La Fiancée de Lammermoor/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. --330).



PARIS, IMPRIMERIE DE COSSON,


RUE S.-GERMAIN-DES-PRÉS, N° 9, PRÈS LA POSTE AUX CHEVAUX.





ŒUVRES


DE


WALTER SCOTT.


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LA FIANCÉE DE LAMMERMOOR,


SUIVIE


D’UNE LÉGENDE DE MONTROSE.


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CONTES DE MON HOTE. — 3e SÉRIE.







LA FIANCÉE


DE LAMMERMOOR.


―――――«•»―――――


UNE LÉGENDE DE MONTROSE.


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG


Écoutez, terre des gâteaux d’avoine (Écosse), et vous frères écossais, depuis le nord jusqu’au sud ; si vous avez des trous à vos habits, je vous invite à les raccommoder, car voici un gaillard qui prend des notes sur vous, et qui les fera imprimer.
Burns.



PARIS,


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


place sorbonne, 3.


──


1838.





INTRODUCTION


mise en tête de la dernière édition d’édimbourg.




L’auteur, dans une précédente occasion, à propos des Chroniques de la Canongate, crut devoir se dispenser d’indiquer la source véritable où il avait puisé le sujet de cette histoire, parce que, bien qu’il se rapportât à une période plus éloignée, il pouvait affecter d’une manière pénible les sentiments des descendants des parties intéressées. Mais, comme le même auteur trouve aujourd’hui un abrégé des circonstances de cet événement, d’abord dans les Notes aux Mémoires de Law, abrégé donné par son ingénieux ami, Charles Kirkpatrick Sharpe, puis dans la réimpression des poèmes du révérend M. Symson, à la suite de la description de Galloway, ouvrage dans lequel est indiqué le type original de la fiancée de Lammermoor, il se sent libre de tout scrupule, et peut dire comment le fond de cette histoire lui a été communiqué par des parents qui vivaient à une époque assez rapprochée de celle où se passa la scène, et qui était en relation intime avec la famille de la fiancée.

Tout le monde sait que la famille de Dalrymple, qui a produit dans l’espace de deux siècles autant d’hommes supérieurs par leurs talents civils, militaires, scientifiques et politiques, ou autres talents, qu’aucune famille d’Écosse, se distingua d’abord dans la personne de James Dalrymple, un des jurisconsultes des plus éminents qui aient jamais vécu, bien que les travaux de cette intelligence puissante se soient malheureusement bornés à un sujet aussi limité que la jurisprudence écossaise, sur laquelle il a composé un ouvrage admirable.

Il épousa Marguerite, fille de Ross de Balniel, et ce mariage lui apporta une grande fortune. Marguerite était une femme habile, d’un esprit élevé, tellement heureuse dans ce qu’elle entreprenait, que le vulgaire, sans s’occuper de son mari ou de sa famille, imputait à la nécromancie tous les succès qu’elle obtenait. Suivant la croyance populaire, cette dame Marguerite dut la grande prospérité temporelle de sa famille au maître qu’elle servait, et elle l’obtint sur la singulière condition que raconte de la manière suivante l’historien de son petit-fils à elle, le grand comte de Stair :

« Elle arriva à un âge très-avancé, et à sa mort elle exprima le désir qu’on ne l’ensevelît point sous la terre, mais que l’on mît sa bière debout dans un coin, promettant que tant qu’elle resterait dans cette situation, la prospérité des Dalrymple n’éprouverait pas d’interruption. Quel fut le motif de la vieille lady pour exprimer un vœu pareil, ou fit-elle réellement une semblable promesse ? Je ne prendrai pas sur moi de le décider ; mais il est certain que sa bière est demeurée debout dans une aile de l’église de Kirkliston, lieu de sépulture de la famille[1]. » Beaucoup de membres de cette famille accomplie eurent assez de talents pour arriver à de hautes dignités, sans aucun secours étranger. Mais leur prospérité extraordinaire fut accompagnée de plusieurs malheurs privés, notamment celui qui tomba sur la fille aînée, lequel fut aussi étonnant que mélancolique.

Miss Jeannette Dalrymple, fille du premier lord Stair et de dame Marguerite Ross, avait, à l’insu de ses parents, engagé sa foi à lord Rutherford, qui ne pouvait être agréé par eux, tant à cause de ses principes politiques qu’à cause de son manque de fortune. Le jeune couple rompit une pièce d’or et jura solennellement, en en gardant un fragment chacun, de rester unis l’un à l’autre ; on assure que la jeune lady appela sur elle les maux les plus terribles si elle venait à violer son serment. Peu de temps après, un prétendant, favorisé par lord Stair, et plus encore par la dame de ce comte, fut présenté à miss Dalrymple. La jeune lady refusa son hommage, et, pressée à cet égard, elle avoua son engagement secret. Lady Stair, femme accoutumée à une soumission absolue de la part de ceux qui l’entouraient, car son mari lui-même n’eût point osé la contredire, traita cette objection de bagatelle, et insista pour que sa fille consentît à épouser le nouveau prétendant, David Dunbar, fils et héritier de David Dunbar de Baldoon, comte de Wigton. Le premier aspirant, homme d’un esprit élevé et plein de résolution, intervint par lettre, insistant sur le droit qu’il avait acquis par sa foi jurée, de concert avec la jeune lady. La comtesse répondit que sa fille, convaincue d’avoir agi contrairement à ses devoirs, en contractant un engagement non sanctionné par sa famille, avait rétracté un vœu illégitime et refusait maintenant de tenir sa promesse envers lui.

En réponse à cette lettre, l’amant déclara positivement ne pouvoir accepter de rétractation que de la bouche même de la jeune personne ; et comme lady Stair avait affaire à un homme d’un caractère trop déterminé et d’une condition trop élevée pour se moquer de lui, elle fut obligée de consentir à une entrevue de lord Rutherford avec sa fille ; mais elle eut soin d’y assister, et elle soutint, contre l’amant désappointé et irrité, l’explication avec la même ténacité que lui : elle insista particulièrement sur la loi lévitique, qui déclare qu’une femme sera dégagée d’un vœu que n’auront point approuvé ses parents. Voici le passage de l’Écriture sur lequel elle se fondait :

« Si un homme a fait un vœu au Seigneur, ou s’est lié par un serment, il ne manquera point à sa parole ; mais il accomplira tout ce qu’il aura promis.

« Lorsqu’une femme aura fait un vœu et se sera liée par un serment, si c’est une jeune fille qui soit encore dans la maison de son père, et que le père ayant connu le vœu qu’elle a fait et le serment par lequel elle s’est engagée, n’en ait rien dit, elle sera obligée à son vœu, et elle accomplira effectivement tout ce qu’elle aura promis et juré.

« Mais si le père s’est opposé à son vœu aussitôt qu’il lui a été connu, ses vœux et ses serments seront nuls, et elle ne sera point obligée à ce qu’elle aura promis, parce que le père s’y est opposé ; autrement, le Seigneur l’abandonnera, parce que son père l’a désapprouvée. »

Tandis que la mère insistait sur ces arguments, l’amant conjurait en vain la fille de déclarer elle-même ses sentiments. Celle-ci demeurait comme anéantie, muette, pâle, et sans mouvement comme une statue. Seulement, sur l’ordre de sa mère, donné avec énergie, elle retrouva encore assez de force pour lui rendre le morceau de la pièce d’or brisée, qui était le gage de sa foi promise. L’amant alors s’abandonna à toute la fougue de la colère, prit congé de la mère en prononçant des malédictions ; et, lorsqu’il sortit de l’appartement, il se retourna pour dire à sa faible sinon volage maîtresse : « Quant à vous, mademoiselle, vous serez une merveille du monde ; » phrase qui présageait quelque prochaine calamité. Il partit enfin, et ne reparut plus. Si le dernier lord Rutherford fut l’infortuné prétendant dont il est question, il doit avoir été le troisième qui porta ce titre et qui mourut en 1685.

Le mariage entre Jeannette Dalrymple et David Dunbar de Baldoon se conclut, la fiancée ne montrant aucune répugnance, mais étant absolument passive dans tout ce que sa mère commandait ou avisait. Le jour de la cérémonie nuptiale, qui, suivant l’usage d’alors, fut célébrée avec pompe et un nombreux concours d’amis et de parents, la jeune fille se montra la même, triste, silencieuse et résignée, comme il semblait convenir à sa destinée. Une dame en intimité avec la famille apprit à l’auteur qu’elle avait conversé sur ce sujet avec un des frères de la mariée, garçon tout jeune encore à cette époque, et qui s’était rendu à cheval, au-devant de sa sœur, à l’église. Il déclara que la main de cette sœur, posée sur la sienne pendant qu’elle lui avait passé le bras autour du corps, était aussi froide que le marbre ; mais, tout occupé qu’il était de son nouvel habit et de la part active qu’il avait dans la cérémonie, la circonstance, que depuis il s’est longtemps rappelée avec amertume, ne fit à ce moment aucune impression sur lui.

La cérémonie nuptiale fut suivie de danses, et le marié et la mariée se retirèrent, suivant l’usage, dans la chambre qui leur était réservée. Tout à coup il s’en échappa des cris terribles et perçants. Pour empêcher toute plaisanterie grossière, que les anciens temps admettaient peut-être, la coutume était alors que la clef de la chambre nuptiale fût confiée au garçon de noce ou compagnon de l’époux. On l’appela aussitôt, mais il refusa d’abord de donner la clef, jusqu’au moment où de nouveaux cris devinrent tellement affreux, qu’il dut céder pour en savoir la cause. En ouvrant la porte de l’appartement, on trouva le marié étendu près du seuil, horriblement blessé et nageant dans son sang. La mariée se trouvait dans le coin d’une grande cheminée, sans autre vêtement que sa chemise tachée de sang. Là elle s’accroupit en grinçant des dents, et en grimaçant comme une insensée. Les seules paroles qu’elle prononça furent celles-ci : « Emportez votre jolie fiancée. » Elle ne survécut pas à cette cruelle scène au-delà de quinze jours, ayant été mariée le 24 août, et étant morte le 12 septembre 1669.

L’infortuné Baldoon guérit de ses blessures ; mais il défendit expressément toutes recherches sur la manière dont il les avait reçues. Si une dame, disait-il, le questionnait à cet égard, il ne répondrait pas et ne lui parlerait plus jamais ; si c’était un homme, il regarderait la demande comme une injure mortelle, et dont il exigerait satisfaction. Il ne survécut pas long-temps à la terrible catastrophe : s’étant fait une blessure grave en tombant de cheval, dans une promenade entre Leith et Holy-Rood, près d’Édimbourg, il mourut le lendemain de cet accident, c’est-à-dire le 28 mars 1682. Ainsi, peu d’années séparèrent les principaux acteurs de cette épouvantable tragédie.

Il circula plusieurs versions sur cette mystérieuse affaire, la plupart très-inexactes et fort exagérées. Il était difficile d’acquérir en ces temps une connaissance précise de l’intérieur d’une famille écossaise au-dessus de la classe moyenne, et il se passait alors des choses étranges, que la loi ne recherchait point avec un scrupule véritable.

Le crédule M. Law dit, d’une manière générale, que le lord président Stair avait une fille qui, le soir de ses noces, lorsqu’elle venait de se mettre au lit, fut arrachée des bras de son mari, et traînée dans l’intérieur de la maison par des esprits, dit-on, pour expirer bientôt après. Une autre fille, dit le même historien, fut possédée du démon.

Mon ami, M. Sharp, donne une autre version de l’histoire. Selon les renseignements par lui recueillis, ce fut le marié qui blessa la mariée. Le mariage, d’après ce récit, avait eu lieu contre le gré de la mère de la fiancée, et cette mère avait donné son consentement à sa fille en prononçant ces paroles sinistres : Épousez-le, mais bientôt vous vous en repentirez. »

Je trouve encore un autre récit, obscurément rapporté dans quelques vers grossiers dont je possède une copie. Ils ont pour titre : « Vers sur le dernier vicomte Stair et sa famille, par sir William Hamilton de Whitelaw. » Il existait une querelle vive et une rivalité personnelle entre l’auteur de ce libelle et le lord président Stair, et la satire, qui est écrite avec plus de méchanceté que d’art, porte pour distique ces mots : « Stair a le cou tors, l’esprit faux, une femme méchante, des fils plus méchants encore, un aïeul parricide, et le reste à l’avenant. »

Ce haineux satirique, en rappelant toutes les infortunes de la famille, n’oublie pas le fatal mariage de Baldoon. Quoique ces vers soient obscurs et prosaïques, ils montrent que la violence exercée sur le fiancé le fut par le terrible ennemi auquel la jeune lady s’était abandonnée, dans le cas où elle romprait son engagement avec son premier amant. L’hypothèse est en contradiction avec le récit donné sur les notes des mémoires de Law ; mais elle se concilie aisément avec la tradition de famille. Une des notes marginales de la satire mentionne également les imprécations de la fiancée, le mariage de Baldoon, et attribue à la mère de la jeune fille la violation du serment de celle-ci. Sir William Hamilton de Whitelaw, l’auteur de la satire, était un rival de lord Stair, président de la cour des assises ; c’était un homme bien inférieur en talents à ce grand légiste, et également maltraité par la calomnie ou par la juste réprobation de ses contemporains, qui l’appelaient un juge partial. Quelques-unes des notes sont du laborieux antiquaire Robert Milne, qui, jacobite virulent, prêta volontiers sa plume pour noircir la famille des Stair.

Un autre poète de la même époque, avec un dessein différent, a laissé une élégie dans laquelle il déplore la destinée de cette malheureuse jeune personne, dont Whitelaw, Dunlop et Milne ont fait le sujet de leurs sales bouffonneries. Ce poète, d’un caractère plus bienveillant, se nommait Andrew Symson ; avant la révolution, il était ministre de Kirkinner, en Galloway, et après son expulsion comme épiscopal, il exerçait la profession d’imprimeur à Édimbourg. Il remit à la famille de Baldoon, avec laquelle il paraît avoir eu des relations intimes, une élégie sur l’événement tragique arrivé dans cette famille ; il y parle de la mort de la fiancée avec une solennité mystérieuse. Les vers portent le titre suivant : « Sur la mort inopinée de la vertueuse lady Jeannette Dalrymple, femme Baldoon jeune, » et ils donnent les dates précises de la catastrophe, lesquelles, sans cela, n’eussent pu être indiquées aisément ; les voici : « Mariée le 12 août ; conduite chez le fiancé le 24 : morte le 12 septembre ; ensevelie et inhumée le 30 septembre 1669. » La forme de cette élégie est un dialogue entre un passant et un domestique de la maison. Le premier, se rappelant qu’il avait passé récemment sur le lieu de la scène, et qu’il y avait trouvé toutes les apparences de la gaîté avec tout l’appareil d’une fête, désire savoir ce qui a pu changer une scène si riante en un deuil lugubre. Le domestique répond en racontant l’événement dans ses détails les plus minutieux, et qu’il serait fastidieux, peut-être, de reproduire ici, les vers de Symson étant peu digne d’un sujet si tragique.

Il est inutile de dire au lecteur que la sorcellerie de la mère ne consistait que dans l’ascendant d’un esprit supérieur et déterminé sur un caractère faible et mélancolique, et que la dureté avec laquelle cette mère exerçait sa puissance avait poussé sa fille d’abord au désespoir, ensuite à la frénésie. C’est dans ce sens que l’auteur a tâché de présenter son roman tragique. Quelque ressemblance que l’on puisse supposer exister entre lady Ashton et la dame Marguerite Ross, le lecteur ne doit pas se figurer que j’aie voulu tracer le portrait du premier lord, vicomte Stair, dans celui de William Ashton. Lord Stair, quelles qu’aient été ses qualités morales, fut certainement un des premiers hommes d’état et un des premiers jurisconsultes de son temps.

Quelques amateurs des localités ont cru voir dans le château imaginaire de Wolf’s Crag celui de Fast Castle. L’auteur n’est pas compétent pour juger de la ressemblance entre l’objet réel et l’objet de pure invention, n’ayant jamais vu Fast Castle que de la mer. Mais les analogies de cette nature, tels que les nids de l’aigle, les rocs escarpés sur l’abîme, ou les promontoires, se retrouvent dans beaucoup d’endroits de la côte orientale d’Écosse, et la position de Fast Castle paraît sans doute ressembler à celle de Wolf’s Crag autant que toute autre, en même temps que son voisinage de la chaîne montagneuse de Lammermoor rend l’assimilation probable.

Nous ajouterons, en terminant ce préliminaire, que la mort de l’infortuné marié, à la suite d’une chute de cheval, a été, dans le roman, attribuée à l’amant de la fiancée, non moins malheureux qu’elle.


LA FIANCÉE


DE


LAMMERMOOR.





CHAPITRE PREMIER.

préambule.


Gagnez votre pain avec de la craie blanche et de la craie rouge, avec des tours d’adresse pour ceux, qui le désirent ; c’est véritablement un bon métier pour des mendiants.
Vieille chanson.


Peu de personnes ont été dans mon secret, pendant que je compilais ces récits, et il n’est pas probable qu’ils soient jamais rendus publics tant que vivra leur auteur. Quand même ils verraient le jour, je n’ambitionne aucunement l’honorable distinction d’être montré au doigt. J’avoue que, dans la supposition qu’il n’y aurait aucun danger à se bercer de pareils rêves, j’éprouverais infiniment plus de satisfaction à me tenir derrière le rideau, comme l’ingénieux directeur du spectacle de Polichinelle et de sa femme Jeanne, où, sans être vu, j’aurais le plaisir de voir l’étonnement et d’entendre les conjectures de mes auditeurs. Alors peut-être je pourrais voir les productions de l’obscur Pierre Pattieson, louées par les esprits judicieux et admirées par les âmes sensibles, charmant la jeunesse, et intéressant même la vieillesse ; tandis que le critique en attribuerait la composition à un auteur de quelque célébrité, et que la question de savoir par qui et à quelle époque ces contes ont été écrits remplirait le vide de la conversation dans mille cercles et coteries. Il est très-possible que je ne jouisse pas de ce plaisir durant ma vie ; mais ce qu’il y a de bien certain, c’est que ma vanité ne me portera jamais à rien désirer au delà.

Je tiens trop opiniâtrement à mes habitudes, et je suis trop ennemi de la gloire humaine, pour envier, ou pour rechercher les honneurs accordés à mes contemporains confrères en littérature. Je ne saurais avoir une plus haute opinion de mon propre mérite, quand même je serais jugé digne d’être offert en spectacle, jouant le rôle d’un lion, pendant un hiver, dans la grande métropole. Je ne pourrais me faire à l’idée de me lever, de me retourner, de déployer toutes les belles formes de mon corps, depuis ma longue et épaisse crinière jusqu’à la grosse touffe de ma queue, de rugir « d’une voix de rossignol[2], » et puis de me coucher de nouveau comme une bête bien élevée de spectacle forain, et tout cela pour la modique ration d’une tasse de café et d’une tartine de pain et de beurre aussi mince qu’une oublie. D’ailleurs je m’accommoderais peu de la flatterie fastidieuse que la dame de la soirée prodigue à ses animaux en pareilles occasions, de même qu’elle rassasie ses perroquets de dragées, pour les faire parler devant la compagnie. Je ne puis être tenté de me mettre en scène pour le plaisir de recevoir de pareilles distinctions, et, comme Samson captif, j’aimerais mieux, si telle était l’alternative, rester toute ma vie au moulin, occupé à tourner la meule, uniquement pour ma subsistance, que d’être amené pour servir de jouet aux seigneurs philistins et à leurs dames. Ce n’est pas l’effet d’une antipathie, réelle ou affectée, contre l’aristocratie des royaumes d’Angleterre ; mais chacun à sa place, et, comme le pot de fer et le pot de terre de la fable, nous ne pourrions guère nous heurter l’un contre l’autre sans que j’en fusse la victime. Il peut ne pas en être de même des feuilles que j’écris en ce moment. Mon livre peut être ouvert ou mis de côté, au gré de chacun ; en s’amusant à le parcourir, les grands n’exciteront aucune fausse espérance ; en le dédaignant, ou en le condamnant, ils ne blesseront aucun amour-propre : et combien il est rare qu’ils aient des relations avec ceux qui se sont fatigués pour leur procurer du plaisir sans faire l’un ou l’autre !

Plein d’un sentiment plus sage et plus réfléchi que celui qu’Ovide exprime dans un vers pour le rétracter dans le suivant, je puis dire à mon livre :

Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in urbem[3].

Je ne partage pas le regret de cet illustre exilé de ne pouvoir accompagner lui-même en personne le volume qu’il envoyait à la ville devenue le centre de la littérature, du plaisir et des richesses. N’y eût-il pas cent exemples semblables à citer, le sort de mon pauvre ami et camarade d’école, Tinto, suffirait pour me mettre en garde contre le désir de chercher le bonheur dans la célébrité attachée à celui qui cultive les beaux-arts avec succès.

Dick[4] Tinto, lorsqu’il se déclarait artiste, avait coutume de dire qu’il tirait son origine de l’ancienne famille de Tinto, de la ville du même nom, dans le comté de Lanark, et lorsque l’occasion s’en présentait, donnait à entendre qu’il avait en quelque sorte dérogé de ses nobles ancêtres en faisant du pinceau son seul moyen d’existence. Mais si la généalogie de Dick était exacte, quelqu’un de ses ayeux devait avoir cruellement dégénéré, puisque son brave homme de père exerçait le métier nécessaire, et j’espère, honnête, quoique assurément peu distingué, de tailleur ordinaire du village de Langdirdum, dans la partie occidentale de l’Écosse. Ce fut sous son humble toit que naquit Richard, et ce fut dans l’humble métier de son père que Richard, bien contre son inclination, se vit de bonne heure mis légalement en apprentissage. Le vieux Tinto n’eut cependant pas lieu de se féliciter d’avoir forcé le génie naissant de son fils à se détourner de sa pente naturelle. Il eut le sort du jeune écolier qui essaie de boucher avec son doigt le tuyau par lequel s’écoule l’eau d’une citerne, tandis que le courant, irrité de cet obstacle, s’échappe par mille jets imprévus, et que tout ce que notre étourdi a gagné, c’est d’avoir été mouillé de la tête jusqu’aux pieds. C’est justement ce qui arriva au vieux Tinto. En effet son apprenti, sur lequel il fondait de si belles espérances, épuisa toute la craie non seulement en faisant des esquisses sur l’établi, mais encore en dessinant diverses caricatures des meilleures pratiques de son père, qui commencèrent à se plaindre hautement et à dire qu’il était trop dur de se voir défiguré par les vêtements du père, et en même temps tourné en ridicule par le crayon du fils. Voyant enfin son crédit et ses pratiques perdus, le vieux tailleur céda au destin et aux instances de son fils, et lui permît de tenter la fortune dans un état pour lequel il avait plus de dispositions.

Il y avait à cette époque dans le village de Langdirdum un artiste ambulant en peinture, qui, exerçant sa profession sub Jove frigido[5], était un objet d’admiration pour tous les garçons de l’endroit ; et particulièrement pour Dick Tinto. À cette époque on n’avait pas encore adopté, entre autres suppressions irréfléchies, cette méthode économique et antilibérale, qui suppléant par des caractères écrits au manque de vérité dans la représentation symbolique, ferme aux élèves des beaux-arts une carrière facile à parcourir, et fertile en instruction et en profits. Il n’était pas encore permis d’écrire sur le linteau plâtré de la porte d’un cabaret, ou sur l’enseigne suspendue d’une hôtellerie : À la vieille pie, ou à la tête du sarrasin, cette froide inscription à la vive image de la babillarde emplumée et au turban couvrant le front irrité du redoutable Soudan. Ce siècle reculé et plus simple que le nôtre considérait également les besoins de tous les rangs, et représentait les symboles de la bonne chère de manière à être à la portée de toutes les intelligences, pensant avec raison que celui qui ne savait pas lire une syllabe pouvait néanmoins aimer un pot de bonne bière tout autant que son voisin plus instruit, ou que le curé lui-même. D’après ce principe libéral, les marchands de vin, aubergistes et autres suspendaient encore les signes emblématiques de leur état, et les peintres d’enseignes, s’ils faisaient rarement de bons repas, du moins ne mouraient pas absolument de faim.

Ce fut donc chez un artiste de cette profession en décadence que Dick Tinto entra en apprentissage ; et, comme cela n’est pas rare chez les grands génies favorisés de la nature dans cette branche des beaux arts, il commença à peindre avant d’avoir aucune connaissance du dessin.

Son talent naturel pour observer la nature l’amena bientôt au point de rectifier les erreurs de son maître et de se passer de ses leçons. Il excellait surtout à peindre des chevaux (car dans les villages d’Écosse le cheval est l’enseigne favorite) ; et, en suivant la marche de ses progrès, il est curieux de voir comment il apprit par degré à raccourcir les croupes et allonger les jambes de ces nobles animaux, et à leur donner plutôt l’apparence de bidets que de crocodiles. La calomnie, qui poursuit toujours le mérite avec une activité proportionnée à son accroissement, a prétendu, il est vrai, que Dick, une fois, avait peint un cheval avec cinq jambes au lieu de quatre. J’aurais pu me prévaloir, pour le défendre, de la licence accordée aux artistes de cette profession, laquelle, permettant tous les genres de combinaisons singulières et contraires aux règles, peut fort bien s’étendre jusqu’à donner un membre exubérant à un sujet favori. Mais la cause d’un ami qui n’est plus m’est sacrée, et je dédaigne de la soutenir par des moyens aussi superficiels. J’ai vu l’enseigne en question, qui est encore suspendue dans le village de Langdirdum, et je suis prêt à déclarer, sous serment, que ce que l’on a sottement pris ou méchamment représenté pour la cinquième jambe du cheval, est dans le fait la queue de ce quadrupède. Lorsque l’on considère l’attitude dans laquelle il est peinte on reconnaît que cet heureux incident a été introduit avec une grande hardiesse, et exécuté avec beaucoup d’art et un merveilleux succès. Le cheval étant représenté rampant, en termes de blason, c’est-à-dire dans la posture d’un cheval qui se cabre, la queue touche la terre, et paraît former un point d’appui, ce qui donne à la figure la solidité d’un trépied : sans cela, il serait difficile, de la manière dont les pieds sont placés, de concevoir comment le coursier pourrait se tenir sans tomber à la renverse. Cette conception échut heureusement à une personne qui sait l’apprécier à sa juste valeur ; car, lorsque Dick, dans un temps où son talent avait été mûri par l’expérience, douta qu’il fût convenable de s’écarter ainsi des règles établies, et exprima le désir de faire le portrait de l’aubergiste lui-même, en échange de cette production de sa jeunesse ; l’offre obligeante fut refusée judicieusement par celui-ci ; il paraît qu’en effet, il avait remarqué que, lorsque son ale manquait de produire son effet, et de lui concilier les suffrages de ceux qui fréquentaient son cabaret, un coup d’œil jeté sur son enseigne ne manquait jamais de les mettre de bonne humeur.

Il serait étranger à mon but actuel de suivre pas à pas les progrès de Dick Tinto, soit dans le perfectionnement de sa touche, soit dans la connaissance plus approfondie des règles de l’art au moyen desquelles il corrigea la richesse exubérante de son ardente imagination. Ses yeux se dessillèrent en contemplant les esquisses d’un contemporain, le Téniers écossais, comme on a justement appelé Wilkie. Il jeta le pinceau, prit les crayons, et luttant contre la faim et la fatigue, l’irrésolution de son esprit et l’incertitude de son succès, il poursuivit les études de sa profession sous de meilleurs auspices que ceux de son premier maître. Quoi qu’il en soit, les premières émanations de son génie, tout imparfaites qu’elles sont (comme les vers de Pope, lorsqu’il n’était encore qu’enfant, si on pouvait les retrouver), seront chères aux compagnons de sa jeunesse. Il y a un pot et un gril peints au-dessus de la porte d’une obscure auberge, dans la ruelle de derrière de Gandercleugh… Mais je sens qu’il faut que je m’arrache à ce sujet, si je veux éviter de m’y arrêter trop long-temps.

Au milieu de ses besoins, contre lesquels il s’efforçait de lutter, Dick Tinto eut recours au moyen employé par ses confrères de lever sur la vanité des hommes l’impôt qu’il ne pouvait obtenir de leur goût et de leur libéralité ; en un mot, il se mit à peindre des portraits. Ce fut à cette époque plus avancée de perfection dans les arts, lorsque Dick, s’étant élevé au-dessus de son premier genre d’occupations, dédaignait souverainement la moindre allusion qui pourrait y être faite, qu’après une séparation de plusieurs années, nous nous retrouvâmes ensemble au village de Gandercleugh. J’exerçais mon état actuel, et Dick faisait à une guinée par tête des copies de la face humaine que Dieu créa à son image. Cette rétribution, quoique faible, suffisait, dans les commencements de sa nouvelle profession, aux désirs modérés de Dick ; il occupait alors un appartement à l’auberge de Wallace, disait impunément son bon mot, même aux dépens de son hôte, et vivait respecté de la fille, du palefrenier et du garçon de l’auberge.

Ces jours de bonheur[6] et de tranquillité n’eurent qu’une courte durée. Lorsque Son Honneur le laird de Gandercleugh, avec son épouse et ses trois filles, le curé, le jaugeur juré, mon très honoré patron M. Jedediah Cleishbotham[7], et à peu près une douzaine de fermiers eurent été inscrits sur les tablettes de l’immortalité par le pinceau de Tinto, le nombre des pratiques commença à diminuer, et il fut impossible d’arracher plus que des couronnes et des demi-couronnes[8] des mains tenaces des paysans que l’ambition amenait à l’atelier de Dick.

Cependant, quoique l’horizon se rembrunît, il n’y eut pendant quelque temps aucun orage. Mon hôte était un chrétien charitable envers un locataire qui avait bien payé aussi longtemps qu’il en avait eu les moyens ; et un tableau, représentant notre hôte lui-même, groupé avec sa femme et ses filles, dans le style de Rubens, tableau qui parut subitement dans le meilleur parloir, prouva évidemment que Dick avait trouvé un moyen de se procurer les nécessités de la vie en échange des productions de son art.

Rien, toutefois, n’est plus précaire que de semblables ressources. On remarqua que Dick devenait, à son tour, le but des bons mots, quelquefois piquants, de mon hôte, sans oser ni se défendre, ni prendre sa revanche ; que son chevalet avait été transporté dans une chambre au galetas où il y avait à peine assez d’espace pour le faire tenir droit, et qu’il ne se hasardait plus à paraître au club hebdomadaire dont il avait été autrefois l’âme et la vie. En un mot, les amis de Tinto craignirent qu’il n’eût fait comme l’animal que l’on appelle le paresseux, qui, après avoir mangé la dernière feuille verte de l’arbre sur lequel il s’est établi, finit par tomber du faîte et meurt d’inanition. Je me hasardai à lui faire entrevoir une pareille perspective ; je l’engageai à transporter son précieux talent dans une autre sphère et à abandonner un terrain qu’il avait, on pouvait le dire avec raison, entièrement épuisé.

« Il y a un obstacle qui s’oppose à mon changement de résidence, » dit mon ami en me serrant la main d’un air grave.

« Un mémoire que vous devez à votre propriétaire, je m’imagine ? » répliquai-je avec cette sympathie que l’on ressent pour le malheur ; « si mes faibles moyens peuvent vous aider à sortir de… — Non, par l’âme de sir Joshua[9], « répondit le généreux jeune homme ; je ne ferai jamais partager à un ami les embarras qui sont la suite de ma mauvais fortune. Il reste un moyen de reconquérir ma liberté, et mieux vaut encore s’échapper par un égoût que rester en prison.

Je ne compris pas exactement ce que mon ami voulait dire ; la muse de la peinture paraissait l’avoir abandonné, et je ne pus deviner quelle autre déesse il pouvait invoquer dans sa détresse. Nous nous séparâmes cependant, sans autre explication, et je ne le revis que trois jours après, lorsqu’il m’invita à prendre ma part du foy ou repas d’adieu[10] dont son hôte se proposait de le régaler avant son départ pour Édimbourg.

Je trouverai Dick nageant pour ainsi dire dans la joie, sifflant tandis qu’il bouclait le petit havresac qui contenait ses couleurs, ses pinceaux, sa palette et sa chemise propre. Que l’accord le plus parfait régnât entre son hôte et lui au moment de leur séparation, il n’était pas possible d’en douter en voyant sur la table de la salle, au rez-de-chaussée, une pièce de bœuf froid, flanquée de deux pots d’excellente bière forte. Je désirais vivement savoir par quels moyens les affaires de mon ami avaient pris aussi subitement une tournure si favorable ; car j’étais loin de penser que Dick eût des intelligences avec le diable.

Il s’aperçut de mon désir, et me prenant la main : « Mon ami, » dit-il, « je voudrais cacher aux yeux de tout le monde, et même aux vôtres, l’état de dégradation auquel j’ai été forcé de me soumettre pour quitter Gandercleugh d’une manière honorable. Mais à quoi me servirait-il de chercher à cacher ce qui doit nécessairement se manifester de soi-même ? Tout le village, la paroisse entière, l’univers, découvriront bientôt à quoi la pauvreté a réduit Richard Tinto. »

Une pensée vint subitement frapper mon esprit ; j’avais remarqué que notre hôte avait mis en ce jour mémorable une paire de culottes de velvetine[11], entièrement neuves, au milieu de son vieux haut-de-chausses de pluche.

« Quoi ! »dis-je en faisant mouvoir ma main droite, le pouce et l’index pressés l’un contre l’autre, de la hanche droite à l’épaule gauche ? » vous êtes redescendu humblement au premier métier dans lequel vous avez fait votre apprentissage ? Allonger le point, n’est-ce pas, Dick ? »

Il repoussa cette conjecture injurieuse par un « Fi donc ! » accompagné d’un froncement de sourcil qui indiquait le profond mépris qu’elle lui inspirait, et, me conduisant dans une autre chambre, il me fit voir, appuyée contre le mur, la tête majestueuse de sir William Wallace, aussi terrible que lorsqu’elle fut séparée du tronc par les ordres du traître Bernard.

Le tableau était exécuté sur des planches d’une forte épaisseur, et le sommet en était garni de crochets de fer, pour suspendre cette honorable effigie au poteau de l’enseigne.

« Voilà, mon ami, » me dit Tinto, « voilà l’honneur de l’Écosse, et voilà aussi ma honte ! Et cependant non ; c’est plutôt la honte de ceux qui, au lieu d’encourager le talent, le réduisent à cet état d’abaissement. »

Je cherchai à adoucir la sensibilité blessée de mon ami, que sa position présente avait rempli d’indignation. Je lui rappelai qu’il ne devait point, comme le cerf de la fable, mépriser le titre qui avait servi à lui faire surmonter des difficultés que ses talents, comme peintre de portrait et de paysages, n’avait pu aplanir. Je louai surtout l’exécution aussi bien que la conception de son tableau, et lui représentai que, loin de se croire déshonoré par l’exposition publique de ce superbe échantillon de ses talents, il devait bien plutôt se féliciter de l’accroissement de célébrité qui ne pouvait manquer d’en être le résultat.

« Vous avez raison, mon ami, vous avez raison, » répliqua le pauvre Dick, l’œil étincelant d’enthousiasme ; « pourquoi fuirais-je le nom de… de… (il hésita pour chercher une expression) d’artiste en plein vent, de peintre d’enseignes ? Hogarth s’est introduit lui-même comme tel dans une de ses meilleures gravures. Le Dominiquin, ou quelque autre, dans les temps anciens, et Morcland, dans les temps modernes, ont exercé leurs talents de cette manière. Et pourquoi réserver exclusivement pour les riches et hautes classes le plaisir que l’exposition des objets d’art est destinée à procurer à toutes les classes ? Les statues sont placées en plein air ; et pourquoi la Peinture répugnerait-elle à exposer ses chefs-d’œuvre comme sa sœur, la Sculpture, expose les siens ? Cependant, mon ami, il faut nous séparer à l’instant ; dans une heure on va venir pour placer la… l’emblème, et véritablement, malgré ma philosophie et le courage que vos consolations sont bien propres à m’inspirer, j’aime mieux quitter Gandercleugh avant que l’on commence cette opération. »

Nous fîmes honneur au joyeux banquet d’adieu de notre hôte ; après quoi, j’accompagnai Dick sur la route d’Édimbourg. Nous nous séparâmes à environ un mille du village, au moment même où nous entendîmes au loin les cris de joie que poussaient les enfants en voyant placer la nouvelle effigie de la tête de Wallace. Dick Tinto doubla le pas pour se mettre hors de portée d’entendre ce bruit ; ce qui prouvait bien que, malgré le nombre d’années durant lesquelles il avait exercé son état, et malgré les leçons de la philosophie, il n’avait pu surmonter son antipathie pour la dénomination de peintre d’enseignes.

À Édimbourg, les talents de Dick furent reconnus et appréciés et il reçut des dîners et des avis de plusieurs juges distingués des beaux arts. Mais ces personnages étaient plus prodigues de leur critique que de leur argent, et Dick pensait qu’il avait plus besoin d’argent que de critique. Il alla donc à Londres, le rendez-vous universel des talents, et où, comme il arrive assez ordinairement dans la plupart des grands marchés, il y a beaucoup plus de marchandises exposées en vente qu’il ne se présente d’acheteurs.

Dick, qui passait pour posséder réellement de très-grands talents naturels dans sa profession, et dont le caractère vain et ardent ne lui permettait pas un instant de douter qu’il ne finît par avoir des succès, se jeta impétueusement dans la foule qui courait après la gloire et la fortune. Il coudoya les autres, et fut coudoyé lui-même ; et enfin, à force d’intrépidité et de fatigue, il parvint à se faire connaître, concourut pour le prix à l’institut, mit des tableaux à l’exposition de Sommerset-House[12] et s’irrita contre le comité chargé de les placer convenablement. Mais le pauvre Dick était condamné à perdre le champ de bataille sur lequel il avait montré tant de bravoure. Dans les beaux-arts il n’y a guère d’autre chance que celle d’un succès éclatant ou d’une défaite complète ; et comme le zèle et l’industrie de Dick furent insuffisants pour lui assurer le premier, il se trouva en butte aux malheurs qui, dans sa position, étaient les suites naturelles de l’autre alternative. Il fut pendant quelque temps protégé par une ou deux de ces personnes judicieuses qui se font une gloire de se singulariser, et d’opposer leur goût et leur critique à l’opinion générale ; mais elles se lassèrent bientôt du pauvre Tinto, et semblables à un enfant qui jette au loin le jouet qui l’a amusé, s’en débarrassèrent comme d’un fardeau. La misère vint l’accabler et l’accompagna prématurément jusqu’à la tombe, où il fut transporté, de l’obscur logement qu’il occupait dans Swallowstreet, après avoir été l’objet des tracasseries de son hôtesse et des poursuites des recors. Le Morning-Post[13] lui consacra un court article nécrologique, dans lequel on voulait bien lui accorder du génie, tout en prétendant que son style sentait un peu l’ébauché, et on renvoyait le lecteur à un autre article, qui annonçait que M. Varnish, marchand d’estampes très-connu, avait encore un très petit nombre de dessins et de tableaux de Richard Tinto, écuyer, et qui invitait à les venir voir sans délai, les personnes désireuses de compléter leurs collections. Ainsi finit Dick Tinto ; preuve déplorable de cette grande vérité, que, dans les beaux-arts, la médiocrité n’est point permise, et que celui qui ne peut monter au haut de l’échelle, fera bien de ne pas même y placer le pied.

La mémoire de Tinto m’est chère, à cause du souvenir de tant de conversations que nous avons eues ensemble, la plupart au sujet de ma tâche actuelle. Il était charmé des succès que j’obtenais dans ma carrière, et parlait d’une édition faite avec soin et embellie, par son amitié et son patriotisme, de portraits, vignettes et culs-de-lampe. Il réussit à décider un vieux sergent d’invalides à lui servir de modèle pour Bothwell, le garde-du-corps de Charles II, et le sonneur de cloches de Gandercleugh pour David Deans. Mais en même temps qu’il se proposait de joindre ses talents aux miens pour publier ces contes, il mêlait une dose de critique salutaire à l’éloge que j’avais parfois le bonheur d’entendre faire de mon travail.

« Vos personnages, mon cher Pattieson, » me dit-il un jour, « font un trop fréquent usage de la langue ; ils jacassent trop (expression élégante que Dick avait apprise d’une troupe de comédiens ambulants dont il avait peint les décorations). Il y a des pages entières qui ne sont que pur caquetage en dialogue. — Un ancien philosophe, » lui répliquai-je, « avait coutume de dire : « Parle, pour que je puisse te connaître ; » de même un auteur peut-il mieux peindre ses personnages qu’en leur prêtant des discours appropriés à leur caractère ? — Ce raisonnement, » dit Tinto, « est pour moi aussi faux que la vue d’une pinte vide m’est désagréable. Je veux bien admettre avec vous que la parole est une faculté très précieuse dans les divers rapports auxquels donnent lieu les affaires humaines, et je n’invoquerai pas même la doctrine de ce buveur pythagoricien, qui était d’avis qu’en présence de la bouteille, la conversation nuit à la consommation ; mais je n’admets point qu’un professeur des beaux-arts ait besoin de donner, au moyen du langage, un corps à l’idée qu’offre à l’œil et à l’esprit la scène qu’il a représentée, afin de convaincre son lecteur de la réalité de l’action, et de produire l’effet qui doit en être le résultat. Au contraire, j’en appellerai à la majeure partie de vos lecteurs, mon cher Pierre, si jamais ces contes viennent à être publiés ; ils diront, j’en suis certain, que vous avez délayé dans une page de dialogue ce que deux mots auraient suffi pour faire connaître ; qu’une peinture exacte des situations, des caractères et des incidents, n’eût reproduit que ce qui méritait d’être conservé ; et que vos lecteurs ne seraient pas fatigués de ces éternels dit-il et dit-elle, dont il vous a plu d’encombrer un grand nombre de vos pages. »

Je lui fis remarquer que c’était confondre les opérations du pinceau avec celles de la plume ; que l’art paisible et silencieux de la peinture, comme l’a nommée un de nos meilleurs poètes vivants, devait nécessairement en appeler à l’œil, parce qu’elle n’a pas d’organes pour s’adresser à l’oreille ; tandis que la poésie, ou cette espèce de composition qui en approche, était forcée de faire absolument le contraire, et de s’adresser à l’oreille, afin d’exciter ce degré d’intérêt auquel on ne peut atteindre par l’intermédiaire de l’œil.

Dick ne fut point convaincu par mon raisonnement, qu’il soutenait n’être fondé que sur une fausse idée. « La description, dit-il, « est pour l’auteur d’un roman ce que le dessin et le coloris sont pour un peintre. Les mots sont ses couleurs, et s’il sait les employer convenablement, il ne peut manquer de placer devant les yeux de l’esprit la scène qu’il a voulu évoquer, avec une vérité aussi frappante que la tablette ou la toile la représente aux yeux du corps. Les mêmes règles, ajouta-t-il, « s’appliquent également aux deux arts, et dans le premier, un trop grand luxe de dialogue fatigue l’esprit ; il tend à confondre l’art qui est particulier à la narration fictive avec celui de la représentation dramatique ; l’essence de ce genre est le dialogue, parce que tout, à l’exception du langage approprié, est représenté à l’œil par les costumes, les personnes et les gestes des acteurs sur le théâtre. Mais, » poursuivit Tinto, « comme rien n’est plus insipide qu’une longue narration, écrite sous la forme du drame, il arrive que, toutes les fois que vous vous rapprochez trop de ce genre de composition, en introduisant de longues scènes de conversation, la marche de votre histoire devient froide et contrainte, et vous perdez les moyens de fixer l’attention et de charmer l’imagination. Je conviens cependant que, dans d’autres occasions, vous y avez passablement réussi. »

Je lui fis une inclination pour le remercier du compliment qu’il m’avait probablement adressé par forme de compensation, et j’exprimai l’intention au moins de faire l’essai d’un style de narration non interrompue, dans laquelle mes acteurs agiraient plus et parleraient moins que dans mes premiers essais en ce genre de littérature. Dick me fit un signe de protection et d’approbation, et ajouta que, puisqu’il me trouvait si docile, il voulait me communiquer, sauf à ma muse à en faire son profit, un sujet qu’il avait étudié sous le rapport de son art.

« Cette histoire, » dit-il, « si l’on en croit la tradition, est fondée sur un fait, quoique l’on puisse avec raison douter de l’exactitude des détails, les événements ayant eu lieu il y a plus de cent ans. »

Après avoir ainsi parlé, Dick Tinto chercha dans ses cartons le croquis d’après lequel il se proposait de peindre, un jour, un tableau de quatorze pieds sur huit. L’esquisse, habilement exécutée, représentait un antique château, approprié et meublé dans ce que nous appelons à présent le goût de la reine Élisabeth. Le jour, venant de la partie supérieure d’une haute croisée, donnait sur une femme d’une rare beauté, qui, dans une attitude de terreur muette, semblait attendre le résultat d’une querelle entre deux autres personnes. L’une était un jeune homme dans le costume de Van Dyck, que l’on portait généralement du temps de Charles Ier. Ce personnage, respirant la fierté et l’indignation, la tête haute, les bras étendus, paraissait réclamer avec force un droit, plutôt qu’une grâce, d’une dame que son âge et quelque ressemblance avec la jeune personne désignaient comme sa mère, et qu’il écoutait avec un mélange de mécontentement et d’impatience.

Tinto produisit son esquisse avec un air de mystérieux triomphe, et la contempla de l’œil d’un père affectionné qui regarde son fils, l’objet de ses espérances, et voit déjà dans l’avenir le rang qu’il occupera dans le monde et le degré d’élévation auquel il portera l’honneur de sa famille. Il l’éloigna de moi de toute la longueur de son bras, puis la ramena plus près. Il la plaça sur une commode, ferma les volets du bas de la croisée, pour que la lumière, frappant d’en haut, donnât un jour plus favorable ; se recula à une distance plus convenable et m’entraîna après lui ; se couvrit le visage de la main, comme pour s’interdire toute autre vue que celle de son objet favori, et finit par rouler en forme de lorgnette le cahier d’écriture d’un écolier. L’expression de mon enthousiasme ne fut sans doute pas proportionnée à celui qu’il éprouvait, car bientôt après il s’écria avec véhémence : « Monsieur Pattieson, j’avais toujours cru que vous aviez un œil. »

Je revendiquai mes droits au nombre ordinaire des organes visuels.

« Sur mon honneur, » s’écria Dick, « je jurerais que vous êtes aveugle-né, puisque vous n’avez pu, au premier coup d’œil, deviner le sujet et le sens de cette esquisse. Je ne prétends pas faire l’éloge de mon propre ouvrage ; je laisse ces artifices à d’autres ; je connais mes défauts ; je sais que mon dessin et mon coloris sont susceptibles d’être perfectionnés avec le temps que je me propose de consacrer à mon art : mais la conception, l’expression, les poses, tout cela raconte l’histoire à quiconque jette un regard sur mon esquisse ; et si je puis terminer mon tableau, sans diminuer le mérite de la conception originale, le nom de Tinto ne sera plus exposé aux atteintes de l’envie et de l’intrigue. »

Je lui répondis que j’admirais extrêmement son esquisse, mais que, pour bien l’apprécier, je sentais qu’il était absolument nécessaire que je fusse initié dans le sujet.

