce pour ces mortes charmantes : laissez-les quelque temps encore former un tapis au pied de notre pavillon. Arrachées de leurs tiges elles sont belles cependant, et embaument.

PORTE-FLÈCHE

Quelle gloire pour moi de vous obéir ! J’envie ces fleurs qui seront foulées par vos petits pieds.

Il fait signe aux jardiniers de s’éloigner.

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, tirant Lotus-d’Or par la manche.

Assez ! Lotus-d’Or ! Ce n’est pas convenable d’écouter de tels propos.

PORTE-FLÈCHE

N’avez-vous plus rien à me dire ?

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

Allons ! viens ! Rentrons !

LOTUS-D’OR, à Tranquille-Élégance.

Non, attends un peu… (À Porte-Flèche.) Seigneur, vous le savez, les nouvelles sont lentes à parvenir dans le quartier des femmes… et ma curiosité est bien impatiente, en ce jour solennel entre tous, où notre impératrice va restaurer le trône de la lumineuse dynastie des Ming et prendre la régence de l’Empire. À quelle heure exactement commence la fête ?… Savez-vous l’ordre des cérémonies ?

PORTE-FLÈCHE

Quelle joie pour moi de pouvoir vous répondre. Les crieurs du Ministère des Rites ont proclamé hier au soir l’ordre de la solennité. J’ai noté ce que j’entendais.

Il tire de sa manche un petit rouleau de soie.

Je compte en écrire plus tard quelques poèmes. C’est une date si unique dans les annales de la Chine !…

LOTUS-D’OR

Oh ! lisez-nous, seigneur !

Les jeunes filles, curieuses, se rapprochent.

PORTE-FLÈCHE, lisant.

« En cette journée magnifique, où notre Impératrice, quittant le deuil de son illustre époux, va prendre le pouvoir au nom de son fils, en dépit de l’usurpateur qui, depuis trois cents ans, tient la Chine sous le joug :

» Ordre à tous les hauts fonctionnaires du palais, aux maîtres des cérémonies, aux grands secrétaires d’État, aux ministres, aux guerriers, aux princes, aux gardiens du Sceau Impérial, de se tenir prêts avant la dernière veille de la nuit et de réunir les objets précieux dont ils ont la garde, afin de les disposer selon les rites, sur les six tables d’or, dans le Palais de la Grande Pureté. L’intendant de la musique placera les orchestres et les chanteurs sur les galeries et dans la salle du trône. Dès que la dernière veille aura sonné, l’astrologue ira avertir l’Impératrice que c’est l’heure choisie où elle doit monter au temple de ses ancêtres pour faire aux Mânes augustes les offrandes prescrites. Sa Majesté ne sera accompagnée que des princesses et des filles d’honneur. »

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

Nous !… Alors, rentrons, il faut nous préparer bientôt.

LOTUS-D’OR

On nous préviendra quand il sera temps.

PORTE-FLÈCHE, continuant de lire.

« Du temple des ancêtres au palais de la Grande Pureté, tous les fonctionnaires, officiers, gardes, secrétaires, feront la haie sur le passage de l’Impératrice, qui sera portée dans un palanquin orné de dragons et de phénix, jusqu’au pied de l’escalier conduisant à la salle du trône, où aura lieu, la grande cérémonie de l’investiture. »

LOTUS-D’OR

Est-ce que les femmes y assisteront ?

PORTE-FLÈCHE

Oui ; les princesses et les filles d’honneur forment le cortège de l’Impératrice et se groupent autour d’Elle.

LOTUS-D’OR

Ah ! je n’étais pas bien sûre… C’est cela surtout que je voulais savoir…

PORTE-FLÈCHE

Le jeune empereur sera auprès de sa courageuse mère qui va régner en son nom… Régner, vous savez comment ! Régner dans le mystère, dans l’angoisse, à travers d’inextricables obstacles…

LOTUS-D’OR

Tant de cœurs battent pour elle, tant de bras voudraient la défendre…

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

Tous les invités sont-ils arrivés au palais ?…

PORTE-FLÈCHE

Je le crois… On a logé le plus puissant d’entre eux, le vice-roi du Sud, pas bien loin d’ici, dans le pavillon des Sources Claires. Si les buissons n’étaient pas si touffus, de votre demeure on verrait l’angle de son toit.

CINNAMOME, à demi-voix.

J’aimerais apercevoir le prince !…

LOTUS-D’OR

Une question encore, seigneur : un danger prochain ne nous menace-t-il pas ? Des rumeurs viennent sourdement jusqu’à nous… Nos provinces reconquises sont-elles sûrement gardées ?…

PORTE-FLÈCHE

Hélas ! même pendant les heures de joie l’inquiétude nous mord ; hélas ! quand l’arôme délicieux d’une fleur nous caresse, il nous faut redouter l’orage qui toujours gronde à l’horizon !… La gazelle avait un peu de répit parce que le tigre était blessé. S’il guérit, il se rejettera aussitôt à la poursuite de sa proie.

LOTUS-D’OR

Quel est le sens de cette image ?

