(pseudonyme, auteur inconnu)
Éditions du Vert-Logis (p. 231-249).


XIII


Sarah connut des jours, non pas de détresse, mais tout au moins de restrictions. Chalard semblait l’avoir définitivement lâchée, et Laveline se montrait peu généreux, bien qu’il tint à elle. Odette, en effet, puisait fréquemment au porte-monnaie paternel, ayant des besoins supérieurs à ses ressources.

Par contre, Laveline la tenait au courant des mouvements de ses parents. Il voyait chaque jour Clarizet au café, mais celui-ci parla nonchalamment d’un départ de sa fille à la campagne, mais ne fournit aucun détail supplémentaire. Peu à peu, il paraissait se remettre de cet accident et reprenait sa bonne humeur d’antan.

Cependant, Sarah traînait chaque jour aux Champs-Élysées dans l’espoir de découvrir la bonne fortune rêvée. Malheureusement, maintenant qu’elle la cherchait, l’occasion ne se présentait plus.

Assurément, des gentlemen élégants, voire des dames, essayaient d’entrer en conversation avec elle, mais aucun de ceux qui se présentaient ne l’intéressa. Elle possédait un flair spécial pour deviner la valeur d’un prétendant et, sans doute, elle ne se trompait point.

Au début des après-midi, elle recevait Léon qui devenait un hôte assidu et, avec une persévérance louable, elle le façonnait à son image, lui inculquant des goûts extrêmes, des penchants bizarres. Il en riait, mais s’y accoutumait avec une satisfaction grandissante.

Ce fut ainsi qu’un matin qu’elle débouchait sur la place de l’Opéra, elle se rencontra nez à nez avec Chalard.

Elle s’arrêta, la mine ironique :

— Alors, vieux froussard, tu t’es débiné !

Il bafouilla une excuse, honteux de sa couardise :

— Et tes parents ?

— Ils n’ont pas bougé… papa commence à s’habituer, paraît-il ; quant à maman, je ne l’ai pas encore revue. Je t’avais bien dit qu’ils ne broncheraient point, par crainte d’un scandale.

Il la détaillait de ses petits yeux gourmands, sentant brusquement une bouffée de passion lui monter au cerveau.

— Viens prendre l’apéritif !

Il l’entraîna à la terrasse du café de la Paix et tenta de la faire parler.

Plus fine que lui, elle sut se défendre, se contentant d’avouer avec hauteur :

— Ben quoi, j’ai un amant, tu ne penses pas que je t’ai attendu ?

Habilement, elle se refusa d’en dire plus long, laissant toutefois glisser au cours de la conversation qu’elle habitait toujours au même endroit.

Il ne la garda pas à déjeuner ayant d’autres occupations prévues, mais lui promit que ce n’était là que partie remise.

Elle le regarda s’éloigner d’un œil ironique, bien certaine qu’elle ne tarderait pas à le revoir.

En attendant, elle s’en fut dîner à un bouillon, par économie, et rentra chez elle prendre le café qu’elle préparait sur un samovar perfectionné.

Comme de coutume, Léon arriva frétillant et rieur. Le jeune homme n’ayant pas de temps à perdre, ils se mirent immédiatement en tenue d’Adamiste.

Or, ils étaient tout à leurs ébats, lorsque le timbre de l’entrée vibra. Sarah éclata de rire, elle prévoyait qui se trouvait déjà pendu à sa sonnette.

En son simple appareil, elle courut ouvrir, pour se voir confronté, comme elle le supposait d’ailleurs, avec Chalard, la face congestionnée. Elle se sauva en un bond de cabri, laissant le quadragénaire pénétrer chez elle à son aise.

Sur la nudité tremblante de Léon, elle tira un rideau de peluche et resta là, comme pour le protéger.

Lorsque Fernand entra, une grimace lui tordit les traits, il se rendait compte qu’il arrivait en retard.

La lippe pleurarde, les yeux brillants, il contemplait la jeune fille, dont il n’apercevait que la moitié du corps. Bientôt, le rideau fut agité de soubresauts surnaturels, tandis que Sarah, narquoise, riait.

Il dut patienter, ne sachant quelle contenance prendre et, finalement, se laissa tomber dans un fauteuil pour, ensuite, allumer un cigare.

Le rideau bougeait toujours, Sarah ne quittait point son poste, mais son joli visage se contractait.

Brusquement, elle abandonna la tenture avec un rire sonore et s’en fut prendre à pleins bras un paquet de vêtements gisant sur une chaise. Ce paquet, elle le jeta derrière le rideau, en intimant :

— Habille-toi, Léon !

Elle revint auprès de Chalard, dont elle


Le rideau fut agité de soubresauts… (page 236)

caressa les joues, gentiment, du bout de ses doigts agiles.