« C’est justement ce dont je me plains, » répondit Tinto. « Vous vous êtes tellement habitué à vos ennuyeux et obscurs détails, que vous êtes devenu incapable de recevoir cet éclair vif et instantané de conviction qui frappe l’esprit, en voyant les heureuses et expressives combinaisons d’une scène unique, et qui, d’après l’attitude, la position et la contenance du moment, non seulement devine l’histoire de la vie passée des personnages représentés, et la nature de l’affaire qui les occupe immédiatement, mais encore soulève le voile de l’avenir et vous fait adroitement conjecturer le sort qui les attend. — En ce cas, » repris-je, « la peinture l’emporte sur le singe du fameux Ginès de Passamont, qui ne se mêlait que du passé et du présent ; que dis-je ! elle l’emporte même sur la nature qui lui fournit des sujets ; car je vous proteste, Dick, que s’il m’était permis de pénétrer dans cette chambre d’Élisabeth, et de voir les personnes que vous avez dessinées conversant en chair et en os, je ne serais pas plus en état de deviner le sujet qui les occupe. Seulement, d’après l’ensemble de la composition, le regard languissant de la jeune dame, et le soin que vous avez pris de donner une jolie jambe au cavalier, je me hasarderai à soupçonner qu’il y a entre eux quelque affaire d’amour. — Et vous hasardez-vous réellement à former une conjecture aussi téméraire ? » dit Tinto. « Et cet air d’indignation avec lequel le jeune homme cherche à obtenir un consentement… le désespoir timide de la jeune dame… l’air inflexible de la dame plus âgée, qui laisse voir dans ses yeux qu’elle sent son tort, mais qu’elle y persiste… — Si ses regards expriment ces sentiments, mon cher Tinto, » dis-je en l’interrompant, « votre pinceau rivalise avec l’art dramatique de M. Puff, qui, dans le Critique[14], devine toute une phrase compliquée par un seul mouvement de tête de lord Burleigh. — Mon bon ami Pierre, » répliqua Tinto, « je m’aperçois que vous êtes absolument incorrigible ; néanmoins j’ai pitié de votre défaut de pénétration, et je serais fâché de vous priver du plaisir de comprendre mon tableau et d’acquérir en même temps un sujet pour exercer votre plume. Sachez donc que l’été dernier, prenant des esquisses sur les côtes de l’East-Lothian et du comte de Bervick, informé qu’il existait quelques restes d’antiquités dans les montagnes de Lammermoor, je me laissai persuader d’aller visiter ce district. Celles qui me frappèrent le plus furent les ruines d’un antique château, dans lequel se trouvait jadis la chambre d’Élisabeth, comme vous l’appelez. Je demeurai pendant deux ou trois jours dans une ferme du voisinage, chez une vieille bonne femme qui connaissait parfaitement l’histoire du château et les événements qui s’y étaient passés. Un de ces événements était si intéressant et si singulier, que mon attention fut partagée entre le désir de dessiner les vieilles ruines, dans un tableau de paysage, et celui de reproduire, dans un tableau d’histoire, les récits que l’on m’avait faits. Voici mes notes sur cette histoire, » ajouta le pauvre Dick, en me donnant un paquet de papiers, barbouillés les uns avec un crayon, les autres avec une plume, et sur lesquels des croquis de caricatures, des esquisses de tourelles, de moulins, de vieux pignons et de bergeries, usurpaient la place réservée aux remarques écrites.

Je me mis cependant à déchiffrer du mieux que je pus la substance du manuscrit, et à lui donner la forme de l’histoire qu’on va lire. Pour suivre en partie, et non entièrement, l’avis de mon ami Tinto, j’ai tâché de rendre mon récit plutôt descriptif que dramatique. Toutefois, mon penchant favori m’a quelquefois entraîné, et mes personnages, comme bien d’autres dans ce monde bavard, parlent de temps en temps beaucoup plus qu’ils n’agissent.



CHAPITRE II.

la pompe funèbre.


Eh bien ! milords, notre triomphe n’est pas complet ; quoique nous ayons forcé nos ennemis à prendre la fuite, nous trouverons encore en eux de redoutables adversaires.
Shakspeare, seconde partie de Henri VI.


Sur la route conduisant à un vallon des montagnes qui dominent les plaines fertiles de Lothian oriental, existait autrefois un vaste château, dont on ne voit plus aujourd’hui que les ruines. Ses anciens propriétaires étaient de puissants et belliqueux barons, portant le nom de Ravenswood[15], qui était aussi celui du château. Leur famille remontait à une très-haute antiquité, et était alliée à celle des Douglas, des Hume, des Swinton, des Hay, et autres qui jouissaient d’une grande influence et d’une haute distinction dans le même comté. Leur histoire se mêlait souvent avec celle de l’Écosse même, dont les annales mentionnent leurs hauts faits. Le château de Ravenswood occupait et en quelque sorte commandait une gorge entre le comté de Berwick, ou le Merse, nom de la province de l’Écosse située au sud-est, et les deux comtés de Lothian. Cette position en faisait une place importante en temps de guerre étrangère ou de querelles intestines. Des sièges fréquents, soutenus avec opiniâtreté, illustrèrent ses propriétaires. Mais, comme toutes les choses de ce monde, cette maison eut ses révolutions ; elle déchut considérablement de sa splendeur vers le milieu du dix-septième siècle ; et, à l’époque de la catastrophe qui précipita du trône Jacques second, le dernier propriétaire du château de Ravenswood se vit forcé de vendre l’ancien manoir de sa famille et de se retirer dans une tour solitaire dont les murs étaient battus par les flots de la mer. Placée sur les côtes presque glacées qui s’étendent entre Saint-Abb’s-Head et le village d’Eyemouth, elle dominait sur l’océan germanique, fécond en tempêtes et peu fréquenté par les navigateurs. Sa nouvelle résidence, seul bien qui lui restât, était entourée de pâturages d’une nature et d’un aspect sauvages.

Lord Ravenswood, l’héritier de cette famille ruinée, n’avait pu plier son esprit à sa nouvelle position. Dans la guerre civile de 1689, il avait épousé le parti le plus faible, et quoiqu’il n’eût été condamné ni à perdre la vie, ni à voir ses biens confisqués, il avait été dépouillé de sa noblesse, son titre avait été aboli, et si on l’appelait encore lord Ravenswood, ce n’était que par courtoisie.

Si ce noble déchu n’avait pas hérité de la fortune de sa famille, il en avait conservé l’orgueil et l’esprit turbulent, et il avait voué une haine profonde à celui qu’il regardait comme l’auteur de la chute complète de sa maison. L’objet de cette haine était le nouveau propriétaire de Ravenswood et des domaines dont l’héritier de la maison s’était dépouillé. Il descendait d’une famille beaucoup moins ancienne que celle de lord Ravenswood, et qui n’avait acquis d’éclat et d’importance politique que pendant les longues guerres civiles. Lui-même, destiné au barreau dès sa jeunesse, avait occupé des places éminentes dans l’administration. Habile à profiter des troubles d’un état déchiré par des factions, et gouverné par une autorité déléguée, il avait trouvé moyen d’amasser des sommes considérables d’argent, dans un pays à peu près ruiné. Les richesses, dont il connaissait le prix, et qu’il savait augmenter, servaient à accroître son pouvoir et son influence.

De pareils talents et de semblables ressources le rendaient un antagoniste dangereux pour le bouillant et imprudent Ravenswood. L’on n’était point d’accord sur les motifs de l’inimitié que le baron nourrissait contre lui. Quelques personnes attribuaient ce ressentiment au caractère vindicatif et envieux de lord Ravenswood, qui ne pouvait se résigner à voir un autre devenu, quoique par suite d’une vente juste et légitime, propriétaire du domaine et du château de ses ancêtres. Mais la majeure partie du public, composée de gens portés à dire du mal du riche en son absence, comme à le flatter lorsqu’il est présent, avait une opinion moins favorable. On publiait que le lord Keeper, ou garde-des-sceaux, car c’est à cette dignité que sir William Ashton s’était élevé, avait, avant l’acquisition définitive du domaine de Ravenswood, fait des opérations pécuniaires considérables avec l’ancien propriétaire ; et, sans rien affirmer de positif, on calculait que les chances les plus favorables dans ces opérations compliqués avaient dû être plutôt en faveur du jurisconsulte de sang-froid et habile politique, que de l’homme emporté et imprudent qui, par les voies légales, était devenu sa victime.

Le caractère particulier de l’époque venait encore à l’appui de ces soupçons. « En ces jours là il n’y avait point de roi en Israël[16]. » Depuis que Jacques VI était parti pour aller prendre possession de la couronne plus riche et plus puissante d’Angleterre, il s’était formé des partis opposés dans l’aristocratie de l’Écosse, et les grands personnages exerçaient alternativement les pouvoirs de la souveraineté qu’ils étaient parvenus, par leurs intrigues, à se faire déléguer. Les maux résultant de ce système de gouvernement ressemblaient à ceux qui, en Irlande, affligent le tenancier d’un domaine dont le propriétaire ne réside point sur ses possessions. Il n’y avait point de pouvoir suprême, ayant de droit et de fait un intérêt commun avec la masse générale de la nation, et auquel celui qui était opprimé par un tyran subalterne pût en appeler, soit pour obtenir justice, soit pour demander grâce. Quelque indolent, quelque égoïste, quelque disposé aux mesures arbitraires que soit un monarque, néanmoins, dans un pays libre, ses propres intérêts sont évidemment liés à ceux de tous ses sujets. Les funestes conséquences qui résultent de l’abus de son autorité sont certaines et imminentes ; aussi la politique la plus ordinaire, le bon sens le plus simple, démontrent-ils la nécessité de faire une égale distribution de la justice, et d’établir le trône sur la droiture et l’équité. De là le soin apporté par les souverains qui même se sont rendus odieux par l’usurpation et la tyrannie, à l’administration de la justice au sein de leurs états, toutes les fois qu’elle ne pouvait affaiblir leur puissance ou contrarier leurs passions.

Il en est tout autrement lorsque les pouvoirs de la souveraineté sont délégués au chef d’une faction aristocratique, qui redoute la rivalité et l’ambition du chef d’un parti contraire. Le peu de temps qu’il a à jouir de sa puissance précaire doit être employé à récompenser ses partisans, à étendre son influence, à opprimer et à écraser ses adversaires. Abou-Hassan lui-même[17], le plus désintéressé de tous les vice-rois, n’oublia pas, pendant son califat d’un jour, d’envoyer à sa propre maison une douceur de mille pièces d’or, et les chefs du gouvernement écossais de ce temps, élevés au pouvoir par une faction triomphante, ne manquèrent pas d’adopter les mêmes moyens pour récompenser leurs adhérents.

L’administration de la justice, surtout, était empreinte de la partialité la plus révoltante. À peine se présentait-il une cause un peu importante, dans laquelle il n’y eût quelque motif de croire que les juges s’étaient laissé influencer par l’une des parties ; leur corruption était si avérée, que l’adage : « Montre-moi l’homme et je te montrerai la loi » fut aussi généralement connu et cité qu’il était scandaleux. Un acte de corruption conduisait à un autre encore plus odieux. Le juge qui, dans une circonstance, usait de son autorité sacrée pour favoriser un ami, ou pour nuire à un ennemi, et dont les décisions étaient dictées par des considérations de politique ou de parenté, ne pouvait être supposé inaccessible à des motifs directement personnels, et on n’avait que trop souvent des raisons de soupçonner que l’or du riche avait triomphé d’un adversaire n’ayant pour lui que sa bonne cause. Les ministres subalternes de la loi cédaient facilement à la corruption. Des pièces d’argenterie, des sacs d’argent étaient envoyés en présent aux gens du roi, pour influencer leur conduite, et roulaient pour ainsi dire, chez eux, dit un auteur contemporain, sans qu’ils y missent le moindre mystère.

En des temps pareils, ce n’était pas beaucoup manquer de charité que de supposer que l’homme d’état, familier avec la marche des cours de justice, et membre puissant d’une cabale triomphante, pourrait trouver et employer les moyens de l’emporter sur son adversaire moins habile et moins favorisé ; et si l’on avait supposé que la conscience de sir William Asthon était trop timorée pour lui permettre de profiter de ces avantages, on aurait toujours cru que son ambition et le désir d’augmenter sa fortune trouvaient aussi un fort stimulant dans les exhortations de son épouse que Macbeth en trouva autrefois dans les encouragements de la sienne à atteindre le but de ses vœux.

Lady Ashton, d’une famille plus distinguée que celle de son époux, se prévalait de cet avantage pour maintenir et augmenter l’influence de son mari sur les autres, et, à moins qu’on ne l’eût grandement calomniée, la sienne sur lui-même. Elle avait été belle, et son port était encore majestueux et plein de dignité. Douée de grands moyens et de vives passions, l’expérience lui avait appris à employer les uns, et à dissimuler, sinon à modérer, les autres. Elle était stricte et sévère observatrice des formes extérieures du moins, de la religion ; son hospitalité était splendide jusqu’à l’ostentation ; son ton et ses manières, conformément à la règle générale suivie en Écosse à cette époque, étaient graves et scrupuleusement soumis aux règles de l’étiquette. Sa réputation avait toujours été à l’abri du souffle de la calomnie. Ces qualités, propres à inspirer le respect, ne lui avaient cependant point concilié l’affection. L’intérêt…, celui de sa famille, sinon le sien, paraissait trop évidemment être le ressort de ses actions, et lorsqu’il s’en aperçoit, le public, juge sévère et caustique, ne souffre pas facilement qu’on lui impose par un extérieur emprunté. On avait acquis la certitude que, dans ses politesses et ses compliments les plus agréables, lady Ashton ne perdait pas plus son objet de vue que le faucon, dans le cercle qu’il décrit au haut des airs, ne détourne ses yeux perçants de la proie sur laquelle il se propose de fondre. Aussi ses égaux n’acceptaient-ils qu’avec méfiance ses démonstrations d’amitié. Ses inférieurs lui témoignaient une sorte de crainte, qu’elle faisait servir à ses vues : car ce sentiment, incompatible avec l’estime et l’amitié, lui assurait une complaisance servile pour ses désirs et une obéissance implicite à ses ordres.

Son mari même, sur les succès duquel ses talents et son adresse avait eu une si grande influence, la regardait avec un respect mêlé de crainte plutôt qu’avec un attachement plein de confiance, et l’on prétend qu’il y avait des moments où il croyait sa grandeur bien chèrement achetée au prix de son esclavage domestique. Au reste, quelque fondés que pussent être les soupçons à cet égard, on ne pouvait en acquérir que bien peu de certitude ; lady Ashton était aussi jalouse de son honneur que du sien, et savait combien cet honneur serait compromis aux yeux du public si l’on s’apercevait qu’il fût l’esclave de sa femme. Dans toutes ses conversations, elle citait l’opinion de son mari comme infaillible ; elle en appelait à son goût ; elle l’écoutait avec cet air de déférence qu’une épouse soumise paraissait devoir à un époux du rang et du caractère de sir William Ashton. Mais ces apparences n’étaient que trompeuses, et aux yeux de ceux qui observaient ce couple avec une attention étudiée, et peut-être avec malignité, il paraissait évident que lady Ashton, d’un caractère plus hautain et plus ferme, fière d’une plus haute naissance, et possédant des vues plus décidées d’agrandissement, regardait son mari avec un certain mépris, tandis que celui-ci ressentait pour elle plutôt une crainte jalouse que de l’amour et de l’admiration.

Cependant, le but principal de sir William et de lady Ashton était le même, et ils ne manquaient jamais d’agir de concert, quoique sans cordialité, et de se témoigner extérieurement l’un à l’autre ces égards indispensables entre époux pour s’assurer la considération publique.

De plusieurs enfants qu’ils avaient eus, il ne leur en restait que trois. L’aîné voyageait sur le continent ; le second était une fille de dix-sept ans, et le troisième un garçon plus jeune d’environ trois ans, qui résidait avec ses parents à Édimbourg, pendant les sessions du parlement d’Écosse et du conseil privé, et le reste de l’année dans le vieux château gothique de Ravenswood, auquel le lord Keeper avait ajouté plusieurs bâtiments dans le style d’architecture du dix-septième siècle.

Allan, lord Ravenswood, le dernier propriétaire de cet ancien manoir et des vastes domaines qui en dépendaient, continua pendant quelque temps à guerroyer inutilement contre son successeur, au sujet de divers points litigieux occasionnés par leurs anciennes transactions. Ils furent successivement décidés en faveur de son riche et puissant compétiteur. Enfin la mort de Ravenswood vint terminer tous ces différends. Le fil de sa vie, qui depuis long-temps était devenu de plus en plus faible, se rompit dans un violent accès de fureur impuissante dont il fut assailli en recevant la nouvelle de la perte d’un procès, plus fondé peut-être sur l’équité que sur les lois, et qu’il avait soutenu contre son redoutable antagoniste. Son fils reçut ses derniers adieux, et entendit les imprécations qu’il prononça contre son adversaire, comme si elles lui eussent transmis un legs de vengeance. D’autres circonstances vinrent encore irriter une passion qui était encore le vice dominant du caractère écossais.

Ce fut dans une matinée du mois de novembre, tandis que les rochers qui dominaient sur l’Océan étaient couverts d’un brouillard épais et disposant à la tristesse, que les portes de l’antique tour à demi ruinée, dans laquelle lord Ravenswood avait passé les dernières années d’une vie agitée, s’ouvrirent pour laisser sortir ses dépouilles mortelles que l’on portait à une demeure encore plus triste et plus solitaire. La pompe à laquelle le défunt avait été étranger depuis bien des années reparut au moment où il allait être oublié pour jamais.

Un grand nombre de bannières, portant les diverses devises et armoiries de cette ancienne famille et de celles qui lui étaient alliées, se déployaient successivement en procession funèbre, dans le trajet du passage voûté de la cour. La principale noblesse du pays s’y était rendue en grand deuil ; les Cavaliers, modérant les pas de leurs chevaux, avançaient avec la solennité convenable à la circonstance. Des trompettes couvertes de crêpe noir faisaient entendre leurs sons lents et lugubres pour régler la marche du cortège. Une foule immense d’habitants de la classe inférieure et une suite de serviteurs formaient l’arrière-garde, qui n’était pas encore sortie des portes de la tour, lorsque ceux qui étaient à la tête arrivèrent à la chapelle où le corps devait être déposé.

Contre l’usage, et même contre la disposition de la loi à cette époque, le corps fut reçu par un prêtre de la communion anglicane, revêtu de son surplis, et prêt à réciter l’office des morts suivant le rit de son église. Lord Ravenswood en avait exprimé le désir dans sa dernière maladie, et les torys, ou les cavaliers, comme ils affectaient de s’appeler, faction dont la plupart de ses alliés faisaient partie, s’étaient volontiers conformés à ce désir. La cour de l’official de l’église presbytérienne, regardant cette cérémonie comme une insulte à son autorité, avait obtenu du lord garde des sceaux l’ordre de la défendre : en sorte que, lorsque l’ecclésiastique eut ouvert son livre, un officier de justice, soutenu de quelques hommes armés, lui imposa silence au nom de la loi. Cette injure enflamma d’indignation toute l’assemblée, mais surtout le fils unique du défunt, Edgard, que l’on nommait communément le Maître[18] de Ravenswood, jeune homme âgé d’environ vingt ans. Il porta la main à son épée ; il avertit l’officier de ne pas s’exposer au danger d’une seconde interruption, et commanda au prêtre de remplir ses fonctions. L’officier voulut employer la force pour se faire obéir ; mais comme une centaine d’épées brillèrent tout à coup à ses yeux, il se contenta de protester contre la violence qui lui était faite dans l’exercice de ses fonctions, et se tint à l’écart, sombre et farouche spectateur de la cérémonie. Ses murmures comprimés semblaient dire : « Vous maudirez le jour où vous m’avez ainsi interrompu dans mes fonctions. »

La scène était digne du pinceau d’un artiste. Sous les voûtes mêmes du palais de la mort, le prêtre, effrayé de la scène qui venait d’avoir lieu, et tremblant pour sa propre sûreté, récitait à la hâte et à contre-cœur les prières solennelles de l’Église, disant à l’orgueil abattu, à la postérité déchue : « Tout n’est que cendre, tout n’est que poussière. » Autour de lui étaient rangés les parents du défunt, montrant sur leurs visages plus de rage que de douleur, et leurs épées nues qu’ils brandissaient formaient un contraste terrible avec leurs vêtements de deuil. Dans les traits du jeune homme seul, le ressentiment paraissait pour le moment céder au profond chagrin avec lequel il voyait son meilleur et presque son unique ami descendre dans le tombeau de ses ancêtres. Un de ses parents remarqua une pâleur mortelle qui se répandait sur son visage, lorsqu’à la fin du service funèbre il lui fallut, comme chef du convoi, remplir le triste devoir de marcher en avant de la bière près d’être descendue dans le caveau, où les cercueils dégradés n’offraient plus que les lambeaux de leurs enveloppes de velours et les débris de leurs plaques d’argent, et dont le nouvel habitant devait partager l’état de corruption de ceux qui l’y avaient précédé. Ce parent s’approcha du jeune homme, et lui offrit son assistance ; par un geste muet Edgard Ravenswood le refusa, et remplit avec fermeté cette douloureuse et dernière fonction. La pierre du caveau fut scellée, la porte de cette partie de l’église fermée, et la clef massive remise au jeune homme.

Comme la foule des assistants quittait la chapelle, il s’arrêta sur les marches qui conduisaient au sanctuaire gothique : « Messieurs et amis, dit-il, vous avez rendu aujourd’hui avec solennité les derniers devoirs au défunt. Les honneurs funèbres, que dans d’autres pays on regarde comme religieusement dus au citoyen le plus obscur, auraient été refusés en ce jour à un allié de vos familles, appartenant à une des premières maisons d’Écosse, si votre courage ne les lui eût assurés. D’autres ensevelissent leurs morts dans la douleur et dans les larmes, dans le silence et le respect ; nos rites funéraires ont été interrompus par l’intrusion d’huissiers et d’hommes armés. Une juste indignation a remplacé la douleur que nous fait éprouver la perte de notre ami. Mais je ne sais de quelle main est parti le trait qui a été dirigé contre nous. Il n’y a que celui qui a creusé la tombe qui ait pu avoir la lâcheté de troubler les obsèques. Que le ciel permette qu’il m’en arrive autant, ou même pis, si je ne me venge pas sur cet homme et sur sa maison de la ruine et du déshonneur qu’il a attirés sur moi et sur les miens ! »

Une grande partie de l’assemblée applaudit à ce discours, comme étant la vive expression d’un juste ressentiment ; mais les esprits plus réfléchis regrettèrent que ce discours eût été prononcé. La position de l’héritier de Ravenswood était loin de le mettre en état de braver l’accroissement d’hostilité qu’ils pensaient que ce sentiment de vengeance aussi ouvertement exprimé ne pouvait manquer de provoquer de la part de son ennemi. Les événements ne justifièrent cependant pas leurs appréhensions, du moins dans les conséquences immédiates de cette affaire.

Le cortège, suivant une coutume qui n’a été que récemment abolie en Écosse, retourna à la tour s’abreuver largement en l’honneur du défunt, faire retentir la maison de douleur des cris de la joie et de la débauche, et diminuer par les énormes dépenses d’une fête splendide le modique revenu de l’héritier de celui dont on célébrait les funérailles d’une manière si étrange. Mais tel était l’usage, et dans cette occasion il fut complètement observé. Le vin coula à grands flots sur la table ; la populace réunie dans la cour, les fermiers et gens de cette classe dans la cuisine et dans l’office, firent honneur à la libéralité du jeune Ravenswood, et deux années du revenu des propriétés qui lui restaient suffirent à peine pour payer les frais de cette orgie funéraire. Le vin produisit son effet sur tous les convives, à l’exception du Maître de Ravenswood, titre qu’il conservait toujours, malgré la forfaiture encourue par son père. En faisant circuler à la ronde la coupe qu’il ne goûtait pas lui-même, il entendit bientôt mille imprécations prononcées contre le lord garde des sceaux et mille ardentes protestations d’attachement pour lui-même et pour l’honneur de sa maison. Il écouta d’un air sombre et pensif ces transports d’enthousiasme, qu’il regardait avec raison comme devant s’évanouir avec les bulles colorées produites au bord du verre par les liqueurs spiritueuses, ou du moins avec les vapeurs que son contenu faisait monter dans le cerveau de ceux qui entouraient la table du festin.

Lorsque le dernier flacon eut été vidé, les convives firent les adieux, accompagnés de vives protestations qui devaient être oubliées le lendemain, si même ceux qui les prodiguaient ne jugeaient pas nécessaire pour leur propre sûreté d’en donner une rétractation plus solennelle.

Recevant leurs adieux avec un air de mépris qu’il avait de la peine à déguiser, Ravenswood vit enfin sa misérable habitation débarrassée de cette multitude d’hôtes bruyants, et rentra dans la salle maintenant abandonnée. Elle lui parut doublement déserte par le silence qui avait succédé au bruit dont elle venait d’être remplie. Mais elle se peupla bientôt de fantômes que le jeune héritier conjurait devant lui : l’honneur de sa maison terni ; son rang perdu par la dégradation ; ses propres espérances évanouies, et surtout le triomphe de la famille qui avait ruiné la sienne. Pour un esprit naturellement sérieux, c’était un vaste champ de méditations, et celles du jeune Ravenswood furent profondes et faites sans témoins.

Le paysan qui montre les ruines de la tour couronnant encore le rocher dont la base est battue par les vagues constamment agitées de la mer, quoiqu’elles ne soient plus habitées que par la mouette et le cormoran, affirme encore que, pendant cette nuit fatale, le Maître de Ravenswood, par les amères imprécations de son désespoir, évoqua quelque démon malfaisant dont l’influence pernicieuse présida au tissu des événements de sa vie. Hélas ! quel démon peut inspirer des desseins plus funestes que ceux que nous formons sous l’influence de nos passions, lorsque nous nous livrons aveuglément à leur violence.






CHAPITRE III.

portraits.


À Dieu ne plaise alors, dit le roi, que tu doives tirer sur moi !
William Bell, Clim o’ the Cleugh.


Dans la matinée du jour qui suivit celui des funérailles, l’officier de justice dont l’autorité avait été insuffisante pour interrompre les funérailles du feu lord Ravenswood, s’empressa d’informer le lord garde des sceaux des causes qui l’avaient empêché d’exécuter son ordre.

L’homme d’état était assis dans une vaste bibliothèque, autrefois salle de banquet du vieux château de Ravenswood, comme le prouvaient les armoiries que l’on voyait encore sur le plafond sculpté et fait de bois de châtaignier d’Espagne. Elles étaient également peintes sur les vitraux de la croisée. Le soleil dardait au travers ses rayons un peu affaiblis par les couleurs, et venait éclairer les longues rangées de tablettes, qui fléchissaient sous le poids des commentaires sur les lois et des histoires écrites par les moines. C’était alors la partie la plus essentielle et la plus estimée de la bibliothèque d’un historien écossais. Sur la lourde table de bois de chêne, ainsi que sur le pupitre, était un amas confus de lettres, de pétitions et de parchemins, dont l’examen faisait tout à la fois le charme et le tourment de la vie de sir William Ashton. Il avait l’air grave et même noble, tel que devait le paraître celui d’un homme qui occupait un poste élevé dans l’état. Mais ce n’était qu’après avoir eu pendant long-temps des rapports intimes avec lui sur des objets d’un intérêt pressant et personnel, qu’un étranger pouvait découvrir qu’il était vacillant et peu stable dans ses résolutions. Cette faiblesse de caractère provenait d’un excès de prudence et de timidité. Néanmoins, connaissant jusqu’à quel point elle influait sur son esprit, il cherchait par tous les moyens possibles, et autant par orgueil que par politique, à la dérober aux regards des autres.

Il écouta avec l’air du plus grand sang-froid le récit exagéré du tumulte qui avait eu lieu aux funérailles, du mépris que l’on avait montré de son autorité et de celle de l’Église et de l’État ; il ne parut même pas ému en entendant le rapport fidèle des expressions injurieuses et menaçantes dont s’étaient servis le jeune Ravenswood et quelques autres, et qui étaient évidemment dirigées contre lui. Il écouta aussi tranquillement ce qu’avait pu recueillir cet officier, qui dénaturait les faits et aggravait les circonstances relatives aux toasts portés et aux menaces proférées pendant le repas qui avait suivi les funérailles. Néanmoins il prit une note exacte de tous les détails, écrivit les noms des personnes qui, au besoin, pourraient être appelées pour attester la vérité d’une accusation fondée sur des procédés aussi violents, puis il renvoya le délateur, bien sûr qu’il était dès lors maître du reste de la fortune du jeune Ravenswood, et même de sa liberté personnelle.

Lorsque la porte fut refermée, le lord garde des sceaux resta un moment plongé dans une profonde méditation ; puis, se levant tout à coup, il se mit à marcher à grands pas dans l’appartement, comme un homme qui est sur le point de prendre une résolution soudaine et importante. « Le jeune Ravenswood, murmura-t-il tout bas, est maintenant à moi ; il est ma propriété ; il s’est placé sous ma main, et il pliera, ou rompra. Je n’ai pas oublié l’opiniâtreté soutenue, et même brutale, avec laquelle son père m’a contesté chaque point, depuis le premier jusqu’au dernier, a résisté à toutes les tentatives que j’ai faites pour en venir à un compromis, et a cherché à ternir ma réputation lorsqu’il a vu qu’il ne pouvait me disputer mes droits. Cet enfant qu’il a laissé après lui, cet Edgar, cette tête chaude, cet écervelé, a fait naufrage avant d’être sorti du port. Il faut empêcher qu’il ne profite de quelque retour de marée pour remettre sa barque à flot. Toutes ces notes, mises d’une manière convenable sous les yeux du conseil privé, ne peuvent manquer de faire regarder cette affaire comme une révolte, accompagnée de circonstances graves, dans laquelle la dignité des chefs civils et ecclésiastiques se trouve compromise. On pourrait le condamner à une forte amende ; un ordre de détention au château d’Édimbourg ou à celui de Blacknes pourrait aussi être obtenu ; il y aurait lieu aussi à une accusation de haute trahison, motivée sur plusieurs expressions. À Dieu ne plaise cependant que je porte les choses aussi loin ! Non, je n’en ferai rien ; je n’attenterai pas à sa vie, quand même il serait en mon pouvoir… Et cependant, s’il vit, et que les circonstances viennent à changer, à quoi devrai-je m’attendre ? à une restitution, à une vengeance peut-être. Je sais qu’Athol avait promis son appui au vieux Ravenswood, et voilà son fils qui s’agite déjà, et qui, par son influence, digne seulement de mépris, organise une faction. Quel instrument, tout prêt à être employé, pour ceux qui épient l’instant du renversement de notre administration ! »

Tandis que ces pensées agitaient l’esprit de l’astucieux homme d’état et qu’il cherchait à se persuader que son intérêt et la sûreté aussi bien que l’intérêt et la sûreté de ses amis et de son parti, dépendaient de la promptitude avec laquelle il profiterait de l’occasion qui se présentait pour perdre le jeune Ravenswood, le lord garde des sceaux se mit à son bureau et s’occupa à rédiger, pour être lu au conseil privé, un rapport des désordres qui, au mépris de son autorité, avaient eu lieu aux funérailles de lord Ravenswood. Il savait que les noms de la plupart des acteurs de cette scène, aussi bien que la scène elle-même, disposeraient défavorablement ses collègues, et serviraient probablement à les déterminer à faire, sinon un exemple du jeune Ravenswood, au moins à l’effrayer.

Il y avait cependant ici un point fort délicat, c’était de choisir des expressions d’après lesquelles on pût reconnaître la culpabilité, sans voir une accusation directe, ce qui, de la part de sir William Ashton, ancien antagoniste du père d’Edgar, n’aurait pu que paraître suspect et odieux. Tandis qu’il était occupé à sa rédaction, cherchant avec soin les termes les plus propres à désigner Edgar Ravenswood comme la cause du tumulte, sans l’en accuser positivement, sir William, dans un moment de réflexion, leva par hasard la tête, et aperçut les armoiries de la famille contre l’héritier de laquelle il aiguisait en ce moment le fer de ses flèches et préparait les filets de la loi, sculptées sur l’une des corbeilles au plafond voûté de l’appartement. C’était une tête de taureau noir, avec la devise : J’attends le moment ; et la circonstance qui les avait fait adopter se rapportait d’une manière bien remarquable avec l’objet de ses méditations actuelles.

On disait, d’après une tradition constante, qu’un certain Malisius de Ravenswood avait, au treizième siècle, été dépouillé de son château et de ses domaines par un usurpateur puissant, qui avait joui pendant quelque temps du fruit de ses rapines. Enfin, un jour qu’un splendide banquet devait avoir lieu, Ravenswood, qui avait épié l’occasion, s’introduisit dans le château avec une troupe d’amis fidèles. Les convives étaient impatients de voir servir le banquet, et le maître temporaire du château le demandait à grands cris. Ravenswood, qui, dans cette occasion, s’était déguisé sous le costume d’un écuyer tranchant, répondit, en le regardant d’un air sévère : « J’attends le moment, » et au même instant une tête de taureau, ancien symbole de la mort, fut posée sur la table. Au signal donné, la conspiration éclata, et l’usurpateur et ses adhérents furent mis à mort. Il y avait peut-être dans cette histoire, encore connue et souvent rapportée, quelque chose qui parlait directement à l’âme et à la conscience du lord garde des sceaux ; car, mettant de côté le papier sur lequel il avait commencé son rapport, et serrant soigneusement les notes qu’il avait prises, il les renferma sous clef dans une armoire placée près de lui, et se prépara à sortir, comme dans le dessein de recueillir ses idées et de réfléchir plus mûrement sur les conséquences de la démarche qu’il allait faire, avant qu’elles devinssent inévitables.

En traversant une grande antichambre gothique, sir William Ashton entendit le son du luth de sa fille. La musique, lorsque ceux qui l’exécutent sont cachés, nous cause un plaisir mêlé de surprise, et nous rappelle le concert naturel des oiseaux cachés sous le feuillage d’un bosquet. L’homme d’état, quoique peu accoutumé à ouvrir son âme à de douces émotions, était cependant homme et père. Il s’arrêta donc et écouta les sons argentins de la voix de Lucy Ashton qui chanta, en s’accompagnant de son luth, un ancien air sur lequel on avait composé le couplet suivant :

« De la beauté n’observe point les charmes ;
Laisse les rois prendre sans loi les armes ;

Ne goûte point le nectar pétillant ;
Reste muet lorsque le peuple entend ;
Ferme l’oreille à la voix qui résonne ;
Ne touche pas à l’or qui brille et sonne ;
Œil, cœur et main, que tout soit vide : alors
Gai tu vivras, et mourras sans remords. »

La musique cessa, et le lord garde des sceaux entra dans l’appartement de sa fille.

Les paroles qu’elle avait choisies semblaient particulièrement adaptées à son caractère ; car les traits de Lucy Ashton, beaux, mais enfantins, exprimaient la paix et la sérénité de l’âme, et l’éloignement des vains plaisirs du monde. Ses cheveux, d’une couleur d’or rembrunie, se divisaient sur un front d’une blancheur éclatante, comme un rayon pâle et affaibli du soleil sur une colline couverte de neige. Sa physionomie, empreinte de la bonté, de la douceur, de la timidité, de toute l’amabilité de la femme, semblait plutôt se dérober au moindre regard même accidentel d’un étranger, que rechercher son admiration. Elle avait quelque rapport avec les madones de Raphaël : peut-être était-ce le résultat d’une santé délicate et de sa résidence au milieu d’une famille composée de personnes ayant un caractère plus altier, plus actif et plus ferme que le sien.

Cependant ce naturel passif ne provenait nullement d’une âme indifférente ou insensible. Abandonnée à l’impulsion de ses goûts et de ses sentiments, Lucy Ashton était particulièrement susceptible de se laisser affecter par tout ce qui tenait un peu du romanesque. Elle avait un secret plaisir à lire ces vieilles légendes remplies d’ardents dévouements, d’affections inaltérables, entremêlées, comme elles le sont si souvent, d’aventures étranges et d’horreurs effrayantes. C’était là son royaume favori de féerie ; c’était là qu’elle bâtissait ses palais aériens ; mais elle ne se livrait qu’en secret à ces douces illusions ; dans la retraite de son appartement, ou dans le silence du bosquet qu’elle avait choisi pour elle-même et auquel elle avait donné son nom, son imagination distribuait les prix des tournois, animait de ses regards les valeureux combattants ; ou bien elle errait dans le désert avec Una, ou s’identifiait avec la simple mais noble Miranda, dans l’île des merveilles et des enchantements.

Mais, dans ses rapports extérieurs avec les choses de ce monde, Lucy cédait facilement à l’impulsion des personnes qui l’entouraient. L’alternative lui était en général trop indifférente pour qu’elle se sentît le moindre désir de résister, et elle aimait à trouver dans l’opinion de ses parents un motif de décision qu’elle aurait peut-être cherché en vain dans sa propre conviction. Chacun de mes lecteurs peut avoir remarqué dans une famille de sa connaissance quelque individu d’un naturel doux et facile, qui, se trouvant parmi d’autres individus d’un caractère plus ferme et plus ardent, se laisse entraîner par la volonté des autres, sans être plus capable de résister que ne l’est la fleur que l’on vient de jeter au courant d’un fleuve. Il arrive ordinairement que ce caractère docile et complaisant qui, sans le moindre murmure, se laisse guider par les autres, devient l’objet favori de ceux aux désirs desquels il sacrifie les siens sans effort et sans regret.

Telle était absolument la position de Lucy Ashton. Son père, malgré sa politique, sa circonspection et ses vues mondaines, sentait pour elle une affection qui lui faisait quelquefois éprouver, comme par surprise, une émotion peu commune. Son frère aîné, qui suivait la carrière de l’ambition avec des dispositions encore plus altières que celles de son père, avait aussi des sentiments plus tendres. Quoique militaire, quoique vivant dans un siècle dépravé, il préférait sa sœur Lucy, même aux plaisirs, aux espérances d’avancement, aux distinctions. Son plus jeune frère dans un âge où son esprit n’était encore occupé que de bagatelles, la prenait pour confidente de toutes ses joies, de toutes ses inquiétudes, de ses succès à la chasse, à la pêche, et autres divertissements de la campagne, et de ses querelles avec son précepteur et ses maîtres. Lucy écoutait avec une aimable complaisance tous ces détails, quelque insignifiants qu’ils fussent. Ils agitaient, ils intéressaient Henri, c’en était assez pour qu’elle lui donnât cette preuve d’amitié.

Sa mère seule n’avait point pour Lucy cette même prédilection marquée que ressentait le reste de la famille. Elle regardait ce qu’elle appelait un manque d’énergie dans le caractère de sa fille, comme une preuve que le sang plus plébéien de son père dominait dans les veines de sa fille, et avait coutume de la nommer, par dérision, sa Bergère de Lammermoor. Avoir de l’éloignement pour un être aussi innocent et aussi doux, c’était une chose impossible ; mais Lady Ashton préférait son fils aîné, qui avait hérité en grande partie de son caractère ambitieux et intrépide, à une fille chez laquelle la douceur naturelle semblait être alliée à la faiblesse d’esprit. Sa préférence pour lui était d’autant plus grande, que, contre l’usage des grandes familles d’Écosse, on lui avait donné le nom du chef de la maison maternelle.

« Mon Sholto, disait-elle, conservera sans tache l’honneur de la maison de sa mère, et il élèvera et il soutiendra celle de son père. La pauvre Lucy n’est pas faite pour les cours ni pour les salons. Il faut qu’elle épouse quelque laird campagnard, assez riche pour lui procurer toutes ses aisances, sans aucun effort de sa part, et sans qu’elle ait une larme à verser, excepté par la tendre appréhension qu’il ne se rompe le cou en chassant au renard. Ce n’est pas ainsi cependant que notre maison s’est élevée, et ce n’est pas ainsi qu’elle peut se fortifier et acquérir de plus hautes distinctions. La dignité de lord garde des sceaux est encore toute nouvelle pour sir William, il faut la soutenir comme si nous étions habitués à son poids, en montrant que nous sommes dignes de ce haut rang et disposés à en réclamer et à en maintenir les prérogatives. Devant les anciennes autorités les hommes se courbent par une déférence héréditaire et habituelle ; en notre présence ils se tiendront debout et la tête haute, à moins qu’ils ne soient contraints à se prosterner. Une fille qui n’est bonne que pour vivre dans une bergerie ou dans un cloître n’est guère propre à commander un respect qui n’est rendu qu’avec répugnance ; et puisque le ciel nous a refusé un troisième garçon, Lucy aurait dû avoir reçu un caractère propre à le remplacer. Heureux le moment qui disposera de sa main en faveur d’un homme doué de plus d’énergie qu’elle, ou dont l’ambition sera aussi facile à satisfaire ! »

Ainsi raisonnait une mère pour qui les qualités du cœur de ses enfants, aussi bien que la perspective de leur bonheur domestique, était peu de chose en comparaison de la grandeur et du rang auquel ils pouvaient s’élever dans le monde. Mais, comme plus d’un père et d’une mère d’un caractère ardent et impétueux, elle se trompait dans le jugement qu’elle portait des sentiments de sa fille. Sous l’apparence d’une indifférence extrême, Lucy nourrissait le germe de ces grandes passions qui croissent quelquefois en une nuit, comme la courge du prophète, et qui étonnent l’observateur par leur ardeur et leur intensité inattendues. Dans le fait, si les sentiments de Lucy paraissaient froids et inertes, c’est qu’aucune circonstance ne s’était présentée qui pût les intéresser et les exciter.. Jusqu’ici le cours de sa vie avait été doux et uniforme ; heureuse si cette surface unie du courant n’eût pas ressemblé à celle d’un fleuve qui coule tranquillement en s’approchant de la cataracte !

« Eh bien, Lucy, » lui dit son père, en entrant dès que la chanson fut achevée, « est-ce que votre philosophe poète vous enseigne à mépriser le monde avant que vous le connaissiez ? Il me semble que c’est un peu prématuré : ou bien parliez-vous comme les jeunes filles qui doivent toujours affecter du mépris pour les plaisirs de la vie, jusqu’à ce qu’un galant chevalier ait l’adresse de les déterminer à les partager ? »

Lucy rougit, repoussa toute induction que l’on pouvait tirer du choix de cette chanson relativement à ses propres sentiments, et quitta aussitôt son instrument pour se conformer à la demande que lui faisait son père de venir à la promenade avec lui.

Un grand parc bien boisé, ou plutôt un terrain disposé pour la chasse, s’étendait le long de la colline derrière le château, qui, occupant comme nous l’avons dit, un passage conduisant à une haute plaine, semblait avoir été bâti dans la gorge même pour défendre l’approche de la forêt qui s’élevait majestueusement derrière ce défilé. C’était vers ce lieu romantique que le père et la fille, se tenant par le bras, s’avançaient dans une superbe avenue d’ormes, dont les branches supérieures s’entrelaçaient en berceau voûté, sous lequel on voyait errer des groupes de bêtes fauves. Comme ils se promenaient paisiblement, admirant les divers points de vue et les beautés de la nature, pour lesquelles sir William Asthon, malgré le genre de ses occupations habituelles, avait beaucoup de goût et presque de l’enthousiasme, ils furent joints par le garde forestier ou gardien du parc ; tout entier à sa chasse, l’arc au côté, et son enfant menant un chien en laisse, il s’avançait dans l’intérieur de la forêt.

« Tu vas nous tuer une pièce de venaison, n’est-ce pas, Norman ? » lui dit son maître en lui rendant son salut.

« C’est vrai, Votre Honneur, c’est ce que je vais faire, répondit-il. Désirez-vous voir la chasse ? — Non, non, » dit sir William, après avoir jeté un regard sur sa fille, qui pâlit à l’idée de voir tuer un daim, bien que, si son père eût cependant consenti au désir du garde, il est probable qu’elle n’aurait pas laissé entrevoir la moindre répugnance.

Le garde haussa les épaules. « C’est bien décourageant, dit-il, quand aucun des maîtres ne vient honorer notre divertissement de sa présence. M. Sholto ne tardera peut-être pas à revenir ; car pour M. Henri, on le tient sévèrement à son ennuyeux latin, quoiqu’il ne demande pas mieux de parcourir la forêt depuis le matin jusqu’au soir ; c’est absolument un garçon perdu, et on n’en fera jamais un homme. Il n’en était pas ainsi, d’après ce que j’ai entendu dire dans le temps de lord Ravenswood ; lorsqu’il s’agissait de tuer un daim, toute la famille accourait pour jouir du spectacle, et lorsque l’animal était abattu, le couteau était toujours présenté au chevalier, qui ne donnait jamais moins d’un dollar pour récompenser l’honneur qu’on lui faisait. Nous avons, continua-t-il, Edgar Ravenswood, qu’on appelle maintenant le maître de Ravenswood ; lorsqu’il va dans la forêt, il égale les meilleurs chasseurs du temps de Tristrem ; lorsque sir Edgar a tiré sa flèche, il faut que le daim tombe. Mais, de ce côté-ci de la montagne, on n’entend plus rien à la chasse. »

Il y avait dans cette harangue beaucoup de choses qui blessaient singulièrement l’amour-propre de lord Keeper. Il ne put s’empêcher de remarquer que cet homme, qui était son domestique, le méprisait presque ouvertement, parce qu’il n’avait pas pour la chasse ce goût qui, à cette époque, était regardé comme une qualité naturelle et indispensable à tout vrai gentilhomme. Mais le maître de la chasse ou le garde forestier était dans tous les châteaux un homme de grande importance et avait essentiellement son franc-parler. Aussi sir William se contenta-t-il de sourire, et de répondre qu’il avait ce jour-là à penser à toute autre chose qu’à tuer des daims ; en même temps il tira sa bourse et donna au garde un dollar en forme d’encouragement. Ce dernier le reçut du même air que le garçon d’un hôtel à la mode reçoit d’un Provincial le double de la gratification qui lui revient, c’est-à-dire avec un sourire dans lequel le plaisir que lui cause le présent est mêlé de mépris pour celui qui le fait. « Votre Honneur est un mauvais caissier, dit-il, qui paie avant que la besogne soit terminée. Que feriez-vous si je manquais le daim, maintenant que vous m’avez donné ma gratification ? — Je m’imagine, » dit le lord Keeper en souriant, « que vous ne comprendriez guère ce que je voudrais dire en vous parlant de conditio indebiti[19]. — Non, sur mon âme, répliqua le garde ; probablement quelque phrase de loi ; mais contre qui n’a rien, le roi… Votre Honneur connaît le reste. Mais avec tout cela, je veux être juste envers vous ; à moins que mon arc et mon chien ne me manquent, vous aurez une pièce de venaison qui aura deux travers de doigt de graisse sur le bréchet. »

Tandis qu’il s’éloignait, son maître le rappela, et lui demanda, comme par hasard, si le Maître de Ravenswood était effectivement aussi brave et aussi bon tireur qu’on le disait.

« Brave ? oh oui, brave ! je vous en réponds, dit Norman. J’étais au bois de Tyningham, un jour que plusieurs cavaliers chassaient avec milord ; il y avait un cerf, qui, après avoir été mis aux abois, nous força tous à nous tenir éloignés ; superbe animal, bois magnifique, vieux cerf dix cors, front aussi large que celui d’un taureau. Il se précipite à l’improviste sur le vieux lord, et la pairie eût perdu là un de ses membres, si le Maître ne se fût pas jeté promptement en avant, et ne lui eût coupé les jarrets avec son coutelas. Il n’avait encore que seize ans, que Dieu le bénisse ! — Mais est-il aussi adroit avec son fusil qu’avec son couteau ? demanda sir William. — À quatre-vingts verges de distance, répondit-il, il enlèvera ce dollar que vous voyez entre mon pouce et mon index, et je le tiendrai moi-même pour un marc d’or. Que peut-on désirer de plus de l’œil, de la main, du plomb et de la poudre ? — Oh ! rien de plus, assurément, dit le lord Keeper ; mais nous vous retenons, Norman ; adieu, bon Norman. »

Le garde-chasse s’enfonça dans le bois, en fredonnant son rondelet rustique : le son de sa voix peu harmonieuse s’affaiblissait à mesure qu’il s’éloignait.

« Lorsque l’on sonne les matines,
Le moine doit quitter son lit ;
Mais l’abbé dort et s’amollit
Au son des cloches argentines.
Pour le chasseur, il doit sortir
Dès que le cor se fait entendre.
Allons, amis, sans plus attendre :
Il en est temps, il faut partir.