PORTE-FLÈCHE

C’est que l’empereur tartare, celui qui règne à Pékin, et nous considère, nous Chinois dépossédés, comme des rebelles, vient d’être vaincu dans une guerre que lui ont faite les barbares formidables de l’Occident ; à grand’peine il a obtenu la paix et n’est pas tout à fait remis de sa défaite.

LOTUS-D’OR

Ah ! oui, le bruit de cette guerre nous était venu ; mais quelle en fut donc la cause ?

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

Comme la politique l’intéresse…

LA PERLE

Quand c’est ce jeune homme qui l’enseigne…

PORTE-FLÈCHE

La cause en est singulière : un prince, parent de l’usurpateur tartare, a eu la folle idée de réunir une troupe de bandits, sous prétexte de la jeter contre les sujets chrétiens en exécration dans le nord de la Chine. Mais, la horde déchaînée, on n’a pu la retenir ; elle s’est ruée aussi contre les barbares étrangers, dont la présence était depuis longtemps tolérée autour des palais. Alors les armées des nations d’Occident sont venues saccager Pékin, d’où l’empereur tartare, avec toute sa cour, s’était enfui.

LOTUS-D’OR

Sans doute, il est malheureux pour nous que l’usurpateur ait obtenu la paix…

PORTE-FLÈCHE

Qui sait ? La Chine serait tombée peut-être sous une domination plus funeste encore…

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

La leçon n’est pas finie ?…

LOTUS-D’OR, se retirant.

Il est temps, seigneur, de nous parer pour la fête.

PORTE-FLÈCHE

C’est vous qui embellirez la parure.

LOTUS-D’OR

Ne vous moquez pas… Au revoir, seigneur.

PORTE-FLÈCHE, qui voit venir quelqu’un vers la droite.

Oh ! rentrez vite !… Votre illustre voisin, le vice-roi du Sud, se promène dans les jardins et vient de ce côté-ci.

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, baissant un store de bambou.

Si nous pouvions l’apercevoir à travers les stores !…

PORTE-FLÈCHE

Adieu ! Je dois céder la place à un aussi noble promeneur.

Les jeunes filles rentrent, Porte-Flèche sort rapidement.


Scène IV

L’EMPEREUR TARTARE, déguisé en vice-roi du Sud, PUITS-DES-BOIS, son ministre.
PUITS-DES-BOIS

Je ne vois personne… Votre Majesté peut s’avancer.

L’EMPEREUR

« Votre Majesté »… Tu veux donc me perdre ?

PUITS-DES-BOIS

Oh ! Sire !

L’EMPEREUR

Encore !

PUITS-DES-BOIS

Quand nous sommes seuls, je ne peux m’empêcher…

L’EMPEREUR

Il le faut… Derrière ces stores, très probablement, des espions nous surveillent.

PUITS-DES-BOIS

Des curieuses plutôt : c’est le pavillon des filles d’honneur.

L’EMPEREUR

Le pavillon des filles d’honneur !… Alors, il y a aussi des filles d’honneur ! Non, vraiment, je crois rêver ! Je savais pourtant ce que je venais chercher ici. Qu’en trois siècles de règne, les empereurs de ma dynastie n’ont jamais dompté la sourde révolte des vaincus, je le savais ! Que dans les provinces du Sud les rebelles n’ont jamais courbé la tête, oui, je le savais. Que Nang-King est leur centre et qu’ici même un descendant des Ming a régné pendant plus de dix-sept ans avant d’être anéanti par nos armées, je n’ignorais rien de tout cela… Mais je croyais que ce simulacre d’empire était plus mystérieux, plus dans l’ombre… Et voici que je trouve un palais aussi beau que le mien, des gardes, des fonctionnaires, des ministres, un cérémonial réglé comme dans ma propre cour… Notre empire est trop grand, vois-tu pour être gouverné par une seule tête… J’ai voulu voir par mes yeux. J’étais préparé à toutes les surprises et, cependant, ceci me dépasse !

Il s’assied sur un banc, au pied d’un arbre en fleur.

PUITS-DES-BOIS

Ce qui est plus surprenant encore, c’est que vous soyez ici, vous, à l’insu de tous ; ici, chez vos implacables ennemis, et vêtu à la mode d’il y a trois cents ans !…

L’EMPEREUR

Il est heureux que ce vice-roi du Sud, dont j’ai pris la place, soit de ma taille… Que peut-il penser de cette aventure, dans le navire où on me le garde prisonnier ? Que se figure-t-il, hein ?…

PUITS-DES-BOIS

Tout, plutôt que la vérité.

L’EMPEREUR

S’il s’échappait pourtant, serais-je assez perdu ?

