Eugène Fasquelle (p. 188-190).

Musique

I

La musique a frôlé mon âme de ce soir
Et je suis devenue ivre et obéissante.
Faut-il que, jusqu’au fond de l’être, je la sente
Et ne comprenne pas ce qu’elle peut vouloir ?

N’auras-tu pas pitié ? Nous nous sentons si lasse
D’être le violon de ton archet nerveux.
Ô Musique, torture et douceur, grâce !… grâce !…
Qu’y a-t-il donc en toi qui prend comme des yeux ?

Ah viens ! tords-nous les mains, musique, spasme chaste
Tu fais lever en nous, à travers des sanglots,
Toute une âme de fond passionnée et vaste
Comme le vent, comme le ciel, comme les flots.

II

La musique m’a prise et faite son esclave,
Quand ces musiciens, ce soir, chantaient entre eux,
Ils chantaient et jouaient toute leur âme slave,
Menés par la guitare au profond ventre creux.

Ils croyaient s’amuser un peu sur la guitare,
Mais leur race sortait des cordes et du bois,
Et le grand crescendo qui leur gonflait la voix
Exhalait leur douceur charmeresse et barbare.

Caucasiens, bohémiens, petits-russiens,
Tous les rythmes formaient une géographie
Intangible, qui rit du temps et le défie ;
Et le pays entier reconnaissait les siens.


— Rythmes slaves, bouffée inconsciente et pure,
Musique de ce soir ! leur Révolution
Coulait aussi, comme du sang, de la mesure,
Avec son rêve triste, avec sa passion.

Et, seule, je tenais entre mes mains ma tête,
Et mon cœur défaillait, et je songeais tout bas :
« Toute réalité pour eux est la défaite,
Car ils ne veulent pas, car ils ne savent pas… »