Les daims traversent la bruyère
De Bilhope, riche en troupeaux ;
Vite, arrachons-nous au repos :
Suivons leur course aventurière.
Mais une biche près du bois
A, plus blanche qu’un lis superbe,
De l’épais gazon foulé l’herbe,
Et vaut tous les cerfs aux abois. »

« Cet homme-là, » dit le lord Keeper, lorsque la voix du garde forestier eut cessé de chanter, « a-t-il jamais servi dans la famille de Ravenswood, pour qu’il y prenne tant d’intérêt ? je m’imagine que vous le savez, Lucy ; car vous vous faites un cas de conscience de déposer dans vos annales l’histoire de chaque rustaud qui habite le voisinage. — Je ne tiens pas aussi scrupuleusement à l’exactitude de mes chroniques, mon cher papa, répondit Lucy ; mais je crois que Norman a servi ici, dans sa jeunesse, avant d’aller à Ledington, d’où vous l’avez fait venir. Mais si vous voulez savoir quelques détails sur les anciens propriétaires, vous ne pouvez mieux vous adresser qu’à la vieille Alix. — Eh ! qu’ai-je à faire de ces gens-là, je vous prie, Lucy, » dit son père, « ou de leur histoire ou de leurs talents ? — Certes, mon père, je n’en sais rien, répondit-elle ; je n’en parle que parce que vous faisiez des questions à Norman au sujet du jeune Ravenswood. — Bah ! cela ne veut rien dire, » répliqua-t-il ; mais aussitôt après, il ajouta : « Et qui est cette vieille Alix ? je crois que vous connaissez toutes les vieilles du pays. — Oui, sans doute, je les connais, reprit Lucy ; autrement comment pourrai-je venir à leur secours lorsque les temps sont durs ? mais pour Alix, c’est bien l’impératrice des vieilles femmes et la reine des commères, en tout ce qui a rapport aux légendes des anciens temps. Elle est aveugle, la pauvre créature ; mais quand elle parle, on dirait qu’elle a trouvé quelque moyen de lire dans le cœur. Je vous assure qu’il m’arrive souvent de me couvrir la figure, ou de tourner la tête, car on croirait qu’elle voit quand on change de couleur, quoiqu’elle soit aveugle depuis vingt ans. Il vaut la peine de la visiter, quand ce ne serait que pour dire que vous avez vu une vieille femme paralytique et aveugle, qui a une si grande finesse de perception et tant de dignité dans ses manières. Je vous assure qu’on la prendrait pour une comtesse, à en juger par son ton et son langage. Allons, il faut que vous veniez voir Alix ; il n’y a pas un quart de mille d’ici à sa chaumière. — Tout ceci, ma chère, dit le lord Keeper, ne répond pas à ma question. Quelle est cette femme, et quelles relations a-t-elle avec la famille de l’ancien propriétaire ? — Oh ! il s’agit ici de nourrice et de nourrisson, je crois, dit Lucy, et elle reste ici, parce qu’elle a deux de ses petits-fils qui sont au nombre de vos serviteurs. Mais je m’imagine que c’est malgré elle ; car la pauvre créature regrette le changement des temps et celui de la propriété. — Je lui suis fort obligé, répliqua son père. Elle et les siens mangent mon pain et vident ma coupe, et regrettent en même temps de ne plus être au service d’une famille qui n’a jamais pu faire du bien ni à elle-même ni aux autres. — En vérité, répliqua Lucy, vous ne rendez pas justice à la vieille Alix. Elle n’est nullement mercenaire, et ne voudrait pas prendre un denier qui lui serait offert comme charité, dût-il l’empêcher de mourir de faim. Elle est causeuse, comme toutes vieilles gens, quand on les met sur le chapitre des histoires de leur jeunesse, et elle parle de la famille de Ravenswood chez laquelle elle a vécu très-longtemps. Mais je suis sûre qu’elle est reconnaissante de la protection que vous lui accordez, et qu’elle causerait avec vous avec plus de plaisir qu’avec toute autre personne. Je vous en prie, mon père, venez voir la vieille Alix. »

Et avec la liberté que se donne une fille chérie, elle fit prendre au lord Keeper le chemin qu’elle désirait.






CHAPITRE IV.

la vieille aveugle.


À travers les sommets des arbres élevés elle aperçut une fumée légère, dont la faible vapeur s’élevait en tourbillons jusqu’aux nues, signe agréable qui démontra à ses yeux que là habitait quelque créature vivante.
Spenser.


Lucy servit de guide à son père, trop absorbé par ses travaux politiques, ou les devoirs de la société, pour avoir une connaissance parfaite de ses vastes domaines ; d’ailleurs il demeurait habituellement à Édimbourg ; Lucy, au contraire, passait tout l’été à Ravenswood, avec sa mère ; et soit par goût, soit à défaut d’autre amusement, elle avait dans ses fréquentes promenades appris à connaître chemin, sentier, vallon, fondrière couverte de buissons,

« Et de ces bois de tous côtés
Les abords les moins fréquentés. »

Nous avons dit que le lord Keeper n’était pas insensible aux beautés de la nature, et nous devons lui rendre la justice d’ajouter qu’il en jouissait doublement lorsqu’elles lui étaient montrées par la fille charmante, simple et attentive, qui, appuyée sur son bras, lui faisait admirer tantôt la hauteur et la grosseur d’un chêne antique, tantôt un détour inattendu, d’où le sentier, développant ses sinuosités à travers un labyrinthe de vallons et de collines, atteignait subitement le sommet d’une éminence, dominait sur une vaste étendue de plaines, puis s’écartait graduellement de ce beau paysage, pour se perdre parmi les rochers entrecoupés de quelques touffes d’arbres, et conduire dans des retraites encore plus solitaires.

Ce fut en s’arrêtant pour admirer un de ces magnifiques points de vue que Lucy dit à son père qu’ils étaient tout près de la cabane de l’aveugle sa protégée ; et, au détour d’une petite colline, un sentier qui la côtoyait, et pour ainsi dire usé par la marche journalière de l’infirme habitante, les conduisit en face de la chaumière, construite dans une vallée profonde et privée de jour ; ce qui établissait une sorte de rapport avec l’état de cécité de celle qui y résidait.

La chaumière était située au-dessous d’un rocher élevé, dont le sommet faisant saillie semblait menacer d’écraser par la chute de quelque fragment le frêle bâtiment qu’il couvrait. Elle était construite d’un mélange de tourbes et de pierres, et grossièrement couverte de chaume, dont une partie était déjà en état de dégradation. Une fumée bleuâtre s’élevait en colonne légère et formait des tourbillons le long de la face blanche du rocher contre lequel la cabane était adossée, ajoutant à la scène une teinte d’une délicieuse douceur. Dans un petit jardin assez mal cultivé, et entouré de quelques touffes de sureau qui ne formaient qu’une haie fort imparfaite, on voyait la vieille femme chez qui Lucy avait amené son père, assise près des ruches dont le produit servait à lui procurer sa modique subsistance.

Quelques revers qu’elle eût éprouvés dans sa fortune, quelque misérable que fût sa demeure, il était facile de juger, au premier coup d’œil, que ni les années, ni la pauvreté, ni le malheur, ni la misère, ni les infirmités n’avaient abattu l’âme de cette femme pleine de courage.

Elle était assise sur un banc de gazon placé sous un bouleau d’une grandeur et d’une vétusté extraordinaires, comme on représente Juda assise sous un palmier, avec un air qui exprimait à la fois la majesté et la tristesse. Sa taille était haute, imposante et courbée par les infirmités de la vieillesse. Ses vêtements étaient ceux d’une paysanne, mais d’une propreté remarquable, formant sous ce rapport un singulier contraste avec les personnes de la même classe, et arrangés avec une sorte de goût et d’élégance peu ordinaires. Mais c’était surtout l’expression de sa physionomie qui frappait l’œil de l’observateur, et portait les personnes qui venaient la voir à lui parler avec une déférence et une civilité peu analogues à la pauvreté de son habitation : néanmoins elle les recevait avec un air d’aisance et de calme qui prouvait qu’elle se croyait des droits à cette déférence. Elle avait été belle ; mais sa beauté avait eu ce caractère grand et mâle qui ne survit point à la fraîcheur de la jeunesse ; toutefois ses traits annonçaient encore un jugement profond, une habitude de réflexion, et une fierté mesurée, qui, comme nous l’avons dit en parlant de ses vêtements, donnait à penser qu’elle se croyait supérieure aux personnes de son rang. On concevait difficilement comment un visage privé du bienfait de la vue pouvait exprimer d’une manière aussi forte le caractère de la personne ; mais ses yeux, qui étaient presque totalement fermés, ne présentaient point cet aspect désagréable de deux orbites inanimés, qui altère la physionomie sans pouvoir y rien ajouter. Elle paraissait être dans une attitude de méditation, due peut-être au murmure des abeilles qui voltigeaient autour d’elle, et qui lui procurait une sorte d’oubli, mais non un assoupissement.

Lucy leva le loquet de la petite porte du jardin, et excita l’attention de la vieille femme : « Alix, dit-elle, mon père vient vous voir. — Il est le bienvenu, miss Ashton, et vous aussi, » dit la vieille femme en se tournant et s’inclinant du côté des personnes qui venaient la visiter.

« Voici une belle matinée pour vos ruches, la mère, » dit le lord Keeper, qui, frappé de l’extérieur d’Alix, était curieux de savoir si sa conversation y répondrait.

« C’est ce que je pense, milord, répondit-elle ; je sens que l’air est plus doux qu’il ne l’a été depuis quelque temps. — Vous ne prenez sans doute pas soin vous-même de ces abeilles, la mère ? reprit, l’homme d’état ; comment les gouvernez-vous ? — Par des délégués, comme les rois gouvernent leurs sujets, répondit Alix, et je suis heureuse dans le choix de mon premier ministre. Babie, où es-tu ?»

Elle appela au moyen d’un petit sifflet d’argent suspendu à son cou, instrument dont à cette époque on se servait quelquefois pour faire venir les domestiques, et Babie, jeune fille de quinze ans, sortit de la chaumière, non pas tout à fait aussi bien vêtue qu’elle l’aurait probablement été si Alix avait eu l’usage de ses yeux, mais néanmoins avec une plus grande propreté qu’on ne devait s’y attendre.

« Babie, lui dit sa maîtresse, offrez du pain et du miel au lord Keeper et à miss Ashton ; ils excuseront votre maladresse, si vous les servez proprement et promptement. »

Babie exécuta l’ordre de sa maîtresse avec beaucoup de grâce, allant et venant à peu près comme une écrevisse, ses pieds et ses jambes se dirigeant d’un côté, tandis que, tournant sa tête d’un autre, elle regardait avec étonnement le laird, dont ses vassaux et ses tenanciers entendaient plus souvent parler qu’ils ne le voyaient. Cependant le pain et le miel, placés sur une feuille de plantain, furent offerts et acceptés avec beaucoup de courtoisie. Le lord Keeper, qui s’était assis sur le vieux tronc d’un arbre tombé, paraissait désirer de prolonger l’entretien, mais ne savait comment amener un sujet convenable.

« Il y a long-temps que vous résidez sur cette propriété ? dit-il après un moment de silence. — Il y a près de soixante ans que j’ai connu Ravenswood pour la première fois, » répondit la vieille femme, dont la conversation, quoique parfaitement polie et respectueuse, semblait prudemment se borner à la tâche inévitable et nécessaire de répondre aux questions de sir William.

« Vous n’êtes pas, si j’en juge par votre accent, originaire de ce pays ? continua sir William. — Non, répondit Alix, je suis Anglaise de naissance. — Et cependant, dit lord Keeper, vous paraissez attachée à ce pays-ci, comme si c’était votre patrie. — C’est ici, répliqua la femme aveugle, que j’ai bu la coupe de joie et de douleur que le ciel m’avait destinée ; c’est ici que j’ai vécu plus de vingt ans avec un mari probe et affectionné ; c’est ici que j’ai été mère de six enfants de la plus grande espérance, c’est ici que Dieu m’a privée de tous ces biens ; c’est ici qu’ils sont morts, et c’est là, près de cette chapelle en ruine, qu’ils sont tous enterrés. Je n’ai eu d’autre patrie que la leur tant qu’ils ont vécu ; je n’en aurai pas d’autre, maintenant qu’ils ne sont plus. — Mais votre maison est en bien mauvais état, » dit le lord Keeper en jetant un regard sur la chaumière.

« Oh ! je vous en prie, mon cher papa, » dit Lucy avec empressement, quoique avec timidité, mais profitant de ce que son père venait de dire, « donnez des ordres pour la faire réparer… c’est-à dire si vous le jugez convenable.

« Elle durera autant que moi, ma chère miss Lucy, dit la pauvre aveugle ; je ne voudrais pas que milord s’en occupât le moins du monde. — Mais, répliqua Lucy, vous aviez autrefois une meilleure habitation : vous étiez riche, et maintenant, dans votre vieillesse, vivre dans cette hutte ! — Elle est aussi bonne que je le mérite, miss Lucy, dit Alix ; si mon cœur n’a pas été brisé par tout ce que j’ai souffert, et tout ce que j’ai vu les autres souffrir, c’est qu’il a été assez fort pour résister, et le reste de cette vieille machine ne doit pas se regarder comme plus faible. — Vous avez probablement été témoin de bien des changements, dit le lord Keeper ; mais votre expérience devait vous avoir appris à vous y attendre. — Elle m’a appris à m’y soumettre, milord, répondit Alix. — Cependant vous saviez qu’ils ne pouvaient manquer d’arriver dans le cours des années ? dit l’homme d’état. — Oui, sans doute, répondit la vieille aveugle, de même que je savais que ce tronc, sur lequel ou auprès duquel vous êtes assis, autrefois un grand et bel arbre, devait un jour tomber, soit de vieillesse, soit sous l’effort de la cognée ; mais j’espérais que mes yeux ne seraient pas témoins de la chute de l’arbre qui ombrageait ma demeure. — Ne croyez pas, dit le lord Keeper, que je m’intéresse moins à vous, parce que vous regrettez le temps où une autre famille possédait mes domaines. Vous avez sans doute des motifs pour lui être attachée, et je respecte cette preuve de votre reconnaissance. Je donnerai des ordres pour qu’il soit fait quelques réparations à votre chaumière, et j’espère que nous serons amis quand nous nous connaîtrons mieux l’un l’autre. — À mon âge, répondit Alix, on ne fait point de nouvelles connaissances. Je vous remercie de votre générosité ; c’est sans doute dans de bonnes intentions que vous agissez ; mais j’ai tout ce qui m’est nécessaire, et je ne puis accepter rien de plus de Votre Seigneurie. — En ce cas, continua le lord Keeper, qu’il me soit du moins permis de dire que je vous regarde comme une femme de jugement et d’éducation au-dessus de ce que vous paraissez être, et j’espère que vous continuerez à résider sur cette propriété qui fait partie de mon domaine, sans avoir à en payer la rente pendant votre vie. — Je l’espère bien, » répliqua la vieille aveugle sans s’émouvoir ; « je crois que cela a été stipulé dans l’acte de vente de Ravenswood à Votre Seigneurie, quoiqu’une circonstance aussi insignifiante puisse être sortie de votre mémoire. — Je me souviens… je me rappelle…, » dit sir William un peu confus. « Je m’aperçois que vous êtes trop attachée à vos anciens amis pour accepter aucun bienfait de leur successeur. — Bien loin de là, milord, répondit Alix ; je suis reconnaissante des bienfaits que je n’accepte point, et je voudrais pouvoir vous le prouver autrement que par ce que je vais vous dire. » Le lord Keeper la regarda avec quelque surprise, mais ne dit rien. « Milord, » continua-t-elle d’un ton grave et solennel, « prenez garde à vous ; vous êtes sur le bord d’un précipice.

« Vraiment ? » dit le lord Keeper, dont l’esprit se reporta sur les circonstances politiques du pays ; « quelque chose est-il venu à votre connaissance ; quelque complot, quelque conspiration ? — Non, milord, répondit Alix ; ceux qui trafiquent dans de pareilles denrées n’appellent à leurs conseils ni les vieillards, ni les aveugles, ni les infirmes. L’avis que j’ai à vous donner est d’une autre nature. Vous avez poussé les choses bien loin avec la famille de Ravenswood. Croyez que ce que je vous dis est vrai ; c’est une famille redoutable, et il y a du danger à avoir affaire à des gens qu’on a réduits au désespoir. — Bon ! dit lord Keeper, ce qui s’est passé entre nous est l’ouvrage de la loi, non le mien, et c’est à la loi qu’ils doivent s’en prendre s’ils veulent attaquer mes actions. — Oui, répliqua la vieille, mais il est possible qu’ils pensent autrement, et qu’ils veuillent se faire justice par eux-mêmes, lorsqu’ils verront qu’il n’y a pas d’autre moyen de l’obtenir. — Qu’entendez-vous par là ? dit le lord Keeper : sûrement le jeune Ravenswood ne voudrait pas se rendre coupable de violence personnelle. — À Dieu ne plaise que je dise cela ! répliqua Alix ; je ne connais rien de ce jeune homme qui ne soit loyal et honorable… loyal et honorable, ai-je dit ! j’aurais pu ajouter franc, généreux, noble. Mais encore c’est un Ravenswood, et il peut attendre le moment. Souvenez-vous du sort de sir George Lockhart[20] »

Le lord Keeper tressaillit en l’entendant rappeler à son souvenir un événement aussi tragique et aussi récent. « Chiesley, » poursuivit la vieille femme, « qui commit cet acte de violence, était parent de lord Ravenswood. Il annonça publiquement, dans la salle de Rawenswood, en ma présence, et en présence de plusieurs personnes, la détermination qu’il avait prise de faire l’action cruelle qu’il commit dans la suite. Je ne pus garder le silence, quoiqu’il fût peu convenable à moi de parler. » Tous projetez un crime abominable, lui dis-je, et dont vous répondrez devant le tribunal suprême. « Jamais je n’oublierai son regard, lorsqu’il me dit : « J’aurai à répondre alors de beaucoup de choses, et je répondrai aussi de celle-ci ! » J’ai donc bien raison de dire : Prenez garde d’appesantir la main de l’autorité sur un homme réduit au désespoir. Il coule du sang de Chiesley dans les veines de Ravenswood, et une seule goutte suffirait pour l’enflammer, dans les circonstances où il se trouve placé ; je vous le répète, méfiez-vous de lui. »

La vieille Alix, soit avec intention, soit par hasard, avait frappé assez juste pour éveiller les craintes du lord Keeper. La ressource désespérée et abominable d’un assassinat secret, si familière, dans les anciens temps, aux barons écossais, n’avait été que trop souvent employée, même en ce siècle-là, quand son auteur y était poussé par une tentation extraordinaire, ou s’y était depuis longtemps préparé. Sir William Ashton ne l’ignorait pas, et il savait aussi que le jeune Ravenswood avait reçu des injures qui suffisaient pour le porter à ce genre de vengeance, qui est la conséquence fréquente mais terrible de la partialité dans l’administration de la justice. Il s’efforça de déguiser à Alix les appréhensions qui l’agitaient, mais avec si peu de succès, qu’une personne même douée de moins de pénétration qu’elle aurait nécessairement reconnu que son cœur en était vivement affecté. Le son de sa voix n’était plus le même lorsqu’il lui répondit que le Maître de Ravenswood était un homme d’honneur, et que, en fût-il autrement, le sort de Chiesley de Dalry était un avertissement suffisant pour quiconque oserait prendre sur lui le soin de venger ses propres injures imaginaires. Après s’être exprimé ainsi, il s’empressa de se lever et de se retirer sans attendre de réponse.



CHAPITRE V.

le taureau sauvage.


Est-elle une Capulet ? Ô délicieuse nouvelle ! ma vie est une dette que je dois à mon ennemie.
Shakspeare. Roméo et Juliette


Le lord Keeper fit près d’un quart de mille sans rompre le silence. Sa fille, naturellement timide et élevée dans ces idées de respect filial et d’obéissance absolue qu’on imprimait à cette époque dans l’esprit de la jeunesse, n’osa interrompre ses méditations.

« D’où vient donc cette pâleur, Lucy ? » lui demanda son père en se tournant vers elle et rompant le silence.

Suivant les idées du temps, qui ne permettaient pas à une jeune fille d’énoncer son opinion sur aucun sujet important, à moins qu’on ne la lui demandât expressément, Lucy devait paraître n’avoir rien compris à tout ce qui s’était passé entre Alix et son père, et elle attribua l’émotion qu’il avait remarquée en elle à la frayeur que lui causaient quelques taureaux sauvages qui paissaient dans la partie du vaste parc qu’ils traversaient en ce moment.

Ces animaux étaient les descendants de ces troupeaux sauvages[21] qui erraient autrefois en pleine liberté dans les forêts de la Calédonie, et la noblesse écossaise se faisait un point d’honneur d’en conserver quelques-uns dans ses parcs. On se souvient encore d’en avoir vu dans les domaines d’au moins trois familles de distinction, celles d’Hamilton, de Drumlanrick et de Cumberland. Ils avaient dégénéré de leur ancienne race, tant pour la taille que pour la force, si nous devons en juger d’après ce qu’en racontent les vieilles chroniques, et d’après les ossements énormes que l’on découvre fréquemment dans les étangs et les marais lorsqu’on les dessèche ou qu’on les effondre. Le taureau avait perdu les honneurs de sa crinière, et la race était petite et peu robuste, d’un blanc jaunâtre, ou plutôt d’un jaune pâle, avec des cornes et des sabots noirs. Ils conservaient cependant quelque chose de la férocité de leurs ancêtres on ne pouvait en faire des animaux domestiques, à cause de leur antipathie contre l’espèce humaine, et ils étaient souvent dangereux quand on s’en approchait sans précaution, ou qu’on les inquiétait par méchanceté. C’est ce dernier motif qui donna lieu à leur destruction dans les trois parcs dont nous avons parlé ; car autrement il est probable qu’on les aurait conservés comme de dignes habitants des forêts d’Écosse, et qui convenaient parfaitement à un domaine baronial. Si je ne me trompe on en trouve quelques-uns au château de Chillingham, dans le Northumberland, appartenant au comte de Tankarville.

Ce fut à l’approche d’un groupe de trois ou quatre de ces animaux que Lucy jugea à propos d’attribuer les signes de frayeur qui s’étaient manifestés sur son visage, mais par une cause différente ; car elle s’était familiarisée avec l’apparition de ces mêmes animaux dans ses fréquentes promenades au milieu de la forêt, et il n’entrait pas essentiellement alors, comme à présent, dans l’éducation d’une jeune demoiselle, d’avoir, sans aucun motif, des palpitations de cœur et des attaques de nerfs. En cette occasion, cependant, elle reconnut bientôt qu’elle avait un sujet réel de terreur.

Lucy avait à peine fait à son père la réponse que nous avons rapportée, et celui-ci se préparait à lui reprocher sa prétendue timidité, qu’un taureau excité, soit par la couleur écarlate du manteau de miss Ashton, soit par un de ces accès de férocité capricieuse auxquels ces animaux sont naturellement sujets, se détacha subitement du groupe qui paissait à l’extrémité d’une clairière bien garnie de gazon, et qui semblait se perdre à travers les branches entrelacées des arbres. L’animal s’approcha de ceux qui s’introduisaient ainsi témérairement dans ses pâturages, d’abord lentement, piétinant le terrain, mugissant de temps en temps, et arrachant la terre avec ses cornes, comme pour s’exciter jusqu’à la rage et à la violence.

Le lord Keeper, qui observait les mouvements de l’animal, prévoyant qu’il allait devenir dangereux, prit le bras de sa fille sous le sien, et se mit à marcher très-vite le long de l’avenue, dans l’espoir d’être bientôt assez loin pour ne pas être aperçu, et de se trouver hors de danger d’en être atteint. C’était le parti le plus imprudent qu’il pût prendre ; car le taureau, encouragé par une apparence de fuite, se mit à les poursuivre avec la plus grande impétuosité. Dans un péril aussi imminent, un homme plus courageux que le lord Keeper aurait pu être intimidé : mais la tendresse paternelle, aussi forte que la mort, le soutint. Il continua à encourager et à entraîner sa fille ; mais la frayeur de celle-ci lui ôta tout pouvoir de fuir, et elle tomba à côté de lui : alors, ne pouvant plus l’aider à s’échapper, il se retourna et se plaça entre elle et l’animal furieux qui, animé encore par la rapidité de sa course, ne fut bientôt plus qu’à quelques verges d’eux. Le lord Keeper était sans armes ; son âge et sa haute dignité le dispensaient même de celle que l’on portait ordinairement, une épée légère ; mais une pareille arme n’eût pu lui être d’aucune utilité.

Il paraissait donc impossible que le père, ou la fille, ou tous les deux, ne fassent pas victimes du danger qui les menaçait, lorsqu’un coup de feu parti d’un bosquet voisin arrêta l’animal dans sa course. Il avait frappé tellement juste à l’endroit où l’épine se joint au crâne, que la blessure, qui dans toute autre partie du corps eut à peine retardé sa course, lui donna instantanément la mort. Il trébucha en avant, en poussant un mugissement épouvantable ; la force progressive de sa course, plutôt qu’aucune action de sa volonté, le porta jusqu’à environ trois verges du lord Keeper étonné, où il roula à terre ses membres couverts de la noire sueur de la mort, et palpitants des dernières convulsions de leur mouvement musculaire.

Lucy était étendue par terre, privée de sentiment, et ignorant le secours miraculeux qui venait de la sauver. Son père était presque également stupéfait, tant avait été rapide et inattendue en eux la transition de l’effroi d’une mort horrible et qui paraissait inévitable, à une parfaite sécurité. Il regardait l’animal, terrible même dans la mort, avec une sorte d’étonnement muet et confus, qui ne lui permettait pas de comprendre bien distinctement ce qui s’était passé ; il aurait pu penser que le taureau avait été arrêté dans sa course par un coup de foudre, s’il n’eût aperçu à travers les branches du bosquet un homme armé d’un petit fusil ou mousqueton.

Cette vue le rappela sur-le-champ au sentiment de sa situation ; un regard jeté sur sa fille le fit songer à la nécessité de lui procurer du secours. Il appela cet homme, qu’il prit pour un de ses gardes-chasse, lui disant de veiller attentivement sur miss Ashton, pendant qu’il se hâterait d’aller lui-même chercher du secours. En conséquence, le chasseur s’approcha, et le lord Keeper vit que c’était un étranger ; mais il était trop agité pour faire aucune autre remarque. En peu de mots, qu’il prononça à la hâte, il chargea cet homme, comme étant plus fort et plus actif que lui, de porter la jeune demoiselle près d’une fontaine voisine, et il retourna à la chaumière d’Alix, pour tâcher de se procurer du monde et du secours.

L’étranger dont l’intervention était venue si à propos et leur avait été si utile, ne parut pas disposé à laisser sa bonne œuvre imparfaite. Il releva Lucy, la prit dans ses bras, et la portant à travers les clairières de la forêt, par des sentiers qui paraissaient lui être parfaitement connus, ne s’arrêta que quand il l’eut déposée en sûreté auprès d’une fontaine abondante et limpide, qui autrefois avait été couverte, abritée et décorée d’ornements d’architecture dans le genre gothique. Depuis, la voûte s’était fendue et même écroulée, le frontispice gothique était démoli et n’offrait plus que des ruines ; la source, sortant des entrailles de la terre, se faisait jour à travers les débris des fragments de sculpture et de pierres couvertes de mousse confusément épars autour de la fontaine.

La tradition, qui ne manque jamais, du moins en Écosse, d’embellir d’une légende un lieu déjà intéressant par lui-même, avait assigné une cause particulière à la vénération que l’on avait pour cette fontaine. Une jeune demoiselle charmante rencontra un des lords de Ravenswood qui chassait près de cette source : comme une autre Égérie, elle avait captivé le cœur du Numa féodal. Ils eurent ensuite de fréquents rendez-vous, et toujours au coucher du soleil ; les agréments de l’esprit de la nymphe achevèrent une conquête que sa beauté avait commencée, et le mystère de l’intrigue y ajouta de nouveaux charmes. Elle paraissait et disparaissait toujours près de la fontaine, ce qui fit penser à son amant qu’elle avait avec ses eaux quelque relation inexplicable. Elle mit certaines restrictions à leurs entrevues, ce qui avait également un air de mystère. Ils ne se voyaient qu’une fois par semaine : le vendredi était le jour convenu, et elle avertit le lord Ravenswood qu’il était nécessaire qu’ils se séparassent dès que la cloche de la chapelle appartenant à un ermitage situé dans le bois voisin, et maintenant en ruine, sonnerait l’heure de l’office du soir. Dans le cours de sa confession, le baron de Ravenswood fit confidence à l’ermite du secret de cette singulière intrigue, et le P. Zacharie en tira la conséquence nécessaire et évidente que son patron était enveloppé dans les filets de Satan, et en danger de perdre son corps et son âme. Il représenta ces périls au baron avec toute la force de la rhétorique monacale, et lui peignit sous les couleurs les plus effrayantes le caractère et la personne de la naïade, qui n’était belle qu’en apparence, et n’hésita point à prononcer que c’était une habitante du royaume des ténèbres. L’amant l’écouta avec une incrédulité opiniâtre ; et ce ne fut qu’après avoir été fatigué par les instances pressantes de l’anachorète, qu’il consentit à mettre à une épreuve certaine l’état et la condition de sa maîtresse mystérieuse ; à cet effet il acquiesça à la proposition de Zacharie de sonner la cloche de l’office, à leur prochaine entrevue, une demi-heure plus tard que de coutume. L’ermite soutint et appuya de l’autorité de Malleus Maleficarum, de Sprengerus, de Remigius, et d’autres savants démonologistes, l’opinion que le malin esprit, ainsi séduit pour rester au-delà de l’heure fixée, reprendrait sa véritable forme, et qu’après s’être montré aux yeux de son amant épouvanté comme un démon de l’enfer, il disparaîtrait au milieu d’un éclair, en laissant après lui une odeur de soufre. Raymond de Ravenswood consentit à faire cette épreuve, plein du désir d’en connaître le résultat, mais bien persuadé que l’ermite se verrait trompé dans son attente.

À l’heure convenue, les amants se trouvèrent au rendez-vous, et leur entrevue se prolongea au-delà de celle à laquelle ils avaient coutume de se séparer, à cause du retard que mit le prêtre à sonner la cloche. Aucun changement ne s’opéra dans la forme extérieure de la nymphe ; mais dès que les ombres qui s’allongeaient lui firent connaître que l’heure ordinaire à laquelle on sonnait les vêpres était passée, elle s’arracha des bras de son amant, en poussant un cri de désespoir, lui dit adieu pour toujours, et se plongeant dans la fontaine, disparut à ses yeux. Des traces de sang apparurent bientôt à la superficie ; ce qui fit penser au baron désespéré que son imprudente curiosité avait occasionné la mort de cet être intéressant et mystérieux. Le remords qu’il éprouva, aussi bien que le souvenir de ses charmes, fit le tourment du reste d’une vie qu’il perdit, peu de mois après, à la bataille de Flodden[22]. Mais en mémoire de cette naïade il avait, avant son départ, orné la fontaine dans laquelle elle paraissait faire sa résidence, et, dans la vue de mettre ses eaux à l’abri de toute profanation, l’avait entourée d’un petit édifice voûté, dont on voyait encore les fragments épars à l’entour. C’était de cette époque que l’on croyait que la maison de Ravenswood datait celle de sa décadence.

Telle était la légende généralement reçue, et que certaines personnes qui voulaient paraître en savoir plus que les autres, expliquaient en disant, mais d’une manière obscure, qu’elle faisait allusion au sort d’une belle fille de la classe plébéienne ; que Raymond, son amant, la tua dans un accès de jalousie, et que son sang se mêla aux eaux de la Fontaine-Fermée, comme on l’appelait ordinairement. D’autres pensaient que cette légende avait une origine plus reculée, et remontait à l’ancienne mythologie païenne. Mais on croyait généralement que ce lieu était fatal à la famille de Ravenswood, et que boire de ses eaux, ou même en approcher, était d’un aussi mauvais augure pour un descendant de cette maison, que pour un Graham de porter du vert, pour un Bruce de tuer une araignée, ou pour un Saint-Clair de traverser l’Ord un lundi[23].

C’est dans ce lieu funeste que Lucy Ashton commença à respirer après son long et presque mortel évanouissement.

Aussi belle et aussi pâle que la naïade fabuleuse en proie aux angoisses qu’elle éprouva la dernière fois qu’elle se sépara de son amant, elle était assise de manière à appuyer son dos contre une partie du mur à demi ruiné, tandis que son manteau, tout trempé de l’eau que son protecteur avait abondamment employée pour la rappeler à la vie, était pour ainsi dire collé à sa taille svelte, légère et admirablement proportionnée.

En revenant à elle-même, elle se rappela le danger qui l’avait privée de ses sens, et l’instant d’après l’idée de son père se présenta à son esprit. Elle jeta ses regards autour d’elle ; il n’était nulle part. « Mon père ! mon père ! » furent les seules paroles qu’elle eut la force de prononcer.

« Sir William est en sûreté, répondit l’étranger, parfaitement en sûreté, et sera ici dans un instant. — En êtes-vous bien sûr ? s’écria Lucy. Le taureau était tout près de nous ; ne me retenez point ; il faut que j’aille chercher mon père. »

Elle se leva dans ce dessein ; mais ses forces étaient tellement épuisées, que, bien loin de pouvoir l’exécuter, elle serait retombée sur la pierre contre laquelle elle s’était appuyée, et probablement non sans se faire beaucoup de mal.

L’étranger était si près d’elle, qu’à moins que de la laisser réellement tomber, il ne put s’empêcher de la soutenir dans ses bras ; il le fit cependant avec une répugnance momentanée, bien peu ordinaire à un jeune homme qui vient au secours de la beauté en danger. On aurait dit que son poids, tout léger qu’il était, était cependant trop lourd pour ce jeune athlète, car, sans éprouver la tentation de la retenir dans ses bras, même pour un seul instant, il la replaça sur la pierre qu’elle venait de quitter, et s’éloignant de quelques pas, il s’empressa de répéter : « Sir William Ashton est parfaitement en sûreté et sera ici dans un instant. N’ayez aucune inquiétude sur son compte. Le destin vous l’a conservé d’une façon bien singulière. Quant à vous, mademoiselle[24], vos forces sont épuisées, et vous ne devez point songer à vous lever, jusqu’à ce que vous ayez quelque assistance plus convenable que la mienne. »

Lucy, dont les sens étaient plus recueillis, fut naturellement portée à examiner l’étranger avec plus d’attention. Il n’y avait rien dans son extérieur qui dût le faire hésiter à offrir son bras à une jeune personne qui avait besoin de secours, ou qui eût pu la porter à le refuser, et elle ne pouvait s’empêcher de penser, même dans ce moment, qu’il avait un air froid et peu prévenant. Un habit de chasse de drap d’une couleur foncée indiquait le rang de celui qui le portait, quoiqu’il fût en partie caché sous un ample manteau flottant d’un brun verdâtre. Un montero ou bonnet espagnol, surmonté d’une plume noire, tombait sur ses sourcils et cachait une partie de ses traits, qui, autant qu’on pouvait en juger par ceux que l’on voyait, étaient bruns, réguliers, et avaient une expression majestueuse, quoiqu’un peu sombre. Quelque chagrin secret, ou le sentiment pénible de quelque passion sombre et concentrée, avait amorti la vivacité naturelle de sa physionomie, et il n’était pas facile de regarder l’étranger sans éprouver un sentiment de pitié ou de crainte, ou du moins de doute et de curiosité.

Cette impression que nous avons longuement décrite, Lucy l’éprouva en un instant, et elle n’eut pas plus tôt rencontré les yeux noirs et perçants de l’étranger, qu’elle baissa les siens, avec un mélange d’embarras, de timidité et de crainte. Il était cependant nécessaire qu’elle rompît le silence, ou du moins elle le crut, et, d’une voix tremblante, elle commença à parler du danger auquel elle avait échappé d’une manière si surprenante, et dans lequel elle était sûre que l’étranger avait été, après Dieu, le protecteur de son père et le sien.

Il parut vouloir se dérober à ces expressions de reconnaissance, car il répliqua brusquement d’une voix dont la gravité la rendait imposante, sans cependant aller jusqu’à la rudesse, par une sorte d’âpreté dans le ton : « Je vous quitte, mademoiselle, je vous laisse sous la protection de ceux pour qui il est possible que vous ayez été aujourd’hui un ange gardien. »

Lucy fut surprise de l’ambiguïté de ce langage, et avec un sentiment de reconnaissance naïve et nullement affectée, s’efforça de se justifier de toute intention d’offenser son libérateur, si pareille intention eût été possible. « J’ai été malheureuse, dit-elle, dans la manière de vous exprimer mes remercîments. Il faut que cela soit, quoique je ne me souvienne plus de ce que j’ai dit. Mais, si vous vouliez attendre jusqu’à ce que mon père… le lord garde des sceaux revienne… seulement lui permettre de vous faire ses remercîments et de vous demander votre nom ? — Mon nom est inutile, répondit l’étranger ; votre père, je veux dire sir William Ashton, l’apprendra assez tôt pour le plaisir que probablement il en éprouvera. — Vous vous trompez sur son compte, dit vivement Lucy ; il sera reconnaissant et pour moi et pour lui-même. Vous ne connaissez pas mon père, ou bien vous me trompez en me disant qu’il est en sûreté, tandis qu’il a été victime de la furie de cet animal. »

Dès que cette idée se fut présentée à son esprit, elle se leva brusquement et s’efforça de regagner l’avenue où l’accident était arrivé, tandis que l’étranger, quoique paraissant hésiter entre le désir de la secourir et celui de la quitter, se vit obligé, par le sentiment seul de l’humanité, de la retenir et de la main et de la voix.

« Sur ma parole d’honneur, mademoiselle, reprit-il, je vous dis la vérité ; votre père est en parfaite sûreté ; vous vous exposez à de nouveaux dangers en retournant à l’endroit où paissait le troupeau de taureaux sauvages Si vous voulez absolument y aller (car ayant une fois adopté l’idée que son père était encore en danger, elle s’avançait toujours, malgré tout ce qu’il disait) ; si vous persistez à vouloir y aller, acceptez mon bras, quoique je ne sois peut-être pas la personne qui puisse convenablement vous l’offrir. »

Mais sans faire attention à cette observation, Lucy le prit au mot : « Oh, si vous êtes un homme d’honneur, dit-elle, aidez-moi à retrouver mon père. Vous ne me quitterez point ; il faut que vous veniez avec moi ; il est mourant peut-être pendant que nous sommes ici à parler. »

Alors, sans écouter ni excuse ni apologie, et tenant fortement le bras de l’inconnu, quoique sans penser à autre chose qu’au soutien qu’il lui fournissait, et sans lequel il lui eut été impossible de faire un pas, elle le pressait et, pour ainsi dire, l’entraînait, comme si elle eût craint de le perdre ; mais bientôt elle vit venir son père, suivi de la servante de la vieille Alix, et de deux bûcherons à qui il avait fait interrompre leurs occupations pour venir lui prêter leur assistance.

Sa joie, en retrouvant sa fille revenue à elle, l’emporta sur la surprise qu’il aurait éprouvée en toute autre occasion, en la voyant s’appuyer sur le bras d’un étranger avec autant de familiarité qu’elle aurait pu le faire sur le sien.

« Lucy, ma chère Lucy, êtes-vous hors de danger ? Vous trouvez-vous bien ? » C’est tout ce qu’il lui fut possible de dire en l’embrassant tendrement.

« Je suis bien, mon père, grâce à Dieu, répondit-elle, et d’autant plus que je vous revois ; mais ce monsieur, » ajouta-t-elle en quittant le bras de l’inconnu et en s’éloignant de lui, « que doit-il penser de moi ? » et le rouge qui vint colorer son cou et son visage exprima d’une manière éloquente combien elle était honteuse de la liberté avec laquelle elle avait demandé et presque exigé qu’il l’accompagnât.

« Ce monsieur, dit sir William Ashton, n’aura pas lieu, j’espère, de regretter l’embarras que nous lui avons occasionné, lorsque je l’aurai assuré de toute la reconnaissance du lord garde des sceaux pour le service le plus signalé qu’un homme puisse rendre à un autre… pour la vie de mon enfant, pour la mienne, qu’il a sauvées par son courage et sa présence d’esprit. Il nous permettra, j’en suis sûr, de lui demander… — Ne demandez rien de moi, milord, » dit l’étranger d’un ton dur et imposant. « Je suis le Maître de Ravenswood. »

Il y eut un moment de silence causé par la surprise et le mélange de sentiments pénibles. Le Maître s’enveloppa de son manteau, salua Lucy d’un air de hauteur, en murmurant quelques mots de courtoisie, qu’il prononça avec répugnance et qui ne furent qu’imparfaitement entendus, et se retournant, il disparut aussitôt dans l’épaisseur du bois.

« Le Maître de Ravenswood ! » dit le lord Keeper après être revenu de sa surprise momentanée, « courez après lui ; arrêtez-le ; priez-le de m’accorder un moment d’entretien. »

Les deux bûcherons se mirent à la poursuite de l’étranger. Ils revinrent bientôt, et, d’un air contraint et embarrassé, dirent qu’il n’avait pas voulu revenir. Le lord Keeper prit à part un de ces hommes et le questionna d’une manière plus pressante pour savoir ce que le Maître de Ravenswood avait dit.

« Il a dit seulement qu’il ne voulait point revenir, » répondit l’homme, avec la prudence d’un Écossais circonspect, qui n’aime pas être le porteur d’un message désagréable.

« Il a dit quelque autre chose, reprit le lord Keeper, et je veux absolument le savoir. — Eh bien donc, milord, » dit le bûcheron en baissant les yeux, « il a dit… mais Votre Seigneurie n’aurait aucun plaisir à l’entendre, et je suis sûr que le Maître ne l’a pas dit avec mauvaise intention. — Cela ne vous regarde pas, dit sir William ; je veux que vous me rapportiez ses propres paroles. — Eh bien donc, répliqua l’homme, les voici : Dites à Sir William Ashton que la première fois que nous nous rencontrerons, il ne sera pas de moitié aussi satisfait de notre entrevue que de notre séparation. — Ah ! c’est bien, dit sir William ; je crois qu’il veut parler d’une gageure que nous avons faite au sujet de nos faucons ; ce n’est qu’une bagatelle. »

Il revint auprès de sa fille, qu’il trouva assez bien rétablie pour pouvoir marcher jusqu’au château. Mais l’effet que les divers souvenirs liés à une scène aussi terrible firent sur son âme sensible, fut plus durable que l’émotion douloureuse que ses nerfs avaient éprouvée. Des visions terribles, pendant son sommeil et au milieu des rêveries dans lesquelles elle tombait le jour, lui rappelaient l’image de cet animal furieux et le mugissement effroyable qu’il faisait entendre dans sa course ; elle se rappelait aussi les traits du Maître de Ravenswood qui, avec cette noblesse de figure et de taille qui lui était naturelle, semblait s’interposer entre elle et une mort inévitable. Il est peut-être dangereux, dans tous les temps, pour une jeune personne de permettre à son imagination de s’occuper trop continuellement et avec trop de complaisance du même individu ; mais dans la situation où se trouvait Lucy, ce danger était presque inévitable. Il ne lui était jamais arrivé de voir un jeune homme dont les traits ainsi que la physionomie fussent aussi nobles et aussi frappants que ceux du Maître de Ravenswood ; mais en eût-elle vu cent qui lui eussent été égaux, ou supérieurs sous ces rapports, aucun autre n’eût pu réveiller dans son cœur tant de souvenirs et de sentiments, le danger, la délivrance, la gratitude, l’étonnement et la curiosité. Il est probable, en effet, que le contraste des manières contraintes et peu prévenantes du Maître de Ravenswood, avec l’expression naturelle de ses traits et la grâce de son maintien, excita vivement l’étonnement de Lucy et lui fit désirer de le mieux connaître. Elle ignorait presque entièrement ce qui avait rapport à Ravenswood, ou aux querelles qui avaient existé entre son père et celui du jeune homme, et, peut-être, la douceur de son caractère l’eût-elle empêchée de comprendre comment elles avaient excité leurs passions violentes et haineuses. Mais elle savait qu’il était d’une illustre origine ; qu’il était pauvre, quoique ses nobles ancêtres fussent opulents, et elle croyait qu’elle pouvait partager les sentiments d’une âme fière qui avait refusé d’écouter les expressions de reconnaissance des nouveaux propriétaires de la maison et des domaines de son père. Mais aurait-il refusé de même leurs remercîments et évité toute liaison avec eux, si sir William lui eût parlé avec plus de douceur, d’une manière moins brusque, et si ses expressions avaient été adoucies par les grâces que les femmes savent si bien répandre dans leurs manières, lorsqu’elles se proposent de calmer les passions fougueuses des hommes ? C’était une question dangereuse, et par elle-même et par ses conséquences, à adresser à son cœur.

Lucy Ashton, en un mot, était plongée au milieu de ces idées vagues et confuses qui sont le plus à redouter pour une jeune personne sensible. Le temps, l’absence, le changement de résidence et de société, pourraient détruire l’illusion et produire chez elle les mêmes effets que chez beaucoup d’autres ; mais sa demeure continuait à être solitaire, et son esprit était privé des moyens de dissiper les visions auxquelles elle trouvait tant de charmes. Cette solitude était principalement occasionnée par l’absence de lady Ashton, qui était alors à Édimbourg, occupée à suivre la marche de quelque intrigue d’état : le lord Keeper ne recevait du monde que par politique, ou par ostentation, et était naturellement réservé et peu sociable ; personne ne pouvait donc balancer ou obscurcir le portrait idéal d’excellence chevaleresque que Lucy s’était formé du Maître de Ravenswood.

Tandis qu’elle se complaisait dans ces rêves, elle faisait de fréquentes visites à la vieille Alix, espérant qu’il serait facile de l’amener à parler sur un sujet qu’elle avait maintenant laissé imprudemment s’emparer d’une grande partie de ses pensées. Mais Alix ne satisfit point à cet égard ses désirs et son attente. La vieille aveugle parlait volontiers, et avec un sentiment d’enthousiasme, de la famille en général, mais elle semblait observer la plus grande réserve au sujet du représentant actuel en particulier. Le peu qu’elle en disait n’était pas très-propre à laisser à Lucy une idée favorable de ce jeune homme ; car elle donnait à entendre qu’il était d’un caractère dur, incapable de pardonner une injure, et plus disposé au contraire à en conserver le ressentiment. Lucy éprouvait les plus grandes alarmes, en rapprochant ce qu’elle entendait dire des dangereuses qualités d’Edgar, de l’avertissement qu’Alix avait donné d’un ton si solennel à son père, de se méfier de Ravenswood.

Mais ce même Ravenswood, sur lequel on avait conçu des soupçons aussi injustes, les avait réfutés presque aussitôt après qu’ils avaient été exprimés, en sauvant tout à la fois la vie du père et de la fille. S’il eût nourri d’aussi noirs projets de vengeance, comme on semblait l’insinuer, il n’était pas nécessaire de commettre un crime pour satisfaire complètement cette cruelle passion. Il suffisait de suspendre un seul instant le secours indispensable qu’il avait donné d’une manière si efficace, et l’objet de son ressentiment aurait péri, sans aucune agression directe de sa part, par une mort aussi épouvantable qu’elle était certaine. Elle pensait donc que des préventions secrètes, ou les soupçons que la vieillesse et le Malheur sont facilement disposés à concevoir, avaient porté Alix à former un jugement offensant pour le caractère du maître de Ravenswood, et qui ne pouvait se concilier avec la générosité de sa conduite et la noblesse de ses traits. C’était sur cette conviction que Lucy fondait ses espérances : aussi continua-t-elle à travailler à son tissu fantastique et enchanteur, aussi beau et aussi passager que celui de ce duvet que l’on voit voltiger dans les airs, couvert des perles de la rosée du matin, et brillant aux rayons du soleil qui vient de paraître.

De leur côté, le lord Keeper et le Maître de Ravenswood faisaient des réflexions aussi fréquentes, quoique mieux fondées que celles de Lucy, au sujet de l’événement qui venait de se passer. Le premier soin de sir William, en rentrant chez lui, fut d’appeler un médecin et de s’assurer que sa fille n’avait rien à craindre des suites de la situation dangereuse et alarmante dans laquelle elle s’était trouvée. Tranquille à cet égard, il se mit à relire toutes les notes qu’il avait prises d’après la déclaration de la personne dont il s’était servi pour interrompre les funérailles du feu lord Ravenswood. Élevé dans la doctrine des casuistes, et parfaitement versé dans la pratique de l’art, ordinaire au barreau, de se servir de moyens souvent opposés, il lui en coûta peu pour adoucir dans son rapport des circonstances dont il avait cherché à exagérer la gravité. Il représenta à ses collègues dans le conseil privé la nécessité d’adopter des mesures conciliatrices avec des jeunes gens ardents, impétueux et sans expérience. Il n’hésita pas à censurer, jusqu’à un certain point, la conduite de l’officier de justice qui avait imprudemment provoqué le tumulte.

Tel était le contenu de ses lettres officielles ; celles qu’il écrivit aux amis particuliers qu’il pensait devoir être chargés de l’examen de l’affaire étaient d’une nature encore plus favorable. Il leur représenta que, dans cette circonstance, des mesures de douceur seraient à la fois politiques et populaires, au lieu que, vu le grand respect que l’on avait eu en Écosse pour les cérémonies funèbres, une trop grande sévérité envers le Maître de Ravenswood, pour avoir voulu empêcher qu’on n’interrompît celles qui avaient eu lieu à l’enterrement de son père, serait interprétée d’une manière très-préjudiciable au pouvoir. Enfin, prenant le ton d’un homme plein de générosité et qui a l’âme élevée, il demanda instamment que l’on passât légèrement sur cette affaire. Il fit, avec beaucoup de délicatesse, allusion à la position dans laquelle il se trouvait à l’égard du jeune Ravenswood, ayant toujours eu le dessus dans cette longue suite de procès qui avaient été si funestes à cette noble maison. Il déclarait que ce serait une bien grande satisfaction pour lui s’il pouvait trouver les moyens de compenser, en quelque sorte, les malheurs qu’il avait fait éprouver à la famille, quoiqu’il n’eût agi que pour la défense de ses droits légitimes. Il les priait donc avec ardeur et demandait comme faveur personnelle que l’on ne donnât aucune suite à cette affaire. Il faisait entendre qu’il désirait qu’on lui attribuât le mérite de l’avoir assoupie, par suite du rapport favorable qu’il avait fait et de sa propre intercession. Il est très-remarquable que, contre son usage habituel, il ne donna aucune connaissance particulière de ces événements à lady Ashton, et que, lorsqu’il lui parla de l’alarme qu’un taureau sauvage avait causée à Lucy, il ne lui donna aucun détail sur un incident aussi intéressant et aussi terrible.