PUITS-DES-BOIS

Mon cœur est comme pris dans un étau… Ne l’êtes-vous pas, de toutes façons, perdu ?…

L’EMPEREUR

Tais-toi. Après tout, qu’est-ce que j’ai donc à risquer, moi ? Ma vie ? À l’ombre de ce trône, dont on m’écarte, n’est-elle pas une interminable agonie ? Ah ! de quel poids m’écrasent les heures lentes qui tombent !… Qui dira l’horreur de cette stagnation molle, de cette solitude oisive ? Oh ! la rage qui dévaste l’âme, quand on est le Maître, et que l’on n’a aucun pouvoir !… Si je trouve ici la mort, je serai encore heureux mille fois d’être venu ! Toute ma triste existence antérieure ne vaut pas ces quelques jours de fuite et de voyage, l’ivresse de m’être échappé, d’avoir rompu, pour un temps, toute cette trame grise et soyeuse qui m’emprisonnait. Oh ! agir ! Agir au soleil, agir comme un homme, entreprendre une action téméraire qui, si je meurs, au moins, restera pour honorer ma mémoire !

PUITS-DES-BOIS

Vous êtes grand, vous êtes noble, vous êtes intrépide ; mais moi, qui ne suis rien, j’ai le droit de trembler !…

L’EMPEREUR

C’est toi, pourtant, qui as éveillé mon esprit, qui l’as tiré de sa torpeur mortelle ; c’est toi qui m’as insufflé la volonté et la force. N’as-tu pas approuvé mon projet ? N’as-tu pas trouvé noble, et digne d’un sage, le rêve dont je m’enivrais ?

PUITS-DES-BOIS, s’agenouillant auprès de l’Empereur.

J’ai crié d’enthousiasme, j’ai pleuré d’émotion, quand j’ai compris votre sublime pensée… Mais c’est un rêve impossible et, vouloir le réaliser, est une folie, généreuse autant que vaine ! J’ai peur pour vous. Sire, mon bien-aimé maître, j’ai peur !…

L’EMPEREUR

Peur de quoi ?… Jusqu’à ce jour, tout ce que j’avais imaginé ne s’est-il pas accompli comme par enchantement ?

PUITS-DES-BOIS

Jusqu’à ce jour, oui, je ne dis pas non !

L’EMPEREUR

Ma sortie du palais, qui semblait si périlleuse : aucun obstacle !… Toi, mon cher ministre, dans ton palanquin officiel, moi à tes côtés sous le costume de ton secrétaire ! Je souriais, t’en souviens-tu ? comme un écolier qui prend la clef des champs ; j’avais l’air trop joyeux, cela te faisait peur… Et lui, ton pauvre petit secrétaire, ton élève, presque ton fils, consentant à prendre ma place, dans mon lit aux soies funèbres, au fond de ma chambre sépulcrale, grillée, murée, remurée, où l’on étouffe à respirer des parfums trop suaves !… Si j’en réchappe, que pourrai-je bien faire pour reconnaître ce dévouement prodigieux : s’être substitué au martyr que j’étais, être entré dans la momie d’un Empereur de Chine !

PUITS-DES-BOIS

Ce rôle, saura-t-il le tenir ?

L’EMPEREUR

Ah ! c’est un rôle aisé, que celui de souverain, dans ma triste chambre close : dormir, lire ou méditer ; se garder de rien faire de plus… J’ai employé l’arme dont on se sert si souvent contre moi : on m’accuse d’être malade, quand je ne le suis pas ; cette fois je prétends l’être, qui osera ne pas le croire ?

PUITS-DES-BOIS

Et le médecin, qui soigne ce faux empereur, êtes-vous sûr au moins de sa fidélité ?

L’EMPEREUR

Mon médecin ? quel intérêt aurait-il à trahir ? Il croit à quelque expédition galante et je lui ai promis une province si mon absence n’est pas découverte. Il veille sur son malade et interdit sévèrement à quiconque de l’approcher.

PUITS-DES-BOIS

C’est admirable !…

L’EMPEREUR

Même dans ma ville de Pékin, qui donc risquait de me reconnaître, puisque aucun de mes sujets n’a jamais aperçu mon visage… Ah ! cela rend la fuite aisée, d’être un empereur invisible !… Et une fois sur le vaisseau, frété par tes soins, te rappelles-tu, quelle ivresse de s’envoler dans l’espace, légers comme les nuages de fumée que déroulait notre course !…

PUITS-DES-BOIS

C’est vrai, l’enlèvement du vice-roi et de ses compagnons était un point plus dangereux encore, mais nos matelots s’en sont tirés comme à miracle ! Les immortels sont avec vous, Majesté !

L’EMPEREUR

Pauvre petit vice-roi ! Et l’escorte qui venait à sa rencontre, ne l’ayant jamais vu non plus, rien d’aussi simple que d’être pris pour lui. Je te dis, Puits-des-Bois, tout cela ne pouvait qu’être d’une facilité enfantine !

PUITS-DES-BOIS

Sire, vous auriez composé des romans d’aventure mieux encore que l’illustre Lo-Kouan-Tson.

L’EMPEREUR

Que veux-tu ! on ne m’a laissé que deux choses dans ma solitude magnifique : l’amour et l’opium. L’opium exalte l’imagination, et j’ai eu tout le loisir d’échafauder des projets.

PUITS-DES-BOIS

Moi, je construis l’avenir dans des écrits, prophétiques peut-être, mais je laisse aux générations prochaines le soin d’accomplir l’œuvre. Tandis que vous, c’est votre propre sang que vous offrez en sacrifice, pour fléchir la haine invincible. Les immortels se pencheront vers vous, comme vers leur égal ; mais ceux-là mêmes que vous voulez combler de vos bienfaits, vous serez déchiré par eux !

