La Figure de proue/Le Poème de l’Estuaire

Eugène Fasquelle (p. 233-237).

Au port

Le Poème de l’Estuaire

Mon beau pays m’a dit quand je suis revenue :
– Je te reconnais bien, visage qui souris.
Tu t’avances, ce soir, longeant mon fleuve gris
Dont s’évase, devant la mer, l’ample avenue.

D’où viens-tu donc ? Tes horizons glauques et bleus
Te voient rentrer bien tard, avec d’autres années
Dans l’âme, des soleils différents dans les yeux,
Sur ta bouche le sel des Méditerranées.

N’as-tu pas réchauffé ton visage et tes mains
À la molle douceur des chaleurs étrangères,
Entre tes doigts porté d’exotiques fougères
Et marqué de tes pas les sables sans chemins ?


N’as-tu pas rejeté tes premières bruines
Avec la pomme de tes prés mouillés de mer,
Pour mordre de tes dents neustriennes la chair
Tragique, violente et rouge des sanguines ?

Regarde maintenant : cette mer devant toi,
Derrière toi ce fleuve, à tes côtés ces rives
T’environnent sans bruit comme un reproche froid,
Se demandant pourquoi, ce soir, tu leur arrives.

Qu’as-tu fait du pays intérieur, celui
Qui dans ton âme était l’image de ces choses ?
Qu’as-tu donc respiré, quelles charnelles roses,
Puisque, dans ton regard, ce feu sombre reluit ?

Ici, le monde est demeuré couleur d’opale.
Le sol devient la vase et la vase la mer,
Le fleuve se fait mer, la mer se fait ciel pâle.
Tout s’épouse, se fond, se reflète et se perd,

Et dans cet infini troublé, sirène grise
Aux pathétiques yeux changeants, l’âme du Nord
Demeure à tout jamais ensevelie et prise,
Et, parmi ses lueurs écailleuses, se tord.


Qu’as-tu fait de ton seul aïeul Hamlet, le prince
Ironique, vêtu de deuil et de pâleur ?
Ton pays ne veut point qu’aucun autre l’évince.
Qu’as-tu fait de Thulé, qu’as-tu fait d’Elseneur ?

Vois ton passé venir à toi sur cette barque
Couleur de feuille sèche, et debout au beaupré.
Il traîne en replis noirs son manteau de monarque
Sur ton originel paysage navré.

Pour toi seule, frôlant mouettes et bouées,
Par vases, par ciel pâle et par eau grise, il vient
Sous l’envergure au vent des voiles secouées,
Rapportant dans ses mains le cœur qui fut le tien.

Tout l’estuaire d’autrefois, couleur de pieuvre,
Te salue avec lui. Réponds à ce salut !
Que vas-tu dire, ô toi, jeune visage élu,
À ce silence, autour de ton front, mis en œuvre ?

Et sans paroles, j’ai, dans le soir trouble et froid,
Dit en pleurant d’obéissance et de tristesse :
— « J’atteste, ô mon pays, d’un sanglot qui me blesse,
Que je n’aime, n’aimais et n’aimerai que toi. »