Les collègues et les amis politiques de sir William Ashton furent grandement surpris en recevant des lettres écrites d’un style auquel ils s’attendaient si peu. En comparant ces lettres, l’un se mit à sourire, un autre releva ses sourcils, un troisième fit un signe de tête qui indiquait qu’il partageait l’étonnement général, et un quatrième demanda si on était bien sûr que ce fussent là toutes les lettres que le lord Keeper eût écrites à ce sujet. « J’ai grande idée, milords, dit-il, qu’aucune de ces lettres ne dit toute la vérité sur l’affaire. »

Mais personne n’avait reçu de lettres d’une teneur différente, quoique la question parût le faire soupçonner.

« Ma foi, » dit un homme d’état à tête grise, qui, tantôt en changeant de parti, tantôt en les ménageant tous, avait réussi à se maintenir à son poste au gouvernail, à travers les routes diverses que le vaisseau de l’état avait suivies pendant trente ans. « j’aurais cru que sir William aurait vérifié le vieux proverbe écossais : La peau de l’agneau viendra au marché tout aussi bien que celle du vieux bélier.

— Il faut lui plaire à sa manière, dit un autre, quoique sa demande soit bien inattendue. — Il ne faut pas contrarier un entêté, dit le vieux conseiller. — Le lord Keeper s’en repentira avant un an et un jour, dit un troisième. Le Maître de Ravenswood est homme, et le garçon qu’il faut pour lui jouer un mauvais tour. — Mais enfin, milords, dit un noble marquis présent, que feriez-vous à ce pauvre jeune homme ? Le lord Keeper est en possession de tous ses domaines ; il ne lui reste pas une seule croix pour se signer[25]. »

À quoi le vieux lord Turntippet[26] répliqua :

S’il n’a rien pour payer l’amende,
Qu’alors dans les stocks on l’étende[27] ;

et c’est ainsi que nous faisions avant la révolution : Luitur cum persona qui luere non potest cum crumena[28]. Bon latin de jurisprudence,

n’est-ce pas, milords ? — Je ne vois pas, reprit le marquis, quel motif pourrait avoir aucun noble lord de pousser cette affaire plus loin ; laissons au lord Keeper la faculté d’agir comme il lui plaira. — Convenu, convenu ; renvoyé au lord Keeper, en lui adjoignant toute autre personne, pour la forme…, lord Hirplehooly[29], qui ne peut quitter son lit… ; un seul suffira pour prendre une délibération[30].

Tenez-en note sur vos registres, monsieur le greffier. » Et maintenant, milords, nous avons à décider sur l’amende de ce jeune dissipateur, le laird de Bucklaw ; je pense qu’elle doit être versée entre les mains du lord trésorier. — Honte à mon sac de farine d’avoine ! s’écria lord Turntippet, et que votre main soit toujours dans le même sac ! J’avais marqué cela pour ma bouche entre mes repas. — Pour me servir d’un de vos dictons favoris, milord, répliqua le marquis, vous êtes comme le chien du meunier, qui se lèche le museau avant que le sac soit délié ; l’amende n’est pas encore prononcée. — Mais il n’en coûtera que deux traits de plume, dit lord Turntippet, et cependant il n’y a pas un noble lord qui ose dire que moi, qui ai montré toute la complaisance qu’on m’a demandée, qui ai prêté tous les serments exigés, abjuré tout ce qui devait être juré, pendant les trente années qui viennent de s’écouler, fermement attaché par mon devoir à l’état, à travers ma bonne ou ma mauvaise réputation, je n’aie pas droit à avoir de temps à autre quelque chose pour me rafraîchir la bouche après une carrière aussi sèche. — Ce serait assurément bien déraisonnable de notre part, milord, répliqua le marquis, si nous avions pensé que votre soif pût être apaisée, ou si nous avions observé qu’il y eût quelque chose qui nous tenait au gosier et qui avait besoin qu’on le fît descendre. »

Mais nous tirons le rideau sur la séance d’un conseil privé, comme on en tenait à cette époque.



CHAPITRE VI.

les deux recruteurs.


Est-ce donc pour entendre un conte ridicule que ces guerriers sont venus ici ? Nos bras, accoutumés à donner la mort, se laisseront-ils amollir par de sottes larmes ?
Anonyme.


Dans la soirée du jour où le lord Keeper et sa fille furent sauvés d’un péril aussi imminent, deux étrangers étaient assis dans la chambre la plus retirée d’une petite auberge, ou plutôt d’un obscur cabaret, ayant pour enseigne la Tanière du Renard, à trois ou quatre milles du château de Ravenswood, et à pareille distance de la tour délabrée de Wolf’s Crag, et par conséquent à mi-chemin entre les deux habitations.

L’un de ces étrangers paraissait âgé d’environ quarante ans ; il était grand, efflanqué, avait un nez aquilin, des yeux noirs et pénétrants, un air rusé et une figure sinistre. L’autre avait environ quinze ans de moins : il était petit, robuste ; il avait le visage coloré, des cheveux roux, des yeux où se peignaient la franchise, la résolution et la gaieté, et auxquels un certain degré d’insouciance et de fierté, ainsi qu’une intrépidité naturelle, donnaient beaucoup de feu et d’expression, malgré la couleur de ses sourcils qui étaient d’un gris clair.

Un pot de vin, car à cette époque on le tirait au tonneau dans des pots d’étain, était placé sur une table, et chacun avait son quaigh ou bicker[31] devant soi. Mais il ne paraissait pas régner entre eux beaucoup de cordialité. Les bras croisés, l’air inquiet et impatient, ils se regardaient l’un et l’autre en silence, chacun plongé dans ses réflexions et nullement disposé à les communiquer à son voisin.

À la fin le plus jeune rompit le silence, en s’écriant : « Qui diable peut retenir le maître aussi long-temps ? il faut qu’il ait échoué dans son entreprise. Pourquoi m’avez-vous dissuadé d’aller avec lui ? — Un seul homme suffit pour venger ses propres injures, » dit le personnage plus grand et plus âgé. « Nous hasardons notre vie pour lui, en venant jusqu’ici pour une pareille affaire. — Vous n’êtes après tout qu’un poltron, Craigengelt, dit le plus jeune, et c’est ce que bien des gens pensent de vous depuis long-temps. — Mais ce que personne n’a osé me dire, » répondit Craigengelt en portant la main à la garde de son épée, » et si je ne savais qu’un homme très-prompt ne vaut guère mieux qu’un insensé, je ferais… « Il s’arrêta pour attendre la réponse de son compagnon.

« Vous feriez ? dit froidement l’autre ; pourquoi ne le faites-vous donc pas ? »

Craigengelt tira son coutelas un pouce ou deux hors du fourreau, et puis l’y fit rentrer avec violence, en disant : « Parce que cette lame est destinée à quelque chose de mieux qu’à ôter la vie à vingt étourdis comme vous. — En cela vous avez raison, car, après que toutes ces forfaitures, et la dernière amende que ce vieux radoteur Turntippet convoite déjà, et qui, je le parierais, est maintenant prononcée, m’ont définitivement chassé de ma maison, il fallait être un imbécile pour me fier à vos belles promesses de me procurer une commission dans la brigade irlandaise. Et qu’ai-je de commun avec la brigade irlandaise ? Je suis un franc Écossais, comme mon père l’était avant moi, et ma grand’tante, Lady Gimington, ne peut pas vivre éternellement. — Cela est bien vrai, Bucklaw, mais elle peut vivre long-temps ; et quant à votre père, il avait des terres et de quoi vivre, il n’avait à faire ni aux préteurs sur gages ni aux usuriers ; il payait à chacun ce qu’il lui devait, et vivait de ce qui était véritablement à lui. — Et à qui la faute si je ne fais pas la même chose ? à qui la faute, si ce n’est au diable, à vous et à ceux qui vous ressemblent ? Ce sont eux qui m’ont fait voir la fin d’une belle fortune ; et maintenant, je vais être oblige, sans doute, de chercher et d’inventer comme vous des moyens de me tirer d’affaire ; vivre pendant une semaine sur une communication secrètement reçue de Saint-Germain. ; une autre semaine sur la nouvelle d’une insurrection dans les Highlands[32] ; recevoir mon déjeuner et mon verre de vin des Canaries chez de vieilles Jacobites, en leur donnant des mèches de ma vieille perruque pour les cheveux de Chevalier ; servir de second à mon ami dans un duel, jusqu’à ce qu’il arrive sur le terrain, et là l’abandonner, de peur qu’un agent politique aussi important ne périsse dans cet engagement. Il faudra que je fasse tout cela pour avoir du pain, outre le plaisir de me nommer capitaine. — Vous croyez sans doute que vous faites là un beau discours, et que vous déployez beaucoup d’esprit à mes dépens. Vaut-il mieux mourir de faim, ou se faire pendre, que mener la vie que je suis obligé de mener, parce que le roi n’a pas en ce moment les moyens de soutenir ses envoyés ? — Mourir de faim est plus honorable, et la potence pourrait bien être la conclusion de tout ceci. Mais je ne comprends pas ce que vous vous proposez de faire de ce pauvre diable de Ravenswood ; il ne lui reste plus d’argent, pas plus qu’à moi ; ses terres sont engagées et hypothéquées, et l’intérêt absorbe le revenu, qui n’est même pas suffisant ; et qu’espérez-vous en vous mêlant de ses affaires ? — Tranquillisez-vous, Bucklaw ; je sais ce que je fais. Outre que son nom et les services rendus par son père en 1689 donneront un grand prix à une pareille acquisition aux gens des cours de Versailles et de Saint-Germain, vous voudriez bien aussi que je vous dise que le Maître de Ravenswood est un jeune homme bien différent de vous. Il a de l’instruction et de l’adresse, du courage et des talents, et se présentera dans les cours étrangères comme un jeune homme de cœur, qui connaît autre chose que la course d’un cheval ou le vol d’un faucon. J’ai perdu un peu de mon crédit dernièrement, en ne produisant que des gens qui ne savaient absolument que lancer un cerf, ou rappeler l’oiseau. Le Maître a de l’éducation, du jugement, de la pénétration. — Et cependant n’a pas assez d’esprit pour échapper aux ruses d’un embaucheur, Craigengelt. Mais ne vous fâchez pas ; vous savez que vous ne vous battrez point ; ainsi vous ferez tout aussi bien de laisser la poignée de votre sabre en paix, et de me dire d’un ton calme comment vous avez pu vous attirer la confiance du maître. — En flattant sa soif de vengeance, Bucklaw. Il s’est toujours méfié de moi ; mais j’ai épié le moment favorable, et j’ai frappé lorsqu’il était bouillant de colère et par le sentiment des injures passées et par celui de l’insulte qu’il venait de recevoir. Il est allé pour s’expliquer, comme il le dit, et comme il le pense peut-être, avec sir William Ashton. Pour moi je dis que, s’ils se rencontrent, et que l’homme de loi se mette sur la défensive, le maître le tuera ; car son regard exprimait cette vivacité qui révèle les intentions secrètes. Quoi qu’il en arrive, il lui causera une telle frayeur que l’action sera représentée comme une attaque contre un conseiller privé, en sorte qu’il sera en rupture ouverte avec le gouvernement ; l’Écosse sera trop chaude pour lui : la France se l’attachera, et nous nous embarquerons tous ensemble sur le brick français l’Espoir, qui nous attend à la hauteur d’Eyemouth. — C’est fort bien ; l’Écosse ne m’offre plus d’attrait, et si la compagnie du maître peut nous procurer un meilleur accueil en France, en bien ! soit fait comme il est dit, au nom de Dieu ! Je doute fort que nos propres mérites nous fassent obtenir un bien grand avancement, et j’espère qu’il fera passer une balle à travers la tête du lord Keeper, avant de nous rejoindre. On devrait, chaque année, administrer une semblable pilule à un ou deux de ces brigands d’hommes d’état, pour apprendre aux autres à se bien conduire. — C’est très-vrai, et cela me fait rappeler qu’il faut que j’aille voir si nos chevaux ont mangé et s’ils sont prêts ; car si l’affaire est faite, ce ne sera pas le moment de laisser croître l’herbe sous leurs pieds. » Il alla jusqu’à la porte, puis se retourna de l’air du plus grand sérieux, et dit à Bucklaw : « Quel que soit le résultat de cette affaire, je suis sûr que vous serez assez juste pour vous souvenir que je n’ai rien dit au maître qui puisse donner lieu à en inférer que j’aie été complice d’aucun acte de violence qu’il se serait mis dans la tête de commettre. — Non, non, pas un seul mot qui indique complicité ; vous connaissez trop bien le risque attaché à ces deux mots terribles : Art et Part[33] puis, comme s’il se parlait à lui-même, il récita les vers suivants :

Le cadran garda le silence,
Mais donna des signes parlants ;
Et l’aiguille, ce doigt du temps,
Pointa l’heure de la vengeance.

« Comment ! que dites-vous donc là ? » demanda Craigengelt, en se retournant d’un air d’inquiétude. — Rien, répondit son compagnon ; seulement des vers que j’ai entendu réciter sur le théâtre. — Bucklaw, dit Craigengelt, j’ai pensé quelquefois que vous auriez dû vous faire comédien ; chez vous tout est caprice et légèreté. — Je l’ai souvent pensé aussi, dit Bucklaw ; et je crois que ce serait moins dangereux que de jouer un rôle avec vous dans la fatale conspiration. Mais partez ; occupez-vous du vôtre, et volez après les chevaux, comme un palefrenier que vous êtes… Lui, auteur ! lui, jouer sur un théâtre ! cela aurait mérité un coup d’épée, si ce n’était que Craigengelt est un poltron. Et cependant j’aimerais assez cette profession. Attendez… voyons…

mais oui, je pourrais débuter dans le rôle d’Alexandre[34]

« J’échappe du tombeau pour sauver ce que j’aime ;
Glaive en main, et marchez, aussi prompts que l’éclair.
Lorsqu’au sein des périls je m’élance moi-même,
À présent nul de vous, dont chacun m’est si cher,
Nul de vous n’oserait permettre ma déroute :
La gloire à l’amour cède et nous montre la route. »

Pendant que, d’une voix de tonnerre, et la main sur son épée, Bucklaw déclamait d’une manière emphatique les vers du pauvre Lee, Craigengelt rentra l’inquiétude peinte sur le visage.

« Nous sommes perdus, Bucklaw, dit-il ; le cheval du maître s’est enchevêtré dans son licou ; et voilà qu’il est absolument boiteux ; le mauvais cheval qu’il monte sera épuisé par la course d’aujourd’hui, et maintenant il n’en a pas de frais ; il ne pourra jamais s’échapper. — Ah ! ma foi, il n’est pas question de la rapidité de l’éclair cette fois-ci. Mais, attendez, vous pouvez lui donner le vôtre. — Quoi ? et me laisser prendre moi-même ? Grand merci de la proposition. — Mais, dans le cas où le lord Keeper aurait succombé, ce que, pour ma part, je ne puis croire, attendu que le Maître n’est pas homme à tirer sur un vieillard sans armes ; mais enfin, dans le cas où il y aurait eu du fracas au château, vous n’avez ni art ni part dans tout cela, vous n’êtes point complice, et par conséquent vous n’avez rien à craindre. — Sans doute, sans doute, » répondit l’autre d’un air embarrassé ; « mais considérez la commission que j’ai reçue de Saint-Germain. — Et que bien des gens pensent être une commission de votre propre fabrique, noble capitaine. C’est fort bien ; mais, puisque vous ne voulez pas lui donner votre cheval, en bien ! morbleu ! il faut qu’il prenne le mien. — Le vôtre ! — Oui, le mien, je ne veux pas que l’on puisse jamais dire qu’après avoir promis à quelqu’un de le soutenir dans une petite affaire d’honneur, je ne l’ai pas aidé à la vider, ou à le mettre à l’abri du danger qui en était la suite. — Vous voulez lui donner votre cheval ? mais avez-vous considéré la perte ? — La perte ! il est bien vrai que Gilbert mon cheval gris m’a coûté vingt Jacobus, mais le cheval qu’il a aujourd’hui vaut quelque chose, et son Blackmor vaudrait le double de ce qu’il vaut à présent, s’il n’était pas malade, et je sais comment il faut le guérir. Prenez un jeune chien matin ; écorchez-le, videz-le, farcissez bien son corps de limaçons noirs et gris, faites-le rôtir pendant quelque temps, en l’arrosant d’huile d’aspic, mêlée avec du safran, de la cannelle et du miel ; frottez avec la graisse qui en tombera, en tâchant de la faire pénétrer… — C’est très-bien, Bucklaw ; mais en attendant, vous verrez qu’avant que le cheval soit guéri, ou même que le chien soit rôti, on vous prendra et on vous pendra. Soyez sûr que l’on donnera une chasse vigoureuse à Ravenswood. Je voudrais bien que le lieu du rendez-vous eût été plus près de la côte. — Sur ma foi, je ferai donc beaucoup mieux de partir à présent, et de lui laisser mon cheval… Attendez, attendez ; le voilà qui arrive ; j’entends le pas d’un cheval. — Êtes-vous bien sûr qu’il n’y en ait qu’un ? Je crains qu’il ne soit poursuivi, il me semble entendre le galop de trois ou quatre chevaux ; du moins je suis sûr d’en entendre plus d’un. — Bah, bah ! c’est la servante de la maison, qui fait claquer ses patins en allant au puits ; par ma foi, capitaine, vous devriez renoncer à votre grade de capitaine et à votre service secret, car vous vous alarmez aussi facilement qu’une oie sauvage. Mais voici le maître qui arrive seul, et qui paraît aussi sombre qu’une nuit de novembre. »

Le Maître de Ravenswood entra effectivement dans la chambre, enveloppé dans son manteau, les bras croisés, l’air sérieux et en même temps abattu. Il se débarrassa de son manteau, se jeta sur une chaise et parut plongé dans une profonde rêverie.

« Qu’est-il arrivé ? qu’avez-vous fait ? » demandèrent en même temps Craigengelt et Bucklaw, avec un air d’empressement.

« Rien, » répondit-il d’un ton sec et de mauvaise humeur.

« Rien ? dit Bucklaw, et vous nous aviez quittés, bien déterminé à demander raison au vieux coquin, des injures qu’il a faites à vous, à nous et à tout le pays ? L’avez-vous vu ? — Je l’ai vu, répondit le maître de Ravenswood. — Vous l’avez vu, et vous revenez sans avoir réglé le compte qu’il vous doit depuis si longtemps ? dit Bucklaw ; c’est à quoi je ne me serais pas attendu de la part du maître de Ravenswood. — Peu m’importe ce à quoi vous vous seriez attendu, répliqua Ravenswood ; ce n’est pas à vous, monsieur, que je serai disposé à rendre compte de ma conduite.

— Patience, Bucklaw, » dit Craigengelt en arrêtant son compagnon qui paraissait sur le point de répondre avec emportement. « Le Maître a été contrarié dans ses projets par quelque accident : mais il excusera l’inquiétude et la curiosité d’amis dévoués à ses intérêts comme nous. — D’amis, capitaine Craigengelt ! » répliqua Ravenswood avec hauteur. « J’ignore le degré de familiarité qui s’est établi entre nous pour vous autoriser à faire usage de cette expression. Je pense que notre amitié consiste simplement en ce que nous sommes convenus que nous quitterions l’Écosse ensemble aussitôt que j’aurais visité le château aliéné de mes ancêtres, et que j’aurais eu une entrevue avec celui qui en est aujourd’hui le possesseur, je ne veux pas l’appeler le propriétaire. — Cela est vrai, maître, répondit Bucklaw ; et comme nous avions pensé que l’exécution du projet que vous aviez formé pouvait mettre votre vie en danger, nous étions très-courtoisement convenus, Craig et moi, de vous attendre ici, bien que ce fût nous exposer aux mêmes risques. Relativement à Craig, il est vrai, ce n’était pas une chose de bien grande importance ; car la potence a été écrite sur son front dès l’instant de sa naissance ; mais je n’aimerais pas à imprimer une tache sur ma famille par une fin pareille, et pour une cause qui m’est étrangère. — Messieurs, dit le Maître de Ravenswood, je suis fâché de vous avoir occasionné tant d’embarras, mais je réclame le droit de juger du meilleur parti que j’ai à prendre dans mes propres affaires, sans en donner d’explication à qui que ce soit. J’ai changé d’avis, et ne me propose point de quitter le pays pour le moment. — Ne point quitter le pays, maître ! s’écria Craigengelt. Ne point partir, après toutes les peines que je me suis données et les dépenses que j’ai faites ; après avoir couru le risque d’être découvert, après les frais qu’il en coûtera pour le fret et le retard à nous embarquer ! — Monsieur, répliqua le maître de Ravenswood, lorsque je formai le projet de quitter aussi promptement le royaume, je profitai de l’offre obligeante que vous me fîtes de me procurer des moyens de transport ; mais je ne me souviens nullement de m’être engagé à partir, si j’avais des motifs de changer de dessein. Je suis fâché de la peine que vous avez prise pour moi, et je vous en remercie. Quant à vos dépenses, » ajouta-t-il en mettant la main dans sa poche, » elles demandent une compensation plus solide : fret, retard d’embarquement, sont des choses que je ne connais point, capitaine Craigengelt ; mais prenez ma bourse, et payez-vous vous-même d’après votre propre conscience. » Il présenta effectivement au soi-disant capitaine une bourse contenant quelques pièces d’or.

Mais ici Bucklaw s’interposa à son tour. « Il me paraît, Craigie, que vos doigts vous démangent de tenir ce petit filet vert, dit-il ; mais je vous jure que, s’ils font seulement mine de se plier pour le saisir, je les abats d’un coup de sabre. Puisque le maître a changé d’avis, je pense qu’il est utile que nous restions ici plus long-temps ; mais avant de nous quitter, je demande la permission de lui dire… — Dites-lui tout ce qu’il vous plaira, interrompit Craigengelt, si vous me laissez auparavant lui faire sentir les inconvénients auxquels il s’expose en quittant notre société, les obstacles qui s’opposent à ce qu’il reste ici, les difficultés qu’il éprouvera à se présenter à Versailles et à Saint-Germain, sans être appuyé par ceux qui y ont établi des relations utiles. — Outre la perte de l’amitié d’au moins un homme d’honneur et de courage, ajouta Bucklaw. — Messieurs, dit Ravenswood, permettez-moi de vous assurer encore une fois que vous avez bien, voulu attacher à notre liaison momentanée plus d’importance que je n’ai jamais eu dessein de lui en donner. Lorsque j’irai dans les cours étrangères, je n’aurai pas besoin d’y être introduit par un intrigant aventurier, et je ne me crois pas obligé de mettre un grand prix à l’amitié d’un écervelé fanfaron. » En disant ces mots, et sans attendre une réponse, il sortit de l’appartement, remonta à cheval et on l’entendit s’éloigner.

« Morbleu ! dit Craigengelt, voilà ma recrue perdue. — Oui, capitaine, dit Bucklaw, le saumon est parti, emportant hameçon et tout. Mais je cours après lui, car je ne saurais lui passer son extrême insolence. »

Craigengelt offrit de l’accompagner ; mais Bucklaw lui dit : « Non, non, capitaine ; tenez-vous au coin de la cheminée jusqu’à ce que je revienne ; il fait bon dormir quand on n’a rien à craindre :


La vieille femme assise à son doux coin de feu
De l’aquilon glacé s’embarrasse fort peu.


Et toujours continuant à chanter, il sortit de l’appartement.






CHAPITRE VII.

caleb.


Maintenant, Billy Rewick, aie bon courage, et laisse-moi converser avec toi ; mais si tu es un homme brave, comme je suis sûr que tu l’es, viens de l’autre côté de la chaussée le battre avec moi.
ancienne ballade.


Le Maître de Ravenswood, voyant l’accident qui était arrivé à son cheval de main, était remonté sur celui qu’il avait auparavant et qui était habitué au pas d’amble ; et afin de ne pas le fatiguer, il s’éloignait lentement de l’auberge de la Tanière du Renard, pour retourner à sa vieille tour de Wolf’s Crag, lorsqu’il entendit derrière lui le bruit du galop d’un cheval. Il se retourna et vit qu’il était poursuivi par le jeune Bucklaw, qui avait été retenu pendant quelques minutes, n’ayant pu résister à la tentation de donner au garçon d’écurie de l’auberge la recette du remède pour guérir le cheval boiteux. Il avait regagné le temps perdu en mettant son cheval au grand galop, et atteignit bientôt le maître dans un endroit où la route traversait un terrain stérile et marécageux.

« Arrêtez, monsieur ! s’écria Bucklaw ; je ne suis point un agent politique, un capitaine Craigengelt, dont la vie est trop précieuse pour qu’il veuille la hasarder à défendre son honneur. Je suis Franck Hayston de Bucklaw, et personne ne m’insulte par un mot, une action, un geste ou un regard, que je ne le force à m’en rendre raison. — Tout cela est fort bien, M. Hayston de Bucklaw, » répondit le Maître de Ravenswood du ton le plus calme et le plus indifférent ; « mais je n’ai point de querelle avec vous, ni ne désire en avoir. Nos routes vers nos demeures, aussi bien que nos routes à travers la vie, ont des directions différentes ; je ne vois pas que nous ayons des motifs pour nous croiser. — Non ? » dit Bucklaw avec impétuosité ; « de par le ciel, je dis, moi, qu’il y en a : vous nous avez appelés aventuriers intrigants. — Votre mémoire n’est pas fidèle, M. Hayston, c’est à votre compagnon que j’ai appliqué cette épithète, et vous savez qu’il n’est pas autre chose. — Eh bien ! qu’importe, il était mon compagnon alors, et jamais je ne souffre qu’on insulte mon compagnon, soit à tort, soit avec raison, tant qu’il sera dans ma compagnie. — Alors, M. Hayston, » dit Ravenswood avec le même sang-froid, « vous devriez mieux choisir votre société ; car, sans cela, il est probable que vous aurez beaucoup à faire en votre qualité de champion de ceux qui la composent. Retournez chez vous, monsieur, dormez, et demain vous conserverez quelque raison au milieu de votre courroux. — Non pas, Maître, vous ne connaissez pas votre homme. De grands airs et de grandes maximes de prudence ne vous tireront pas d’affaire avec moi. D’ailleurs, vous m’avez appelé un écervelé, et je veux que vous vous rétractiez avant que nous nous séparions. — Certes, ce ne sera pas une chose facile, à moins que vous ne me donniez des raisons de croire que je me suis trompé, meilleures que celles que vous me donnez en ce moment. — Eh bien ! Maître, malgré le regret que j’ai de parler ainsi à un homme de votre qualité, si vous ne voulez ni justifier votre incivilité, ni la rétracter ou indiquer un rendez-vous, vous subirez ici le châtiment que vous méritez. — Je n’ai pas à me reprocher de n’avoir pas fait ce que j’ai pu pour éviter une affaire avec vous ; si vous parlez sérieusement, ce lieu-ci sera tout aussi bien qu’un autre. — Mettez donc pied à terre et l’épée à la main, » dit Bucklaw en lui donnant l’exemple. « J’ai toujours pensé et toujours dit que vous étiez un homme d’honneur ; je serais fâché d’être obligé de penser et dire autrement. — Vous n’en aurez pas de motif, monsieur, » dit Ravenswood, en descendant de cheval et se mettant en état de défense.

Les épées se croisèrent et le combat commença avec beaucoup d’ardeur de la part de Bucklaw, qui était accoutumé à ces sortes d’affaires, et se faisait distinguer par son adresse et sa dextérité à manier l’épée. Dans cette occasion, cependant, il ne put déployer son habileté avec avantage, car ayant perdu toute espèce de modération, en voyant l’air de froideur et de mépris avec lequel le maître de Ravenswood avait long-temps refusé et à la fin consenti à lui donner satisfaction, et il céda à son impatience et attaqua son adversaire avec une ardeur irréfléchie. Le maître, avec autant d’habileté et un plus grand sang-froid, se tint principalement sur la défensive et évita même de profiter de l’avantage que son adversaire lui fournit une ou deux fois par son impétuosité. À la fin, Bucklaw, ayant voulu serrer son ennemi de près, et s’étant précipité sur lui, son pied glissa et il tomba sur le gazon. « Prenez la vie que je vous donne, monsieur, dit le maître de Ravenswood, et tâchez de l’amender si vous le pouvez. — J’ai bien peur que cela ne fasse qu’un bien mauvais raccommodage, » dit Bucklaw, en se relevant lentement et en ramassant son épée, beaucoup moins déconcerté de l’issu du combat qu’on n’aurait put l’attendre de la fougue de son caractère. « Je vous remercie de la vie que vous me laissez, maître, poursuivit-il ; voici ma main ; je ne vous en veux point pour ma mauvaise fortune ou votre supériorité en fait d’escrime. »

Le maître le regarda fixement un instant, puis lui tendit la main en disant : « Bucklaw, vous êtes un brave, et je me suis mal conduit envers vous. Je vous demande pardon de bon cœur de l’expression qui vous a blessé. Je l’ai employée avec trop de précipitation et sans avoir réfléchi, et je suis sûr qu’elle ne vous est nullement applicable. — En êtes-vous réellement sûr, Maître ? » dit Bucklaw, sa figure reprenant aussitôt son expression naturelle de légèreté, d’insouciance et d’audace ; « c’est plus que je n’attendais de vous, car on dit que vous n’êtes pas très-porté à rétracter vos opinions ni vos paroles. — Non pas, lorsque j’ai bien réfléchi avant de les énoncer, dit le maître. — Alors, vous êtes plus sage que moi, répliqua Bucklaw, car je commence toujours par donner satisfaction à mon ami, et ensuite nous entrons en explication. Si l’un de nous succombe, tous les comptes sont réglés ; sinon on n’est jamais plus disposé à faire la paix qu’après la guerre. Mais que demande ce petit braillard ? ajouta-t-il ; je voudrais pour tout au monde qu’il fût venu plus tôt ; et cependant il fallait bien en finir tôt ou tard, et peut-être cette manière-ci est-elle aussi bonne qu’une autre. »

Tandis qu’il parlait, l’enfant en question s’approche, monté sur un âne qu’il avait mis au grand galop à force de coups de bâton, et envoyant, comme un des héros d’Ossian, sa voix devant lui : « Messieurs, messieurs, sauvez-vous, car la femme de l’auberge m’a chargé de vous dire qu’il y avait dans sa maison des gens qui avaient arrêté le capitaine Craigengelt, et qui cherchaient Bucklaw, et qu’il était de votre intérêt de fuir en toute hâte. — Ma foi, tu as raison, mon petit homme, dit Bucklaw, et voici un six pence d’argent[35] pour ton avis, et j’en donnerais bien deux à celui qui me dirait quelle route je dois prendre. — C’est moi qui vous le dirai, Bucklaw, reprit Ravenswood ; venez chez moi à Wolf’s-Crag ; il y a dans la vieille tour des endroits où vous pourriez rester caché, y eût-il un millier d’hommes employés à vous chercher. — Mais cela vous mettra vous-même dans l’embarras, maître ; et à moins que vous ne soyez, comme moi, déjà dans les filets des Jacobites, il est inutile que je vous y entraîne. — Pas du tout, je n’ai rien à craindre. — En ce cas j’irai avec vous bien volontiers, car, à vous dire vrai, je ne connais pas le lieu du rendez-vous où Craigie devait nous conduire ce soir ; et je suis sûr que s’il est pris, il dira toute la vérité sur mon compte et vingt mensonges sur le vôtre pour se sauver de la corde. »

Ils montèrent à cheval, et s’éloignèrent ensemble, en s’écartant de la route ordinaire, traversant des lieux sauvages et marécageux par des sentiers non fréquentés, et que l’habitude de la chasse leur avait rendus familiers, mais dans lesquels d’autres personnes auraient eu beaucoup de difficultés à diriger leur course. Ils gardèrent long-temps le silence, avançant aussi rapidement que la fatigue du cheval de Ravenswood le permettait, jusqu’au moment, où, la nuit devenant plus obscure, ils modérèrent leur marche, tant par la difficulté de reconnaître les sentiers que par l’espoir qu’ils étaient maintenant à l’abri de toute poursuite et de toute observation.

« Maintenant que nous marchons plus à notre aise, dit Bucklaw, je voudrais bien vous adresser une question, maître. — Faites, je vous écoute, dit Ravenswood ; mais ne vous formalisez point si je ne vous donne pas de réponse, à moins que je ne le juge convenable. — Eh bien ! voici ma question. Au nom du vieux Satan, quel motif a pu vous porter, vous qui tenez si fort à votre réputation, à penser un seul moment à vous lier avec un fripon comme Craigengelt, et avec une mauvaise tête comme Bucklaw ? — Simplement, parce que j’étais désespéré, et que je cherchais des compagnons qui le fussent aussi. — Et quel motif vous a engagé à nous quitter aussi brusquement ? — Parce que j’avais changé d’avis, et renoncé à mon entreprise, du moins pour le moment. Et maintenant que j’ai répondu exactement et franchement à vos questions, dites-moi pourquoi vous vous êtes attaché à Craigengelt, qui vous est si inférieur et par la naissance et par les sentiments ? — Je vous répondrai franchement, que c’est parce que je suis un fou, et que j’ai perdu au jeu dernièrement toutes mes propriétés. Ma vieille grand’tante, lady Girnington, a envie de courir une nouvelle bordée, je pense, et je ne pouvais espérer de gagner quelque chose que par un changement de gouvernement. Craigie était une sorte de connaissance de jeu. Il vit ma position, et comme le diable est toujours prêt à jouer quelqu’un de ses tours, le capitaine me débita cinquante mensonges au sujet des lettres de créance qu’il avait de Versailles et de son crédit à Saint-Germain, me promit un brevet de capitaine lorsque je serais à Paris, et j’ai été assez sot peur ajouter foi à ses belles promesses. Je suis bien sûr qu’à présent il a déjà fabriqué une douzaine d’histoires sur mon compte au gouvernement. Et voilà ce que m’ont valu le vin, les femmes et les dés, les coqs, les chiens et les chevaux. — Oui, Bucklaw, vous avez en effet nourri dans votre sein une demi douzaine de serpents qui vous piquent aujourd’hui. — Oui, cela est vrai, mais permettez-moi de vous dire que vous avez nourri dans votre sein un bon gros serpent, qui a avalé tous les autres, et qui est tout aussi sûr de vous dévorer que l’est ma demi-douzaine de faire un repas de tout ce qui reste à Bucklaw, c’est-à-dire ce qui est entre mon bonnet et le talon de ma botte. — Je n’ai garde de trouver mauvais que l’on me parle avec la liberté dont j’ai donné l’exemple. Mais pour parler sans métaphore, comment appelez-vous cette passion monstrueuse que vous m’accusez de nourrir ? — La vengeance, mon cher monsieur, la vengeance, cette passion qui, si elle convient à un galant homme aussi bien que le vin et le wassael[36] avec tous leurs et cœtera, est également anti-chrétienne et plus sanguinaire. Il vaut mieux briser la palissade d’un parc, pour se mettre à l’affût d’un daim ou d’une jeune fille, que de tirer du coup de pistolet à un vieillard. — Je nie que j’eusse un pareil dessein, » dit le maître de Ravenswood. « Sur mon âme, ce n’était pas mon intention ; je voulais seulement, avant de quitter mon pays natal, attaquer en face mon oppresseur, et lui reprocher sa tyrannie et ses suites. Je lui aurais fait un tableau de ses injustices, de manière à porter le trouble et le remords dans son âme. — Oui, et il vous aurait pris au collet, et aurait crié au secours, et alors vous auriez chassé son âme de son corps, je m’imagine. Vos regards seuls et votre ton auraient fait mourir le vieillard de frayeur. — Considérez ses provocations, considérez la ruine et la mort tramées et causées par son affreuse cruauté ; une ancienne maison détruite, un tendre père assassiné. Eh quoi ! autrefois, dans notre Écosse, celui qui serait resté tranquille, après avoir reçu de pareils outrages, aurait été regardé comme un homme qui n’était propre ni à soutenir un ami, ni à faire face à un ennemi. — Allons, maître de Ravenswood, je suis charmé que le diable est aussi rusé avec les autres qu’avec moi ; car toutes les fois que je suis sur le point de faire quelque folie, il me persuade que c’est la chose du monde la plus nécessaire, la plus digne d’une âme généreuse, et déjà la vague m’entraîne avant de m’être aperçu de son approche. Et vous, monsieur, vous auriez pu devenir un meurt…, un homicide par pur respect pour la mémoire de votre père. — Il y a plus de bon sens dans ce que vous dites, Bucklaw, qu’on n’aurait pu en attendre de vous, à en juger par votre conduite. Il n’est que trop vrai que les vices se glissent dans notre âme sous des formes extérieures aussi séduisantes que celles des démons que les gens superstitieux nous représentent comme s’insinuant dans le cœur humain, et nous ne découvrons la hideuse laideur qui leur est naturelle qu’après les avoir serrés dans nos bras. — Mais nous pouvons toujours les chasser loin de nous, et c’est à quoi je songerai un de ces jours, c’est-à-dire lorsque la vieille lady Girnington aura cessé de vivre. — Avez-vous jamais entendu cette expression du théologien anglais :

« L’enfer est pavé de bonnes intentions : comme s’il voulait dire : Elle sont plus souvent conçues qu’exécutées ? » — Eh ; bien ! je veux commencer dès ce soir, et j’ai pris la résolution de ne pas boire plus d’une bouteille de vin, à moins que votre Bordeaux ne soit d’une qualité extraordinaire. — Vous ne serez pas exposé à beaucoup de tentations à Wolf’s-Crag. Je n’ai rien de plus, je crois, à vous offrir que l’hospitalité de mon toit modeste. Nos vins, nos provisions, tout, et au-delà, a été épuisé lors de la dernière cérémonie. — Puisse-t-il s’écouler bien du temps avant qu’il soit nécessaire d’avoir des provisions pour une occasion semblable ! mais il ne faut pas boire le dernier flacon à un enterrement ; cela porte malheur. — Le malheur s’attache, je crois, à tout ce qui m’appartient. Mais voilà là-bas Wolf’s-Crag, et tout ce que le château contient est à votre service. »

Le mugissement des vagues de la mer avait annoncé depuis long-temps qu’ils approchaient des rochers sur le sommet desquels les ancêtres de Ravenswood avaient bâti cette forteresse, comme l’aigle son aire. La lune, jusqu’alors enveloppée de nuages, se montra dans tout son éclat, et permit à nos voyageurs de voir la tour nue et solitaire située sur un rocher en saillie, qui dominait sur la mer d’Allemagne. De trois côtés, le rocher était à pic ; du quatrième côté, qui était celui qui regardait la terre, il avait été fortifié, dans l’origine, par un fossé artificiel et un pont-levis ; mais ce pont était maintenant brisé ou tombait en ruine ; le fossé avait été en partie comblé, de manière à permettre un libre passage à un cavalier pour entrer dans la petite cour ; celle-ci était entourée de deux côtés d’écuries et d’humbles bâtiments, en mauvais état, et fermée du côté de la terre par un mur peu élevé mais crénelé. Le dernier angle du carré était occupé par la tour elle-même. Haute, étroite et bâtie en pierres grisâtres, elle apparaissait aux rayons de la lune comme le spectre drapé d’un énorme géant. Il eût été bien difficile de se figurer une demeure plus sauvage et plus triste. Le bruit sourd et mélancolique des vagues qui venaient successivement se briser contre les rochers qui bordaient la plage, à une grande profondeur au-dessous, était pour l’oreille ce que le site était pour l’œil, un symbole de la mélancolie continue et monotone, non sans un mélange d’horreur.

Quoique la nuit ne fut pas très-avantageuse, rien n’indiquait qu’aucun être vivant habitait cet asile solitaire, excepté une faible lueur qui paraissait à une seule des fenêtres étroites et grillées percées dans le mur à des hauteurs et des distances irrégulières.

« C’est là, dit Edgar, la chambre du seul domestique mâle qui reste à la maison de Ravenswood, et il est heureux qu’il demeure là, puisque autrement nous aurions peu d’espoir de trouver de la lumière ou du feu. Mais suivez-moi avec précaution ; car le sentier est étroit et ne permet pas à deux chevaux d’y marcher de front. »

En effet, le sentier longeait une sorte d’isthme, et c’était à l’extrémité de cette péninsule que la tour était placée ; toute espèce d’agrément avait été sacrifié à la solidité et à la sécurité. Tel était l’esprit qui animait les barons écossais dans le choix de l’emplacement aussi bien que du style d’architecture de leurs châteaux.

En employant les précautions recommandées par le propriétaire de cette demeure sauvage, ils arrivèrent heureusement dans la cour. Mais il s’écoula bien du temps avant que Ravenswood reçût aucune réponse, malgré les efforts qu’il fît pour être entendu en frappant à la petite porte, et appelant Caleb à grand cris pour venir ouvrir et le laisser entrer lui et son compagnon. « Il faut que le vieillard soit mort, » ou qu’il soit plongé dans un évanouissement ; car le bruit que j’ai fait aurait éveillé les sept dormants. »

À la fin, une voix timide et tremblante répondit : « Maître… Maître de Ravenswood, est-ce vous ? — Oui c’est moi, Caleb ; ouvrez vite la porte, répliqua son maître. — Mais est-ce vous en chair et en os ? demanda Caleb, car j’aimerais mieux voir cinquante diables que le spectre ou l’ombre de mon maître ; c’est pourquoi, éloignez-vous, fussiez-vous dix fois mon maître, à moins que vous ne paraissiez sous une forme vraiment humaine. — C’est moi, vieux fou, répondit Ravenswood, sous une forme corporelle et vivant, excepté que je suis à moitié mort de froid. »

La lumière disparut de la fenêtre supérieure, et, se remontrant successivement, quoique lentement, d’œil-de-bœuf en œil-de-bœuf, indiqua que celui qui la portait était occupé à descendre, avec beaucoup de circonspection, un escalier tournant qui occupait une des tourelles ornant les angles de la vieille tour, La lenteur de sa marche arracha quelques exclamations d’impatience à Ravenswood et quelques jurements à son compagnon, moins patient et plus bouillant. Caleb s’arrêta de nouveau avant de lever les barres de fer, et demanda encore une fois si c’étaient des hommes créés du limon de la terre qui voulaient entrer à cette heure de la nuit.

« Si j’étais près de vous, vieux fou, dit Bucklaw, je vous donnerais des preuves suffisantes de mon existence corporelle. »

« Ouvrez la porte, Caleb, » dit son maître d’un ton plus radouci, en partie par égard pour son ancien et fidèle sénéchal, et en partie, peut-être, parce qu’il pensait que des injures seraient peu convenables tant que Caleb aurait mis une forte porte de chêne, garnie de fer, entre sa personne et ceux qui lui parlaient.

À la fin, Caleb, d’une main tremblante, souleva les barres, ouvrit la lourde porte et resta immobile devant eux, montrant le peu de cheveux gris qui lui restaient, son front chauve et ses traits fortement ridés et caractérisés, éclairés par la lueur vacillante d’une lampe qu’il tenait d’une main, tandis qu’il en ombrageait et protégeait la flamme avec l’autre. Le coup d’œil craintif et respectueux qu’il jeta autour de lui, l’effet de la lumière sur ses cheveux blancs et sur sa figure à moitié éclairée, auraient pu fournir le sujet d’un excellent tableau ; mais nos voyageurs avaient trop hâte de se mettre à l’abri de l’orage qui commençait à se former, pour s’amuser à observer le pittoresque. « Est-ce vous, mon cher maître ? s’écria le vieux domestique. « Je suis fâché que vous ayez attendu si long-temps à la porte. Mais qui aurait pensé que je vous reverrais si tôt, et un étranger avec un… » Ici il s’écria, à part pour ainsi dire, et en s’adressant à quelque habitant de la tour, d’une voix qui n’était pas destinée à être entendue des personnes qui étaient dans la cour : « Mysie, Mysie, femme, remuez-vous, au nom du ciel, et arrangez le feu ; prenez le vieux tabouret qui n’a plus que trois pieds, ou toute autre chose qui sera plus à portée, pour faire de la flamme. Je crains que nous ne soyons assez mal pourvus, ne vous attendant que dans quelques mois, et alors sans doute vous auriez été reçu comme il convient à votre rang ; mais néanmoins… — Mais néanmoins, Caleb, dit le maître, il faut que vous ayez soin de nos chevaux, et de nous aussi, de la meilleure manière possible. J’espère que vous n’êtes pas fâché de me voir plus tôt que vous ne vous y attendiez. — Fâché, milord ! s’écria Caleb, car vous serez toujours milord pour les honnêtes gens, comme vos nobles ancêtres l’ont été pendant trois siècles, sans jamais en demander la permission à un whig… fâché de voir le lord de Ravenswood dans un de ses propres châteaux ! » Puis, encore à part, à sa compagne invisible, derrière le paravent : « Mysie, tuez la poule qui couve, sans y regarder à deux fois ; tant pis pour ceux qui viendront après. Non pas que ce soit notre meilleure habitation, » ajouta-t-il en se tournant vers Bucklaw, « mais seulement une forteresse où le lord de Ravenswood puisse fuir pendant… c’est-à-dire, non pas fuir, mais se retirer, pendant les temps de trouble, comme ceux d’à présent, lorsqu’il ne trouve pas convenable de résider, plus avant dans le pays, dans un de ses meilleurs et de ses principaux manoirs ; mais, pour son antiquité, il y a beaucoup de gens qui pensent que l’extérieur de Wolf’s-Crag excite à juste titre la plus grande admiration. — Et vous êtes bien déterminé à nous laisser tout le temps de la satisfaire, » dit Ravenswood, qui s’amusait assez des ruses que le vieillard employait pour les retenir en dehors de la porte jusqu’à ce que son associée Mysie eût achevé ses préparatifs en dedans.