L’EMPEREUR

Qui sait ! La haine souvent cède à l’amour…

PUITS-DES-BOIS

Pas celle-là, pas cette haine séculaire, que rien n’a pu amollir et qui, pendant ces trois cents ans, n’a pas connu même une faiblesse amoureuse : jamais un Tartare ne s’est uni à une Chinoise, jamais un Chinois n’a aimé une femme tartare et, voyez, depuis trois ans, que, par un décret, vous avez autorisé les mariages entre les deux races, personne n’a usé de la permission.

L’EMPEREUR

Si ! Il y a eu un mariage…

PUITS-DES-BOIS

Un mariage ! Un de vos courtisans pour vous plaire a épousé la fille d’un de vos ministres, et rappelez-vous de combien de faveurs vous avez dû payer un acte aussi méritoire.

L’EMPEREUR

Toi, pourtant, tu es Chinois et je veux croire que tu m’aimes un peu.

PUITS-DES-BOIS

Pour moi seul, vous avez laissé rayonner la lumière de votre âme, et j’ai d’ailleurs rejeté tous les préjugés qui entravent la vie : je vous aime et je vous admire.

L’EMPEREUR

Eh bien ! c’est déjà ma récompense…

PUITS-DES-BOIS

On vient par là ! Prenons garde…


Scène V

De légers palanquins, portés chacun par deux hommes, s’arrêtent devant le pavillon. Deux intendants les accompagnent et montent l’escalier.

PUITS-DES-BOIS

Des eunuques qui, sans doute, viennent chercher les filles d’honneur.

L’EMPEREUR

Je croyais qu’il était interdit d’employer des eunuques, hors de mon palais de Pékin.

PUITS-DES-BOIS

On se permet tout, dans le palais de NangKing.

Ils s’écartent un peu, tandis que les jeunes filles descendent.


Scène VI

Les Mêmes, LOTUS-D’OR, TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, LA PERLE, CINNAMOME, Les Eunuques.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, bas à Lotus-d’Or.

Ces seigneurs sont là encore.

LOTUS-D’OR

Ils ont grand air.

LA PERLE

Ils nous regardent à la dérobée.

CINNAMOME

Feignons de ne pas les voir.

L’EUNUQUE

L’Impératrice va sortir de son palais. Vous bavarderez demain.

TRANQUILLE-ÉLÉGANCE

Si nous sommes en retard, c’est ta faute.

LA PERLE

Il fallait nous prévenir plus tôt.

L’EUNUQUE

Vite, vite ; la dernière veille va sonner…

Elles montent dans les palanquins, qui s’éloignent à la file, précédés et suivis d’un eunuque.


Scène VII

L’EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS.
PUITS-DES-BOIS

Elles sont gentilles.

L’EMPEREUR

Et si gracieusement vêtues ! Cela me donne à regretter que mes ancêtres conquérants aient imposé au peuple le costume tartare. Ces vêtements chinois sont tellement plus jolis !

PUITS-DES-BOIS

Ils rendent la femme plus souple et plus fine.

L’EMPEREUR

Est-ce que dans la ville tous les habitants ont repris la mode antique ?

PUITS-DES-BOIS

Dans leurs maisons, c’est très probable ; en public, dans les rues, ils dissimulent encore.

L’EMPEREUR

Le vice-roi, que j’entretiens ici, ne doit rien ignorer de tout cela ; comment ne sommes-nous pas mieux avertis ?

PUITS-DES-BOIS

Votre vice-roi, Sire, n’est pas un Tartare, mais un Chinois, autant dire qu’il fait cause commune avec les rebelles. Cependant à Pékin, en dehors de votre palais d’éternel silence, on sait à peu près ce qui se passe. Tandis que vous rêvez la paix définitive, on prépare la guerre.

L’EMPEREUR

Hélas !…

On entend sonner, alternativement, la trompe, le claquebois et le gong, frappant chaque fois cinq coups. Bientôt les sonneurs passent, lentement.

PUITS-DES-BOIS

La cinquième veille.

L’EMPEREUR

Faut-il rentrer ?

PUITS-DES-BOIS

Pas encore. L’Impératrice va se rendre au temple de ses ancêtres, cela nous donne du temps.

L’EMPEREUR

L’Impératrice !… Dans quelques instants je la verrai ! L’image que je m’en suis faite sera détruite par la figure réelle… Ah ! elle ne se doute guère, cette femme, pour qui je dois être l’épouvantail suprême, elle ne se doute pas que, depuis des mois, elle emplit toutes mes pensées, qu’elle seule hante mes veillées solitaires. Oh ! si elle savait que l’Empereur-fantôme, séquestré là-bas dans le palais de Pékin, écrivait chaque nuit des poèmes en son honneur…

PUITS-DES-BOIS

On la dit belle et charmante ; mais ce sont, peut-être, paroles de courtisans.