Léon parut bientôt, rouge et honteux ; il fila sans prononcer une parole et dégringola les escaliers.

— C’est ton gigolo ? fit Chalard, entre deux bouffées de fumée.

— Mais oui, reconnut Sarah ingénue, un petit cousin, tu comprends ?

Il bondit sur elle, comme un furieux, abandonnant son cigare qui roula sur le tapis :

— À mon tour, maintenant !

Elle le repoussa avec dignité :

— Tu oublies que tu m’as lâchée comme une vieille culotte.

Il trembla, craignant qu’elle ne le repoussât et le désir l’enflammait.

Posément, elle s’assit sur un coin de chaise :

— Tu saisis parfaitement que je ne veux pas que cela se reproduise… Tu me plais, c’est entendu, tu as été mon premier amoureux, mais ce n’est pas une raison.

Il buvait un lait aussi doux que nectar, se disant qu’il avait été le premier amour de cette belle jeune fille, à la chair fraîche, aux formes charnues, aux passions hétéroclites.

— Je te le jure ! bafouilla-t-il.

Elle se mit à rire, la tête rejetée en arrière :

— Tu me prends pour une dinde ?

Un index levé, elle le menaça :

— Primo, obéir ; ensuite, cracher… enfin… je verrai…

Il fouillait déjà ses poches, à la recherche du portefeuille. Elle l’arrêta d’une main ferme :

— J’ai dit : primo, obéir. Le pognon, je m’en fiche, je veux un amant délicat et attentionné, pas un sauvage qui me prenne pour une bête à plaisir !

Il promit tout ce qu’elle voulut, se trouvant au comble de l’exaspération.

Quelques secondes plus tard, elle l’avait à ses pieds, soumis et passionné, se prêtant à ses lubies les plus fantasques.

Il put, ce jour-là, mesurer jusqu’où allait l’imagination débordante d’une jeune fille moderne ayant de la culture. Sarah ne réfrénait plus ses désirs, mettait à exécution ses pensées les plus secrètes.

Elle fut prise à son propre piège d’ailleurs et, enflammée d’amour, tout l’être vibrant, elle entraîna l’amant.

La pièce résonnait de ses rugissements, les meubles eux-mêmes semblaient en trembler de frénésie.

Quand elle eut reconquis son calme, Chalard marqua un certain orgueil, supposant que ces élans de passion étaient dus à ses magnifiques qualités de mâle.

Sarah ne le détrompait point, sachant à l’occasion flatter la vanité de celui qu’elle souhaitait exploiter.

Aussi, profita-t-elle des excellentes dispositions du quadragénaire pour lui extorquer des promesses sérieuses.

Timidement, il hasarda ensuite :

— Et ton gigolo ?

Elle eut un bon sourire d’enfant :

— Mais je le garde mon petit… mon cousin, tu comprends, ça n’a pas d’importance.

Elle se rengorgea :

— D’ailleurs, je suis en train de le dresser et son éducation n’est pas encore terminée !

Il n’y avait pas à discuter en face d’un raisonnement si plein de logique ; Fernand s’inclina encore une fois, considérant qu’en somme, la présence de ce jouvenceau ne ferait que corser la situation d’une façon originale.

Chalard, une heure plus tard, la quitta, persuadé qu’il venait de remporter une remarquable victoire.

Derrière son dos, Sarah souriait d’aise en comptant les billets qu’il lui avait laissés et qui lui assuraient quelques jours de grande vie.

Ils se sentaient parfaitement heureux tous les deux ; mais le matin suivant, ce fut autre chose.

La jeune fille avait accoutumé de recevoir Laveline entre neuf heures et demie et onze heures et demie.

Ce fut le moment que choisit Chalard pour lui faire l’agréable surprise de l’emmener déjeuner à la Cascade.

En pénétrant dans le petit salon, il fut tout soudain confronté avec Laveline qui ne possédait que sa barbe en pointe comme tout vêtement ; Sarah n’avait même pas de barbe au menton.

Elle ne fut pas émue outre mesure et, avec des manières dignes, elle présenta l’un à l’autre les deux rivaux.

Pour Chalard, Laveline fut :

— Mon ami actuel… tu comprends, tu m’avais quittée… on ne peut rien brusquer !

Et pour Laveline, Chalard fut :

— Un ancien ami qui me revient… il n’y a pas de mal à ça… on se connaissait déjà avant !

Il y eut assurément un léger froid, les deux hommes furent un peu contraints pour se saluer, en particulier Laveline qui avait passé l’âge du conseil de révision.

Sarah, avec sa bonne humeur, arrangea les choses très rapidement, elle s’autorisa quelques gambades, plusieurs réflexions grivoises, des gestes gaillards et les deux messieurs furent également allumés.