« Oh ! ne nous inquiétons pas de l’extérieur de la maison, mon bon ami, dit Bucklaw, voyons l’intérieur, et que nos chevaux soient mis à l’écurie, et voilà tout. — Oui monsieur… oh ! oui… sans doute, monsieur… dit Caleb, milord, et qui ce soit de ses honorables compagnons… — Mais nos chevaux, mon vieil ami, nos chevaux, s’écria Bucklaw ; ils vont être complètement épuisés si vous les laissez ici se morfondre après la course rapide qu’ils ont faite ; et je désire conserver le mien, qui est excellent ; ainsi encore une fois, nos chevaux. — C’est vrai… vous avez raison… vos chevaux… Oui… je vais appeler les valets d’écurie. » Et Caleb se mit à crier de manière à faire retentir la vieille tour : John ! William ! Saunders ! Ils sont sans doute sortis, ou peut-être sont-ils déjà couchés, » continua-t-il après avoir attendu un moment la réponse, qu’il savait bien qu’il n’avait pas la moindre chance de recevoir. « Tout est en désordre quand le maître est absent ; mais j’aurai soin de vos bêtes moi-même. — Je crois que c’est ce que vous aurez de mieux à faire, dit Ravenswood, car autrement elles doivent craindre de n’être pas soignées du tout. — Chut, milord, chut, pour l’amour de Dieu, » dit Caleb bas à son maître et d’un ton suppliant ; « si vous n’avez pas d’égard à votre honneur, ayez égard au mien ; nous aurons assez de peine à donner une tournure décente à cette soirée, malgré tous les mensonges que je pourrai faire. — Allons, allons, ne vous inquiétez pas, lui dit son maître ; conduisez les chevaux à l’écurie ; il y a du foin et de l’avoine, j’espère. — Oh ! oui, beaucoup de foin et d’avoine » dit-il hardiment et à haute voix. Puis, d’un ton plus bas : « Il y avait quelques demi-mesures d’avoine et quelques bottes de foin qui étaient restées après l’enterrement. — C’est bien, » dit Ravenswood en prenant la lampe des mains de son domestique qui voulait la retenir, « je vais conduire moi-même l’étranger dans les appartements d’en haut. — Cela ne se peut pas, milord, dit Caleb ; si vous vouliez avoir seulement cinq minutes, dix minutes, ou tout au plus un quart d’heure de patience, et examiner le superbe paysage éclairé par la lune que présentent les campagnes du bas et du nord Berwick, pendant que j’arrangerai les chevaux, je vous précéderais dans les appartements comme il convient que vous le soyez, vous, milord, et votre honorable ami. J’ai enfermé sous clef les chandeliers d’argent, et cette lampe n’est pas convenable pour… — Nous nous en servirons fort bien, en attendant, dit Ravenswood, et vous n’éprouverez aucun inconvénient par le défaut de lumière, car si je ne me trompe, il y manque la moitié du toit. — C’est vrai, milord, » répliqua le fidèle serviteur, qui ajouta incontinent avec beaucoup de présence d’esprit : « Ces paresseux d’ouvriers ne sont pas encore venus pour le réparer, milord. — Si je me sentais disposé à plaisanter sur les calamités de ma maison, » dit Ravenswood en montant l’escalier avec Bucklaw, « le pauvre vieux Caleb m’en fournirait une ample matière. Sa passion est de représenter les objets qui composent notre misérable ménage, non tels qu’il sont, mais tels que, dans son opinion, ils devraient être ; et, à dire vrai, je me suis souvent amusé des expéditions du pauvre homme pour suppléer à tout ce qu’il croyait indispensable à l’honneur de ma famille, et des ingénieuses raisons qu’il alléguait pour excuser le manque d’objets que toute son adresse ne pouvait remplacer. Mais, quoique la tour ne soit pas des plus grandes, j’aurai quelque peine de trouver, sans son secours, l’appartement où il a fait allumer son feu. »

En parlant ainsi, il ouvrit la porte de la salle. « Ici, du moins, dit-il, il n’y a ni foyer, ni de quoi se loger. »

C’était effectivement le plus triste aspect. Une grande pièce voûtée, dont les poutres, disposées comme celles de Westminster-Hall, étaient grossièrement sculptées aux extrémités, se trouvait à peu près dans le même état où elle avait été laissée après l’enterrement d’Allan lord Ravenswood. Des cruches renversées, des pots de terre et d’étain, et des flacons, encombraient encore la grande table de chêne ; le plancher carrelé était jonché des débris des verres, objets plus fragiles, dont plusieurs avaient été volontairement sacrifiés par les convives dans l’enthousiasme avec lequel ils portaient leurs santés favorites. Quant à l’argenterie, que des amis ou des parents avaient prêtée pour cette occasion, on avait eu soin de l’enlever aussitôt après la puérile célébration d’une orgie aussi inconvenante. Rien, en un mot, n’était resté qui indiquât l’opulence ; on n’y voyait plus que les traces d’un festin récent, et les signes du plus complet abandon. Les tentures de drap noir, qui dans cette triste occasion avaient remplacé les tapisseries déchirées ou usées, avaient été détachées en partie, et, pendant le long des murs en festons irréguliers, laissaient voir les pierres grossières de l’édifice. Les sièges renversés, ou épars çà et là, annonçaient que la fête funèbre s’était terminée dans le désordre et le bruit. « Cette salle, » dit Ravenswood en élevant la lampe, « cette salle, M. Hayston, a présenté le spectacle de la débauche dans un temps où elle aurait dû être triste ; il est juste qu’en retour elle soit triste lorsqu’elle devrait offrir celui de la gaieté. »

Ils quittèrent ce lugubre appartement, et montèrent l’escalier. Après avoir inutilement ouvert deux ou trois portes, Ravenswood entra avec Bucklaw dans une petite antichambre couverte de nattes, dans laquelle, à leur grande joie, ils trouvèrent un assez bon feu, grâce sans doute à quelque expédient semblable à celui indiqué par Caleb à Mysie. Joyeux intérieurement de trouver quelque chose de plus agréable que ce que le château n’avait encore paru lui offrir, Bucklaw se frotta avec plaisir les mains auprès du feu, et écouta plus complaisamment les excuses que lui faisait le maître de Ravenswood. « Je ne puis vous procurer ici de l’aisance, dit celui-ci, car je n’en ai pas moi-même ; il y a longtemps que ces murs y sont étrangers, si effectivement ils l’ont jamais connue. Abri et sûreté, c’est, je crois, tout ce qu’il m’est possible de vous promettre. — Excellentes choses, maître, répondit Bucklaw, et avec une bouchée de pain et un verre de vin, c’est positivement tout ce que je désire pour ce soir. — Je crains, dit Ravenswood, que vous ne fassiez un pauvre souper ; j’entends Caleb et Mysie qui sont en grande discussion à ce sujet ; Le pauvre Balderstone joint à ses autres qualités celle d’être un peu sourd ; et souvent il laisse entendre de ceux auxquels il voudrait les cacher, des choses qu’il croit ne se dire qu’à lui-même. Écoutez. »

Ils prêtèrent l’oreille et entendirent cette conversation de Caleb avec Mysie.

« Faites pour le mieux, dit Caleb, faites pour le mieux, femme ; il est facile de donner une bonne tournure à tout ce que l’on fait. — Mais la vieille couveuse ? elle sera aussi dure que des cordes d’arc ou du cuir tendu. — Dites que vous avez fait une méprise dites que c’est une méprise de votre part, Mysie, » répliqua le fidèle sénéchal d’une voix douce et moins élevée ; « il ne faut jamais que l’honneur de la maison soit compromis. — Mais la poule ? Elle est à couver quelque part sous le dais de la salle, et je n’ose y entrer le soir de peur du revenant ; et si je ne le vois pas, je n’en verrai pas mieux la poule, car il y fait noir comme dans un puits, et il n’y a pas d’autre lumière dans la maison que cette bienheureuse lampe que le maître tient à la main. Et quand même j’aurais la poule, il faut la plumer, la vider, la faire cuire ; et comment puis-je le faire, pendant qu’ils sont assis auprès du seul feu que nous ayons ? — Eh bien ! en bien ! Mysie, attends ici un moment, et je vais essayer de leur enlever adroitement la lampe. »

En conséquence, Caleb Balderstone entra dans la chambre, ne se doutant guère que sa conversation et sa ruse avaient été entendues. « Eh bien ! Caleb, mon vieil ami, y a-t-il quelque espoir de souper ? » demanda le maître de Ravenswood.

« Espoir de souper, milord ! » répéta Caleb d’un ton qui le faisait paraître offensé du doute qu’exprimait la question. « Comment pourrait-il y avoir du doute, quand nous sommes dans la maison de votre seigneurie ? Espoir de souper, vraiment !… Mais vous n’êtes pas pour la viande de boucherie. Nous avons d’excellentes volailles en abondance, toutes prêtes à être mises à la broche, ou à être grillées… Le chapon gras, Mysie ! » cria-t-il avec autant d’assurance que si pareille chose eût existé dans la maison. — C’est tout à fait inutile, » dit Bucklaw, qui se crut obligé par courtoisie de soulager le vieux sommelier d’une partie de ses peines et de ses inquiétudes ; « si vous avez quelque viande froide, ou un morceau de pain… — Les meilleurs petits pains d’avoine ! » s’écria Caleb, délivré d’un grand embarras ; « et quant à de la viande froide… Cependant la plus grande partie des viandes froides et de la pâtisserie fut donnée aux pauvres, après la cérémonie de l’enterrement, comme de juste ; néanmoins… — Allons, Caleb, dit le maître de Ravenswood, il faut que je coupe court à tout cela. Voici le jeune laird de Bucklaw, il est obligé de se cacher, et par conséquent vous sentez… — Il ne sera pas plus délicat que Votre Seigneurie, à ce que je vois, » répondit Caleb d’un air content, et en faisant avec sa tête un geste d’intelligence. « Je suis fâché de le voir dans cette triste situation ; mais je suis charmé qu’il ne puisse pas trouver beaucoup à redire sur notre train de maison, car je crois que son état de gêne peut égaler le nôtre ; Dieu merci, » ajouta-t-il en rétractant l’aveu qu’il avait fait dans le premier transport de sa joie, mais enfin nous ne sommes pas aussi bien que nous avons été, ou que nous devrions être. Et quant au souper, à quoi sert de dire des mensonges ? Il y a tout simplement un reste de gigot de mouton qui n’a encore paru que trois fois sur la table, et plus on approche de l’os, plus la viande est tendre, comme Vos Honneurs le savent très bien ; et… il y a un restant de fromage de lait de chèvre, avec un morceau de beurre excellent : et puis… et puis… et puis voilà tout ce que je puis vous offrir. » Et avec le plus grand empressement, il apporta ses minces provisions, qu’il plaça, avec beaucoup de symétrie, sur une petite table ronde, à laquelle s’assirent les deux amis ; et malgré la qualité peu engageante, et la quantité peu abondante des mets, ils ne laissèrent pas que d’y faire honneur. Pendant ce temps-là, Caleb les servait avec un air de gravité et d’obligeance, comme s’il eût voulu compenser par son assiduité respectueuse le manque d’autres serviteurs.

Mais, hélas ! combien il est difficile que les formes, quelque soigneusement, quelque scrupuleusement qu’elles soient observées, suppléent au manque d’une nourriture substantielle ! Bucklaw, qui avait mangé avec avidité une portion considérable du gigot de mouton attaqué à trois reprises différentes, se mit alors à demander de l’ale.

« Je n’oserais pas précisément vous recommander notre ale, dit Caleb, la drèche était mal faite, et nous avons eu un orage épouvantable la semaine dernière ; mais vous trouverez rarement de l’eau aussi bonne que celle du puits de la tour, et c’est ce que je vous garantis, monsieur Bucklaw. — Mais si votre ale est mauvaise, vous pouvez nous donner du vin, » dit Bucklaw en faisant la grimace au seul nom du pur élément dont Caleb lui faisait un si pompeux éloge.

« Du vin ? répondit l’intrépide Caleb. Oh ! pour du vin, il y en a assez. Il n’y a que deux jours… Je pleure lorsque pense à la cause… Il s’est bu dans cette maison plus de vin qu’il n’en faudrait pour mettre une chaloupe à flot. Nous n’avons jamais manqué de vin à Wolf’s-Crag. — Allez-en donc chercher, lui dit son maître, au lieu de vous amuser à en parler, » et Caleb sortit d’un air décidé.

Tous les tonneaux vidés au banquet, et qui étaient dans la vieille cave, furent soulevés et secoués, dans l’attente désespérée de trouver assez de lie de vin de Bordeaux pour remplir un grand pot d’étain qu’il tenait à la main. Hélas ! ils avaient été vidés avec trop d’ardeur ; et il eut beau faire toutes les manœuvres que son expérience, comme sommelier, lui suggéra, il ne put en recueillir qu’environ une pinte ou une demi-bouteille qui fût présentable. Mais Caleb était trop bon général pour abandonner le champ de bataille sans un stratagème pour couvrir sa retraite. Il jeta effrontément à terre un flacon vide, comme s’il eût trébuché en entrant dans la chambre, appela Mysie pour venir essuyer le vin qui n’avait jamais été répandu, et plaçant l’autre flacon sur la table, il exprima l’espoir qu’il en restait encore assez pour Leurs Honneurs. Il en restait assez en effet, car Bucklaw lui-même, ami juré du jus de la grappe, ne se sentit pas le courage de renouveler sa première attaque sur le vin de Wolf’s-Crag, et se contenta, quoique bien malgré lui, d’un verre d’eau pure. On fit alors des arrangements pour qu’il passât la nuit, et comme la chambre secrète fut choisie, Caleb se trouva muni d’une excellente et très-plausible excuse pour le manque de meubles, de linge, etc.

« Car, dit-il, qui aurait pu penser qu’on aurait besoin de la chambre secrète ? On n’en a pas fait usage depuis l’époque de la conspiration de Gowrie, et je n’ai jamais osé en faire connaître l’entrée à une femme, autrement Votre Honneur conviendra que ce n’aurait pas été long-temps une chambre secrète. »



CHAPITRE VIII.

le repas et la lettre.


Le foyer dans la salle était noir et froid ; on n’y voyait aucun buffet décoré de festons, ni coupe joyeuse, ni couche attrayante. — Triste chère à espérer ici, dit l’héritier de Linne.
Vieille ballade.


Les sentiments du prodigue héritier de Linne, tels qu’ils sont exprimés dans cette excellente et vieille ballade, lorsque, après avoir dissipé toute sa fortune, il se trouva l’habitant abandonné d’une maison solitaire, pourraient avoir quelque ressemblance avec ceux du maître de Ravenswood dans sa triste demeure de Wolf’s-Crag. Mais celui-ci avait cet avantage sur le dissipateur de la légende, que, s’il était réduit à la même détresse, il ne pouvait l’imputer à ses prodigalités. Sa misère et un titre que la courtoisie ou l’impolitesse pouvait lui accorder ou lui refuser à volonté, étaient le seul héritage que son père lui eût laissé.

Peut-être cette réflexion triste, mais consolante, se présenta-t-elle à l’esprit de ce malheureux jeune homme, et vint-elle apporter quelque soulagement à ses peines. Le matin, favorable au calme de la réflexion, aussi bien qu’au culte des Muses, tout en dissipant les ombres de la nuit, contribua aussi à apaiser la violence des passions qui, le jour précédent, avaient agité le cœur du maître de Ravenswood. Il se trouvait alors en état d’analyser les divers sentiments qui l’oppressaient, et il prit la ferme résolution de les combattre et de les vaincre. Le jour, qui s’était levé calme et radieux, jetait un éclat agréable même sur les vastes terrains marécageux que l’on voyait du château, quand on regardait du côté de la terre, tandis que de l’autre un autre Océan, sillonné par mille vagues aux bouillonnements argentés, s’étendait avec une majesté imposante jusqu’aux dernières limites de l’horizon. La vue de ce calme sublime fait naître dans le cœur de l’homme, même dans les moments d’une extrême agitation, de ces douces émotions, et souvent le porte par sa majestueuse influence à des actes d’honneur et de vertu.

Après avoir avec un soin inaccoutumé rempli la tâche importante d’examiner son âme, la première occupation du maître fut d’aller rejoindre Bucklaw dans sa retraite « Eh bien ! Bucklaw, comment trouvez-vous le lit sur lequel le comte d’Angus dormit en sûreté pendant son exil, quoique poursuivi avec toute l’énergie du ressentiment d’un roi ? » Telles furent les paroles dont il le salua en entrant dans sa chambre.

« Ma foi, » répondit Bucklaw qui venait de s’éveiller, « il me conviendrait peu de me plaindre d’un appartement dans lequel un si grand personnage a logé avant moi ; seulement le matelas était extrêmement dur, la voûte un peu humide, et les rats plus mutins que je ne m’y serais attendu, d’après l’état du garde-manger de Caleb ; et s’il y avait des volets à cette fenêtre grillée et un rideau au lit, il me semble que, tout bien considéré, la chambre serait un peu plus habitable. — Il est vrai qu’elle est assez nue, » dit le maître en jetant ses regards sur la petite voûte ; « mais si vous voulez vous lever et me suivre, Caleb tâchera de vous procurer un déjeuner meilleur que votre souper d’hier soir. — Oh ! je vous en prie, qu’il ne soit pas meilleur, » dit Bucklaw, en se levant et essayant de s’habiller aussi bien que l’obscurité du lieu le permettait, « qu’il ne soit pas meilleur, vous dis-je, si vous voulez que je persiste dans mes projets de réforme. Le seul souvenir du breuvage de Caleb a été plus efficace pour me corriger de l’habitude de commencer la journée en buvant le coup du matin, que ne l’auraient été vingt sermons. Et vous, maître, vous êtes-vous mis en état de combattre vaillamment le serpent logé dans votre sein ? vous voyez que je suis en train d’étouffer mes vipères l’une après l’autre. — J’ai du moins commencé la bataille, Bucklaw, répondit Ravenswood, et j’ai eu la vision charmante d’un ange qui descendait pour venir à mon secours. — Ah ! malheureux que je suis ! dit son hôte, je n’ai aucune vision à attendre, à moins que ma tante, lady Girnington, ne s’enferme dans la tombe, et alors ce serait la substance de son héritage, plutôt que l’apparition de son fantôme, que je regarderais comme le soutien de mes résolutions. Mais ce déjeuner, maître ? Est-ce que le daim qui doit servir à faire le pâté court encore dans les bois, comme dit la ballade ? — Je vais m’en informer, » répondit Ravenswood, et quittant l’appartement, il alla à la recherche de Caleb, et ce ne fut pas sans quelque difficulté qu’il le trouva dans une espèce de donjon obscur, qui avait été autrefois la sommellerie du château. Le vieillard s’occupait, de l’air le plus affairé, de la tâche fort douteuse de frotter un pot d’étain jusqu’à lui faire prendre le brillant et l’apparence d’une pièce d’argenterie. « Je crois que cela peut aller… Je crois qu’il pourra passer, pourvu qu’on ne le porte pas trop près de la fenêtre. » C’était ce qu’il se disait de temps en temps tout bas, comme pour s’encourager dans son entreprise, lorsqu’il fut interrompu par la voix de son maître. « Prenez ceci, » dit le maître de Ravenswood, « et allez acheter ce qui est nécessaire pour la maison ; » et en parlant ainsi, il donna au vieux sommelier la bourse qui, la veille au soir, avait échappé de si près aux griffes de Craigengelt. Le vieillard secoua ses cheveux blancs et clairsemés, et regarda son maître avec l’expression de la plus vive douleur, tandis qu’il pesait dans sa main le mince trésor et qu’il disait d’un ton chagrin : « Est-ce là tout ce qui reste ? — Tout ce qui reste pour le présent, » répondit le maître en affectant plus de gaieté qu’il n’en éprouvait réellement, « est justement la bourse verte et une petite somme d’or, comme dit la vieille chanson ; mais cela ira mieux quelque jour, Caleb. — Avant que ce jour arrive, dit Caleb, je crains bien que la vieille chanson ne soit finie, et le vieux serviteur aussi. Mais il ne me convient pas de parler de la sorte à Votre Honneur, surtout quand je vous vois si pâle. Reprenez votre bourse, et gardez-la pour en faire parade dans le monde ; car si Votre Honneur voulait seulement écouter un avis, et de temps en temps la tirer de la poche en compagnie, et puis la resserrer, il n’y aurait personne qui refusât de nous faire crédit, malgré tout ce qui s’est passé. — Mais, Caleb, dit le maître, je suis toujours dans l’intention de quitter bientôt ce pays, et je désire le faire avec la réputation d’un honnête homme, en ne laissant aucune dette après moi, du moins, aucune de celles que j’aurais contractées moi-même. — Et c’est très-juste, répondit Caleb, que vous partiez comme un honnête homme, et c’est ce que vous ferez, car le vieux Caleb peut faire mettre sur son compte tout ce que l’on prend pour la maison. Je puis d’ailleurs tout aussi bien vivre dans l’intérieur qu’à l’extérieur de la Toibooth[37], et l’honneur de la famille sera sauvé.

Le Maître essaya, mais en vain, de faire comprendre à Caleb que c’était là une raison de plus pour le faire persister dans sa répugnance à contracter des dettes, parce qu’il ne voulait pas que son sommelier s’en rendît personnellement responsable. Mais il parlait à un premier ministre trop occupé de ses voies et moyens, pour chercher à réfuter les arguments par lesquels on en attaque la justice et la nécessité.

« Il y a Eppie Smatrash, qui nous donnera de l’ale à crédit, » se disait Caleb ; « elle a passé toute sa vie dans la famille ; peut-être en obtiendrai-je un peu d’eau-de-vie : pour du vin, je n’en puis rien dire ; c’est une femme qui vit seule, et qui n’en achète qu’un petit baril à la fois ; je tâcherai pourtant, de manière ou d’autre, d’en avoir un peu. Pour des pigeons, le pigeonnier est là ; je trouverai de la volaille chez les tenanciers, bien que Luckie Chiraside dise qu’elle a payé deux fois sa redevance[38]. Nous réussirons, n’en déplaise à Votre Honneur ; ayez bon courage ; l’honneur de la maison sera maintenu aussi long-temps que le vieux Caleb sera en vie. »

Les repas que Caleb, au moyen de ses divers expédients, fut en état de servir aux deux jeunes gens pendant trois ou quatre jours, n’étaient certainement pas splendides ; mais on croira facilement que les convives ne se montraient pas très difficiles ; et, même, les inquiétudes, les excuses, les évasions et les expédients de Caleb amusaient les deux jeunes gens et ajoutaient une sorte d’intérêt à l’irrégularité du service, et à la trop petite quantité des mets. Au reste, ils avaient raison de profiter de toutes les circonstances qui pouvaient égayer des moments qui, sans cela, se seraient succédé d’une manière fort peu agréable.

Bucklaw, privé de ses amusements ordinaires, de la chasse et de la pêche, ainsi que de ses joyeux banquets, par la nécessité de se tenir caché dans les murs du château, devint un compagnon triste et insipide. Lorsque le maître de Ravenswood ne voulait plus faire des armes, ou jouer au galet ; lorsque lui-même s’était fatigué à frotter, étriller, peigner et polir son cheval ; lorsqu’il l’avait vu manger son fourrage, et se coucher doucement sur sa litière, il pouvait à peine s’empêcher d’envier la résignation apparente de cet animal à une vie aussi monotone. « Cette brute stupide, disait-il, ne pense ni à la course, ni à la chasse, ni à son enclos bien fourni de Bucklaw ; il est tout aussi heureux, attaché à son râtelier, dans cette masure, que s’il y était né ; et moi, qui, comme un prisonnier qui n’est pas au secret, ai la liberté de parcourir les donjons de cette misérable vieille tour, je puis à peine venir à bout, tantôt sifflant, tantôt dormant, de passer le temps jusqu’au dîner. »

Et en faisant cette triste réflexion, il se dirigeait vers les meurtrières ou les créneaux de la tour, pour observer les objets qui pourraient s’apercevoir sur le marécage éloigné, ou pour jeter des cailloux et des morceaux de mortier aux mouettes et aux cormorans qui avaient l’imprudence de voler à la portée d’un jeune homme désœuvré.

Ravenswood, avec une âme infiniment plus réfléchie et plus forte que celle de son compagnon, avait aussi ses sujets de sérieuse méditation, qui le rendaient aussi malheureux que l’était son compagnon par pur ennui, et par le manque d’occupation. La première vue de Lucy Ashton avait fait moins d’impression sur lui que son image n’en produisit lorsque la réflexion l’eut éclairé. À mesure que cette violente soif de vengeance qui l’avait porté à rechercher l’occasion d’avoir une entrevue avec le père, commença à se calmer, il se rappela la conduite qu’il avait tenue avec la fille, et se reprocha sa dureté envers une jeune personne distinguée par sa naissance et sa beauté. Ses regards pleins de reconnaissance, les paroles affectueuses qu’elle lui avait adressées, tout avait été l’objet de son dédain ; et si le maître de Ravenswood avait à se plaindre d’injures de la part de sir William Ashton, sa conscience lui disait qu’il avait injustement étendu son ressentiment jusque sur sa fille. Lorsque ses pensées, en prenant ce nouveau cours, l’eurent convaincu qu’il était coupable, le souvenir des traits enchanteurs de Lucy Ashton, rendus encore plus intéressants par les circonstances dans lesquelles la rencontre avait eu lieu, firent sur son cœur une impression tout à la fois agréable et pénible. La douceur de sa voix, la délicatesse de ses expressions, ce vif sentiment d’amour filial, ajoutèrent au regret qu’il éprouvait d’avoir repoussé avec rudesse l’expression de sa reconnaissance, et plaçaient en même temps devant lui le tableau le plus séduisant.

La force des principes du jeune Ravenswood, et sa rectitude d’intention, vinrent même ajouter au danger de nourrir de pareils souvenirs et à son penchant à s’y livrer. Fermement résolu à vaincre, s’il était possible, le vice dominant de son caractère, il recevait avec plaisir, il rassemblait même dans son imagination les idées qui pouvaient le combattre de la manière la plus efficace, et, en formant cette résolution, un sentiment de sa conduite cruelle envers elle le porta naturellement à lui donner, comme par dédommagement, plus de grâces et de beauté que peut-être elle n’en possédait réellement.

Si, dans ce moment, quelqu’un avait dit au Maître de Ravenswood qu’il avait récemment voué à sa vengeance toute la postérité de celui qu’il regardait, avec assez de justice, comme l’auteur de la ruine et de la mort de son père, peut-être aurait-il d’abord repoussé cette accusation comme une calomnie atroce ; cependant, après un sérieux examen de ce qui se passait en lui, il aurait été forcé de convenir qu’il y avait eu un temps où cette accusation était fondée, quoique, d’après la nature de ses sentiments actuels, il fût difficile de croire qu’il eût eu réellement une pareille intention.

Il existait déjà dans son cœur deux passions contradictoires ; le désir de venger la mort de son père, étrangement modifié par son admiration pour la fille de son ennemi. Il avait tellement lutté contre le premier sentiment, qu’il lui avait paru bien diminué ; contre le dernier il n’avait nullement cherché à résister, puisqu’il n’en soupçonnait pas l’existence. Ce qui la prouvait cependant, c’était la résolution, à laquelle il était revenu, de quitter l’Écosse ; et néanmoins il restait toujours à Wolf’s-Crag, sans aucun préparatif de départ. Il est vrai qu’il avait écrit à un ou deux de ses parents qui demeuraient dans un canton éloigné de l’Écosse, et particulièrement au marquis d’A…, pour leur faire part de ses projets ; et lorsque Bucklaw le pressait à ce sujet, il ne manquait jamais d’alléguer la nécessité d’attendre leur réponse, et surtout celle du marquis, avant de prendre un parti aussi décisif.

Le marquis était riche et puissant, et quoiqu’on le soupçonnât d’entretenir des sentiments peu favorables au gouvernement établi depuis la révolution, il avait néanmoins eu assez d’adresse pour se mettre à la tête d’un parti, dans le conseil privé d’Écosse, qui était en relation avec la faction de la haute Église[39], en Angleterre, et il était assez puissant pour menacer ceux auxquels le garde des sceaux était attaché, du renversement de leur pouvoir. La nécessité de conférer avec un personnage d’une aussi grande importance était une excuse plausible que Ravenswood fit valoir auprès de Bucklaw, et probablement auprès de lui-même, pour prolonger son séjour à Wolf’s-Crag, et elle devint encore plus plausible par le bruit qui commençait à se répandre d’un changement probable de ministres et de système dans l’administration écossaise. Tous ces bruits, fortement attestés par les uns et non moins réfutés par les autres, suivant que leurs désirs ou leur intérêt les faisaient agir, pénétrèrent dans la tour en ruine de Wolf’s-Crag, principalement par le canal de Caleb, le sommelier, qui à ses autres qualités joignait celle d’être un ardent politique, et qui rarement faisait une excursion de la vieille forteresse au village voisin de Wolf’s-Hope, sans rapporter toutes les nouvelles qui couraient dans le voisinage.

Mais, si Bucklaw ne pouvait rien opposer de satisfaisant aux raisons que lui donnait le maître pour différer son départ d’Écosse, il n’en éprouvait pas moins d’impatience de se trouver réduit à un état d’inaction, et ce n’était que l’ascendant que Ravenswood avait acquis sur lui, qui pouvait l’engager à se soumettre à un genre de vie si peu d’accord avec ses habitudes et son inclination.

« J’avais toujours entendu dire que vous étiez un jeune homme actif et entreprenant, lui remontrait-il souvent, et cependant vous paraissez déterminé à végéter ici comme un rat dans un trou, avec cette petite différence que le rat, plus sage, choisit son ermitage dans un lieu où il pourra au moins trouver de quoi vivre ; mais quant à nous, les excuses de Caleb deviennent plus longues à mesure que la quantité d’aliments diminue, et je crains que nous ne réalisions ce que l’on raconte de l’animal que l’on nomme le paresseux ; nous avons presque achevé de dévorer la dernière feuille verte qui fût sur l’arbre, et il ne nous reste plus qu’à nous laisser tomber et à nous rompre le cou. — Ne craignez rien, dit Ravenswood ; il est une destinée qui veille sur nous, et nous aussi nous avons un intérêt dans la révolution qui va bientôt éclater, et qui déjà a jeté l’alarme dans plus d’un cœur. — Quelle destinée ? quelle révolution ? répondit son compagnon ; nous avons eu déjà une révolution de trop, ce me semble. »

Ravenswood l’interrompit en lui mettant une lettre entre les mains.

« Oh ! dit Bucklaw, voilà mon rêve expliqué. Il me semblait entendre ce matin la voix de Caleb pressant quelque malheureux de boire un verre d’eau fraîche, et l’assurant que cela était bien plus salutaire le matin que de la bière ou de l’eau-de-vie. — C’était le courrier de lord A…., dit Ravenswood, l’hospitalité, toute d’ostentation, qu’il a reçue de mon sommelier, s’est, je crois, réduite à de la bière aigre et à des harengs. Lisez et vous verrez les nouvelles qu’il nous a apportées. — Je vais lire aussi vite que je pourrai, dit Bucklaw ; car je ne suis pas fort habile, et sa seigneurie ne paraît pas être le premier écrivain du monde. »

Le lecteur va parcourir dans l’espace de quelques secondes, au moyen des caractères de notre ami Billantyne[40], ce que Bucklaw mit une bonne demi-heure à déchiffrer, quoique aidé par le maître de Ravenswood. Voici quel était le contenu de la lettre :


« Notre très-honorable cousin,

« Après vous avoir fait nos cordiales salutations, cette lettre est pour vous assurer de l’intérêt que nous prenons à votre bien-être, et aux projets que vous formez dans le but de l’augmenter. Si nous avons mis moins d’activité à vous témoigner toute notre bonne volonté à votre égard, que nous n’aurions désiré en qualité de tendre parent et allié, nous vous prions de l’imputer au manque d’occasion de vous donner des preuves de notre amitié, et non à aucune indifférence de notre part. Quant à votre résolution de voyager dans les pays étrangers, nous croyons que, dans ce moment-ci, elle est peu convenable, attendu que vos ennemis pourraient, suivant l’usage de ces sortes de gens, imputer à votre voyage des motifs que nous savons et que nous croyons être aussi loin de votre pensée qu’ils le sont de la nôtre ; leurs discours, néanmoins, pourraient trouver crédit dans des endroits où ils vous seraient très-préjudiciables, ce que nous verrions avec d’autant plus de peine et de déplaisir que nous n’aurions aucun moyen d’y remédier.

« Vous ayant ainsi donné, comme l’exigeait notre parenté, notre humble avis au sujet de votre voyage hors de l’Écosse, nous ajouterions volontiers d’autres raisons importantes pour vous déterminer à rester à Wolf’s-Crag jusqu’à ce que le temps de la moisson soit passé, parce que cela peut tourner essentiellement à votre avantage et à celui de la maison de votre père. Mais, comme dit le proverbe : Verbum sapienti, un mot est plus pour un sage qu’un sermon pour un fou. Et quoique nous ayons écrit cette lettre de notre propre main, et que nous soyons bien sûrs de la fidélité de notre messager, comme nous étant attaché par plus d’un lien, néanmoins il est très-vrai que sur un terrain glissant il faut marcher avec précaution ; aussi ne hasarderons-nous pas sur le papier des choses que nous aimerions à vous communiquer de vive voix. C’est pour cela que nous avions eu l’intention de vous inviter à venir au milieu de nos montagnes stériles pour tuer un cerf et parler de choses qu’il nous est plus difficile de vous écrire. Mais le moment actuel n’est pas propice pour une pareille entrevue, qui, par conséquent, sera différée jusqu’à ce que nous puissions parler librement de choses sur lesquelles nous gardons à présent le silence. En attendant, nous vous prions de croire que nous sommes et serons toujours votre bon parent et ami, soupirant après le jour dont nous apercevons, pour ainsi dire, l’aurore, où nous pourrons vous témoigner d’une manière efficace tout l’intérêt que nous vous portons. C’est dans cet espoir que nous nous disons cordialement,

Très-honorable.
Votre affectionné cousin,
À…
Donné en notre pauvre maison de B… etc.

Sur l’adresse on lisait : « Pour le très-honorable et notre honoré parent, le maître de Ravenswood, la présente, vite, hâte, train de poste… Courez et galopez jusqu’à ce que la présente soit remise. »

« Que pensez-vous de cet épître, Bucklaw ? » demanda le maître dès que son compagnon eut réussi, non sans peine, à trouver le sens, disons même à lire les mots qu’elle contenait.

« Certes, je pense qu’il est aussi difficile de comprendre que de lire la lettre du marquis. Il a réellement besoin de l’Interprète de l’Esprit, ou du Parfait Secrétaire ; et si j’étais à votre place, je lui en enverrais un exemplaire par le retour du messager. Il vous engage fort amicalement à perdre votre temps et à dépenser votre argent dans ce pays vil, stupide et opprimé, sans seulement vous offrir son appui et le séjour de sa maison. Suivant moi, il a quelque plan en vue, dans lequel il pense que vous pouvez lui être utile, et il désire vous avoir près de lui, afin de se servir de vous lorsqu’il sera mûr, se réservant la faculté de vous abandonner aux vents et aux vagues si son complot vient à échouer. — Son complot ! alors vous pensez qu’il s’agit de trahison ? — Et de quel autre projet donc ? il y a long-temps qu’on le soupçonne d’avoir un œil tourné vers Saint-Germain. — Il ne réussirait pas à me faire consentir à m’engager témérairement dans une pareille entreprise. Lorsque je me rappelle les règnes de Charles Ier et de Charles II, et celui du dernier Jacques, franchement je vois peu de motifs propres à me porter, par humanité ou par patriotisme, à tirer l’épée pour leurs descendants. — En sorte donc, que vous allez vous lamenter pour ces chiens aux oreilles écourtées que le brave Claverse[41] traita comme ils le méritaient ? — On commença par dire que ces chiens étaient enragés, et ensuite on les pendit. J’espère voir le jour où la justice ne fera acception ni de whig ni de tory, et où ces sobriquets ne seront plus employés que par les politiques de café, de même que ceux de coquin ou autres le sont par les femmes du peuple comme de vains termes de dépit et d’animosité. — Ce ne sera pas de notre temps, le fer est entré trop profondément et dans nos corps et dans nos âmes. — Ce jour viendra cependant, répliqua le maître ; ces sobriquets ne feront pas toujours tressaillir, comme le fait le son de la trompette. À mesure que la vie sociale sera plus protégée, les avantages que l’on y trouvera seront trop chers pour être hasardés sans des motifs plus puissants que ceux d’une politique spéculative. — Ce sont là de belles paroles ; mais mon cœur est pour la vieille chanson :

« Voir de bons grains dans les sillons,
Et pour les whigs une potence,
Rendre juste et bonne sentence,
C’est bien là ce que nous voulons. »

— Vous pouvez chanter aussi haut que vous voudrez, cantabit vacuus[42], mais je crois que le marquis est trop sage ou du moins trop prudent pour se joindre à vous. Je soupçonne qu’il fait allusion à une révolution dans le conseil privé d’Écosse, plutôt que dans les royaumes britanniques. — Oh ! maudit soit tout ce manège politique, ces manœuvres froidement calculées, que les vieillards en bonnets de nuit brodés, et enveloppés dans leurs robes de chambre fourrées, exécutent comme des parties d’échecs ; déplaçant un trésorier, ou un lord commissaire, comme s’ils prenaient une tour ou un pion. La paume pour mon amusement, une bataille pour mon occupation sérieuse ; ma raquette est mon joujou ; mon épée est mon gagne-pain. Et vous, maître, tout profond et réfléchi que vous voudriez le paraître, vous avez en vous quelque chose qui fait bouillonner votre sang trop vite pour être d’accord avec l’humeur où vous êtes à présent de moraliser sur les maximes politiques. Vous êtes un de ces sages qui voient tout avec beaucoup de calme, jusqu’à ce que le sang leur monte à la tête, et alors… malheur à quiconque viendrait leur rappeler leurs prudentes maximes. — Peut-être lisez-vous dans mon cœur mieux que je ne puis y lire moi-même. Mais penser avec justesse sera certainement un grand pas de fait pour me mettre en état d’agir de même. Mais, un moment ; j’entends Caleb qui sonne la cloche pour le dîner. — Ce qu’il ne fait jamais avec plus de fracas que lorsqu’il nous a préparé une maigre chère, comme si ce carillon infernal, qui fera quelque jour écrouler le vieux beffroi, pouvait changer une poule étique en un chapon gras et une épaule de mouton en une cuisse de venaison. — Je souhaite que nous ne soyons pas plus mal que ce que la plus alarmante de vos conjectures fait pressentir, Bucklaw, à en juger par la solennité excessive avec laquelle il place avec tant de cérémonie cet unique plat couvert sur la table. — Ôtez le couvercle, Caleb, ôtez, au nom du ciel ! dit Bucklaw ; donnez-nous ce que vous pouvez nous donner, sans faire de préambule… Allons, le plat va fort bien là, brave homme, » continua-t-il en s’adressant d’un ton d’impatience au vieux sommelier, qui, sans répondre, continua à le changer de place, jusqu’à ce qu’il l’eût enfin posé, avec une précision mathématique, au beau milieu de la table.

« Qu’avons-nous là, Caleb ? » demanda le maître à son tour.

« Mon Dieu ! monsieur, vous l’auriez su plus tôt ; mais Son Honneur, le laird de Bucklaw est si impatient ! » répondit Caleb, tenant toujours le plat d’une main et le couvercle de l’autre, et répugnant évidemment à laisser voir le contenu.

« Mais qu’est-ce enfin, au nom de Dieu ? reprit Ravenswood ; ce n’est pas, je l’imagine, une paire d’éperons dorés, suivant la mode des temps anciens, aux frontières ? — Ha, ha ! répondit Caleb ; Votre Honneur aime à plaisanter… et néanmoins j’oserais dire que c’était une mode très-convenable, et qui, à ce que j’ai ouï dire, était suivie dans une famille honorable et opulente. Mais quant à votre dîner actuel, j’ai pensé que, comme c’est aujourd’hui la veille de sainte Marguerite, qui était une digne reine d’Écosse dans son temps, Vos Honneurs pourraient juger qu’il était très-à-propos, sinon absolument de jeûner, au moins de ne faire qu’une légère collation, seulement pour soutenir la nature, comme un hareng salé, ou quelque chose de cette espèce. » Et découvrant le plat, il laissa voir quatre des savoureux poissons dont il parlait, ajoutant, d’un ton soumis, que ce n’étaient pas non plus des harengs si communs, car ils étaient tous laités, et avaient été salés avec un soin tout particulier par la ménagère, la pauvre Mysie, pour l’usage exprès de Son Honneur.

« Trêve d’excuses, dit le maître, et mangeons les harengs, puisque nous ne pouvons rien avoir de meilleur ; mais je commence à croire comme vous, Bucklaw, que nous mangeons la dernière feuille verte, et que, en dépit des manœuvres politiques du marquis, nous serons forcés de transporter notre camp ailleurs, faute de vivre sans attendre l’événement. »






CHAPITRE IX.

la chasse.


Oui ; et lorsque les chasseurs sonnent le cor joyeux, et lorsque l’animal épouvanté sort de sa retraite, quel est celui qui, si son jeune sang échauffe ses veines (gonflées, voudrait rester, comme une motte de terre privée de vie, sans jouir de tout ce que la belle nature offre à ses regards.
Joanna Baillie. Ethwald, act. I, sc. 1.


Un repas léger procure un sommeil léger, et si l’on considère celui que la science de Caleb, ou bien la nécessité, qui quelquefois en emprunte le masque, avait servi aux hôtes de Wolf’s-Crag, on ne s’étonnera pas si leur sommeil fut court.

Au point du jour, Bucklaw entra brusquement dans l’appartement de Ravenswood ?

« Debout ! debout ! au nom du ciel ! » s’écria-t-il d’une voix retentissante ; « les chasseurs sont dans la plaine ; c’est le seul divertissement que j’aie vu depuis un mois, et vous restez là étendu sur un lit qui n’a guère d’autre mérite que celui d’être un peu plus mou que le pavé du caveau de vos ancêtres. — J’aurais été charmé, M. Hayston, » dit Ravenswood en levant la tête d’un air de mauvaise humeur, « que vous ne fussiez pas venu plaisanter d’aussi bonne heure. Il n’est réellement pas fort agréable de perdre le très-court repos que je commençais à goûter, après une nuit passée à réfléchir sur ma triste position. »

« Bah, bah ! reprit son hôte ; levez-vous, levez-vous ; les chiens sont lâchés ; j’ai sellé moi-même les chevaux ; car le vieux Caleb était occupé à appeler des palefreniers et des laquais, et ne se serait pas mis à l’ouvrage avant d’avoir employé deux heures à faire des excuses pour l’absence d’hommes qui étaient à cent milles de nous. Allons, maître, levez-vous, je vous répète que les chiens sont lâchés ; levez-vous, vous dis-je ; la chasse est commencée. » Et Bucklaw disparut.

« Et moi je vous dis, » répondit Ravenswood en se levant lentement, « qu’il n’y a rien qui puisse m’intéresser aussi peu… À qui sont les chiens qui viennent si près de nous ? — À l’honorable lord Littlebrain, » répondit Caleb, qui avait suivi l’impatient laird de Bucklaw dans la chambre à coucher de son maître, « et vraiment je ne pense pas qu’ils aient le droit de venir aboyer et hurler dans les domaines forestiers de votre Seigneurie. » — Ni moi non plus, Caleb, si ce n’est que ces gens-là ont acheté et les terres et le droit de chasse, et qu’ils se croient autorisés à exercer des droits qu’ils ont payés de leur argent. — Cela peut être, milord ; mais ce n’est pas agir en vrai gentilhomme que de venir exercer ici de pareils droits, lorsque votre seigneurie est dans son château de Wolf’s-Crag. Le lord Littlebrain devrait bien se rappeler ce qu’était sa famille autrefois. — Et nous ce que nous sommes aujourd’hui » dit le maître en réprimant un sentiment d’amertume. « Mais donnez-moi mon manteau, Caleb ; je veux contenter Bucklaw en allant voir cette chasse. Il y aurait de l’égoïsme à immoler le plaisir de mon hôte au mien. — Immoler ! » répéta Caleb d’un ton qui semblait indiquer qu’il regardait comme absurde la moindre concession de la part de son maître en faveur de qui que ce fût. Immoler, ma foi !… Mais je vous demande pardon, milord…, et quel manteau voulez-vous porter ? — Celui que vous voudrez, Caleb ; ma garde-robe n’est pas très bien fournie. — N’est pas très-bien fournie ! quand il y a l’habit gris brodé en argent, que votre seigneurie donna à Hughes Hildebrand, votre piqueur, et celui de velours français, qui fut donné avec la vieille garde-robe de votre père, Dieu veuille avoir son âme ! aux amis pauvres de la famille ; et le manteau de drap de Berry… — Que je vous ai donné, Caleb, et qui, je crois, est le seul qu’il y aurait quelque probabilité d’avoir, à l’exception de celui que je portais hier. Donnez-moi celui-là, je vous prie, et que tout soit fini. — Si Votre Honneur le veut ainsi… Il est sûr que cet habillement est d’une couleur bien triste, et que vous êtes en deuil. Néanmoins, je n’ai jamais essayé de drap de Berry ; il me convient peu de le porter ; et comme Votre Honneur n’a pas d’habits de rechange pour le moment, et qu’il est bien brossé, et qu’il y a des dames là-bas. — Des dames ! et quelles dames ? — Comment le saurais-je, milord, pendant que je les observais du haut de la tour des gardes, je n’ai pu que les voir passer, leurs brides sonnant, leurs plumes se balançant, comme à la cour d’Elfland[43]. — C’est bien, c’est bien, Caleb ; aidez-moi à mettre mon manteau, et donnez-moi mon baudrier… Quel est ce bruit que j’entends dans la cour — C’est justement Bucklaw, qui amène les chevaux, » répondit Caleb, après avoir regardé par la fenêtre, « comme s’il n’y avait pas assez de monde dans le château, ou comme si je ne pouvais remplacer quelqu’un de ceux qui ne se trouvent point là. — Hélas ! Caleb, il nous manquerait peu de chose, si votre pouvoir égalait vos bonnes intentions. — Et j’espère que Votre Seigneurie n’a pas beaucoup manqué de ce peu ; car, tout considéré, je me flatte que nous soutenons l’honneur de la famille aussi bien que les circonstances le permettent. Seulement Bucklaw est si brusque et si prompt !… Et voilà qu’il a amené le palefroi de Votre Honneur, sans que la selle soit décorée de la housse brodée et que j’aurais pu brosser en une minute. — Tout cela est très-bien, » dit son maître, en s’échappant et en descendant l’escalier étroit qui conduisait, en tournant, dans la cour.

« Il est possible que ce soit très-bien, dit Caleb avec un peu d’humeur ; » mais si votre seigneurie veut s’arrêter un instant, je vous dirai ce qui ne sera pas très-bien. — Et qu’est-ce que c’est ? » demanda Ravenswood, s’arrêtant avec impatience.

« Ma foi, c’est simplement que vous n’ameniez personne à dîner ; car je ne saurais faire un autre jour de jeune d’un jour de fête, comme quand je me suis servi de la reine Marguerite avec Bucklaw ; et à vous dire vrai, si votre seigneurie pouvait trouver quelque moyen d’être invité à dîner chez le lord Littlebrain, je vous réponds que je prendrais des mesures pour demain ; ou, au lieu de cela, si vous vouliez dîner avec eux à l’auberge, vous pourriez trouver quelque excuse pour ne pas payer votre écot ; vous pourriez dire que vous avez oublié votre bourse… ou que l’aubergiste n’a pas payé sa redevance, et que vous lui en tiendrez compte dans le règlement. — Ou tout autre mensonge qui me viendra à l’esprit, je m’imagine. Adieu, Caleb ; je loue votre zèle officieux pour l’honneur de la famille. » Et se jetant sur son cheval, il suivit Bucklaw, qui, au risque de se rompre le cou, s’était mis à descendre au galop le sentier raide qui conduisait à la tour, du moment qu’il avait vu Ravenswood mettre le pied à l’étrier.

Caleb Balderstone les suivit d’un œil inquiet, et secoua ses cheveux blancs. « Et j’espère qu’il ne leur arrivera pas de mal, dit-il. Mais les voilà dans la plaine, et personne ne niera que les chevaux soient vigoureux et pleins de feu. »

Animé par son impétuosité naturelle et par la fouge de son caractère, le jeune Bucklaw se précipitait avec la rapidité d’un tourbillon, sans réfléchir à aucun danger. Ravenswood ne se modérait guère plus dans sa course ; car son âme ne sortait qu’à regret d’une inactivité contemplative ; mais dès qu’il était une fois en mouvement, il acquérait une force de progression qui allait jusqu’à la violence. Encore son ardeur n’était-elle pas toujours proportionnée au motif de l’impulsion, et aurait-elle pu être comparée à la vitesse d’une pierre, qui roule avec la même rapidité du haut d’une montagne, soit qu’elle ait été lancée par le bras d’un géant, soit qu’elle ait été jetée par la main d’un enfant. Il se livra donc avec une impétuosité peu ordinaire au plaisir de la chasse, passe-temps si naturel à la jeunesse de toutes conditions, qu’il semble être plutôt une passion inhérente à notre nature, qui fait disparaître toutes les différences de rang et d’éducation, qu’une habitude acquise d’exercice violent.

Les sons répétés du cor, dont alors on se servait toujours pour encourager et diriger les chiens, leurs aboiements lointains, les cris de chasseurs qui parvenaient à peine à l’oreille, la vue à peine distincte des cavaliers, tantôt sortant des vallons qui traversaient les bruyères, tantôt volant sur leur surface, tantôt cherchant à franchir les marécages qui leur barraient le chemin, et plus que tout cela, le sentiment de la rapidité de sa propre course, animaient le Maître de Ravenswood, et bannissaient de son esprit, au moins pour le moment, les pénibles souvenirs dont il était environné. La première chose qui lui rappela ces circonstances désagréables fut la certitude qu’il acquit que son cheval, malgré tous les avantages qu’il recevait de la connaissance que son cavalier avait du pays, était incapable de suivre la chasse. Au moment où il venait de tirer la bride, en songeant avec amertume que sa pauvreté l’empêchait de goûter l’amusement favori de ses ancêtres, leur unique occupation lorsqu’ils n’étaient pas engagés dans des entreprises militaires, il fut accosté par un étranger bien monté qui l’avait suivi pendant quelque temps sans en être aperçu.

« Votre cheval est essoufflé, » dit cet homme avec une complaisance peu ordinaire dans une partie de chasse, « oserais-je prier Votre Honneur de faire usage du mien. — Monsieur, » répondit Ravenswood plus surpris que satisfait d’une telle proposition, « je ne sais réellement pas comment j’ai pu mériter une semblable faveur de la part d’un étranger. — Oh ! ne faites pas de questions là-dessus, dit Bucklaw, qui, bien malgré lui, avait jusqu’alors retenu son excellent coursier pour ne pas dépasser celui de son hôte ; prenez le bien que Dieu vous envoie, comme dit le grand Jean Dryden… ou bien attendez, tenez, mon ami, prêtez-moi ce cheval ; je vois depuis une demi-heure que vous avez de la peine à le retenir ; s’il a le diable dans le corps, je l’en ferai bien sortir. Maintenant, maître, prenez le mien, qui vous portera avec la rapidité d’un aigle.

Et jetant la bride de son cheval au Maître de Ravenswood, il s’élança sur celui que l’étranger lui cédait, et continua sa course au grand galop.