L’EMPEREUR

Si elle ne l’est pas, mon sacrifice n’en deviendra que plus méritoire…

PUITS-DES-BOIS

Oh !… venez là, c’est elle ! Elle traverse les jardins et, comme il n’y a personne, son palanquin est grand ouvert.

L’EMPEREUR

Ah ! (À travers les buissons en fleurs il regarde ardemment. On entend la musique d’une marche.) Mais je la reconnais, ami, cette femme !… belle et touchante, majestueuse et fragile, fleur rare, fleur impériale… Ami, que penses-tu de ce présage : elle est telle, absolument, que je l’avais vue, reflétée dans le miroir des songes…

PUITS-DES-BOIS

Les regards du dragon traversent l’espace.

L’EMPEREUR regagne le banc, appuyé sur Puits-des-Bois, et s’y laisse tomber, presque défaillant.

Vois comme l’émotion brise mes forces…

PUITS-DES-BOIS

Vous êtes comme la lyre sacrée dont les cordes frémissent au moindre souffle.


Scène VIII

Les Mêmes, Le PETIT EMPEREUR DE NANG-KING, un enfant de sept à huit ans, qui entre en jouant au volant avec ses mains, ses pieds, ses coudes, en de très gracieux gestes. Des femmes le suivent. Deux serviteurs restent au fond.
PREMIÈRE FEMME, qui veut reprendre le volant.

Sire, prenez garde de trop vous échauffer.

L’ENFANT

Non, non, donne ! Je veux jouer encore !

DEUXIÈME FEMME, s’approchant respectueusement de l’Empereur tartare.

Seigneur, il n’est pas convenable de demeurer en la présence de Sa Majesté, notre jeune Empereur.

L’EMPEREUR

C’est lui !…

Le volant du petit Empereur de Nang-King vient tomber sur les genoux du grand Empereur, qui le prend entre ses doigts.

L’ENFANT, à la deuxième femme.

Laisse-le assis là, je le veux. Tu vois bien qu’il est malade ! (À l’Empereur.) Pourquoi es-tu si pâle ? Tu t’es fait mal ?

L’EMPEREUR

Non… Sire… C’est une émotion qui m’a fait pâlir.

L’ENFANT

Laquelle ?

L’EMPEREUR

Celle de vous voir, peut-être.

L’ENFANT

C’est pour rire… Trouves-tu que je joue bien au volant ?

L’EMPEREUR

Avec une grâce infinie.

L’ENFANT

Tout à l’heure, pendant la cérémonie, il va falloir se tenir bien tranquille ; alors je me remue beaucoup, pour avoir de la patience après… Tu comprends ?

L’EMPEREUR, lui tendant le volant.

Voulez-vous continuer le jeu ?

L’ENFANT

Non, garde-le. Tu le donneras, de ma part, à ton fils.

L’EMPEREUR

Je n’ai pas de fils.

L’ENFANT

Oh ! que c’est triste ! Eh bien ! garde-le tout de même, en souvenir d’un enfant qui, lui, n’a plus de père…

L’EMPEREUR

Merci ! (Détachant un bijou de sa ceinture.) Prenez, en échange, ce bijou, en mémoire d’un homme dont le plus grand désir serait de vous avoir pour fils…

L’ENFANT

Oh ! merci !…

PREMIÈRE FEMME

Venez, Sire, il est temps.

L’ENFANT

C’est un petit dragon, un dragon impérial, je le connais va !… Mais comment l’avais-tu sur toi ? Tu n’as pas le droit de le porter ?… Sois tranquille, je ne dirai rien. Au revoir !…

L’EMPEREUR

Au revoir !…

L’enfant s’en va en courant, suivi des femmes. L’Empereur remonte un peu, pour le voir plus longtemps.


Scène IX

L’EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS.
PUITS-DES-BOIS

Vous voilà encore tout vibrant…

L’EMPEREUR

C’est un trouble plein de douceur… Ne dirait-on pas que le ciel m’approuve et veut me seconder ? Cet enfant, qui vient à moi, prend ma défense, s’inquiète de ma pâleur, qui me donne son jouet !… Ah ! qu’il m’est précieux, ce léger cadeau !…

PUITS-DES-BOIS

Oui, je l’ai subie comme vous, l’émotion imprévue de cette rencontre… Mais laissez le calme descendre dans votre âme. Vous avez besoin de tout votre sang-froid, pour ne pas vous trahir, pendant cette cérémonie de l’investiture, où, cette fois, vous ne jouez pas le premier rôle. Songez aux trois agenouillements, aux neuf prosternations ; vous n’êtes guère accoutumé à vous y soumettre.

L’EMPEREUR

Mais j’en connais les nuances mieux que personne, moi qui suis condamné à voir toujours l’homme prosterné à mes pieds, et battant le sol du front…

Des officiers, des gardes, des hérauts d’armes, commencent à s’agiter, au fond de la scène, et à se ranger en haie. On déploie les bannières. Les chefs crient des ordres.