Alors, elle se rhabilla et invita Laveline à l’imiter.

Chalard mâchonnait un cigare en silence, se demandant s’il lui fallait se fâcher. Puis il se rappela la somme versée la veille et ne voulut pas que le sacrifice devint inutile.

Lorsque les deux autres reparurent enfin vêtus décemment, il était tout miel, souriant à la ronde.

Laveline s’esquiva, d’ailleurs, sa fille l’attendait pour déjeuner.

Sarah sauta au cou de Fernand :

— Hein, mon gros, tu peux dire que ta petite femme a du succès… tu te rends compte ?

Il fut encore une fois convaincu, le partage n’usant point après tout la matière première.

La jeune fille malicieuse lui expliqua :

— Vois-tu, la femme, c’est comme le vieux cuivre, plus c’est astiqué, plus ça brille !

Ils descendirent et, comme il était trop tard maintenant pour monter jusqu’au bois, prirent le chemin de l’Opéra.

Chalard se sentait très fier d’avoir à son côté cette charmante jouvencelle à la croupe ronde, harmonieusement balancée et aux yeux qui brillaient sans cesse d’une concupiscence contenue. Il résolut même de la surprendre ainsi à diverses reprises afin de reconnaître peu à peu ses collaborateurs.

Noblesse oblige ; comme elle ne pouvait pas lui avouer que Laveline était le seul et encore venu par raccroc, force lui fut d’en chercher d’autres.

Dès ce jour, elle occupa donc ses après-midi à ce divertissement. Elle s’en allait flâner par les Champs-Élysées en sortant des bras de Fernand ; elle avait donc l’esprit clair et les sens en paix, ce qui lui permettait de choisir judicieusement.

Elle fut longue à se décider, mais enfin jeta son dévolu sur un maigre quadragénaire aux yeux de fièvre.

Dès le premier instant, elle le domina par son procédé habituel. Bien mieux, il semblait que les extravagances de la jeune amoureuse stimulaient particulièrement sa passion.

Il arrivait frigide, mais après une demi-heure de distractions diverses, il se trouvait dans un état d’exaltation égal à celui de Sarah. Le résultat immédiat fut qu’il se toqua absolument de la jeune fille et se montra généreux.

Sarah se vit donc en face de trois esclaves qui parvenaient tous ensemble à satisfaire sa sensualité. Du coup, son désir de grande vie s’opéra, elle alla au cinéma de temps à autre et se coucha régulièrement de bonne heure.

Ne pouvant s’adonner au tricotage comme sa mère, elle lisait de longues heures, vautrée sur un divan.

Il n’y avait plus en elle, cet ennui latent, cette exaspération sans raison apparente, elle demeurait d’une continuelle bonne humeur.

Parfois, elle recevait un amant à deux heures et un second à neuf heures du soir, mais dès qu’ils étaient là, sa mollesse naturelle s’évanouissait, elle reprenait son ardeur des premiers jours. Ensuite, elle les laissait partir, les accompagnant d’un sourire maternel, Ils lui assuraient une existence douce, apportaient le calme à sa chair : elle leur en était reconnaissante.

Sa trésorerie se trouvant en équilibre, elle remonta sagement sa garde-robe, se munit de bijoux qui lui devenaient un capital. En un mot, elle se conduisait avec la placidité d’une petite bourgeoise économe.

Ses amants rencontraient donc en elle une compagne amusante, dépourvue de scrupules moraux, mais, en même temps, exempte de vulgarité. Ils arrivaient dans un intérieur tiède, calme, ordonné. Ils s’y réunissaient parfois, toujours avec plaisir, Sarah servant le porto et passant les cigares, vêtue seulement d’un kimono de mousseline translucide.

Ce fut une fois sa situation bien établie qu’elle se résolut à rendre visite à sa mère. On était à la fin de l’hiver, sa fourrure cossue l’enveloppait harmonieusement, un pendentif de prix pendait entre ses seins fermes.

Quand elle la vit, Madame Clarizet eut un tressaillement d’orgueil :

— Mon enfant !

Et elle l’embrassa avec autant d’émotion que de tendresse.

Avec son rire clair, montrant ses dents saines, Sarah lui raconta sa vie, entra dans des détails avec une suave impudeur. Elle parla de ses revenus et Madame Clarizet compta mentalement combien elle pouvait économiser chaque mois.

La bonne mère conclut avec un soupir découragé :

— Et dire que tu es sortie de la bonne voie !

Elle se remit, tandis que Sarah riait cyniquement.

— Tu vas manger la soupe avec nous, ton père sera content de te voir !

— Bien sûr ! fit-elle avec sérénité.


FIN