« Vit-on jamais un pareil étourdi ? dit Ravenswood ; et vous, mon ami, comment avez-vous pu lui confier votre cheval ? — Le cheval, dit l’homme, appartient à une personne qui sera toujours disposée à accueillir Votre Honneur et vos honorables amis. Et son nom est… ? demanda Ravenswood. — Votre Honneur voudra bien m’excuser, répondit l’étranger ; vous l’apprendrez d’elle-même. Si vous voulez bien prendre le cheval de votre ami et me laisser votre galloway[44], je vous rejoindrai à la curée ; car j’entends que l’on sonne aux abois. — Je crois, mon ami, que ce sera le meilleur moyen de recouvrer votre bon cheval, » répondit Ravenswood ; et montant sur le coureur de son ami Bucklaw, il se dirigea avec le plus de vitesse possible vers l’endroit où le son du cor annonçait que le cerf était au moment de se rendre.

Ces sons joyeux étaient entremêlés des cris des chasseurs, comme : Hyke à Talbot ! Hyke a Teviot ! now, boys, now[45] ; et semblables exclamations encourageantes de l’ancienne vénerie, auxquelles les aboiements impatients des chiens, tout près alors de l’objet de leur poursuite, venaient se joindre, pour faire de cet ensemble un chorus prolongé. Les cavaliers épars commencèrent à se rallier dans le lieu de la scène, en accourant de toutes parts comme vers un centre commun.

Bucklaw, qui avait continué sa course avec la même ardeur qu’il l’avait commencée, arriva le premier à l’endroit où le cerf, incapable de prolonger sa fuite, s’était retourné sur les chiens, et, comme disent les chasseurs, était aux abois. Avec sa tête majestueuse, penchée, ses flancs couverts d’écume, ses yeux exprimant tout à la fois la rage et la terreur, l’animal, bien qu’épuisé, était devenu à son tour un objet d’alarme pour ceux qui le poursuivaient. Les chasseurs arrivaient l’un après l’autre et guettaient une occasion pour l’attaquer avec avantage, ce qui, en pareilles circonstances, ne peut se faire qu’avec précaution. Les chiens se tenaient à l’écart, et témoignaient par leurs aboiements redoublés leur impatience et leur frayeur, et chacun des chasseurs semblait attendre que son camarade se chargeât de la tâche périlleuse d’attaquer l’animal et de le mettre hors d’état de se défendre. Le terrain, qui était creux dans cet endroit, offrait peu d’avantage pour aborder le cerf, sans en être aperçu. Bientôt l’on entendit un cri général de triomphe. Bucklaw, avec une dextérité qui distinguait un cavalier accompli du jour, sauta à bas de son cheval, et se précipitant subitement sur le cerf, le fit tomber en lui coupant une jambe de derrière avec son petit couteau de chasse. Les chiens accourant sur leur ennemi abattu mirent bientôt fin à ses souffrances et proclamèrent sa mort par leurs aboiements. Les fanfares des cors et les voix des chasseurs firent entendre un chant de mort qui retentit au loin sur les vagues de l’océan voisin.

Le chef des chasseurs rappela alors la meute encore acharnée sur le cerf privé de vie, et mettant un genou en terre, présenta son couteau à une belle dame montée sur un palefroi blanc, qui, par crainte, ou peut-être par compassion, s’était jusqu’alors tenue à distance. Elle avait un masque de soie noire, mode alors généralement adoptée, tant pour préserver le teint de la pluie et des ardeurs du soleil, que par un motif de bienséance qui ne permettait pas à une dame de paraître la figure découverte au milieu d’un divertissement bruyant, auquel prenaient part des personnes de toutes les classes. La richesse de sa parure néanmoins, aussi bien que la beauté de son palefroi et le compliment champêtre que lui fit le veneur, firent juger à Bucklaw que c’était la reine de la chasse. Ce ne fut pas sans un sentiment de pitié, qui approchait même du mépris, que ce chasseur enthousiaste la vit refuser le couteau qu’on lui offrait pour qu’elle fît la première incision dans la poitrine du cerf, afin de reconnaître la qualité de la venaison. Il fut tenté de la saluer ; mais éloigné, par son genre de vie, des classes élevées de la société, il éprouvait, malgré son audace naturelle, une espèce d’embarras et de mauvaise honte lorsqu’il voulait adresser la parole à une dame d’un rang distingué.

À la fin, rassemblant tout son courage, il eut assez de résolution pour approcher de la belle chasseresse et lui dire qu’il espérait que son amusement avait répondu à son attente. La réponse de la dame fut polie et modeste, et elle témoigna de la gratitude au brave cavalier qui avait clos la chasse avec tant d’adresse, lorsque les chiens et les chasseurs paraissaient n’oser s’avancer.

« Madame, » dit Bucklaw, que cette observation ramena aussitôt sur son terrain, « La chose n’est pas difficile, et il n’y a pas de mérite dans tout cela, pourvu qu’on n’ait pas trop peur d’avoir une paire de cornes enfoncée dans le ventre. J’ai chassé plus de cinq cents fois, madame, et je n’ai jamais vu le cerf aux abois, soit sur terre, soit dans l’eau, que je ne me sois hardiment avancé sur lui. Il ne faut que de l’usage et de la pratique, et cependant je vous dirai, madame, qu’il faut beaucoup d’attention et de prudence ; et vous ferez bien, madame, d’avoir votre couteau de chasse bien affilé et à double tranchant, afin que vous puissiez frapper en avant, ou en arrière, suivant que vous le trouverez nécessaire ; car une blessure faite par un coup de corne est dangereuse et sujette à s’envenimer. — Je pense, monsieur, dit la jeune dame, » dont le masque cachait avec peine le sourire, « que j’aurai bien rarement occasion de prendre de semblables précautions. — Mais, avec tout cela, ce que monsieur dit est très-juste, » s’écria un vieux chasseur, qui avait écouté la harangue du Bucklaw et en avait été très-édifié ; « et j’ai entendu dire à mon père, qui était un forestier à Cabrach, que la morsure du sanglier était plus facilement guérie que la blessure faite par la corne du cerf, comme l’expriment ces vers du vieux chasseur :

« Si du cerf la corne vous blesse,
Sa blessure vous fait mourir ;
Mais du sanglier que l’on presse,
La blessure se peut guérir. »

— Si j’avais un avis à donner, » continua Bucklaw, placé sur son terrain, et qui désirait diriger toutes les opérations, « comme les chiens sont fatigués, la tête du cerf devrait leur être distribuée pour les récompenser ; et s’il m’est permis de parler, le chef des chasseurs, qui dépècera l’animal, doit auparavant boire à la santé de milady un bon et grand gobelet de bière, ou un verre d’eau-de-vie ; car s’il le dépèce sans boire, la venaison ne se conservera point. »

Ce conseil très-agréable fut, comme on peut bien le croire, reçu et suivi par le veneur, qui, en revanche, présenta à Bucklaw le couteau qui avait été refusé par la jeune dame, et celle-ci joignit ses instances à celles de son serviteur.

« Je pense, monsieur, » dit-elle en s’éloignant du cercle, « que mon père, pour l’amusement de qui lord Littlebrain a fait sortir aujourd’hui sa meute, s’en rapportera volontiers, pour de semblables usages, à un homme qui a autant d’expérience que vous. »

Alors, lui faisant une inclination gracieuse, elle lui souhaita le bonjour, et se retira suivie d’un ou deux domestiques qui paraissaient être immédiatement attachés à son service. Bucklaw, trop enchanté de trouver l’occasion de déployer ses talents en vénerie, pour s’occuper ni d’homme ni de femme, n’y fit que fort peu d’attention. Il se débarrassa bientôt de son habit, retroussa ses manches et enfonça ses bras, nus jusqu’au coude, dans le sang et la graisse, coupant, taillant et dépeçant, avec la précision de sir Tristrem lui-même ; disputant et argumentant avec tous ceux qui étaient autour de lui, sur les nombles, les buchets, les flancards, les daintiers, termes usités dans l’art de la vénerie ou de la boucherie, comme le lecteur voudra l’appeler, et qui probablement sont maintenant surannés.

Lorsque Ravenswood, qui avait suivi d’assez près son ami, vit que le cerf avait succombé, son ardeur momentanée pour la chasse fit place à ce sentiment de répugnance qu’il éprouvait à rencontrer, dans son état de décadence, les regards de ses égaux ou de ses inférieurs. Il monta à cheval sur le sommet d’une petite éminence, d’où il observa la scène bruyante et animée qui se passait au-dessous de lui, et entendit les cris des chasseurs mêlés aux aboiements des chiens, au hennissement et au piétinement des chevaux. Mais ces sons joyeux, en frappant l’oreille du gentilhomme ruiné, remplissaient son cœur de tristesse. La chasse et tous ses agréments ont toujours, depuis les temps féodaux, été regardés comme un privilège presque exclusif de l’aristocratie, et c’était autrefois la principale occupation des grands en temps de paix. Lorsqu’il songeait qu’il était privé par sa position de goûter le champêtre divertissement, privilège spécial de son rang ; que des hommes nouveaux exerçaient cette prérogative sur les dunes, que ses ancêtres avaient toujours été jaloux de réserver pour leur propre amusement, tandis que lui, l’héritier du domaine, était forcé de se tenir éloigné de leur parti, cette situation réveillait en lui des réflexions qui faisaient une impression profonde sur une âme comme celle de Ravenswood, naturellement contemplative et mélancolique. Sa fierté cependant le fit bientôt triompher de cet état d’abattement, qui fit place à l’impatience, en voyant que Bucklaw, toujours léger, ne paraissait guère empressé de revenir avec le cheval qu’il avait emprunté, et que Ravenswood, avant de s’éloigner, désirait voir rendre à son complaisant propriétaire. Comme il s’apprêtait à se diriger vers le groupe de chasseurs, il fut joint par un cavalier, qui, comme lui, s’était tenu à l’écart pendant la chute du cerf.

Ce personnage avait l’air âgé. Il portait un manteau écarlate boutonné jusqu’au haut du visage, et un chapeau, dont la ganse était défaite et qui se rabattait sur ses yeux, probablement pour se préserver des injures de l’air. Son cheval était celui d’un fort et solide cavalier plus désireux de voir la chasse que d’y prendre part. Un domestique le suivait à quelque distance, et tout indiquait un seigneur avancé en âge. Il aborda Ravenswood très-poliment, mais non sans quelque embarras. « Vous paraissez un jeune homme brave, monsieur, dit-il, et cependant vous semblez aussi indifférent pour ce noble amusement que si vous étiez accablé sous le fardeau de la vieillesse comme moi. — Je me suis livré avec plus d’ardeur à ce divertissement dans d’autres occasions, répondit le maître ; aujourd’hui des événements arrivés dans ma famille doivent me servir d’excuse…, et d’ailleurs, ajouta-t-il, j’étais assez mal monté au commencement de la chasse. — Je crois, dit l’étranger, qu’un de mes domestiques a eu l’esprit de prêter un cheval à votre ami. — J’ai été très reconnaissant de sa politesse et de la vôtre, répliqua Ravenswood. Mon ami est M. Hayston de Bucklaw, que, j’en suis sûr, vous trouverez au milieu des plus ardents chasseurs. Il rendra le cheval à votre domestique et reprendra le mien, et joindra, » ajouta-t-il en détournant son cheval pour s’éloigner, « ses remercîments les plus sincères aux miens pour votre obligeance. »

Le Maître de Ravenswood, après s’être exprimé ainsi, suivit la route qui conduisait chez lui, de l’air d’un homme qui a pris congé de la compagnie. Mais l’étranger n’entendait pas se séparer de lui de cette manière. Il tourna également son cheval et avança dans la même direction, si près de Ravenswood, que celui-ci, à moins que de le dépasser, ce que la civilité, l’étiquette du temps et le respect dû à l’âge de l’étranger, qui venait de lui faire une politesse, ne lui permettaient pas, ne pouvait facilement échapper à sa société.

L’étranger ne resta pas long-temps silencieux. « Voici donc l’ancien château de Wolf’s-Crag, dont il est souvent fait mention dans les annales écossaises, » dit-il en regardant la vieille tour, qui dérobait aux regards une nuée orageuse, composant le fond du tableau ; car à la distance de moins d’un mille, le cerf ayant fait un détour, avait ramené les chasseurs à peu près au même point où ils étaient parvenus lorsque Ravenswood et Bucklaw étaient partis pour se joindre à eux.

Ravenswood répondit à cette observation par un assentiment froid et réservé.

« C était à ce que j’ai ouï dire, » continua l’étranger que ne décourageait nullement sa froideur, « une des plus anciennes propriétés de l’honorable famille de Ravenswood. — La plus ancienne, répondit le Maître, et probablement la dernière. — Je… je… j’espère que non, monsieur, » dit l’étranger, toussant à plusieurs reprises pour s’éclaircir la voix, et faisant effort pour surmonter une sorte d’hésitation : « l’Écosse sait ce qu’elle doit à cette ancienne famille et n’a pas oublié ses exploits nombreux et honorables. Je ne doute pas que si l’on représentait d’une manière convenable à Sa Majesté qu’une famille aussi noble est exposée à la dilapidation…, je veux dire à la décadence, on ne pût découvrir les moyens ad reœdificandam antiquam domum[46]. — Je veux vous épargner la peine, monsieur, de prolonger cette discussion, dit le maître avec hauteur. Je suis l’héritier de cette maison infortunée ; je suis le Maître de Ravenswood ; et vous, monsieur, qui paraissez d’une naissance et d’une éducation distinguées, vous devez sentir que, s’il est quelque chose de plus pénible que le malheur, c’est la mortification de se voir l’objet d’une pitié qu’on n’invoque point. — Je vous demande pardon, monsieur, dit le vieillard ; je ne savais pas… Je sens que je n’aurais pas dû faire mention… rien n’était plus loin de ma pensée que de supposer… — Il n’est pas besoin d’excuses, monsieur, répondit Ravenswood ; car je pense que nous devons ici nous séparer, et je vous assure que je vous quitte sans conserver le moindre ressentiment. »

En disant ces mots, il dirigea la tête de son cheval vers une chaussée étroite par laquelle on approchait autrefois de Wolf’s-Crag, à laquelle on aurait réellement pu appliquer ces vers du chantre de l’Espérance :


« Il était peu foulé, le sentier de gazon
Où marchaient le guerrier et le chasseur rapide,
Jusqu’au pied du riant vallon
Qui borde la plaine liquide. »


Mais avant qu’il pût se débarrasser de son compagnon, la jeune dame dont nous avons parlé arriva près de l’étranger, suivie de ses domestiques.

« Ma fille, » dit-il à la dame masquée, « voici le Maître de Ravenswood. »

Il était naturel que celui-ci répondît à cette politesse par quelque civilité ; mais les manières gracieuses, la réserve modeste de la jeune dame, firent une telle impression sur lui, que non seulement il ne songea pas à demander à qui, et par qui il était ainsi présenté, mais même qu’il resta complètement muet. En ce moment, le nuage qui, depuis long-temps, s’abaissait sur l’éminence où était situé le château de Wolf’s-Crag, à mesure qu’il s’avançait se déployait en groupes plus sombres et plus épais ; il interceptait la vue des objets éloignés et enveloppait dans les ténèbres ceux qui étaient plus rapprochés. La couleur de la mer était plombée ; la teinte de la bruyère était noirâtre. Le tonnerre s’annonça dans le lointain par deux ou trois coups. Deux éclairs, se succédant presque sans intervalle, firent voir au loin les tourelles grisâtres de Wolf’s-Crag ; et, plus près, les vagues agitées de la mer, qui brillaient d’une lueur pourprée et éblouissante.

Le cheval de la belle chasseresse se montra indocile à la main qui le dirigeait, et Ravenswood connaissait trop les devoirs de l’humanité et de l’honneur pour abandonner la jeune dame aux soins d’un vieillard et à ceux de ses domestiques. Il fut donc, ou du moins il se crut obligé par les lois de la courtoisie à saisir la bride de son cheval et à l’aider à le gouverner. Pendant ce temps, l’étranger fit remarquer que l’orage semblait augmenter ; qu’ils étaient éloignés du château de lord Littlebrain, chez qui ils étaient en visite, et qu’il aurait beaucoup d’obligation au Maître de Ravenswood s’il voulait lui indiquer l’endroit le plus proche où ils pourraient trouver un abri contre la tempête. En même temps il jeta un regard expressif, mais embarrassé, sur la tour de Wolf’s-Crag, dont le propriétaire ne put dès lors se dispenser d’offrir au vieillard et à sa fille de venir s’y réfugier. L’état même de la jeune dame rendait cet acte de politesse indispensable ; car au milieu des soins qu’il lui donnait, il ne pouvait s’empêcher de remarquer son extrême agitation, résultat probablement de la frayeur que lui inspirait l’orage qui s’approchait.

J’ignore si le maître de Ravenswood partageait ses craintes ; mais il parut ne pas en être tout à fait exempt, lorsqu’il dit : « La tour de Wolf’s-Crag n’a autre chose à offrir que l’abri de son toit ; mais, s’il peut être agréable dans un pareil moment… » Il s’arrêta, comme s’il lui eût été impossible d’achever sa phrase d’invitation. Mais le vieillard, qui s’était, de son propre chef, constitué son compagnon, ne lui laissa pas le temps de se rétracter, bien que l’invitation n’eût pas été précisément exprimée.

« L’orage, disait-il, dispensait de toute cérémonie ; la santé de sa fille était délicate ; elle avait beaucoup souffert d’une frayeur qu’elle avait eu récemment ; il espérait que le maître de Ravenswood ne trouvait pas tout à fait inexcusable de leur part qu’ils acceptassent l’hospitalité qu’il leur offrait, et que, quant à lui, la sûreté de son enfant lui était plus chère que l’étiquette. »

Il n’y avait pas moyen de retirer ses offres. Le maître de Ravenswood montra le chemin, et continua à tenir la bride du cheval de la jeune dame, pour réprimer les écarts que pourrait lui faire faire quelque explosion soudaine de la foudre. Il n’était pas tellement absorbé dans ses réflexions qu’il ne remarquât que la pâleur mortelle qui couvrait le cou et les tempes, ainsi que les traits du visage qui n’étaient point cachés par le masque, faisait place à une vive rougeur, et il sentait, avec quelque confusion, que, par une sympathie secrète, ses joues se couvraient de couleurs non moins vives. L’étranger, avec une attention qu’il déguisait sous l’apparence de crainte pour la sûreté de sa fille, continuait à observer l’expression de la figure du Maître de Rawenswood, pendant que l’on montait la colline voisine de Wolf’s-Crag. Lorsque enfin ils arrivèrent en face de cette antique forteresse, Ravenswood éprouva des émotions nombreuses et variées ; en entrant dans la cour, en appelant Caleb pour venir donner les soins nécessaires, il y avait dans son ton et ses manières une sorte de sévérité, je dirais presque de sauvagerie, qui ne semblait guère s’accorder avec la courtoisie d’un homme qui reçoit chez lui des hôtes de distinction.

Caleb arriva, et ni la pâleur de la belle étrangère au commencement de l’orage, ni celle de toute autre personne, en toute autre circonstance, n’égala celle qui se répandit sur les joues maigres du désolé sénéchal, lorsqu’il vit cette augmentation de convives, et qu’il réfléchit que l’heure du dîner venait bien vite.

« Est-il devenu fou ? » murmura-t-il tout bas ; « est-il complètement fou ? Nous amener des seigneurs et des dames, et une armée de laquais à leur suite, et lorsque midi a sonné ! » S’approchant alors de son maître, il lui demanda pardon pour avoir permis au reste de ses gens d’aller voir la chasse, ajoutant qu’il ne s’attendait pas que sa seigneurie dût revenir avant la nuit, et qu’il craignait qu’ils ne lissent l’école buissonnière[47].

« Silence, Balderstone ! » dit Ravenswood d’un ton sévère, « votre folie est hors de saison. Monsieur et madame, dit-il en se tournant vers ses hôtes, ce vieillard et une femme encore plus âgée et plus infirme composent tout mon domestique. Nos moyens de vous restaurer sont encore plus chétifs qu’un aussi petit nombre de serviteurs et une maison aussi délabrée ne sembleraient le promettre ; mais, quels qu’ils soient, ils sont à votre service. »

L’étranger, frappé de l’état de ruine et de l’aspect sauvage de la tour, à laquelle les nuages qui obscurcissaient l’horizon donnaient une teinte encore plus sombre, et peut-être un peu ému par le ton sévère et décidé dont Ravenswood lui avait parlé, ainsi qu’à sa fille, jeta autour de lui des regards inquiets ; il semblait se repentir de l’empressement avec lequel il avait accepté l’hospitalité qui lui avait été offerte. Mais il n’était plus possible de sortir de la position embarrassante où il s’était placé lui-même.

Pour Caleb, il fut si complètement étourdi de l’aveu public et nullement déguisé que fit son maître de sa complète pénurie, que, pendant deux minutes, il marmotta dans sa barbe, qui n’avait pas senti le rasoir depuis six jours : « Il est fou, entièrement fou ;… il a perdu la tête. Mais que le diable emporte Caleb Balderstone, » ajouta-t-il, en appelant à son secours toutes les ressources de son invention, « si l’honneur de la famille en souffre, fût-il aussi fou que les sept sages. » Il s’avança alors hardiment, et, malgré les regards de mécontentement et d’impatience de son maître, il demanda gravement s’il ne servirait pas quelques légers rafraîchissements à la jeune dame, et un verre de Tokai, ou de vin des Canaries, ou… — Trêve à vos folies hors de saison, dit Ravenswood ; mettez les chevaux à l’écurie et ne nous fatiguez pas plus long-temps de vos absurdités. — Votre Honneur sera toujours obéie dans tout ce qu’elle désire, dit Caleb ; néanmoins, quant aux vins des Canaries et de Tokai, que vos honorables hôtes ne paraissent pas disposés à accepter… »

Mais, en ce moment, la voix de Bucklaw, qui se faisait entendre au milieu du bruit du pas des chevaux et du son des cors, annonça qu’il s’approchait de la tour, à la tête de la plus grande partie des chasseurs.

« Je les défie, » dit Caleb, prenant courage en dépit de cette nouvelle invasion de Philistins, d’être plus fins que moi. Cet infernal étourdi ! m’amener une pareille troupe de bandits, qui s’attendent à trouver de l’eau-de-vie en aussi grande abondance que de l’eau de puits ; et cela, lorsqu’il connaît parfaitement la position dans laquelle nous nous trouvons à présent ! Mais je crois que, si je pouvais me débarrasser de ces rustauds de laquais qui se sont introduits dans la cour, à la suite de leurs supérieurs, comme plus d’un flatteur qui cherche à se pousser, je me tirerais d’affaire au bout du compte. »

Le lecteur verra dans le chapitre suivant les mesures qu’il adopta pour exécuter cette courageuse résolution.






CHAPITRE X.

le lord keeper au château de ravenswood.


Avec un gosier altéré et des lèvres desséchées, bouche ouverte, ils l’entendirent appeler ; ils grimacèrent un sourire de remercîment, puis tout à coup se turent, comme s’ils avaient été occupés à boire.
coleridge. Poëme de l’ancien Marinier.


Hayston de Bucklaw était un de ces hommes inconsidérés qui n’hésitent jamais entre un ami et un bon mot. Lorsqu’on annonça que les principaux acteurs de la chasse s’étaient dirigés vers Wolf’s-Crag, les chasseurs proposèrent, comme une marque de civilité, d’y transporter la venaison. Cette proposition fut acceptée par Bucklaw, qui s’inquiétait beaucoup de l’épouvante du pauvre Caleb Balderstone en voyant arriver une troupe aussi nombreuse, mais très légèrement de l’embarras auquel il allait exposer son ami, qui était si peu en état de la recevoir. Il avait dans le vieux Caleb un antagoniste rusé et alerte, toujours prêt à trouver au besoin des subterfuges et des excuses propres, suivant lui, à sauver l’honneur de la famille.

« Dieu soit loué ! se dit Caleb ; un des battants de la grande porte a été poussé par le vent qui a soufflé hier au soir, et je crois que je pourrai facilement fermer l’autre. »

Mais en gouverneur prudent, il voulait se débarrasser en même temps des ennemis qui étaient dans la place (et il considérait comme tels tous ceux qui mangeaient et buvaient), avant de prendre des précautions pour empêcher l’entrée de ceux dont les cris joyeux annonçaient l’immédiate arrivée. Il attendit donc avec impatience, pour exécuter son projet, que son maître eût introduit ses deux principaux hôtes dans la tour.

« Je pense, » dit-il au domestique de l’étranger, « que, comme les chasseurs apportent le cerf au château en grande cérémonie, nous, qui en sommes les habitants, devons les recevoir à la porte. »

Les domestiques, trompés par cette observation insidieuse, ne furent pas plutôt sortis que l’honnête Caleb poussa, sans perdre de temps, le second battant de la porte avec une telle force que tout le bâtiment retentit du bruit qu’il occasionna en se fermant. S’étant ainsi assuré de l’impossibilité où l’on serait de franchir le passage, il se donna un instant le plaisir de parlementer avec les chasseurs qui étaient en dehors, à travers une petite fenêtre en saillie, ou guichet, servant autrefois à reconnaître ceux qui se présentaient à la porte. Il leur donna à entendre, en peu de mots, d’un ton ferme, que jamais, sous aucun prétexte, la porte du château ne s’ouvrait à l’heure du repas ; que Son Honneur, le Maître de Ravenswood, venait justement de se mettre à table avec quelques personnes de qualité ; qu’il y avait d’excellente eau-de-vie à l’auberge de Wolf’s-Hope au bas de la colline ; et il leur laissa croire que son maître paierait leur écot. Mais ceci fut dit d’une manière obscure, ambiguë, en style d’oracle ; car, comme Louis XIV, Caleb Balderstone craignait de pousser la finesse jusqu’à la fausseté, et se contentait de tromper, s’il était possible, sans aller jusqu’au mensonge.

Une pareille annonce surprit les uns, fit rire les autres, et épouvanta les laquais expulsés, qui s’efforcèrent de prouver le droit incontestable qu’ils avaient à être réadmis, afin de servir leur maître et leur maîtresse. Mais Caleb n’était pas d’humeur à entendre ou à reconnaître aucune distinction. Il s’en tint à ce qu’il leur avait dit dès le principe, avec cette opiniâtreté brutale, mais commode, qui, indocile à toute conviction, n’écoute aucun raisonnement. Bucklaw se détachant de l’arrière-garde, s’approcha de la porte, et d’un ton courroucé demanda à être admis ; mais Caleb resta inébranlable.

« Le roi, sur son trône, serait à la porte, dit-il, que mes dix doigts ne l’ouvriraient point, au mépris des règles et des usages de la famille de Ravenswood, et de mon devoir comme principal serviteur. »

Bucklaw fut extrêmement irrité, et, avec des jurements et des malédictions que nous ne voulons point rapporter, déclara que c’était un traitement indigne, et qu’il voulait absolument parler au Maître de Ravenswood lui-même. Mais Caleb fit également la sourde oreille.

« Il s’enflamme promptement notre jeune homme, dit-il ; mais il peut être certain qu’il ne verra point la face de mon maître avant d’avoir dormi et de s’être réveillé. Il sera plus sensé demain matin. Il lui convient bien d’amener ici une bande de chasseurs altérés, lorsqu’il sait qu’il y a à peine de quoi étancher la soif, » et il quitta le guichet, les abandonnant au mécontentement que pouvait leur causer cette mauvaise réception.

Mais il y avait une personne, de la présence de laquelle Caleb, dans le feu de la contestation, ne s’était pas aperçu, et qui avait tout écouté sans rien dire. C’était le principal domestique de l’étranger, homme de confiance, personnage important, le même qui y pendant la chasse, avait prêté son cheval à Bucklaw. Il était dans l’écurie lorsque Caleb avait, au moyen de sa ruse, fait sortir les autres laquais ; sans cette circonstance, malgré toute son importance personnelle, il aurait bien certainement partagé le même sort.

Celui-ci s’aperçut du manège de Caleb et en apprécia le motif ; et connaissant les intentions de son maître à l’égard de la famille de Ravenswood, il n’eut pas de peine à se tracer la marche qu’il devait suivre. Dès que Caleb se fut retiré, il se présenta au guichet et dit aux domestiques, « que c’était le bon plaisir de son maître que ses gens, ainsi que ceux de lord Littlebrain se rendissent à l’auberge voisine, et se procurassent les rafraîchissements nécessaires, dont il aurait soin de payer tous les frais. »

La joyeuse troupe des chasseurs s’éloigna de la porte hospitalière de Wolf’s-Crag, maudissant, à mesure qu’ils descendaient la colline, l’esprit de mesquinerie et la conduite indigne du propriétaire, et envoyant, de grand cœur, à tous les diables, et le château et tous ses habitants. Bucklaw, avec plusieurs qualités qui en auraient fait un homme de mérite digne de l’estime publique, avait été élevé avec tant de négligence, qu’il était toujours porté à partager les idées et les sentiments des compagnons de ses plaisirs. Les éloges dont il venait d’être comblé faisaient un contraste frappant avec les injures qu’il entendait proférer de toutes parts contre Ravenswood ; il se rappelait les jours ennuyeux et uniformes qu’il avait passés à Wolf’s-Crag ; il regarda comme un affront sanglant son exclusion du château, et le résultat de toutes ces réflexions fut la résolution qu’il prit de rompre les liaisons qu’il avait eues jusqu’alors avec le maître de Ravenswood.

En arrivant à l’auberge du village de Wolf’s-Hope, il rencontra inopinément une ancienne connaissance qui descendait de cheval. C’était le très-respectable capitaine Craigengelt, qui, sans paraître avoir conservé aucun souvenir de la froideur avec laquelle ils s’étaient séparés, s’approcha aussitôt de lui et lui serra la main de la manière la plus amicale. C’était une marque d’affection à laquelle Bucklaw ne pouvait s’empêcher de répondre avec une égale cordialité, et Craigengelt sentit à la pression de ses doigts qu’il lui rendait son ancienne amitié.

« Bonjour, et de longs jours, Bucklaw, s’écria-t-il, il y en a encore dans ce méchant monde pour les honnêtes gens. »

Il faut remarquer que les Jacobites, à cette époque, avaient, je ne sais trop avec quelle justice ou convenance, adopté le terme d’honnêtes gens comme une désignation spéciale de leur parti.

« Oui, et pour d’autres aussi, à ce qu’il paraît, répondit Bucklaw ; car, sans cela, comment vous seriez-vous hasardé à venir ici, noble capitaine ? — Qui ? moi ? dit Craigengelt ; je suis libre comme le vent de la Saint-Martin, qui n’a ni rentes ni redevances à payer. Tout est expliqué, tout est arrangé avec les honnêtes vieux radoteurs de Auld Reekie[48]. Bah ! ils n’auraient pas osé me retenir huit jours en prison. Il y a certaine personne qui a plus d’amis que vous ne pensez et qui peut être utile à celui à qui il s’intéresse, au moment où il s’y attend le moins. — C’est bon, c’est bon, » répondit Hayston, qui connaissait parfaitement et qui méprisait souverainement le caractère de Craigengelt, « mettons de côté tout ce jargon de charlatanisme, et dites-moi franchement si vous êtes libre et en sûreté. — Aussi libre, répondit Craigengelt, qu’un bailli du parti des Whigs sur la chaussée de son village, ou qu’un prédicateur presbytérien débitant son sermon hypocrite, et je venais vous dire que vous n’avez plus besoin de vous tenir caché. — Alors, capitaine Craigengelt, je m’imagine que vous vous dites mon ami, dit Bucklaw. — Votre ami, répéta Craigengelt. Mon camarade au combat des coqs ! Comment ! mais je suis ton fidèle Achate, comme j’ai entendu des savants s’exprimer ; chair et os ; écorce et arbre ; tout à toi, à la vie et à la mort. — C’est ce que nous allons voir tout à l’heure, dit Bucklaw. Tous n’êtes jamais sans argent, de quelque part qu’il vous vienne ; prêtez-moi d’abord deux pièces, pour balayer la poussière qui s’est attachée au gosier de ces braves gens-là, et ensuite… — Deux pièces ? dit le capitaine ; vingt sont à votre service, mon garçon, et vingt autres à leur suite. — Oui, vraiment ? dit Bucklaw après un moment de silence ; car il était naturellement doué d’assez de pénétration pour juger qu’il y avait quelque motif extraordinaire qui déterminait cet excès de générosité. » Craigengelt, ou vous êtes un brave garçon dans toute la force du terme, ce que j’ai de la peine à croire, ou vous êtes plus habile que je ne pensais, ce que je ne crois pas plus facilement. — L’un n’empêche pas l’autre, dit Craigengelt : prenez et payez ; jamais or meilleur n’a passé par la balance. » En même temps il remit une quantité de pièces d’or à Bucklaw, qui les empocha sans les compter, ou même sans les regarder, en se contentant de lui dire que sa position était telle qu’il fallait qu’il s’enrôlât, fût-ce le diable lui-même qui lui offrît de son engagement. Puis se tournant vers les chasseurs, » Allons, mes enfants, dit-il, c’est moi qui régale. — Vive Bucklaw ! » cria toute la troupe. « Et au diable celui qui a pris part au divertissement, et qui laisse les chasseurs aussi secs que la peau d’un tambour, » ajouta un autre par compensation.

« La maison de Ravenswood était autrefois aussi bonne et aussi honorable qu’aucune de la contrée, dit un vieillard ; mais elle a perdu tout son crédit aujourd’hui, et le maître se montre un vrai sot. »

Après un acquiescement unanime à cette observation de la part de tous ceux qui l’entendirent, toute la bande se précipita tumultueusement dans l’auberge, où elle resta à table jusqu’à la nuit. Le caractère jovial de Bucklaw lui permettait rarement, d’être fort délicat dans le choix de la compagnie qu’il fréquentait et maintenant que le plaisir qu’il goûtait au milieu de l’abondance était rendu plus vif et plus piquant par un intervalle extraordinaire de sobriété et presque d’abstinence, il était aussi heureux de présider à la table, que si ses convives eussent été des fils de princes. Craigengelt avait ses raisons pour pousser les choses aussi loin qu’elles pourraient aller, et comme il avait une gaieté vulgaire, beaucoup d’impudence, et qu’il chantait agréablement quelques couplets grivois, connaissant d’ailleurs parfaitement le caractère de Bucklaw, il réussit complètement à le plonger au milieu de tous les excès de cette orgie.

Pendant ce temps une scène bien différente avait lieu à la tour de Wolf’s-Crag. Lorsque le Maître de Ravenswood eut traversé la cour, trop occupé de ses réflexions pénibles pour faire attention au manège de Caleb, il introduisit ses hôtes dans la grande salle du château.

L’infatigable Balderstone qui, par goût ou par habitude, travaillait depuis le matin jusqu’au soir, avait peu à peu débarrassé ce lugubre appartement des restes confus du banquet des funérailles et rétabli un peu d’ordre. Mais tout son talent et tout le soin qu’il avait pris pour placer de la manière la plus avantageuse le peu de meubles qui restaient, n’avaient pu empêcher que les murs antiques et dépourvus de tout ornement ne donnassent à cette salle un air sombre et triste. D’étroites fenêtres pratiquées dans la profonde épaisseur du mur semblaient plutôt faites pour exclure que pour admettre la lumière, et l’aspect menaçant de la tempête ajoutait encore à l’obscurité.

Tandis que Ravenswood, avec toute la gracieuse galanterie de cette époque, mais non sans une certaine raideur et quelque embarras, conduisait la jeune dame à l’extrémité de la salle, le père se tint debout près de rentrée, comme cherchant à se débarrasser de son chapeau et de son manteau. En ce moment le bruit de la porte du château vint jusqu’à eux ; l’étranger tressaillit, s’approcha avec empressement de la fenêtre et jeta sur Ravenswood un regard rempli d’alarme, en voyant que la porte était fermée et que ses gens étaient restés en dehors.

« Vous n’avez rien à craindre, monsieur, lui dit gravement Ravenswood, ce toit a tous les moyens de vous protéger, quoiqu’il n’ait pas ceux de vous accueillir dignement. Mais il me semble, ajouta-t-il, qu’il est temps que je sache quelles sont les personnes qui honorent ainsi de leur présence ma demeure délabrée. »

La jeune dame garda le silence et ne fit aucun mouvement ; et le père, à qui la question était plus directement adressée, semblait être dans la situation d’un acteur qui s’est hasardé à se charger d’un rôle qu’il se sent incapable de jouer et qui reste court au moment où il devrait parler. Il s’efforça de déguiser son embarras par toutes les cérémonies extérieures qui indiquent un homme de la bonne société ; mais il était évident qu’après avoir fait sa révérence, un pied en avant comme dans le dessein de s’approcher, l’autre en arrière comme pour s’éloigner, il s’efforçait de détacher le collet de son manteau et de relever son chapeau de dessus sa figure avec autant de peine que si l’un eût été attaché avec des agrafes de fer rouillé, et l’autre aussi lourd qu’une masse de plomb. L’obscurité du ciel paraissait devenir plus profonde, à mesure qu’il retirait avec tant de répugnance ces parties de son habillement. L’impatience de Ravenswood croissait aussi en proportion des délais de l’étranger. Il paraissait éprouver une agitation qui provenait probablement d’une cause toute différente. Il tâchait de réprimer son désir de parler, tandis que l’étranger semblait embarrassé de trouver des mots pour exprimer ce qu’il sentait qu’il était nécessaire de dire. À la fin Ravenswood, cédant à son impatience, rompit le silence qu’il s’était imposé.

« Je m’aperçois, dit-il, que sir William Ashton n’est pas disposé à se faire connaître dans le château de Wolf’s-Crag. — J’avais espéré que cela n’était pas nécessaire, » dit le lord garde des sceaux, dans un état de contrainte semblable à celui d’un spectre interpellé par l’exorciste, « et je vous remercie d’avoir pris le premier la parole, Maître de Ravenswood, lorsque des circonstances, de malheureuses circonstances, permettez-moi de les appeler telles, rendaient cette initiative difficile et pénible. — Je ne dois donc pas, » dit gravement le Maître de Ravenswood, « regarder l’honneur de cette visite comme purement accidentel ? — Distinguons un peu, » répondit le lord Keeper affectant un calme qui peut-être était loin de son cœur, « c’est un honneur que j’ai vivement désiré depuis quelque temps, mais que je n’aurais peut-être jamais obtenu sans la circonstance de cet orage. Ma fille et moi nous nous félicitons également d’avoir trouvé l’occasion d’offrir nos remercîments à l’homme brave et généreux à qui elle est redevable de sa vie et moi de la mienne. »

Les haines qui divisaient les familles, dans les temps de la féodalité, n’étaient guère moins invétérées, quoiqu’elles ne se manifestassent point par des actes de violence ouverte. Ni les sentiments que Ravenswood avait commencé à éprouver pour Lucy Ashton, ni l’hospitalité que l’honneur lui faisait un devoir d’exercer envers ses hôtes, n’avaient pu, malgré tous ses efforts, subjuguer entièrement les violentes passions qui s’élevaient dans son cœur, en voyant l’ennemi de son père dans la grande salle de la famille, dont il avait si puissamment contribué à hâter la ruine. Ses regards se portaient du père sur la fille, avec un air d’irrésolution dont sir William Ashton ne jugea pas à propos d’attendre l’issue. Il s’était alors débarrassé de son costume de voyage, et s’approchant de sa fille, il dénoua le ruban qui servait à attacher son masque.

« Lucy, ma chère, » dit-il en l’aidant à se lever et en la conduisant vers Ravenswood, « ôtez votre masque, et exprimons notre reconnaissance sans déguisement et à visage découvert. — S’il veut bien condescendre à l’accepter, » dit seulement Lucy, mais d’une voix pleine de douceur, et qui semblait exprimer en même temps le reproche et le pardon pour le froid accueil qu’elle recevait ainsi que son père. Ces mots, prononcés par une créature si ingénue et si belle, descendirent jusqu’au fond du cœur de Ravenswood, qui s’accusa intérieurement de dureté. Il murmura quelques mots de surprise, quelques mots de confusion, et finit par lui exprimer avec chaleur et vivacité combien il se trouvait heureux de pouvoir lui offrir un abri ; alors il l’embrassa conformément au cérémonial prescrit en pareille circonstance. Quoique cette formalité fût accomplie, Ravenswood tenait encore la main qu’il avait courtoisement saisie ; une rougeur, qui semblait donner à cette politesse mutuelle une bien plus grande importance que celle qu’on y attachait ordinairement, couvrait encore le visage de la belle Lucy Ashton, lorsque l’appartement fut tout à coup illuminé par un éclair qui en bannit complètement l’obscurité. Pendant un instant, on aurait pu voir tous les objets d’une manière distincte. La taille légère de Lucy, qui pouvait à peine se soutenir ; le corps grand et bien proportionné de Ravenswood, ses traits mâles et d’un beau brun, et l’expression fière, quoique incertaine, de ses yeux ; les vieilles armoiries et les vieux écussons qui couvraient les murs de la salle, tout cet ensemble fut aperçu par le lord Keeper dans le court espace que dura la vive lumière de l’éclair, qui fut presque aussitôt suivi d’un éclat de tonnerre, car l’orage était alors très près du château, et le coup fut si subit et si violent, que la vieille tour en fut ébranlée jusque dans ses fondements et que l’on crut qu’elle s’écroulait. La suie, qui, depuis des siècles, s’était amoncelée dans les énormes tuyaux de cheminées, s’en précipitait à larges massues ; des nuages de poussière mêlée de chaux s’échappaient des murailles, et soit que la foudre fût réellement tombée sur la tour, soit que ce fût l’effet de la violente percussion de l’air, plusieurs grosses pierres furent détachées des créneaux à demi rongés par le temps, et furent précipitées dans la mer, qui bouillonnait au pied de la tour. On aurait dit que l’ancien fondateur du château s’était enveloppé de ce nuage épouvantable pour témoigner, au milieu des éclairs et des tonnerres, le mécontentement qu’il éprouvait en voyant un de ses descendants se réconcilier avec l’ennemi de sa maison.

La consternation fut générale, et il fallut tous les soins du lord Keeper et de Ravenswood pour empêcher Lucy de s’évanouir. Le Maître se trouva ainsi chargé, pour la seconde fois, de la plus délicate et de la plus dangereuse de toutes les tâches, celle de prodiguer ses secours à un être intéressant et faible, dont le souvenir, ainsi que nous l’avons vu dans une circonstance analogue, remplissait délicieusement son imagination, soit pendant le jour, soit au milieu des rêves de la nuit. Si le génie de la famille condamnait réellement une union entre le Maître de Ravenswood et la belle personne qu’il recevait chez lui, les moyens qu’il employait pour exprimer ses sentiments étaient aussi maladroitement choisis, que s’ils l’eussent été par un simple mortel. Les petites attentions nombreuses et successives, absolument indispensables pour tranquilliser l’esprit de la jeune dame et calmer son agitation, établirent nécessairement entre son père et Ravenswood des relations qui paraissaient, au moins pour l’instant, devoir briser la barrière que l’inimitié féodale avait élevée entre eux. S’exprimer avec humeur ou même avec froideur en parlant à un vieillard, dont la fille, et quelle fille ! était devant lui, accablée d’une terreur bien naturelle, et sous son propre toit, c’était une chose impossible ; et lorsque Lucy, tendant une main à chacun, fut en état de les remercier de leurs soins, le Maître de Ravenswood s’aperçut que ses sentiments d’hostilité envers le lord Keeper n’étaient nullement ceux qui dominaient dans son cœur.

Le mauvais temps, l’état de sa santé, l’absence de ses domestiques, tout s’opposait à ce que Lucy Ahston se remît en route pour aller au château de lord Littlebrain, éloigné de plus de cinq milles ; et le Maître de Ravenswood ne pouvait, sans manquer aux lois de la politesse, se dispenser d’offrir un asile pour le reste du jour et pour la nuit suivante. Mais ses traits, ses regards, prirent une teinte plus sombre ; lorsqu’il annonça jusqu’à quel point il était dépourvu des moyens de recevoir dignement ses hôtes.

« Ne parlez pas de cela, » dit le lord Keeper, empressé de l’interrompre, et de l’empêcher de reprendre un sujet qui renouvelait son inquiétude ; « vous avez le projet de passer sur le continent, et votre maison est probablement dépourvue de provisions ? On comprend cela facilement ; mais si vous nous parlez encore de votre situation embarrassée, vous nous obligerez à aller chercher un gîte dans le village. »

Le Maître de Ravenswood se disposait à répondre, lorsque la porte s’ouvrit et Caleb Balderstone se présenta dans l’appartement.






CHAPITRE XI.

incidents préliminaires du repas.


Donnez-leur des vivres en abondance, femme : la moitié d’une poule. Il y a quelques vieilles sardines pourries, servez-les aussi. Il ne s’agit que de les frotter avec un peu d’huile pour les faire paraître fraîches ; et en y joignant quelques oignons un peu forts, vous en déguiserez le mauvais goût.
Le Pèlerinage de l’Amour.


Le coup de tonnerre qui avait suspendu les facultés de tous ceux qui étaient à portée de l’entendre, n’avait servi qu’à éveiller le génie inventif et entreprenant de la fleur des majordomes. Avant que le fracas eût entièrement cessé, avant que l’on sût si la tour était encore debout ou si elle s’était écroulée, Caleb s’écria : « Dieu soit loué ! voilà qui vient bien à point. » Aussitôt, saisissant la barre, il ferma la porte de la cuisine au nez du domestique du lord Keeper, qu’il vit s’avancer à son retour du guichet de la grande porte du château. « Comment donc est-il entré ? » dit-il entre ses dents ; « mais du diable si je m’en inquiète. Mysie, que faites-vous donc là, tremblant et claquant des dents au coin de la cheminée ? Venez ici, ou bien, non, restez là où vous êtes, et criez aussi haut que vous le pourrez… Vous n’êtes pas bonne à autre chose… M’entendez-vous, vieille diablesse ? Criez, criez… plus fort, femme… encore plus fort… jusqu’à ce que les personnes qui sont au salon vous entendent… Je vous ai entendue de plus loin pour de moindres motifs. Mais attendez… À bas toute cette vaisselle ! »

Et d’un seul coup il fit tomber de dessus une planche quelques pots d’étain et de terre, faisant entendre sa voix au milieu du fracas, criant et hurlant de manière à changer les frayeurs que le tonnerre avait causées à Mysie, en sérieuses appréhensions que son vieux camarade n’eût perdu l’esprit. « Il a jeté, dit-elle, tous les petits pots aussi, les seuls qui nous restaient pour tenir du lait, et il a répandu le fromage à la crème[49] qui était préparé pour le dîner de notre maître. Ah, mon Dieu ! il faut que le tonnerre lui ait tourné la tête. — Taisez-vous, vieille sotte, » dit Caleb dans la véhémence et l’orgueil du triomphe que lui procurait le succès de son invention. « Toutes les provisions sont faites maintenant, le dîner, tout ; le tonnerre a fait tout cela en un tour de main. — Pauvre homme ! » dit Mysie en le regardant avec un mélange de pitié et d’alarme ; « sa tête est réellement égarée ; je crains bien qu’il ne revienne jamais dans son bon sens. — Écoutez moi, vieille radoteuse, » dit Caleb toujours enchanté de s’être tiré d’un embarras qui lui avait jusqu’alors paru insurmontable ; « empêchez cet étranger d’entrer dans la cuisine ; jurez que le tonnerre est tombé par la cheminée, et a gâté le meilleur dîner qui ait jamais été préparé : bœuf, lard, chevreau, alouettes, levraut, volaille, venaison, tout ce qu’on voudra. Nommez un grand nombre de plats, et ne craignez pas la dépense. Moi, je vais au salon ; vous, faites autant d’embarras que vous le pourrez ; mais ayez bien soin de ne pas laisser entrer le domestique étranger. »

Après avoir donné ces instructions à sa compagne, Caleb courut à la salle ; mais il s’arrêta pour faire une reconnaissance. Il regarda à travers une ouverture, que le temps pour la commodité de plus d’un domestique, avait faite à la porte, et voyant la situation de miss Asthon, il eut assez de prudence pour attendre, soit afin d’éviter d’ajouter à ses larmes, soit pour être assuré que l’on écouterait la relation qu’il allait faire des effets désastreux du tonnerre.

Mais lorsqu’il vit que la dame était revenue à elle-même, et qu’il entendit la conversation rouler sur les approvisionnements du château, il crut qu’il était temps de se montrer, et il entra de la manière que nous avons décrite dans le chapitre précédent.

« Ah, mon Dieu ! ah, mon Dieu[50] ! s’écria-t-il ; faut-il qu’un tel malheur soit arrivé à la maison de Ravenswood, et que j’aie vécu pour en être témoin ! — De quoi s’agit-il Caleb, » demanda son maître un peu alarmé à son tour ; « quelque partie du château s’est-elle écroulée ? — Le château écroulé ! répondit Caleb ; non ; mais la suie est tombée, et le tonnerre est descendu justement tout le long du tuyau de la cheminée, et tout se trouve éparpillé çà et là, comme les terres du laird de Hotchpoch[51], et dans un moment où vous avez à recevoir des hôtes honorables et distingués (faisant un profond salut à sir William Asthon et à sa fille) ; en sorte qu’il ne reste rien dans la maison que l’on puisse servir ni pour dîner, ni pour souper. — Je vous crois facilement, Caleb, » dit Ravenswood d’un ton sec.