PUITS-DES-BOIS

Rentrons ! Il est temps, puisque vous voulez repasser votre discours… Surtout, Sire, n’y changez rien ; je crains tant que vous vous trahissiez par quelques paroles imprudentes,

L’EMPEREUR

Je le trouve trop banal, ce discours… depuis que je l’ai vue, Elle !… J’en improviserai un autre…

PUITS-DES-BOIS

Oh ! non, je vous en supplie ! Vous pourriez vous troubler, rester court, ou plutôt vous laisser entraîner plus qu’il ne serait raisonnable…

L’EMPEREUR

Tu me prépareras une pipe d’opium, alors tout sera clair et facile pour mon esprit.

PUITS-DES-BOIS

Oh ! vous aviez promis de renoncer à ce poison ! Vous savez pourtant qu’il a été le grand destructeur de vos énergies et de votre volonté ! L’exaltation qu’il vous communique, vous savez bien de quel accablement il faut la payer après !

L’EMPEREUR

Viens, viens ! Une bouffée seulement. Je te jure que ce sera la dernière.

Ils s’éloignent. Des appels de trompettes, des cris de commandement, tandis que le rideau se ferme.

DEUXIÈME TABLEAU

La salle du trône, au palais de Nang-King, vue de biais L’Impératrice et le trône, sur lequel elle est assise, se présentent de profil. Le petit Empereur est assis près d’elle. Le trône est surélevé de plusieurs marches ; les filles d’honneur sont derrière l’Impératrice, tenant au bout de hampes les grands écrans de plumes. Les gardes du corps sont rangés sur les marches du trône et portent des encensoirs où fume de l’encens du Thibet. Tous les mandarins, tous les dignitaires et officiers sont rangés en ordre et debout. Au fond de la scène, à travers une colonnade, on aperçoit, sur des galeries extérieures, des instruments de musique, des musiciens et des choristes ; on aperçoit aussi le palanquin à dragons d’or de l’Impératrice. Au dehors, des foules que l’on doit deviner et vaguement apercevoir. En face du trône, sur une estrade, des danseurs, costumés en guerriers et armés, se tiennent immobiles. Toute l’assistance est debout, sauf l’Impératrice et le petit Empereur son fils.


Scène PREMIÈRE

La Foule, L’EMPEREUR TARTARE et PUITS-DES-BOIS, déguisés toujours, mais en grand costume. PRINCE-FIDÈLE.
LA FOULE, cri chanté.

Dix mille années ! Dix mille années !

Qu’il vive heureux notre roi !
Qu’il vive heureux et longtemps !
Dix mille années ! Dix mille années !

La musique continue au fond de la scène.

L’EMPEREUR TARTARE, sur le devant de la scène, bas à Puits-des-Bois.

Ce vieux palais est infiniment plus joli que le mien, d’un art plus exquis et plus pur.

PUITS-DES-BOIS, bas aussi.

Notre art chinois, Sire, dans toute sa pureté ancienne.

L’EMPEREUR, souriant.

Vous êtes restés nos maîtres en toutes choses ; auprès de vous, nous ne sommes toujours que des barbares, nous les conquérants et les envahisseurs… Que ce soit l’unique gloire de mon règne, de restaurer la noble tradition chinoise, en fusionnant nos deux peuples pour jamais…

PUITS-DES-BOIS

Ne parlons pas trop, ô mon bien-aimé maître ; on nous observe… Et puis n’oubliez pas qu’il va falloir vous prosterner…

L’EMPEREUR

Devant Elle ! Oh ! cela me sera bien facile.

PUITS-DES-BOIS

Et votre discours, de grâce, faites-le tout à l’heure correct et banal… Le charme, qu’Elle semble exercer sur vous, déjà m’épouvante…

CHŒUR, chanté au fond de la scène.

Du haut du ciel tournez les yeux[1],
Vers ce palais, ô mes aïeux !
Moi, votre fils, élu des dieux,
Je monte au trône glorieux.

Les danseurs exécutent trois évolutions de la danse rituelle dite : danse de la plume et de la flûte.

CHŒUR, chanté au fond de la scène.

Que votre esprit, votre valeur
Et vos vertus guident mon cœur !
Je triompherai du malheur
Et des méchants serai vainqueur.

Les danseurs évoluent encore trois fois.

CHŒUR, chanté au fond de la scène.

Sur l’étendard, dans le ciel pur,
Le dragon d’or baigne en l’azur,
Sous son abri, puissant et sûr,
Je ferai grand le temps futur !

Les danseurs exécutent les trois dernières évolutions.

Musique.

Le maître des cérémonies s’approche du garde des Sceaux, le salue et du geste l’invite à le suivre. Il le conduit à une table d’or placée au fond. Le garde des Sceaux, après avoir ployé le genou, prend sur cette table, posé dans un plateau, le grand sceau de l’Empire. Le maître des cérémonies le conduit jusqu’au pied du trône, puis se retire. Le garde des Sceaux ploie un genou et offre le sceau à Prince-Fidèle, Quand Prince-Fidèle l’a pris, le garde des Sceaux s’agenouille devant le trône, fait trois prosternements, se relève et se retire à reculons, Prince-Fidèle ploie un genou et élève à deux mains vers l’Impératrice le grand sceau d’or, puis il se relève.