Balderstone tourna vers son maître des regards moitié suppliants, moitié pleins de reproche, et s’approcha de lui, en ajoutant : « Au reste, les préparatifs n’étaient pas très-considérables ; seulement quelque chose de plus qu’à l’ordinaire habituel de votre honneur, à votre petit couvert, comme on dit à la cour de France, trois services et le dessert. — Gardez pour vous vos impertinences insupportables, vieux fou que vous êtes, » dit Ravenswood mortifié de l’humeur officieuse de Caleb, et néanmoins ne sachant comment le contredire sans courir le risque de provoquer des scènes encore plus ridicules.

Caleb comprit son avantage, et résolut d’en profiter ; mais d’abord, remarquant que le domestique du lord Keeper venait d’entrer et parlait à part avec son maître, il saisit cette occasion pour dire quelques mots à l’oreille de Ravenswood. « Pour l’amour de Dieu, monsieur, ne dites rien. Si c’est mon plaisir de hasarder mon salut en disant des mensonges pour l’honneur de la famille, ce ne sont pas vos affaires. Si vous me laissez aller tranquillement, je serai modéré dans mon banquet ; mais si vous cherchez à me contredire, je veux être pendu, si je ne vous sers pas un dîner fait pour être mis sur la table d’un duc. »

Ravenswood pensa qu’effectivement il valait mieux laisser son officieux sommelier libre de dire ce qu’il voudrait ; et celui-ci reprit, en comptant sur ses doigts : « Le repas n’était pas très-abondant ; mais il y avait de quoi contenter quatre honorables personnages. Premier service : chapons en sauce blanche, chevreau rôti, et du lard, sauf respect. Second service : levraut rôti, crabes au beurre, veau de Florence. Troisième service : un beau faisan, maintenant assez noir, depuis qu’il est tout couvert de suie ; prunes de Damas, une tarte, un flan, et puis quelques petites friandises, des confitures… et voilà tout, » dit-il en remarquant l’impatience de son maître ; « c’est justement tout ce qu’il y avait, sauf des pommes et des poires. »

Miss Ashton était alors assez bien remise pour prêter un peu d’attention à ce qui se passait ; et observant d’un côté les efforts que faisait Ravenswood pour contenir son impatience, et de l’autre l’intrépidité toute particulière avec laquelle Caleb débitait le menu de son repas imaginaire, l’ensemble de cette scène lui parut si bizarre, qu’en dépit de tout ce qu’elle put faire pour s’en empêcher, elle fit un grand éclat de rire. Son exemple fut suivi par son père, quoique avec plus de modération, et enfin par le Maître de Ravenswood lui-même, bien qu’il sentît que c’était rire à ses dépens. Leurs éclats ébranlèrent la voûte du vieux salon ; car telle scène que nous lisons avec peu d’émotion paraît souvent extrêmement risible aux spectateurs. Le rire cessa ; il recommença, cessa de nouveau, et reprit encore. Pendant ce temps-là, Caleb conservait un air de gravité, de dépit et de noble dédain, qui ajoutait encore au ridicule de cette scène et à la gaieté des spectateurs.

À la fin, lorsque les voix et, jusqu’à un certain point, les forces des rieurs furent épuisées, Caleb s’écria avec fort peu de cérémonie : » Ces grands personnages ont le diable au corps ; ils font de si bons déjeuners, que la perte du meilleur dîner que jamais cuisinier ait apprêté provoque leurs éclats de rire aussi bien que pourrait le faire la meilleure des plaisanteries. Si Vos Honneurs avaient l’estomac aussi creux que celui de Caleb Balderstone, vous ne vous égayeriez pas autant sur un sujet aussi grave. »

La manière peut-être peu mesurée avec laquelle Caleb exprima son mécontentement excita de nouveau l’hilarité de la compagnie ; le vieillard la regarda non seulement comme une atteinte à la dignité de la famille et une preuve de mépris directement adressé à l’éloquence avec laquelle il avait fait l’énumération des pertes qu’il avait supposées. « Rire ainsi, dit-il ensuite à Mysie de la description d’un dîner, qui aurait fait renaître l’appétit d’un gourmet déjà rassasié ! »

« Mais, » demanda miss Ashton en tâchant de composer son visage autant que possible, « toutes ces bonnes choses sont-elles gâtées au point qu’il ne soit pas possible d’en rien retirer ? — Retirer, milady ! répondit Caleb ; eh ! que pourrait-on retirer d’un tas de suie et de cendre ? Vous pouvez descendre dans la cuisine, et voir par vous-même ; la cuisinière est toute tremblante ; toutes les excellentes provisions éparses sur le pavé, bœuf, chapons et sauce blanche, galantine et flan, lard, sauf respect, et toutes les confitures et les friandises ; vous verrez tout cela, milady ; c’est-à-dire, » ajouta-t-il par voie de correctif, « vous n’en verrez rien, car la cuisinière a tout balayé, comme c’était son devoir ; mais vous verrez la sauce blanche à l’endroit où elle a été répandue. J’ai trempé mon doigt dedans, et elle a le goût du lait aigre. Si ce n’est pas l’effet du tonnerre ; je n’y connais plus rien. Ce monsieur que voilà a dû nécessairement entendre le bruit que faisaient en tombant la vaisselle, la porcelaine et l’argenterie. »

Le domestique du lord Keeper, bien qu’au service d’un homme d’état, et par conséquent habitué à composer son visage en toute occasion, fut un peu déconcerté par cet appel, et se contenta de répondre par une inclination.

« Je pense, monsieur le sommelier, » dit le lord Keeper qui commençait à craindre que si cette scène se prolongeait elle ne finît par déplaire au Maître de Ravenswood, « je pense que vous feriez bien de vous entendre avec mon domestique Lockhard ; il a voyagé, et est accoutumé aux accidents et aux inconvénients de toute espèce, et j’espère qu’à vous deux vous trouverez quelque moyen de suppléer à ce qui nous manque en ce moment. — Votre Honneur sait, » dit Caleb, qui, bien qu’il n’eût aucun espoir de venir à bout par ses seuls moyens de ce qu’il désirait, aurait péri victime de ses efforts, comme le noble et fier éléphant, plutôt que de consentir à accepter le secours d’un autre ; « Votre Honneur sait fort bien que je n’ai pas besoin de conseiller quand il s’agit de la dignité de la famille. — Je serais injuste, si j’avançais le contraire, Caleb, lui dit son maître ; mais votre talent consiste principalement à trouver des excuses qui n’apaiseront pas plus notre appétit que le menu de votre dîner foudroyé. Or, il est possible que le talent de M. Lockhard consiste à trouver quelque moyen de suppléer à ce qui certainement n’existe point et n’a probablement jamais existé. — Votre Honneur aime à plaisanter, dit Caleb ; mais je suis bien sûr que si j’allais nu village de Wolf’s-Hope, je trouverais de quoi donner à dîner à quarante personnes, quoique, à dire vrai, ces gens-là ne méritent pas l’honneur de votre pratique. Ils ont été mal avisés dans l’affaire de la redevance en œufs et en beurre, il faut en convenir. — Allez vous concerter ensemble, dit Ravenswood, descendez au village, et faites pour le mieux. Nous ne devons pas laisser nos hôtes sans rafraîchissements pour sauver l’honneur d’une famille ruinée. Et puis, tenez, Caleb, prenez ma bourse, je crois que ce sera votre meilleur auxiliaire. — Votre bourse ? oh bien oui, votre bourse ! » dit Caleb tout plein d’indignation et se précipitant hors de la salle, « à quoi bon votre bourse, dans vos propres domaines nous ne devons pas payer ce qui nous appartient, j’espère. »

Les deux serviteurs sortirent, et la porte ne fut pas plutôt refermée, que le lord Keeper adressa quelques paroles d’excuse à son hôte sur l’inconvenance de la gaieté à laquelle il s’était abandonné, et Lucy exprima l’espoir qu’elle avait que le bon et fidèle vieillard ne penserait pas qu’elle eût eu l’intention de le mortifier ou de l’offenser.

« Caleb et moi, madame, répondit Ravenswood, devons apprendre à essuyer de bonne grâce, ou du moins avec patience, le ridicule qui s’attache partout à la pauvreté. — Sur mon honneur vous ne vous rendez pas justice. Maître de Ravenswood, dit le lord Keeper. Je crois que je connais vos affaires mieux que vous-même, et j’espère pouvoir vous prouver que j’y prends intérêt, et que… en un mot, que vous avez devant vous une perspective plus belle que vous ne pensez. En même temps, je ne conçois rien d’aussi respectable que l’homme dont l’âme s’élève au-dessus de l’infortune, et qui préfère se résigner à d’honorables privations plutôt que de faire des dettes ou de vivre dans un état de dépendance. »

Soit qu’il craignît d’offenser la délicatesse du Maître de Ravenswood, soit qu’il ne voulût pas réveiller son orgueil, le lord Keeper mettait dans ses allusions beaucoup de timidité, de réserve et d’hésitation, et semblait craindre d’aller trop loin en se hasardant à toucher, bien que légèrement, à un pareil sujet, quoique son hôte y eût donné lieu ; en un mot, il paraissait tout à la fois animé du désir de lui témoigner de l’amitié, et retenu par la crainte de faire des observations déplacées. Il n’était pas étonnant que le Maître de Ravenswood, n’ayant que peu d’expérience du monde, supposât à ce courtisan consommé plus de sincérité qu’on n’en trouverait probablement dans une vingtaine de personnes de la même classe. Il répondit néanmoins, mais sans y mettre beaucoup d’empressement, qu’il était redevable à tous ceux qui voulaient bien avoir une bonne opinion de lui ; puis, adressant quelques mots d’excuses à ses hôtes, il sortit pour aller prendre les arrangements convenables aux circonstances.

En se concertant avec la vieille Mysie, les dispositions pour la nuit furent bientôt faites, et d’ailleurs il n’y avait guère de choix. Le Maître céda son appartement à miss Ashton, et Mysie, personnage très-important autrefois, ayant mis une robe de satin noir qui avait appartenu à la grand’mère de Ravenswood, et avait figuré dans les bals de la cour d’Henriette-Marie, fut désignée pour remplir les fonctions de femme de chambre. Il demanda ensuite ce qu’était devenu Bucklaw et apprenant qu’il était à l’auberge avec les chasseurs et quelques camarades, il chargea Caleb d’aller le trouver, de lui expliquer l’embarras où il était à Wolf’s-Crag, et de lui donner à entendre que ce serait lui rendre service que de se procurer un lit dans le village, attendu que le vieux papa devait nécessairement être logé dans la chambre secrète, la seule qui pût convenablement lui être offerte. Le Maître ne crut pas qu’il fût bien pénible de passer la nuit auprès du feu de la salle, bien enveloppé dans son manteau de campagne ; car même les domestiques des maisons écossaises, de celles du plus haut rang, et les jeunes gens de famille, ou d’une classe un peu relevée, ont toujours, dans des circonstances imprévues, regardé de la paille fraîche, ou un grenier à foin, comme formant un très-bon lit.

Quant au reste, Lockhard avait reçu l’ordre de son maître d’apporter de l’auberge un peu de venaison, et Caleb devait compter sur ses ressources pour sauver l’honneur de la famille. Son maître, il est vrai, lui offrit de nouveau sa bourse ; mais comme c’était en présence du domestique de l’étranger, il se crut obligé de refuser ce que ses doigts brûlaient de toucher. « Ne pouvait-il pas me la glisser doucement dans la main ? dit-il ; mais Son Honneur ne saura jamais se conduire dans des occasions de cette nature. »

Pendant ce temps-là, Mysie, suivant l’usage universellement observé dans les parties reculées de l’Écosse, offrit aux étrangers le produit de sa petite laiterie, en attendant que le dîner fût prêt ; et suivant une autre coutume, qui n’est pas encore entièrement tombée en désuétude, comme l’orage était dissipé, le Maître de Ravenswood fit monter le lord Keeper au sommet de la tour la plus élevée, pour lui faire admirer la vaste et magnifique perspective qui s’offrait aux regards, et lui faire gagner de l’appétit.






CHAPITRE XII.

caleb en maraude.


Eh bien, dame, s’écria-t-il, je vous dis sans doute, n’eussé-je d’un chapon que le foie, et de votre pain blanc qu’un morceau, et après cela la tête d’un cochon rôti (mais je ne voudrais pas que pour moi on tuât aucun animal), je passerais volontiers ma vie avec vous dans cette humble demeure.
Chaucer. Conte d’été.


Ce ne fut pas sans quelque souci que Caleb partit pour son voyage de découverte. Au fait, son expédition était difficile pour trois raisons. Il n’avait osé parler à son maître de l’offense commise dans la matinée envers Bucklaw, toujours pour l’honneur de la famille ; il n’osait pas convenir qu’il eût agi avec trop de précipitation en refusant la bourse ; et enfin il craignait les conséquences désagréables de sa rencontre avec Hayston, exaspéré de l’affront qu’il avait reçu, et dont la tête était probablement échauffée par la quantité d’eau-de-vie qu’il avait bue.

Caleb, il faut lui rendre justice, était brave comme un lion lorsqu’il s’agissait de l’honneur de la famille de Ravenswood ; mais il avait ce courage réfléchi qui ne s’expose point à un danger inutile. Ceci néanmoins n’était qu’une considération secondaire ; le point important était de cacher l’état du dénûment où l’on était au château, et de justifier l’éloge pompeux de la bonne chère qu’il pouvait se procurer par ses propres ressources, sans le secours de Lockhard et sans la bourse de son maître. C’était un point d’honneur aussi rigoureux à ses yeux qu’il l’avait été pour le généreux éléphant auquel nous l’avons déjà comparé, qui, chargé d’une tâche au-dessus de ses forces, se fracassa le crâne au milieu des efforts que le désespoir lui inspira, dans la vue d’exécuter ce que l’on exigeait de lui, lorsqu’il vit qu’on en amenait un autre pour l’aider.

Le village auquel il se rendait avec Lockhard lui avait souvent fourni des ressources dans d’autres cas semblables de détresse ; mais depuis quelque temps les choses avait bien changé de face.

C’était un petit hameau composé d’habitations éparses sur les bords d’une crique formée par un ruisseau qui se jetait dans la mer ; on ne l’apercevait point du château, dont il était autrefois une dépendance, à cause d’une partie de la crête de la colline, qui se projetait dans la mer et formait une espèce de promontoire. On le nommai Wolf’s-Hope, c’est-à-dire Wolf’s-Haven[52], et ses habitants, peu nombreux, gagnaient une subsistance précaire au moyen de deux ou trois bateaux employés à la pêche du hareng dans la belle saison, et en introduisant du gin[53] et de l’eau-de-vie en contrebande pendant les mois d’hiver. Ils avaient une sorte de respect héréditaire pour les seigneurs de Ravenswood ; mais la plupart d’entre eux avaient profité des embarras et de la gêne où se trouvait la famille. Ils avaient réussi à racheter les redevances de leurs petites propriétés, de leurs cabanes, de leurs enclos, droits de pacage et autres ; en sorte qu’ils se voyaient émancipés des chaînes de la dépendance féodale, et à l’abri des diverses exactions dont sous tous les prétextes possibles, ou même sans en assigner aucun, les lairds écossais, qui, à cette époque, étaient très-pauvres, avaient coutume d’accabler à leur gré leurs vassaux plus pauvres encore.

On pouvait donc les regarder réellement comme indépendants, circonstance singulièrement mortifiante pour Caleb, habitué à exercer sur eux, pour en exiger des contributions, une autorité despotique égale à celle des pourvoyeurs royaux dans les anciens temps. Ceux-ci, sortant de leurs châteaux gothiques, abusaient de leurs droits et de leurs privilèges pour acheter des provisions, au lieu de donner de l’argent, rapportaient au logis le produit du pillage de cent marchés, et tout ce qu’ils avaient pu arracher à une population qui fuyait à leur approche, et avaient soin de déposer leur butin dans cent cavernes[54].

Caleb chérissait ce souvenir, et déplorait la perte de cette autorité qui imitait en petit les grandes exactions des seigneurs féodaux : et comme il aimait à se flatter que cette loi respectable et cette juste suprématie, qui attribuaient aux barons de Ravenswood un intérêt principal, l’intérêt le plus effectif, dans toutes les productions de la nature, dans un rayon de cinq milles autour de leur château, ne faisaient que sommeiller, et n’avaient nullement été abandonnées, il se promettait d’en rappeler de temps en temps le souvenir par quelques petites exactions sur les habitants. Ils s’y soumirent d’abord avec plus ou moins de bonne volonté ; car ils avaient été si long-temps habitués à regarder les besoins du baron et de sa famille comme devant passer avant les leurs, que leur indépendance actuelle ne leur donnait pas un sentiment bien clair et bien évident de leur liberté. Ils ressemblaient à un homme qui a été long-temps enchaîné, et qui, même après avoir obtenu sa liberté, s’imagine encore sentir l’étreinte des fers dont il a été chargé. Mais la jouissance de la liberté est promptement suivie du sentiment intime de ses droits, de même que le prisonnier élargi, en faisant librement usage de ses membres, dissipe bientôt la sensation de gêne qu’ils avaient éprouvée.

Les habitants de Wolf’s-Hope commencèrent à murmurer, puis ils se hasardèrent à résister, et enfin refusèrent positivement de se soumettre aux exactions de Caleb Balderstone. En vain il leur rappela que, lorsque lord Ravenswood, onzième du nom, surnommé le Skipper[55], à cause du goût qu’il avait pour tout ce qui tenait à la marine, eut encouragé le commerce de leur port, en faisant construire une jetée (espèce de digue de pierres grossièrement empilées les unes sur les autres) pour mettre les bateaux pêcheurs à l’abri des gros temps, il avait été entendu qu’il aurait la première motte de beurre[56] après que les vaches auraient vêlé dans toute l’étendue de la baronnie, ainsi que le premier œuf (d’où est venue l’expression d’œuf du lundi), qui serait pondu chaque lundi de l’année.

Les feuars[57] entendirent et se grattèrent la tête ; ils toussèrent, ils éternuèrent, et, comme on les pressait de faire une réponse, ils finirent par déclarer unanimement qu’ils ne savaient que dire, ressource universelle du paysan écossais lorsqu’on veut l’obliger à reconnaître un droit dont sa conscience lui démontre la justice, mais que son intérêt le porte à nier.

Caleb, néanmoins, remit aux notables de Wolf’s-Hope une réquisition de beurre et d’œufs qu’il réclamait pour arrérages de ladite redevance ou don gratuit, payable comme il est ci-dessus mentionné ; et après leur avoir donné à entendre qu’il ne serait pas éloigné d’entrer en composition et de recevoir lesdits arrérages en argent ou autrement, s’ils trouvaient de l’inconvénient à s’acquitter en nature, il les laissa se débattre entre eux sur le mode de répartition qu’ils jugeraient convenable d’adopter.

Ils s’assemblèrent ; mais ce fut, au contraire, avec la résolution de résister à cette exaction. Ils cherchaient un motif plausible d’opposition, lorsque le tonnelier, personnage important dans un endroit où la pêche fait l’occupation des habitants, et qui était un des pères conscrits du village, déclara que leurs poules avaient long-temps caqueté pour les lords de Ravenswood, et qu’il était temps qu’elles caquetassent pour ceux qui leur fournissaient des juchoirs et de l’orge. L’assemblée accueillit cette idée par ses rires unanimes. « Et si vous le désirez, continua l’orateur, je ferai une petite promenade jusqu’à Dunse[58], et j’irai parler à Davie Dingwall, le procureur qui est venu du nord pour s’établir dans le pays, et il mettra toute cette affaire en ordre, je vous en réponds. »

On fixa donc un jour pour tenir une grande conférence à Wolf’s-Hope au sujet des réquisitions de Caleb, qui fut invité à s’y rendre.

Il y alla, les mains ouvertes et l’estomac vide, dans l’espoir de remplir les unes pour le compte de son maître et l’autre pour le sien, aux dépens des redevanciers de Wolf’s-Hope. Mais cet espoir fut bien trompé. Comme il entrait dans le village par le côté de l’est, il vit arriver par l’extrémité opposée la figure peu aimable de Davie Dingwall, procureur de village, rusé, sec, madré, dur. Agent principal de sir William Ashton, il avait déjà été à même d’agir contre la famille de Ravenswood. Chargé d’un portemanteau de cuir contenant toutes les chartes des habitants du hameau, il aborda M. Balderstone, en disant qu’il espérait qu’il ne l’avait pas fait attendre ; qu’il était porteur d’instructions et de pleins pouvoir pour payer ou recevoir, composer ou compenser en un mot, agir suivant les circonstances au sujet de tous les droits réciproques et non réglés quelconques, appartenant ou compétant à l’honorable Norman Ravenswood, vulgairement appelé le Maître de Ravenswood…

Le très-honorable Norman lord Ravenswood, » interrompit Caleb avec beaucoup d’emphase ; car, quoiqu’il sût fort bien qu’il n’avait pas grand espoir de réussir dans la contestation qui allait avoir lieu, il était résolu à ne rien sacrifier de l’honneur de la famille.

« Lord Ravenswood, soit, dit l’homme de loi ; nous n’aurons point de dispute sur des titres qui ne sont que de pure courtoisie… ordinairement appelé lord Ravenswood ou Maître de Ravenswood, propriétaire, par droit d’hérédité, des domaines et de la baronnie de Wolf’s-Crag, d’une part, et à John Whitefish et autres, redevanciers, habitants du hameau de Wolf’s-Hope, située dans la susdite baronnie, d’autre part. »

Caleb savait, d’après une triste expérience, qu’il faudrait avec ce champion mercenaire faire une tout autre guerre qu’avec les tenanciers eux-mêmes ; car en parlant à ceux-ci, il pouvait en appeler à leurs anciens souvenirs, à leurs prédilections, à leur manière de penser, et aurait pu employer une foule de raisonnements auxquels leur représentant aurait été tout à fait insensible. Le résultat de la discussion prouva que ses craintes étaient bien fondées. Ce fut en vain qu’il employa toutes les ressources de son esprit et de son éloquence, qu’il rassembla en une seule masse tous les arguments tirés des anciens usages et du respect héréditaire, des services que les lords de Ravenswood avaient anciennement rendus aux habitants de Wolf’s-Hope et de ceux qu’ils pourraient encore leur rendre par la suite ; le procureur s’en tint aux termes de ses chartes… Il ne voyait rien de tout cela… ce n’était point dans le titre ; et lorsque Caleb voulut essayer ce que produirait un ton plus élevé, qu’il lui parla des conséquences qui résulteraient du refus que ferait lord Ravenswood de leur continuer sa protection, que même il donna à entendre que l’on pourrait prendre des mesures coercitives, l’homme de loi lui rit au nez.

« Ses clients, dit-il, avaient pris la résolution de veiller eux-mêmes aux intérêts et à la sûreté de leur village, et il pensait que lord Ravenswood, puisque c’était un lord, avait assez affaire que de s’occuper de son propre château. Quant aux menaces d’oppressions arbitraires, par la règle du pouce[59], ou via facti, dit la loi, il priait M. Balderstone de remarquer que le temps actuel ne ressemblait pas aux temps anciens ; qu’ils demeuraient au sud du Forth et loin des highlands ; que ses clients se croyaient en état de se protéger eux-mêmes ; que cependant, s’ils voyaient qu’ils se fussent trompés, ils s’adresseraient au gouvernement pour avoir la protection d’un caporal et de quatre habits rouges[60], qui, ajouta M. Dingwall, seraient parfaitement capables de les garantir de toute violence que lord Ravenswood et tous ses adhérents pourraient employer. »

Si Caleb avait pu concentrer dans ses yeux toutes les foudres de l’aristocratie pour pulvériser ce contempteur de l’allégeance[61] et du privilège, il les lui aurait lancées à la tête, sans s’inquiéter des conséquences. Mais ne pouvant rien changer à l’état des choses, il fut forcé de s’en retourner au château, où il resta une demi-journée invisible et inaccessible, même à Mysie, enfermé dans son propre donjon, où il passa tout ce temps à frotter un seul plat d’étain, sifflant l’air de Maggy Lauder[62] pendant six heures consécutives.

Le résultat de cette malheureuse réquisition fut de priver Caleb de toutes les ressources qu’auraient pu lui fournir Wolf’s-Hope et ses environs, l’Eldorado, le Pérou, où, dans les circonstances urgentes, il avait toujours pu se procurer des secours. Aussi avait-il dit qu’il voulait que le diable l’emportât s’il remettait jamais le pied dans le village, et il avait tenu parole jusqu’alors. Ce qu’il y avait même d’étrange, c’est que cette retraite avait été, comme il se le proposait, une sorte de punition pour les redevanciers réfractaires. M. Balderstone avait toujours été regardé comme une personne qui a des relations avec des êtres d’un ordre supérieur ; sa présence ajoutait beaucoup d’agrément à leurs petites fêtes ; ses avis étaient utiles en beaucoup d’occasions, et ses visites fréquentes étaient regardées comme un honneur pour le village : ils reconnaissaient maintenant « que Wolf’s-Hope n’était plus ce qu’il était, et ce qu’il devrait être, depuis que M. Caleb ne quittait plus le château ; mais certainement, ajoutaient-ils, quant aux œufs et au beurre, c’était une prétention tout à fait déraisonnable, comme M. Dingwall l’avait fort justement démontré. »

Telle était la situation des deux parties, lorsque le vieux sommelier se trouva dans la cruelle et désespérante alternative, ou d’avouer, en présence d’un étranger de distinction, et ce qui était encore pire, en présence du domestique de cet étranger, l’impossibilité où l’on était au château de Wolf’s-Crag d’organiser un dîner, ou bien d’aller à Wolf’s-Hope implorer la compassion des redevanciers. C’était une affreuse dégradation ; mais il fallait bien obéir à l’impérieuse nécessité. Ce fut donc en faisant cette réflexion que Caleb entra dans le village.

Désirant se débarrasser le plus tôt possible de son compagnon, il indiqua à M. Lockhard l’auberge de Luckie Smalltrash[63], d’où partait un bruit causé par l’orgie de Bucklaw, de Craigengelt et de leurs compagnons, et qui se faisait entendre fort loin dans la rue. Une lueur rougeâtre, que l’on apercevait à travers la fenêtre, éclairait en ce moment le crépuscule, et jetait une sombre clarté sur un amas de vieilles cuves, de baquets et de barils entassés dans la cour du tonnelier, de l’autre côté de la rue.

« Si vous voulez bien, monsieur Lockhard, dit Caleb, entrer dans l’auberge où vous voyez cette lumière, et où je crois qu’on chante à présent cauld kail in Aberdeen[64], vous pouvez faire votre commission relativement à la venaison, et je ferai la mienne au sujet du lit de Bucklaw, après m’être procuré le reste des provisions. Ce n’est pas que la venaison soit absolument nécessaire, » ajouta-t-il en retenant son collègue par un bouton ; « mais c’est une politesse que l’on fait aux chasseurs, comme vous le savez… Et, à propos, monsieur Lockhard, si l’on vous offre à boire de la bière, ou un verre de vin, ou d’eau-de-vie, vous ferez bien d’accepter ; car je crains fort que le tonnerre n’ait fait aigrir tout cela au château. »

Alors il laissa partir Lockhard. Pour lui, profondément préoccupé, il s’avança lentement dans la rue mal alignée du village, méditant sur le choix de celui de ses habitants contre qui il dirigerait sa première attaque. Il fallait trouver quelqu’un sur lequel le souvenir d’une grandeur passée eût plus de pouvoir que la satisfaction d’une indépendance récente, et qui se sentît flatté de sa demande, en la considérant comme un acte de haute dignité et de clémence. Mais il ne se rappelait aucun habitant qui fût dans une semblable disposition d’esprit. « Notre soupe sera assez froide aussi, » se dit-il à lui-même, d’après le refrain de cauld kail in Aherdeen, qui résonnait à son oreille. Le ministre avait eu sa place sur la présentation du feu lord ; mais une querelle s’était élevée entre eux au sujet des dîmes. La femme du brasseur fournissait depuis long-temps à crédit, et l’on avait toujours ajouté au compte. Si la dignité de la famille ne l’exigeait pas impérieusement, ce serait un crime que de mettre une pauvre veuve dans l’embarras. Personne n’était plus en état, mais en même temps personne ne serait moins disposé à venir à son secours dans cette circonstance que Gibbie Girder[65], l’homme aux cuves et aux barils, dont nous avons déjà fait mention, et qui s’était mis à la tête de l’insurrection, au sujet du subside en œufs et en beurre. « Mais tout consiste à savoir prendre les gens du bon côté, pensa Caleb ; j’ai eu le malheur de lui dire une fois qu’il n’était qu’un sot de nouveau-venu dans notre village, et le rustre en a toujours voulu à la famille depuis ce temps là. Mais il a épousé une brave jeune commère, Jeanne Lighibody[66], la fille du vieux Lightbody, de celui qui avait remplacé Loup-the-Dyke, qui avait lui-même épousé Marion, qui était attachée au service particulier de milady… il y a bien quarante ans de cela. Ah ! nous avons fait les fous plus d’une fois ensemble, la mère de Jeanne et moi… et l’on dit qu’elle demeure avec eux. Le coquin a des jacobus et des georges[67], si l’on savait seulement comment mettre la main dessus ; et certes, c’est un honneur que je lui ferai, quoiqu’il ne le mérite guère, le drôle… et quand même il perdrait tout avec nous, ce serait peu de chose pour lui, car il est assez riche sans cela. »

Surmontant son irrésolution, et revenant sur ses pas, Caleb se hâta de se rendre à la maison du tonnelier, leva le loquet sans cérémonie, et dans un moment se trouva derrière le hallan, ou la cloison, d’où il pouvait, sans être vu lui-même, reconnaître l’intérieur du but ou de la cuisine[68].

Quel contraste avec le triste ménage de Wolf’s-Crag ! Un excellent feu brillait dans la cheminée du tonnelier. Sa femme, entourée de ses robes et de ses bijoux, achevait une toilette élégante ; elle contemplait sa figure agréable et de bonne humeur dans un débris de miroir que, pour sa commodité, elle avait placé sur le binck, ou le rayon qui soutenait la vaisselle. Sa mère, la vieille Luckie Loup-the-Dyke[69], la plus madrée qu’il y eût à vingt milles à la ronde, au dire de toutes les commères, était assise auprès du feu, toute brillante de sa robe de grogram[70], de son collier d’ambre et de son bonnet de mousseline propre, fumant sa pipe tout à son aise, et veillant au soin de la cuisine. Mais un spectacle bien plus intéressant que celui d’une jeune femme enjouée ou d’une vieille bavarde s’offrit aux regards du sommelier inquiet et affamé : on voyait bouillonner au-dessus de cet excellent feu un énorme pot, ou plutôt une chaudière remplie de viande de boucherie et de volaille, tandis que, sur le devant, deux broches, tournées par les apprentis du tonnelier, faisaient leurs révolutions ; l’une était chargée d’un quartier de mouton, et l’autre d’une oie grasse et d’une couple de canards sauvages. La vue de cette bonne chère, et l’odeur exquise qui s’en exhalait achevèrent presque de désespérer le pauvre Caleb. Il se tourna un instant pour examiner ce qui se passait dans le ben, au salon à l’autre bout de la maison, et y vit un tableau encore plus mortifiant. Une grande table ronde, préparée pour dix à douze personnes, décorée, suivant son expression favorite, d’une nappe blanche comme la neige ; de grands pots d’étain, parmi lesquels on voyait une ou deux coupes d’argent, et qui probablement étaient remplies de quelque chose digne de leur extérieur brillant ; d’assiettes propres, de cuillers, de fourchettes, de couteaux bien polis, bien aiguisés, prêts à être employés ; tout indiquait les apprêts d’une fête particulière.

« Ce rustaud de fabricant de baquets a le diable au corps, » pensa Caleb, dévoré d’envie et de curiosité ; « c’est une honte que de voir de pareilles gens se régaler de cette manière. Mais si quelque portion de cette bonne chère ne prend pas ce soir le chemin de Wolf’s-Crag, mon nom n’est pas Caleb Balderstone. »

Plein de cette résolution, il entra hardiment, et alla embrasser[71] la mère et la fille avec beaucoup de politesses et de marques d’intérêt. Wolf’s-Crag était la cour de la baronnie et Caleb en était le premier ministre. Il est généralement reconnu que les percepteurs de taxes, assez mal reçus des maris qui les paient, sont toujours accueillis par les femmes, auxquelles ils fournissent les sujets de conversation les plus récents et les modes les plus nouvelles. Toutes les deux sautèrent donc en même temps au cou du vieux Caleb, et s’écrièrent ensemble :

« Eh, bon Dieu ! M. Balderstone, est-ce bien vous ? Votre visite nous portera bonheur ; asseyez-vous, asseyez-vous là… Mon mari sera enchanté de vous voir ; vous ne l’aurez jamais trouvé de si bonne humeur de toute votre vie. Mais nous devons baptiser notre enfant ce soir, comme vous l’avez sans doute entendu dire, et vous allez rester pour assister à la cérémonie. Nous avons tué un mouton, et un de nos ouvriers est sorti avec son fusil pour aller au marais… Vous aimiez le gibier autrefois, ce me semble ? — Non, non, ma bonne femme, dit Caleb, je suis venu seulement pour vous faire mon compliment de félicitation, et j’aurais été bien aise de parler à votre mari ; mais… » Et il fit un mouvement pour s’en aller.

« Vous ne vous en irez pas, » dit la vieille mère en riant et le retenant avec un air de liberté qu’autorisait leur ancienne connaissance ; « votre départ serait d’un mauvais augure pour notre petit enfant. — Mais je suis extrêmement pressé, bonne mère, répliqua le sommelier, tout en se laissant entraîner vers un siège sans faire beaucoup de résistance ; « quant à manger, » ajouta-t-il, en voyant la maîtresse de la maison s’empresser de mettre un couvert devant lui, « quant à manger, ah ! mon Dieu ! nous n’en pouvons plus là-haut à force de manger depuis le matin jusqu’au soir ; c’est une véritable vie d’épicuriens, et c’est vraiment honteux. Mais voilà ce que nous avons gagné à introduire les maudits puddings anglais. — Bah ! laissez donc là vos puddings anglais, dit Luckie Lightbody ; goûtez des nôtres, M. Balderstone ; en voilà du noir, en voilà du blanc ; voyez celui que vous trouverez le meilleur. — Tous les deux bons, tous les deux excellents, ils ne sauraient être meilleurs ; mais l’odeur seule me suffit après le dîner que je viens de faire. (Le malheureux n’avait rien pris de toute la journée.) Cependant je ne voudrais pas faire un affront à votre talent pour la cuisine, ma bonne femme, et avec votre permission je vais les envelopper dans ma serviette, et je les mangerai ce soir ; car je suis las de la pâtisserie de Mysie : vous savez que j’ai toujours préféré les plats du pays, Marion, et les filles du pays aussi, » ajouta-t-il en regardant la femme du tonnelier. Mais, en vérité, je crois qu’elle a meilleure mine que lorsqu’elle épousa Gilbert, et c’était la plus jolie fille de notre paroisse et même de la paroisse voisine ; mais belle brebis, jolie agneau. »

Les femmes sourirent du compliment, chacune à part soi d’abord, et puis en se regardant l’une l’autre, lorsque Caleb se mit à envelopper les puddings dans une serviette qu’il avait apportée, comme un dragon se munit de son sac de maraude pour y mettre tout ce qui pourra lui tomber sous la main,

« Et quelles nouvelles au château ? » demanda la femme du tonnelier.

« Quelles nouvelles ? répondit Caleb ; les nouvelles les plus intéressantes que vous ayez jamais entendu raconter. Le lord Keeper est au château avec sa charmante fille, tout disposé à la jeter à la tête de milord si celui-ci ne veut pas la recevoir de sa main, et je vous réponds qu’il attachera l’ancien domaine de Ravenswood à la queue de sa robe. — Oui ? ah ! vraiment ? Et la voudra-t-il ? Et quelle est la couleur de ses cheveux ? Et comment s’habille-t-elle ? À l’anglaise ou à l’écossaise ? » Toutes ces questions furent faites à la fois par les deux femmes et sans le moindre intervalle pour attendre la réponse.

« Ta, ta, ta ! dit Caleb ; il me faudrait une journée pour satisfaire à tout ce que vous me demandez, et je n’ai pas une minute à moi. Où est votre mari ? — Il est allé chercher le ministre, répondit madame Girder, le brave M. Pierre Bide-the-Bent[72], qui demeure à Mosshead ; le pauvre homme a gagné un rhumatisme en couchant au milieu des montagnes pendant la persécution. — Comment ! un whig et un montagnard, » s’écria Caleb d’un ton de mauvaise humeur qu’il ne put réprimer ; « j’ai vu le temps, Marion, où vous et toute autre femme, en pareilles circonstances, vous vous seriez contentées des sermons de M. Cufcushion[73] et des prières ordinaires. — Tout cela est bien vrai, dit la veuve de Lightbody ; mais que voulez-vous que l’on fasse ? Il faut que Jeanne chante ses psaumes et lace son corset comme son mari l’entend, et pas autrement ; car il est maître et plus que maître chez lui, monsieur Balderstone ; c’est tout ce que je peux vous dire. — Et a-t-il aussi la clef du trésor, » demanda Caleb, qui n’espérait rien de bon de cette toute-puissance maritale.

« Il n’en laisse pas échapper un sou, répondit Marion ; mais il habille sa femme fort proprement, comme vous voyez ; elle n’a pas beaucoup à se plaindre, et, pour une qui sera mieux, vous en trouverez dix qui seront pis. — Ah ! ma bonne Marion ! » dit Caleb déconcerté mais non complètement abattu, « ce n’est pas de cette manière que vous gouverniez votre mari ; mais enfin, chacun a la sienne. Allons, il faut que je parte. Je voulais seulement informer votre mari que j’ai entendu dire là-haut que Pierre Puncheon[74], qui était tonnelier du magasin de la reine, au grand chantier de Leith[75], est mort, et que je pense qu’un mot de la part de Milord au lord Keeper pourrait être utile à Gilbert ; mais puisqu’il n’est pas ici… — Oh ! il faut que vous restiez jusqu’à ce qu’il revienne, répliqua-t-elle ; j’ai toujours dit que vous lui vouliez du bien ; mais il se fâche au moindre mot. — Eh bien ! ajouta Caleb, j’attendrai jusqu’à la dernière minute que je pourrai vous donner. — Ainsi donc, monsieur Balderstone, dit la jeune et charmante épouse de Girder, vous pensez que miss Ashton est jolie ; et vraiment c’est ce qu’elle doit être pour prétendre à un jeune lord qui a une figure ! une main ! un maintien à cheval ; tels qu’on le prendrait pour le fils d’un roi. Savez-vous, monsieur Balderstone, qu’il regarde toujours à ma fenêtre, toutes les fois qu’il se promène dans le village ? ainsi vous jugez si je dois le connaître. — Je sais parfaitement cela, répondit Caleb ; car j’ai entendu dire à Sa Seigneurie que la femme du tonnelier avait les yeux les plus noirs de toute la baronnie. Je le crois bien, ai-je dit, milord ; ce sont les yeux de sa mère, et j’ai appris à les connaître à mes dépens, n’est-ce pas Marion ? ha, ha, ha ! Ah ! c’était le bon temps ? — Allons taisez-vous, vieux libertin, dit la vieille ; parler ainsi devant de jeunes personnes ! Mais, Jeanne, en bien ! que fais-tu donc là ? n’entends-tu pas l’enfant crier ? je suis sûre que c’est une fièvre sèche qui le tourmente. » Et vite la mère et la grand’mère se levèrent et coururent, en se coudoyant, à une chambre écartée où le jeune héros de la soirée était couché. Dès que Caleb vit le champ libre, il prit une bonne prise de tabac, pour stimuler son courage et s’affermir dans sa résolution.

« Que je meure, pensa-t-il, si Bide-the-Bent ou Girder touchent à rien de ce qui est enfilé dans cette broche ! » Puis s’adressant au garçon le plus âgé, qui pouvait avoir environ onze ans, et lui mettant de l’argent dans la main : « Tiens, mon homme, dit-il, voici deux pences[76] ; porte-les à madame Smalltrash, et fais-lui remplir ma tabatière ; pendant ce temps-là je tournerai la broche à ta place… et elle te donnera un morceau de pain d’épice pour ta peine. »

L’enfant ne fut pas plus tôt parti pour remplir sa commission, que Caleb, jetant un regard ferme et sévère sur le second tourneur de broche, retira du feu la broche garnie de l’oie et des canards, enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit en triomphe, muni de son butin. Il s’arrêta un instant à la porte de l’auberge, seulement pour dire, en très-peu de mots, que M. Hayston de Bucklaw ne devait pas compter sur un lit au château pour cette nuit.

Si ce message fut fait par Caleb dans un style un peu trop laconique, il devint une véritable grossièreté en passant par la bouche d’un aubergiste de faubourg : aussi Bucklaw s’en trouva-t-il vivement blessé, et, certes, tout homme plus calme et plus modéré que lui l’eût été de même. Le capitaine Craigengelt, aux applaudissements unanimes de tous ceux qui étaient présents, proposa de donner la chasse au vieux renard, avant qu’il pût regagner son terrier, et de le faire danser sur une couverture. Mais Lockhard, prenant un ton d’autorité, fit entendre aux domestiques de son maître, et à ceux de lord Bittlebrain[77], que sir William Ashton se croirait hautement offensé de la moindre insulte qui serait faite à un serviteur du Maître de Ravenswood. Après s’être exprimé de manière à empêcher toute agression de leur part, il sortit de l’auberge, suivi de deux domestiques chargés des provisions qu’il avait pu se procurer, et rejoignit Caleb au moment où celui-ci sortait du village.



CHAPITRE XIII.

le tonnelier.


Faut-il que j’accepte quelque chose de vous ? Il est vrai que je vous ai demandé, et, qui pis est, j’ai dérobé votre présent ; et, ce qui est encore pire, je me suis égaré dans la maison.
Esprit sans argent.


La figure du jeune garçon, seul témoin de l’infraction aux lois de la propriété et de l’hospitalité, aurait fourni le sujet d’un excellent tableau. Il resta immobile, comme s’il eût vu paraître devant lui un de ces spectres dont il avait entendu parler pendant les longues soirées d’hiver. Ne pensant plus à son devoir, il oublia de tourner la broche confiée à ses soins, et ajouta aux infortunes de la soirée, en laissant brûler le mouton, qui bientôt devint aussi noir que du charbon. Il ne sortit de son état de stupéfaction qu’au moyen d’un vigoureux soufflet appliqué par la dame Lightbody[78], qui, de quelque manière qu’elle justifiât son nom, était à coup sûr une femme fortement constituée, et très-habile à se servir de ses mains, comme défunt son mari, disait-on, l’avait éprouvé plus d’une fois.

« Pourquoi laissez-vous brûler le rôti, maudit petit vaurien ? dit-elle. — Je ne sais pas, répondit l’enfant. — Et où donc est ce lourdeau de Gilles ? demanda-t-elle ; — je ne sais pas, » répondit-il en sanglotant, et encore plongé dans le plus grand étonnement.

« Et qu’est devenu M. Balderstone ? et surtout, au nom du conseil et de l’assemblée de l’Église, Dieu me pardonne ! qu’est devenue la broche avec les canards sauvages ? »

Madame Girder, qui entra en ce moment, joignit ses exclamations à celles de sa mère ; et leurs cris assourdissants confondirent tellement le pauvre garçon, que pendant long-temps il ne put raconter l’aventure, et ce ne fut qu’au retour de son compagnon qu’elles commencèrent à se douter de la vérité.

« Eh bien ! dit mistriss Lightbody, qui eût jamais pensé que Caleb Balderstone aurait joué un pareil tour à une ancienne connaissance ? — Oh, que le diable l’emporte ! s’écria l’épouse de Girder ; et quelle raison donnerai-je à mon mari ? Il me tuera, n’y eût-il pas d’autre femme dans tout le village de Wolf’s-Hope. — Tais-toi, imbécile ! répondit la mère. Non, non ; il a été assez brutal jusqu’à présent ; mais il n’en viendra pas à ce point ; car, s’il veut vous assommer, il faut qu’il m’assomme auparavant, et j’en ai fait reculer qui valaient mieux que lui. Pas de jeux de main, et l’on finit par s’entendre ; quant à un peu de tapage, il ne faut pas s’en épouvanter. »

Le bruit des chevaux annonça l’arrivée du tonnelier et du ministre. Ils n’eurent pas plus tôt mis pied à terre qu’ils cherchèrent à s’approcher de la cheminée ; car l’orage avait refroidi le temps, la pluie dégouttait des arbres, et les chemins étaient mauvais. La jeune femme, forte de tous les charmes de sa parure des dimanches, se précipita en avant pour recevoir le premier choc, tandis que sa mère, comme la division des vétérans des légions romaines, se tenait à l’arrière-garde, prête à la soutenir en cas de nécessité. Toutes deux cherchaient à retarder la découverte de l’événement : la mère en se plaçant d’un air affairé entre le feu et M. Girder la fille en faisant l’accueil le plus cordial à son mari et au ministre, et en exprimant ses inquiétudes et ses craintes qu’ils n’eussent pris froid.

« Froid ? » dit le mari d’un ton bourru ; car il n’était pas du nombre de ces seigneurs et maîtres qui trouvent dans leurs femmes des vice-rois auxquels ils obéissent ; « nous prendrons effectivement froid si vous ne nous laissez pas approcher du feu. »

En parlant ainsi, il se fait jour à travers les deux lignes de défense ; et, comme il avait un œil vigilant et toujours ouvert sur ses propriétés de toute espèce, il reconnut à l’instant même l’absence de l’une des broches et de sa garniture appétissante. » Eh que diable ! ma femme… — Fi donc ! n’avez-vous pas de honte ? » s’écrièrent en même temps les deux femmes. « En présence de M. Bide-the-Bent ! — J’ai tort, dit le tonnelier ; mais… — Prononcer le nom du grand ennemi de nos âmes, dit M. Bide-the-Bent. — J’ai tort, répéta le tonnelier. » — C’est nous exposer à ses tentations, continua le ministre ; c’est l’inviter, et en quelque sorte le forcer à suspendre ses trames contre d’autres malheureuses victimes, pour s’occuper plus particulièrement des personnes qui font un fréquent usage de son nom. — Eh bien, en bien ! monsieur Bide-the-Bent, je conviens que j’ai tort. Que voulez-vous de plus ? dit le tonnelier ; mais qu’il me soit permis de demander à ces femmes pourquoi elles ont retiré les canards sauvages avant que nous fussions arrivés. — Nous n’y avons pas touché, Girder, dit sa femme ; mais… mais un accident… — Quel accident ? » demanda Girder étincelant de colère ; « il ne leur est pas arrivé de malheur, j’espère : en bien ! »

Sa femme, qui ne lui parlait jamais qu’en tremblant, n’osa répondre ; mais la mère se hâta de venir à son secours. « Je les ai donnés à une de mes connaissances, Gibbie Girder, déclara-t-elle ; eh bien ! qu’avez-vous à dire maintenant ? »

Cet excès d’assurance de la part de la vieille Lightbody rendit Girder muet pendant quelques instants. « Et vous avez donné les canards sauvages ? reprit-il ; vous avez donné le meilleur plat de mon repas de baptême à une de vos connaissances, vieille sotte que vous êtes ! Et quel est son nom, je vous prie ? — Le digne M. Caleb Balderstone de Wolf’s-Crag, » répondit Marion toute prête à soutenir le combat.

La rage de Girder ne connut plus de bornes. Si quelque chose eût pu ajouter à son ressentiment, c’était l’extravagance d’avoir fait un pareil présent à notre ami Caleb, contre qui, pour des raisons bien connues du lecteur, il nourrissait l’animosité la plus décidée. Il leva sa cravache sur la vieille matrone ; mais elle tint ferme, se recueillit, et se mit à brandir la cuiller de fer avec laquelle elle venait d’arroser le mouton qui était à la broche. Elle avait certainement l’avantage des armes, et son bras n’était pas le moins vigoureux des deux, en sorte que Girder jugea qu’il était plus prudent de tourner sa colère sur sa femme : la malheureuse faisait alors entendre une sorte de gémissement hystérique qui émut extrêmement le ministre, lequel était le plus simple et le plus brave des hommes. « Et vous, sotte d’étourdie que vous êtes ! dit-il ; rester là en silence, et voir disposer de mon bien en faveur d’un fainéant, d’un ivrogne, d’un réprouvé, d’un valet décrépit ; et tout cela parce qu’il vient chatouiller les oreilles d’une vieille imbécile de femme avec ses belles phrases, où il n’y a pas deux mots de vrai. Je vais vous donner une bonne… »

Ici le ministre s’interposa et de la voix et du geste, tandis que la dame Lightbody se jeta devant sa fille, et se mit de nouveau à brandir sa cuiller.