La musique cesse.

PRINCE-FIDÈLE, à l’Impératrice.

Au nom de tous les princes ici assemblés, au nom du peuple fidèle et de l’armée prête à mourir pour la Dynastie Lumineuse, je présente à Votre Majesté le trésor sacré entre tous, le dépôt sans prix que vos ancêtres se sont transmis de génération en génération, le symbole de la Toute-Puissance, le grand Sceau de l’État. En vous le remettant, nous vous reconnaissons comme souveraine de l’Empire, pendant la minorité de votre fils bien-aimé. Acceptez le mandat du ciel avec recueillement et piété…

Deux filles d’honneur descendent les marches du trône, viennent prendre le plateau et vont le déposer sur une autre table toute proche de l’Impératrice.

PRINCE-FIDÈLE

Ô fille du Ciel, que nous jurons de fidèlement servir ! Pour achever l’œuvre de vos ancêtres déifiés, n’oubliez jamais les dix préceptes, qui sont la règle de conduite des souverains. Tels qu’ils furent gravés, ici, dans le jade précieux, mon devoir est de vous les relire en ce jour et devant tous.

Lisant sur un bloc de jade qu’on lui présente.

Craindre le ciel.
Aimer le peuple.
Élever l’esprit.
Cultiver les sciences.
Honorer le mérite.
Écouter les conseils.
Diminuer les impôts.
Adoucir les lois.
Épargner le trésor
Fuir l’entraînement des sens.

En obéissant à ces commandements, on est assuré de suivre la voie droite ; mais il faut s’y avancer sans distraction ni défaillance. Ô notre souveraine, soyez attentive et anxieuse, comme si, à toutes les heures de votre vie, vous portiez une coupe trop emplie d’eau, dont pas une goutte ne doit se perdre. Faites ainsi, alors votre œuvre sera juste et votre dynastie ne finira jamais…

TOUS

Dix mille années ! Dix mille années !

L’orchesire joue, Prince-Fidèle s’agenouille, fait trois prosternements, se relève, puis retourne à sa place. La musique cesse, un grand silence s’établit, l’Impératrice se lève.


Scène II

L’IMPÉRATRICE, La Foule.
L’IMPÉRATRICE

Éclaire-moi, ô divine Raison ! Esprits de mes ancêtres, descendez en mon esprit, soutenez ma faiblesse, fortifiez mon cœur !…

Ce sceptre, trop lourd encore pour les mains frêles de mon bien-aimé fils, mes mains de femme auront-elles la force de le porter assez haut ?… Du moins elles ne trembleront pas ; elles le tiendront d’une étreinte constante, que la mort seule pourra desserrer. Et vous m’aiderez, tous, mes fidèles, vous m’aiderez de vos conseils, de vos sagesses et de vos courages.

Le nom indiqué par le Livre des Siècles pour le règne du dernier descendant de la Dynastie Lumineuse est : la Grande Concorde définitive. Mais qu’elle semble encore lointaine, hélas ! cette concorde, annoncée depuis les vieux temps de notre histoire, et que nos cœurs meurtris appellent de tous leurs vœux ! Au lieu de ce rêve de l’avenir, nous avons le présent terrible, l’incertitude, l’instabilité, la guerre ! Et cet Empire dont vous me proclamez souveraine, il faudra, chaque jour, en refaire la conquête ; lambeau par lambeau, l’arracher au ravisseur…

Oh ! que de sang, depuis trois siècles ! C’est un flot empourpré de sang, qui soutient le navire chargé de nos nobles espoirs !… Il est ballotté, il fuit devant la tempête, ce navire aux flancs rougis, mais il ne peut pas faire naufrage, car il porte la justice et le droit ; un jour, il jettera l’ancre dans le port pacifique, la Dynastie Lumineuse sera rétablie à jamais, — et tous nos morts, dont les débris jonchent la terre, dont les âmes emplissent au-dessus de nous les nuages, nos innombrables morts auront ainsi leur vengeance magnifique et recevront le prix de leur martyre.

Comme vous tous qui êtes ici, je voue ma vie à cette cause sacrée ; mais il ne suffit pas de mourir sans regret, il faut combattre à outrance, nous défendre jusqu’au dernier souffle, afin que notre mort soit féconde.

Pour reconquérir notre patrie, pour briser le joug qui la déshonore, faisons notre cœur intrépide, notre âme implacable. Ni pitié, ni merci pour le Tartare ; que jamais ne s’apaise notre héroïque colère, notre sainte haine !…

Envers tous les autres vivants, nous connaissons nos devoirs : bienveillance, compassion, charité. Quels que soient les hommes, d’où qu’ils viennent, du Midi, du Nord, de l’Occident avide, à tous ceux qui se diront amis, tendons des mains fraternelles, selon l’immémoriale tradition que, seuls, nos envahisseurs ont violée !

Je jure, devant vous, ô Mânes de mes ancêtres, et devant vous, ô mes sujets bien-aimés, je jure de veiller sévèrement sur moi-même, de m’appliquer à ne manquer à aucun de mes devoirs, d’être attentive et anxieuse comme si je portais entre mes mains une coupe trop remplie, dont l’eau ne doit pas être renversée ; je jure d’affronter la tête haute les menaces de l’avenir, de subir avec résignation la destinée cruelle et de ne pas ciller des paupières même devant le glaive levé sur moi !

Elle se rassied sur le trône.
TOUS

Dix mille années ! Dix mille années !

La musique reprend au fond de la scène. Sur un signe du maître des cérémonies, les mandarins quittent leurs places et viennent se ranger en plusieurs lignes au pied du trône.

DEUX HÉRAUTS

Agenouillez-vous !

D’AUTRES HÉRAUTS, sur les portes, répétant le

même ordre à la foule qui est sur les terrasses et

dans les cours.

Agenouillez-vous !

Tous les mandarins s’agenouillent en même temps.
LES HÉRAUTS

Prosternez-vous !

LES HÉRAUTS DES PORTES

Prosternez-vous !

Tous les mandarins se prosternent par trois fois en approchant leur front du sol trois fois par chaque prosternement.

LES HÉRAUTS

Relevez-vous !

LES HÉRAUTS DES PORTES

Relevez-vous !

Tous les mandarins se relèvent et regagnent leurs places.
UN HÉRAUT

Que le vice-roi du Sud, au nom de tous, réponde à Sa Majesté.

Le maître des cérémonies s’approche de l’Empereur tartare et le guide vers le trône. Le petit Empereur de Nang-King échange des signes avec l’Empereur tartare ; il lui montre le dragon d’or, suspendu à son cou, tandis que l’Empereur tartare lui fait voir un coin du volant, caché sur sa poitrine. L’Impératrice, surprise, interroge son fils du regard. L’enfant sourit mystérieusement, et se presse contre elle. L’Empereur tartare contemple d’abord l’Impératrice, puis, lentement se prosterne. Il se relève. La musique cesse.

L’EMPEREUR

Ô divine Majesté ! Moi, votre esclave, et en ce moment l’un des premiers dignitaires de votre cour, pourquoi donc suis-je si peu de chose ? Pourquoi est-elle stérile, ma volonté fervente de créer sous vos pas une route unie et triomphale ?… Oh ! devant mon impuissance à dompter le sort menaçant, quel tumulte de désirs et de colère bouleverse mon âme !…

Et pourtant, voici que le céleste rayonnement de votre présence m’illumine et m’inspire. Une lumière éclatante, qui émane de Votre Majesté, semble traverser les nuages des horizons, percer les ténèbres… et je vous vois, là-bas, dans la grande ville des Tsins !… je vous vois assise et toute-puissante, sur le trône même de l’Empepereur tartare ; l’immense empire, indivis et calmé, étendu sous vos pieds comme un tapis de gloire !…

Non, la destinée ne pourra pas vous être cruelle ; devant votre personne sacrée, ses armes se briseront. Pour certains êtres, à ce point supérieurs au niveau commun, les lois du ciel et du monde ne semblent-elles pas toujours fléchir ?… Souvenez-vous de cette favorite, si belle, qui jadis subjugua l’un des souverains vos aïeux : quand vint le jour où, déchue de la faveur impériale, elle fut livrée aux bourreaux, tranquille, elle les regarda, et dès qu’ils brandirent leurs sabres, pour toute défense elle sourit. Alors, ils jetèrent leurs armes à ses pieds, car aucun ne se sentit le courage d’éteindre ce radieux sourire.

Une rumeur d’étonnement contenu parcourt la foule qui s’agite.

Ainsi vous désarmerez le destin, et vos plus redoutables adversaires ploieront le genou devant vous…

Ce disant, il s’agenouille.
L’IMPÉRATRICE, après un instant de stupeur et de silence, sans se lever du trône.

Merci, mon noble sujet. Vos paroles audacieuses nous ont surprise, mais nous ont aussi charmée. Les tragiques circonstances de notre investiture excusent d’ailleurs les pensées ardentes, les discours exceptionnels ; et votre vision prophétique nous a émue… très profondément… Merci à vous, merci à tous !

L’Empereur tartare se relève et regagne sa place. Musique. Marche. L’Impératrice descend lentement de son trône, le cortège se forme à sa suite et traverse la scène ; Elle atteint l’ouverture de la terrasse où l’attend son palanquin à dragons d’or. Tous les assistants, sans quitter leurs places, s’agenouillent et se prosternent.

CHŒUR, chanté au fond de la scène.

Que le bonheur et la paix[2].
Ici règnent à jamais
Ô ciel, exauce nos souhaits !
Accorde-nous tes bienfaits :
La douce pluie, le vent frais.
Que jusqu’au séjour des dieux
S’élèvent nos chants pieux…

TOUS, interrompant le chœur chanté.

Dix mille années ! Dix mille années !

Le grand tambour et la cloche sonnent alternativement. Le rideau tombe.

  1. Ces vers qui ont la longueur voulue pour être chantés avec la musique traditionnelle, sont une traduction de l’hymne chinois.
  2. Traduction de l’hymne chinois.