« Ne me sera-t-il pas permis de châtier ma femme ? demanda le tonnelier d’un air d’indignation.

« Vous pouvez châtier votre femme, si cela vous fait plaisir, répondit la dame Lightbody ; mais vous ne toucherez pas ma fille du bout du doigt, vous pouvez compter là-dessus. — N’avez-vous pas de honte, M. Girder ? dit le ministre ; je ne m’attendais pas à cela de votre part. Vous abandonner ainsi à une colère criminelle contre ce qui vous touche de plus près, ce que vous devez avoir de plus cher ! et dans un jour où vous êtes appelé à remplir le devoir le plus solennel d’un père chrétien ! et tout cela pourquoi ? pour une surabondance de plaisir temporel aussi méprisable qu’inutile. — Méprisable ! s’écria le tonnelier ; jamais meilleure oie n’a marché sur le chaume ; jamais canards saunages plus beaux ni plus délicats n’ont été revêtus de plumes. — Soit, mon voisin, répliqua le ministre ; mais voyez combien de superfluités tournent encore devant le feu. J’ai vu le temps où dix des galettes qui sont sur ce buffet auraient été un don bien précieux pour autant d’individus mourant de faim sur les collines, au milieu des marécages et dans les cavernes, pour cause de religion. — Et voilà surtout ce qui me fâche, » dit le tonnelier qui cherchait ardemment quelqu’un disposé à partager sa colère assez légitime. « Si la malheureuse en avait fait cadeau à quelque saint nécessiteux ou à tout autre que ce brigand de tory, à cet enragé, à ce menteur, à cet oppresseur, qui a fait partie de l’infâme corps de milice levé contre Argyle par le vieux tyran Allan de Ravenswood, lequel est parti pour sa dernière demeure, je ne m’en inquiéterais pas autant ; mais donner le meilleur plat de mon repas à un homme de cette espèce !… — Eh bien ! Girder, interrompit le ministre, n’apercevez-vous pas ici le doigt de la Providence ! On ne voit pas les enfants du juste mendier leur pain. Représentez-vous le fils d’un oppresseur puissant réduit à nourrir sa famille du superflu de votre table. — Et d’ailleurs, dit mistress Girder, ce n’était pas non plus pour lord Ravenswood, ce que l’on saurait déjà, si l’on voulait laisser parler les gens ; c’était pour donner à dîner au lord Keeper, comme on l’appelle, qui est là haut, au château de Wolf’s-Crag. — Sir William Asthon à Wolf’s-Crag ! » s’écria l’homme aux cerceaux et aux douves, dans le plus grand étonnement.

« Et comme le gant et la main avec lord Ravenswood, ajouta mistress Lightbody. — Sotte que vous êtes ! dit Girder ; ce vieux fourbe voudrait vous faire croire que la lune n’est qu’un fromage mou. Le lord Keeper et Ravenswood ! Ils sont comme chien et chat, lièvre et lévrier. — Je vous dis qu’ils sont comme mari et femme, et qu’ils s’accordent mieux que certains autres, repartit la belle-mère. Puis, voilà Pierre Puncheon, le tonnelier des magasins de la reine, qui est mort, et la place est à remplir, et… — Oh ! le bon Dieu vous bénisse ! voulez-vous bien réprimer la volubilité de vos langues ? » dit Girder ; car il faut remarquer que cette explication était donnée par les deux femmes en même temps ; la plus jeune reprenant et répétant d’un ton plus élevé les paroles de sa mère aussi vite que celle-ci pouvait les prononcer.

« Votre femme n’avance rien qui ne soit vrai, dit le maître ouvrier de Girder, qui était entré pendant la contestation. J’ai vu les domestiques du lord Keeper qui buvaient et se régalaient à l’auberge de Lucky Smallstrash. — Et leur maître est à Wolf’s-Crag ? demanda Girder. — Oui, vraiment, il y est, répondit son homme de confiance. — Et en bonne amitié avec Ravenswood ? demanda-t-il encore. — Il faut bien que cela soit, répondit le maître-ouvrier, puisqu’il est descendu chez lui. — Et pierre Puncheon est mort ? continua Girder. — Oui, oui, le tonneau a coulé à la fin, répliqua le maître-ouvrier. Ah ! le vieux coquin ! il y a fait passer une fière quantité d’eau-de-vie pendant son séjour sur terre. Mais, quant à la broche et aux canards sauvages, la selle est encore sur le dos de votre cheval, et je pourrais galoper après et rapporter le tout ; car M. Balderstone ne saurait être encore bien loin du village. — Oui, partez, William, dit Girder, et venez avec moi, je vais vous dire ce que vous aurez à faire lorsque vous l’aurez atteint. »

Les femmes se sentirent soulagées par son absence, et il alla donner ses instructions à William.

« Ah ! voilà une jolie chose qu’il fait là, ma foi ! dit la belle-mère, d’envoyer cet innocent garçon après un homme armé, quand il sait que M. Balderstone porte toujours une rapière ! — J’espère, ajouta le ministre, que vous avez bien réfléchi à ce que vous avez fait, de peur qu’il n’en résulte une querelle ; et il est de mon devoir de vous dire que celui qui en fournit le sujet ne peut, sous aucun rapport, s’en prétendre innocent. — Ne vous occupez pas de cela, monsieur Bide-the-Bent, » repartit Girder en rentrant. « La femme d’un côté, le ministre de l’autre, il n’y a pas moyen de dire son sentiment ici ; je sais mieux que personne comment je dois conduire ma barque. Allons, Jeanne, servez le dîner et qu’il n’en soit plus question. »

Et pendant tout le reste de la soirée il ne fut pas fait la moindre allusion à ce qui manquait au repas.

Cependant le maître-ouvrier du tonnelier, monté sur le cheval de son maître qui l’avait chargé de ses ordres spéciaux, courut à toute bride à la poursuite du maraudeur, Caleb. Celui-ci, comme on peut se l’imaginer, ne s’amusait pas en chemin. Il interrompait même son bavardage favori, dans le but d’aller plus vite, se contentant d’assurer à M. Lockhard qu’il avait prié la femme du pourvoyeur de faire donner quelques tours de broche aux canards sauvages, de peur que Mysie, qui avait été si fort alarmée par le tonnerre, n’eût pas pu mettre la grille de sa cuisine en bon état. Puis, alléguant la nécessité d’arriver à Wolf’s-Crag aussitôt que possible, il se mit à marcher si vite que son compagnon avait peine à le suivre. Ayant gagné le sommet de la colline qui sépare Wolf’s-Crag du village, il commençait déjà à se croire à l’abri de toute poursuite, lorsqu’il entendit le bruit éloigné du pas d’un cheval et une voix qui criait par intervalles ; « M. Caleb ! M. Balderstone ! M. Caleb Balderstone ! holà ! arrêtez un instant ! »

Caleb n’était pas pressé de répondre à cette invitation. D’abord, il fit semblant de ne pas entendre, et soutint hardiment à ses compagnons que c’était le bruit que faisait le vent ; puis il dit que cela ne valait pas la peine qu’il s’arrêtât ; mais enfin, ayant fait halte, quoique bien malgré lui, lorsque la figure du cavalier se dessinait à travers les ombres du crépuscule, il monta son imagination au point de se montrer fermement résolu à défendre sa proie ; prenant une attitude de dignité, il présenta la pointe de la broche, qui pouvait lui servir de pique et de bouclier, et parut déterminé à mourir plutôt qu’à se la laisser enlever.

Quel fut son étonnement lorsque le maître-ouvrier, s’avançant vers lui et lui adressant respectueusement la parole, lui dit que « son maître était fâché de ne pas s’être trouvé chez lui, et regrettait que M. Balderstone n’assistât point au repas du baptême ; qu’il avait pris la liberté de lui envoyer un petit baril de vin des Canaries et un autre d’eau-de-vie, sachant qu’il y avait des étrangers au château, où l’on n’avait pas eu le temps de faire les préparatifs convenables. »

J’ai entendu quelque part raconter l’histoire d’un homme un peu âgé, que poursuivait un ours qui s’était débarrassé de sa muselière. Dans un accès de désespoir, causé par l’état d’épuisement où l’avait mis la rapidité de sa course, il se retourna sur Bruin[79] et leva sa canne. À l’aspect de cet instrument, l’instinct de la discipline opéra, et l’animal, au lieu de le mettre en pièces, se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à danser une sarabande. La surprise agréable du vieillard, qui s’était cru près de succomber au danger dont il se trouvait délivré d’une manière inattendue, ne fut pas plus grande que celle de notre ami Caleb, lorsqu’il vit celui qui le poursuivait ajouter à son butin, au lieu de l’en dépouiller. Mais il rentra bien vite dans toute la dignité de son caractère, lorsque le maître-ouvrier, se penchant de dessus son cheval où il était perché entre les deux barils, lui dit à l’oreille : « Que si l’on pouvait jeter en avant quelques paroles au sujet de la place de Pierre Puncheon, John Girder ne se bornerait pas à offrir une paire de gants au Maître de Ravenswood, qu’il serait bien aise de causer avec M. Balderstone sur cet objet, et qu’il le trouverait aussi souple qu’un osier[80] dans tout ce qu’il pourrait désirer. »

Caleb écouta sans faire aucune réponse, excepté celle de tous les grands personnages, à compter de Louis XIV, savoir : « Nous verrons cela. » Puis il ajouta tout haut, pour l’édification de Lockhard : « Votre maître a agi avec beaucoup de politesse et d’attention en m’envoyant ces liqueurs ; je ne manquerai pas d’en parler convenablement au lord Ravenswood. Mon garçon, ajouta-t-il, vous pouvez pousser jusqu’au château, et si aucun des domestiques n’est rentré, ce qui est fort à craindre, attendu qu’ils sont presque toujours dehors quand je les perds de vue, vous pouvez déposer les deux barils dans la loge du portier, qui est à droite en entrant. On a permis au brave homme d’aller voir ses amis, en sorte que vous ne trouverez personne pour vous diriger. »

Le maître-ouvrier ayant reçu ses instructions continua sa route, déposa les deux barils dans la loge déserte et ruinée, et s’en retourna sans avoir parlé à personne. Après s’être ainsi acquitté de la commission de son maître, et avoir salué Caleb et sa compagnie, en repassant près d’eux, il rentra dans le village, pour prendre sa part de la fête du baptême.






CHAPITRE XIV.

le coucher.


Ainsi qu’on voit les feuilles sèches danser au souffle de l’automne, ou telle que s’enfuit des portes de la grange la paille légère du blé vanné, qu’emporte le zéphyr non moins incertain ; de même, quand le ciel a parlé, les volontés des mortels n’ont plus de fixité.
Anonyme.


Nous avons laissé Caleb Balderstone triomphant du succès de ses efforts pour faire les honneurs de la maison de Ravenswood. Dès qu’il eut recueilli et organisé ses mets de diverses espèces, on aurait pu affirmer qu’autant d’abondance ne s’était pas vue à Wolf’s-Crag depuis le banquet des funérailles du seigneur défunt. Le serviteur jouit de toute sa gloire lorsqu’il étendit une nappe blanche sur la table de chêne et qu’il la recouvrit de gibier charbonné et de volailles sauvages rôties. Il jetait de temps à autre un regard qui semblait démentir l’incrédulité de son maître et de ses convives, et il amusa Lockhard dans la soirée, en lui racontant l’histoire plus ou moins véritable de l’ancienne grandeur de Wolf’s Crag et de l’empire que ses barons exerçaient sur le voisinage.

Un vassal se serait à peine cru le propriétaire d’un veau ou d’un agneau, s’il n’avait auparavant demandé au seigneur de Ravenswood s’il lui plairait de l’accepter, et il était obligé d’obtenir le consentement du seigneur pour prendre femme. On citait plus d’une aventure comique relativement au droit du mariage ainsi qu’à d’autres privilèges ; « et, disait Caleb, quoique notre âge ne ressemble pas au bon vieux temps où l’autorité avait tant de droits, cependant il est vrai, et vous pouvez l’avoir remarqué vous-même, monsieur Lockhard, que nous autres gens de la maison de Ravenswood, nous faisons tous nos efforts pour maintenir, par un juste usage de l’autorité baronniale, cette distance convenable entre le maître et le vassal, distance qui peut se perdre dans la licence de ces malheureux temps. — Mais, reprit Lockhard, me permettrez-vous, monsieur Balderstone, de vous demander si vous trouvez vos gens du village là-bas très-maniables ? car je vous dirai qu’au château de Ravenswood, qui appartient maintenant à mon maître, le lord Keeper, vous n’avez pas laissé des tenanciers bien souples. — Eh mais, monsieur Lockhard, reprit Caleb, faites attention qu’il y a du changement, et que le vieux seigneur avait le droit de tout exiger d’eux, quand le nouveau ne pourrait en rien obtenir. Ce sont des êtres bien hargneux et bien querelleurs que ces tenanciers de Ravenswood, et il ne fait pas bon vivre près d’eux, car ils n’écoutent pas leur maître ; si le vôtre finit par leur monter la tête, tout le pays réuni ne parviendrait pas à les apaiser. — C’est vrai, dit Lockhard, et puisque tel est le cas, je crois que le mieux pour nous serait de bâcler un mariage entre votre jeune seigneur et notre belle jeune demoiselle qui est là-haut ; sir William n’aurait qu’à attacher votre vieille baronnie à la manche de sa robe : il a la tête si bonne et le bras si long qu’il ne tarderait pas à en escamoter une autre à quelque personnage. »

Caleb secoua la tête. « Je souhaite, dit il, je souhaite qu’il en soit pour le mieux, monsieur Lockhard ; il y a d’anciennes prophéties au sujet de cette maison, et je n’aimerais guère à les voir s’accomplir ; ma vieillesse a déjà vu assez de malheurs. — Bah ! ne vous inquiétez pas des prophéties, dit son confrère le sommelier ; si les jeunes gens s’aimaient, ils feraient un joli couple. Mais, à dire vrai, il y a une dame qui siège dans le château, et il faudra bien qu’elle se mêle de cette affaire ainsi que de toute autre. Cependant, il n’y a pas de mal à boire à leur santé, et je vais verser à madame Mysie une tasse de vin des Canaries de M. Girder. »

Tandis qu’ils se réjouissaient dans la cuisine, la compagnie passait son temps aussi agréablement dans le salon. Aussitôt que Ravenswood se fut décidé à accorder l’hospitalité au Seigneur garde des sceaux, il sentit qu’il était de son devoir de prendre l’air riant et ouvert d’un hôte satisfait. On a souvent remarqué que, lorsqu’un homme affecte un caractère quelconque, il finit souvent par l’adopter réellement. En moins d’une heure ou deux, Ravenswood fut surpris de s’apercevoir qu’il recevait ses hôtes comme s’il eût été charmé et honoré de leur visite. Nous laissons au lecteur à deviner si ce changement dans ses dispositions était dû à la beauté et à la simplicité de miss Ashton, et à la facilité avec laquelle elle supportait les inconvénients de sa situation, ou à la conversation aimable et polie du lord Keeper ; mais Ravenswood ne fut insensible ni à l’une ni à l’autre.

Le seigneur garde des sceaux était un homme d’état consommé ; il connaissait à merveille les cours et les cabinets, et il était bien au courant de toutes les affaires publiques qui s’étaient passées dans les dernières années du 17e siècle ; il pouvait donc parler par expérience des hommes et des événements sur un ton qui ne manquait pas d’attirer l’attention, et il avait le grand art, tout en ne disant pas un seul mot qui pût le compromettre, de persuader à son auditeur qu’il parlait sans la moindre réserve. Ravenswood, malgré ses préjugés et son secret ressentiment, sentait qu’il l’instruisait en l’amusant, tandis que l’homme d’état, que la crainte empêchait d’abord de se faire connaître, avait retrouvé toute son aisance et le jargon brillant d’un légiste de premier ordre.

Sa fille prenait peu de part à la conversation ; mais elle souriait, et ce qu’elle disait annonçait la douceur, la soumission, et un désir d’être agréable qui charma la fierté de Ravenswood, plus que n’aurait pu le faire tout l’éclat de l’esprit. Surtout il ne pouvait s’empêcher de remarquer que, soit par reconnaissance ou par un autre motif, il se trouvait, malgré la solitude et la pénurie de son château, le sujet de l’attention respectueuse de ses hôtes, tout autant que s’il eût été encore entouré de la splendeur qui convenait à sa haute naissance. On ne s’apercevait pas qu’il manquât quelque chose, ou, si l’on ne pouvait dissimuler l’absence de quelque objet utile et agréable, on en profitait pour louer Caleb, qui avait su si bien suppléer au dénûment des commodités ordinaires. Quand on ne pouvait réprimer un sourire, c’en était un de bonne humeur, accompagné d’un compliment adroit qui prouvait combien les convives estimaient leur hôte, et combien ils s’apercevaient peu des inconvénients qui les entouraient. Je ne sais si l’orgueil de sentir que son mérite personnel faisait oublier les désavantages de la fortune ne produisit pas une impression aussi favorable sur l’esprit hautain du Maître de Ravenswood, que la conversation du père et la beauté de Lucy Ashton.

L’heure du repos arriva. Le lord Keeper et sa fille se retirèrent dans leurs appartements, qui étaient mieux ornés qu’on n’aurait pu s’y attendre ; il est vrai que, dans les arrangements nécessaires, Mysie avait reçu l’assistance d’une commère arrivée du village avec l’intention de reconnaître les nouveaux venus. Caleb l’avait arrêtée pour lui donner de l’occupation, de sorte qu’au lieu de retourner chez elle détailler la parure et la personne de la noble demoiselle, elle se vit obligée de donner un coup de main dans les préparatifs qui se faisaient à Wolf’s-Crag.

D’après la coutume du temps, le Maître de Ravenswood, suivi de Caleb, accompagna le seigneur garde des sceaux jusqu’à son appartement ; Caleb, avec l’air cérémonieux qu’on aurait accordé à de belles bougies de cire, plaça sur la table deux chandelles grossièrement faites, et que les paysans seuls employaient dans ce temps-là ; elles étaient enfoncées dans des étuis en fil de fer qui servaient de chandeliers ; puis il disparut, et rentra bientôt portant deux flacons en faïence, et annonçant que la porcelaine avait peu servi depuis la mort de madame. L’un des flacons était rempli de vin des Canaries, et l’autre d’eau-de-vie. Il assura, sans crainte d’être démenti, qu’on irait chercher la preuve que le tonneau d’où provenait le premier était depuis vingt ans dans les caves de Wolf’s-Crag ; il ajouta encore que, quoiqu’il ne lui appartînt pas de parler devant Leurs Seigneuries, il pouvait assurer que l’eau-de-vie était une liqueur bien connue ; qu’elle était douce comme de l’hydromel et forte comme Samson ; qu’elle était dans la maison depuis le festin mémorable où le vieux Mickletob avait été tué sur le haut de l’escalier, par Jacques de Jenklebrae, en l’honneur de lady Muirend, presque alliée de la famille.

« Mais pour abréger le discours, monsieur Caleb, dit le garde des sceaux, vous me ferez peut-être la faveur de m’accorder une cruche d’eau ? — À Dieu ne plaise que Votre Seigneurie boive de l’eau dans cette famille ! ce serait à la honte d’une maison aussi honorable. — Néanmoins, si Sa Seigneurie a cette fantaisie, » dit le Maître en souriant, « je crois que vous pourriez la satisfaire car, si je ne me trompe, il n’y a pas long-temps que l’on a bu de l’eau ici et avec beaucoup de plaisir. — Sans doute, si c’est une fantaisie de Sa Seigneurie, » dit Caleb en rentrant avec un pot de ce pur liquide, « je crois qu’elle ne trouvera nulle part de l’eau semblable à celle qu’on tire du puits de Wolf’s Crag. Néanmoins… — Néanmoins il faut laisser le Seigneur garde des sceaux, afin qu’il puisse se reposer dans cette pauvre chambre, » dit le Maître de Ravenswood en interrompant son serviteur babillard, qui se retourna aussitôt vers la porte, et, faisant un profond salut, se prépara à escorter son maître hors de la chambre secrète.

Mais le lord Keeper s’opposa à son départ. « Je n’ai qu’un mot à dire au Maître de Ravenswood, monsieur Caleb, et je pense qu’il voudra bien vous dispenser de l’attendre. »

Caleb fit un salut encore plus profond que le premier et se retira. Son maître resta immobile, attendant dans le plus grand embarras ce qui terminerait une journée remplie d’incidents imprévus.

« Maître de Ravenswood, » dit sir William Ashton avec quelque embarras, « j’espère que vous connaissez trop bien la loi chrétienne pour permettre que le soleil se couche sur votre colère ? »

Le Maître rougit et répondit qu’il ne voyait pas l’occasion d’exercer ce soir les devoirs que lui recommandait sa foi chrétienne. « J’aurais pensé tout autrement, dit son convive, si nous considérons les différents sujets de dispute et de litige qui se sont malheureusement présentés, plus fréquemment que je ne l’aurais désiré, entre feu l’honorable seigneur votre père et moi-même. — Je désirerais, milord, » dit Ravenswood avec une émotion qu’il cherchait à réprimer, « que le souvenir de semblables circonstances se présentât partout ailleurs que dans la maison de mon père. — J’apprécierais la délicatesse de cette demande en tout autre temps, dit sir William Ashton ; mais, en ce moment, il faut que je persiste dans ce que j’avais à dire. J’ai trop souffert moi-même de la fausse délicatesse qui m’a empêché de solliciter avec plus d’empressement l’entretien que plusieurs fois j’ai demandé à votre père : nous nous serions mutuellement épargné beaucoup de tourments. — C’est vrai, » répondit Ravenswood après un instant de réflexion. « J’ai entendu dire à mon père que Votre Seigneurie avait proposé une entrevue personnelle. — Proposé, mon cher Maître ? Je l’ai effectivement proposée ; mais j’aurais dû prier, supplier, implorer, pour qu’elle me fût accordée. J’aurais dû déchirer le voile que des personnes intéressées avaient placé entre nous, et je me serais montré tel que j’étais, prêt à sacrifier même une partie considérable de mon droit légal pour concilier des sentiments aussi naturels que les siens paraissent l’avoir été. Permettez-moi de dire, mon jeune ami, car c’est ainsi que je désire vous nommer, que si votre père et moi nous avions passé ensemble le même temps que ma bonne fortune m’a permis de passer aujourd’hui avec vous, il serait possible que le domaine jouît encore de la présence d’un des membres les plus respectables de son ancienne noblesse, et je n’aurais pas ressenti la douleur d’être séparé d’une personne dont j’ai toujours estimé et honoré les nobles principes. »

Il mit son mouchoir sur ses yeux ; Ravenswood aussi montrait une vive émotion, mais il attendait en silence la conclusion de cet exorde extraordinaire.

« Il est nécessaire et convenable en même temps, continua le lord Keeper, que vous compreniez que, quoiqu’il y ait eu entre nous plusieurs points contestés, à l’égard desquels je crus indispensable d’assurer mon droit légal au moyen du décret d’une cour de justice, cependant je n’ai jamais eu l’intention de le porter au delà de l’équité. — Milord, dit le Maître de Ravenswood, il est inutile de poursuivre davantage ce sujet ; ce que la loi vous accorde ou vous a accordé, vous en jouissez ou vous en jouirez ; mon père et moi nous aurions refusé toute faveur. — Faveur ? non, vous ne me comprenez pas, reprit le garde des sceaux, ou plutôt vous n’êtes pas homme de loi ; un droit peut être bon dans la loi et être reconnu comme tel, sans que pour cela un homme d’honneur cherche à en profiter. — J’en suis fâché, milord, reprit le Maître. — Non, non, répliqua son hôte ; vous parlez comme un jeune homme ; votre courage marche avant votre jugement ; il y a encore bien des choses à décider entre nous. Pouvez-vous me blâmer, moi vieillard paisible, et dans le château d’un jeune seigneur qui a sauvé la vie à ma fille et à moi, si je désire ardemment que nous réglions ces points d’après le principe le plus libéral ? »

Le vieillard serrait fortement la main du Maître, en disant ces mots. Celui-ci ne put répondre, malgré son intention formelle ; et souhaitant une bonne nuit à son hôte, il remit toute explication au lendemain matin.

Ravenswood se précipita dans la salle où il devait passer la nuit, et pendant quelque temps il se promena d’un pas rapide et inégal. Son ennemi mortel était chez lui, et ses sentiments à son égard n’étaient ni ceux d’un ennemi ni ceux d’un vrai chrétien. Il sentait qu’il ne pouvait ni lui pardonner dans l’un de ces deux cas, ni suivre sa vengeance dans l’autre, mais qu’il adoptait une composition basse et honteuse entre son ressentiment contre le père et son amour pour la fille. Il se maudissait, tout en se promenant à la lueur pâle des rayons de la lune et à la clarté plus rougeâtre du feu mourant de la cheminée. Il ouvrait les fenêtres grillées et les refermait avec violence, comme s’il eût eu besoin tantôt de se rafraîchir au contact d’un air pur, tantôt de se soustraire à toute influence extérieure. Enfin la rage de la colère s’évanouit, et il se jeta dans le fauteuil où il se proposait de passer la nuit.

« Si réellement, » se dit-il dans les moments de calme qui suivirent ; « si réellement cet homme ne désire pas autre chose que ce que la loi lui accorde ; s’il consent réellement à mettre sur le pied de l’égalité ses droits reconnus, de quoi mon père pourrait-il avoir à se plaindre ? moi-même, qu’aurais-je à dire ? Ceux de qui nous avons acquis nos anciennes possessions tombèrent sous le fer de mes ancêtres et abandonnèrent les terres aux vainqueurs, nous, maintenant, nous sommes courbés sous le poids de la loi, trop puissante pour la chevalerie écossaise. Hé bien ! capitulons, comme si nous avions été assiégés dans notre forteresse et sans espoir de secours. Cet homme me paraît tout autre que je ne l’avais cru. Et sa fille… ! mais j’ai résolu de ne pas penser à elle. » Il s’enveloppa dans son manteau, s’endormit, et rêva de Lucy Ashton jusqu’au moment où le jour perça à travers les grilles de ses fenêtres.



CHAPITRE XV.

perplexité.


Nous autres hommes du monde, quand nous voyons des amis et des parents qui ont perdu tout espoir de fortune, nous ne leur tendons point la main pour les secourir. Nous mettons le pied sur leur tête pour les enfoncer plus avant, ainsi que je l’ai fait envers vous. Mais maintenant que je vous vois en chemin de vous relever, je puis et je veux vous secourir.
Shakspeare. Nouveau moyen de payer ses dettes.


Le lord Keeper retrouva, sur un lit plus dur que celui auquel il était habitué, les pensées ambitieuses et les embarras politiques qui chassent le sommeil même du lit le plus moelleux. Il avait assez navigué au milieu des courants et des écueils de l’époque pour bien en connaître tous les dangers, et sentir le besoin de conduire sa barque selon le vent pour la sauver du naufrage. La nature de ses talents et la timidité de ses dispositions lui avaient fait prendre la souplesse du vieux comte de Northampton, dont le caractère était des plus flexibles, et qui expliquait l’art par lequel il se maintenait en place dans tous les changements de gouvernement, depuis Henri VIII jusqu’à Élisabeth, en avouant franchement qu’il était né de l’osier et non du chêne. Il était également dans la politique de sir William Ashton de veiller en tout temps aux changements qui s’opéraient sur l’horizon des cours, et avant que la querelle fût décidée, il avait soin de négocier son propre intérêt avec le parti qui paraissait devoir être victorieux. Sa complaisance variable était bien connue et excitait le mépris des chefs les plus hardis de l’une et de l’autre faction de l’état ; mais ses talents étaient d’un genre utile et commode, et ses connaissances en législation en grande renommée. Elles contre-balançaient ses défauts, au point que les hommes puissants étaient bien aises de se servir de lui et de le récompenser, sans cependant le respecter et lui accorder de confiance.

Le marquis d’Athol avait usé de toute son influence pour effectuer un changement dans le cabinet écossais, et ses projets avaient été si bien exposés et si bien soutenus, qu’il paraissait y avoir une grande chance d’un succès complet. Cependant il ne se sentait ni assez de force ni assez de confiance pour négliger tous les moyens possibles de faire des recrues. On jugea qu’il serait important de gagner le lord garde des sceaux, et un ami qui connaissait parfaitement sa position et son caractère se chargea de sa conversion politique.

Quand ce personnage arriva au château de Ravenswood, sous le prétexte d’une visite de politesse, il s’aperçut que la plus grande frayeur du lord était causée par l’idée que le Maître de Ravenswood en voulait à sa personne. Le langage dont s’était servie la sibylle aveugle, la vieille Alice ; l’apparition subite d’Edgar, armé, et dans son voisinage, au moment même où l’on venait de l’avertir qu’il devait se tenir sur ses gardes ; l’air froid et hautain avec lequel il avait reçu les remercîments dont il l’accablait pour le service qu’il lui avait rendu si à propos : toutes ces circonstances avaient fait une vive impression sur son esprit.

Dès que l’agent politique du marquis vit de quel côté venait le vent, il commença à insinuer des craintes et des doutes d’un autre genre, mais qui devaient également faire impression sur le lord Keeper. Il demanda, d’un air d’intérêt, si le procès compliqué qui existait entre sir William et la famille Ravenswood était hors de cour et jugé sans qu’il y eût possibilité d’en appeler ? Le lord répondit affirmativement. Mais le questionneur était trop bien instruit pour s’en laisser imposer. Il lui fit voir, par des arguments sans réplique, que quelques-uns des points les plus importants, qui avaient été décidés en sa faveur contre la maison de Ravenswood, étaient susceptibles d’être revus par les états du royaume, c’est à dire par le parlement écossais, d’après un appel de la partie lésée, ou, ainsi qu’on le disait techniquement, « d’après une protestation pour remédier à la loi. »

Le seigneur garde des sceaux, après avoir pendant quelque temps contesté la légalité d’une telle mesure, se montra d’ailleurs bien rassuré par l’espoir qu’il était peu probable que le jeune Maître de Ravenswood trouvât dans le parlement des amis capables de se mêler d’une affaire si compliquée.

« Que cette fausse espérance ne vous abuse pas, dit l’ami artificieux ; il est possible qu’à la prochaine session du parlement le jeune Ravenswood trouve plus d’amis et de faveur que Votre Seigneurie elle-même. — Ceci serait curieux à voir, » reprit avec dédain le garde des sceaux.

« Et cependant, dit son ami, on a déjà vu pareille chose ; et de nos jours il en est plus d’un qui se trouve maintenant à la tête des affaires, qui était obligé, il y a quelques années, de se cacher pour sauver sa vie ; et tel qui dire aujourd’hui sur un plat d’argent, était forcé de manger son pouding de farine d’avoine sans avoir même un bol de bois ; plus d’une tête haute est descendue bien bas depuis peu de temps. L’État chancelant des hommes d’état écossais, par Scott de Scotstarvet, mémoire curieux dont vous m’avez montré le manuscrit, a été plus d’une fois reconnu vrai de nos jours. »

Le lord Keeper répondit avec un profond soupir que de pareilles mutations n’étaient pas nouvelles en Écosse, et s’étaient vues long-temps avant le livre de l’auteur satirique dont il parlait. « Il y avait bien des années, dit-il, que Fordun avait cité, comme ancien proverbe : Neque dives, neque fortis, sed nec sapiens Scotus, prœdominante invidia, diu durabit in terra[81]. — Et soyez sûr, mon estimable ami, que vos longs services envers l’état et vos profondes connaissances du droit ne vous sauveront pas, et ne garantiront pas votre propriété, si le marquis d’Athol ouvre un parlement tel qu’il le désire. Tous savez que feu lord Ravenswood était son proche parent, car sa femme descendait en cinquième ligne du chevalier de Tillibardine ; et je suis bien certain qu’il embrassera les intérêts du jeune Ravenswood et se montrera à son égard bon seigneur et bon parent. Pourquoi ne le ferait-il pas ? c’est un jeune homme actif, capable de se défendre de la langue et des mains, et tel qu’il faut être pour trouver des amis parmi ses parents. Il n’est pas comme ces Mephiboshet désarmés et sans moyens, qui ne sont qu’un fardeau pour ceux qui s’en chargent ; et si ces procès de Ravenswood arrivent au parlement, vous verrez que le marquis vous donnera du fil à retordre. — Ce serait mal reconnaître mes longs services envers l’état et mon ancien respect pour l’honorable famille et la personne de Sa Seigneurie, » reprit le garde des sceaux.

« Oui ; mais, reprit l’agent du marquis, il est inutile de rechercher des services passés et un ancien respect, milord ; ce sont des services actuels et des preuves immédiates d’égards que, dans ces temps chanceux, il faut à un homme comme le marquis. »

Le garde des sceaux vit toute la portée des arguments de son ami, mais il était trop prudent pour donner une réponse positive.

« Il ne savait pas, dit-il, quel service son seigneur le marquis pouvait attendre de son faible pouvoir, qui était toujours prêt à lui obéir, sauf son devoir envers son roi et son pays. »

De cette manière il ne dit rien, tout en paraissant dire beaucoup ; l’exception devait couvrir tout ce qu’il pourrait avoir à refuser plus tard. Il changea aussitôt de conversation, et fit toujours en sorte qu’elle ne pût revenir sur ce sujet. Son hôte le quitta sans avoir pu amener le rusé vieillard à se compromettre, ni à s’engager dans un plan futur de conduite, mais bien certain qu’il avait éveillé ses craintes sur un point très-sensible et qu’il avait préparé la base d’un traité futur.

Quand il rendit compte de sa négociation au marquis, tous deux convinrent qu’il ne fallait pas lui donner le temps de se rassurer, surtout pendant que son épouse était absente. Ils savaient parfaitement qu’elle était fière, vindicative, et qu’elle exerçait assez d’influence sur lui pour lui fournir le courage qui lui manquerait ; qu’elle était irrévocablement attachée au parti maintenant dominant, avec lequel elle tenait une correspondance suivie, et qu’elle haïssait ouvertement la famille Ravenswood, dont la dignité plus ancienne jetait tant de défaveur sur la grandeur nouvellement acquise de son mari ; qu’elle aurait préféré hasarder la sûreté de sa propre maison, si elle avait pu écraser à ce prix celle de son ennemi.

Mais lady Ashton était alors absente. Les affaires qui l’avaient retenue long-temps à Édimbourg l’avaient aussi engagée à aller jusqu’à Londres, dans l’espoir de contribuer à déconcerter les intrigues du marquis à la cour ; car elle était en faveur auprès de la célèbre Sara, duchesse de Marlborough, avec laquelle elle avait une ressemblance frappante pour le caractère. Il était donc nécessaire de presser son mari avant son retour ; et, à cet effet, le marquis adressa au Maître de Ravenswood la lettre que nous avons rapportée dans un autre chapitre. Elle était écrite avec précaution, de manière à laisser à l’auteur la facilité de montrer à son parent un intérêt tout aussi grand ou tout aussi léger qu’il serait nécessaire à ses propres intérêts. Mais, quoiqu’en qualité d’homme d’état, le marquis n’eût aucune envie de se compromettre, ni de prendre le ton d’un protecteur quand il n’avait rien à donner, nous dirons à son honneur qu’il avait effectivement un vif désir d’être utile au Maître de Ravenswood, tout en se servant de son nom pour effrayer le garde des sceaux.

Comme le messager qui portait cette lettre devait passer devant la maison du lord Keeper, il lui avait été ordonné de faire en sorte que son cheval perdît un de ses fers dans le village, près du parc du château ; et, pendant que le maréchal le ferrerait, il devait exprimer le plus grand regret de perdre ainsi du temps, et, dans son impatience, il devait faire entendre qu’il portait un message du marquis d’Athol au Maître de Ravenswood, sur des affaires de la plus haute importance.

Ces nouvelles, bien amplifiées, arrivèrent par diverses bouches aux oreilles du garde des sceaux, et chacun appuyait sur l’impatience du courrier, et sur le peu de temps qu’il avait mis pour exécuter son voyage. L’homme d’état inquiet écouta en silence ; mais Lockhard reçut en secret l’ordre de guetter le retour du courrier, de l’arrêter dans le village, de l’étourdir de liqueur, et d’user de tous les moyens, bons ou mauvais, pour connaître le contenu de la lettre dont il était porteur. Cependant comme on avait prévu ce complot, le courrier revint par une route différente et éloignée, et échappa ainsi aux pièges qu’on lui tendait. Après avoir en vain attendu pendant quelque temps, on ordonna à Dingwall de s’informer, particulièrement à Wolf’s-Hope, si on avait vu un domestique appartenant au marquis d’Athol, arriver au château voisin. On en eut facilement la certitude, car Caleb était allé au village un matin à cinq heures, afin d’emprunter deux chopines d’ale et du saumon pour faire rafraîchir le messager ; et le pauvre garçon avait été malade pendant vingt-quatre heures chez Lucky Smallstrash pour avoir mangé à dîner de mauvais saumon fumé, et bu de la bière aigre ; en sorte que l’existence d’une correspondance entre le marquis et son malheureux parent, correspondance que sir William Ashton avait toujours prétendu être un conte en l’air, fut prouvée jusqu’à l’évidence.

Le garde des sceaux ne put alors se défendre de vives alarmes. La faculté d’appeler des décisions de la cour civile aux états de parlement, quoique regardé comme incompétent, pouvait s’exercer, et le parlement avait plusieurs fois reçu des réclamations de cette nature et même y avait fait droit. Le lord n’avait pas peu de sujet de craindre la décision, si le parlement écossais se disposait à accueillir l’appel du maître de Ravenswood pour modifier la première sentence. Il en pouvait résulter que l’on fît droit à sa demande, et qu’on décidât d’après les principes plus larges de l’équité ; il savait bien que ces derniers principes ne lui seraient pas aussi favorables que ceux d’une loi stricte. En attendant, tous les bruits qui parvenaient jusqu’à lui ne servaient qu’à rendre plus probable le succès des intrigues du marquis, et le lord Keeper commença à chercher autour de lui un abri contre l’orage : La timidité de son caractère l’engagea à adopter des moyens de conciliation. Il pensa que l’aventure du taureau furieux, s’il la conduisait bien, pourrait lui faciliter une entrevue personnelle et une réconciliation avec le Maître de Ravenswood. Il verrait par là ce qu’il pensait lui-même de l’étendue de ses droits et des moyens de les faire valoir, et peut-être pourrait-on arriver à un accommodement, puisque l’une des parties était riche et l’autre très-pauvre. Une réconciliation avec Ravenswood pouvait lui fournir l’occasion de déjouer les intrigues du marquis d’Athol ; » et d’ailleurs, » se dit-il en lui-même, » ce sera un acte de générosité que de relever l’héritier de cette malheureuse famille ; et s’il doit être réellement en faveur auprès du nouveau gouvernement, qui sait si ce noble procédé ne recevra pas sa récompense ? »

Ainsi pensait sir William Ashton ; il cherchait à couvrir ses vues intéressées du masque de la vertu, et, parvenu à ce point, son imagination alla plus loin encore. Il commença à penser que si Ravenswood devait obtenir quelque place de confiance et de dignité, et que si une union pouvait assurer la plus grande partie de ses droits peu valides, le jeune gentilhomme ne serait peut-être pas un des plus mauvais partis pour sa fille Lucy. Le Maître de Ravenswood pouvait faire annuler l’arrêt de dégradation ; son titre était ancien, et une alliance pouvait, en quelque sorte, légitimer la possession de la plus grande partie des dépouilles de cette maison ; enfin sir William aurait moins de regret, s’il était obligé de rendre le reste.

Tous ces projets l’occupant profondément, le lord Keeper profita des invitations fréquentes que lui avait faites milord Littlebrain d’aller le voir à sa terre, qui n’était qu’à quelques milles de Wolf’s-Crag. Il apprit que le lord était absent ; mais il fut fort bien reçu par son épouse, qui attendait incessamment le retour de son mari. Elle exprima sa vive satisfaction en voyant miss Ashton, et ordonna une partie de chasse pour le bon plaisir du seigneur garde des sceaux. Il accepta volontiers la proposition, d’autant plus qu’elle lui donnait l’occasion de reconnaître Wolf’s-Crag, et peut-être de rencontrer son propriétaire, si par hasard la chasse le faisait sortir de son triste manoir. Lockhard, de son côté, avait ordre de faire connaissance avec les habitants du château, et nous avons vu comment il s’était acquitté de sa commission.

L’orage qui survint favorisa le projet du lord Keeper, en lui fournissant l’occasion de se lier personnellement avec le Maître de Ravenswood plus qu’il ne pouvait l’espérer. Les craintes que lui causait le ressentiment du jeune noble diminuaient depuis qu’il réfléchissait aux droits incontestables que lui donnait son titre légal et aux moyens de les faire valoir ; mais, quoiqu’il pensât, non sans raison, que les circonstances désespérées entraînent seule les hommes à des actes de violence, ce ne fut pas sans une terreur secrète qui fit battre son cœur, qu’il se sentît pour la première fois enfermé dans la tour déserte de Wolf’s-Crag, si propre, par sa solitude et sa force, à une scène de vengeance. La sombre réception que lui fit d’abord le Maître de Ravenswood, qui fit naître l’embarras avec lequel il déclina à ce noble offensé les noms des hôtes qui venaient lui demander l’hospitalité, ne put calmer ses craintes ; de sorte que, lorsque sir William Ashton entendit la porte de la cour se fermer avec violence derrière lui, il se rappela les paroles d’Alice : « Qu’il avait poussé les choses trop loin avec une race aussi farouche que celle des Ravenswood, et qu’ils trouveraient le temps de la vengeance. »

La franchise de l’hospitalité du Maître, à mesure qu’ils firent connaissance, apaisa les craintes que ces souvenirs avaient excitées, et il n’échappa point à Sir William Ashton que c’était à la grâce et à la beauté de Lucy qu’il devait ce changement dans la conduite de leur hôte.

Toutes ces pensées se présentèrent en foule lorsqu’il prit possession de la chambre secrète. La lampe de fer, l’appartement non meublé, qui ressemblait plutôt à une prison qu’à un lieu destiné au repos, le bruit sourd et continuel des vagues qui venaient se briser à la base du rocher sur lequel était bâti le château, tout se réunissait pour attrister et inquiéter son âme. C’était le succès de ses intrigues qui avait en grande partie causé la ruine de cette famille ; mais il était fourbe et non cruel, de sorte que la vue de la désolation et du malheur dont il était cause lui était aussi pénible que le serait à une maîtresse de maison la vue de l’exécution des agneaux qu’elle aurait elle-même condamnés à la mort. Mais en même temps, quand il songea à l’alternative de rendre à Ravenswood la plus grande partie de ses dépouilles, ou d’adopter comme allié et membre de sa famille l’héritier d’une race appauvrie, il sentit ce qu’éprouve peut-être l’araignée, qui, après avoir déployé tout son art à préparer sa toile, la voit enlevée par le balai. Enfin, s’il s’avançait trop loin dans cette affaire, il rencontrait une question bien difficile à résoudre, et que plus d’un bon mari se fait sans pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante, lorsqu’il est tenté d’agir comme libre arbitre : « Que dira ma femme, que dira lady Ashton ? » Il prit la résolution que prennent souvent les âmes faibles ; il se décida à attendre les événements, à profiter des circonstances, quand elles se présenteraient, et à régler d’après elles sa conduite. Grâce à cette politique tempérée, il parvint à calmer son esprit et s’endormit.






CHAPITRE XVI.

le défi.


J’ai sur moi un petit billet que vous me permettrez de vous remettre : c’est une offre que l’amitié m’oblige de vous faire ; elle ne peut vous offenser, puisque je ne désire que la justice pour l’une et l’autre partie.
Le Roi qui nest pas roi, comédie.


Quand Ravenswood et son convive se rencontrèrent le matin, le Maître avait repris en partie son air sombre. Il avait aussi passé la nuit plutôt à réfléchir qu’à se reposer, et les sentiments qu’il éprouvait pour Lucy se combattaient avec ceux, qu’il nourrissait depuis si long-temps contre son père. Faire amitié à l’ennemi de sa maison, l’accueillir chez lui, avoir pour lui une politesse et une bonté familières, tout cela lui paraissait une dégradation à laquelle sa fierté avait peine à se soumettre.

Mais la glace une fois rompue, le lord Keeper n’avait nulle envie de la laisser reprendre. Il entrait dans son plan d’étourdir, de confondre les idées de Ravenswood, en lui faisant un détail compliqué et technique des affaires qui seraient le sujet des débats entre les deux familles, pensant avec raison qu’il serait difficile à un jeune homme de son âge de suivre l’exposé d’un praticien dans le labyrinthe inextricrable de la chicane. Par ce moyen, pensa sir William, j’aurai l’avantage de paraître parfaitement communicatif, tandis que ma partie retirera fort peu de profit de tout ce que je lui dirai. Il prit donc Ravenswood à part dans l’embrasure d’une fenêtre de la salle, et, reprenant la conversation de la veille, il exprima le désir que son jeune ami eût assez de patience pour l’écouter dans le détail minutieux et explicatif des circonstances malheureuses qui avaient mis son honorable père en opposition avec le lord Keeper. Le Maître Ravenswood rougit ; mais il garda le silence, et le lord Keeper, quoiqu’il ne vît pas avec plaisir ce coloris subit du visage de son auditeur, commença l’histoire d’une obligation pour vingt mille marcs avancés par son père au père de Allan, lord Ravenswood ; il continuait à détailler les circonstances du procès au moyen duquel cette forte somme était devenue debitum fundi[82], quand le Maître l’interrompit.

« Ce n’est pas ici, lui dit-il, que je puis entendre sir William Ashton sur cette affaire. Ce n’est pas ici, où mon père est mort, le cœur brisé, que je puis décemment et avec calme rechercher la cause de son chagrin. Je pourrais me rappeler que je suis fils, et oublier les devoirs d’un hôte. Néanmoins, un temps viendra où ces points seront discutés dans un lieu tel que chacun de nous aura droit égal d’écouter et de se faire entendre. — Le temps et le lieu, reprit le lord Keeper, importent peu à ceux qui ne recherchent que la justice ; cependant, je crois pouvoir vous donner quelques avis relativement aux bases sur lesquelles vous prétendriez faire reposer un procès judiciaire qui a été si bien jugé dans les seules cours compétentes. — Sir William Ashton, » reprit le Maître avec chaleur, « les terres que vous occupez maintenant ont été accordées à nos ancêtres pour les services qu’ils ont rendus avec leur épée contre les usurpateurs anglais. Comment les avons-nous perdues ? par une suite d’actes qui ne semblent être ni vente, ni engagement, ni adjudication judiciaire, mais un mélange embrouillé et inexplicable de toutes ces choses. Comment les intérêts ont-ils absorbé le principal, sans qu’on oubliât de tirer parti du moindre avantage légal, au point que la propriété héréditaire de ma famille a disparu comme un glaçon aux rayons du soleil ? C’est ce que vous savez mieux que moi. Je veux bien néanmoins supposer, d’après la franchise de votre conduite à mon égard, que je puis m’être beaucoup trompé sur vous, et que ce qui vous a paru à vous, homme de loi éclairé, être juste et loyal, peut avoir semblé à mon intelligence grossière n’être que de l’injustice et de l’oppression. — Et vous, mon cher Maître, reprit sir William, permettez-moi de vous dire qu’on m’avait également trompé sur votre compte. On vous avait représenté comme un jeune homme farouche, impérieux, emporté, toujours prêt à lancer votre épée dans les balances de la justice, et à en appeler à ces mesures violentes contre lesquelles une sage administration protège depuis long-temps le peuple écossais. Ainsi, puisque nous nous sommes réciproquement mal jugés, pourquoi le jeune noble refuserait-il d’écouter le vieil homme de loi, quand il veut lui expliquer la nature des contestations qui existent entre eux ? — Non, milord, reprit Ravenswood ; c’est devant les états de la nation, devant la cour suprême du parlement que nous entrerons dans ces détails. Les seigneurs et les chevaliers de l’Écosse, ses anciens pairs, ses barons, décideront si c’est de leur aveu qu’une maison, qui n’est pas la moins noble du pays, doit se voir dépouillée de ses possessions, récompense du patriotisme de générations entières, et être traitée comme le malheureux ouvrier, qui, dès que l’heure du rachat est écoulée, voit passer dans les mains de l’usurier l’objet qu’il lui avait engagé. S’ils cèdent à la dure avarice des créanciers, et à l’usure qui ronge nos terres, comme les insectes nos vêtements, les suites en seront pires pour eux et leur postérité que pour Norman Ravenswood. Il me restera encore mon épée et mon manteau, et je suivrai la carrière des armes partout où la trompette sonnera. »

En prononçant ces mots d’un ton ferme et mélancolique, il leva les yeux et rencontra ceux de Lucy Ashton, qui s’était approchée d’eux sans être aperçue. Il vit que ses regards étaient fixés sur eux avec une expression d’enthousiasme et d’admiration qui l’absorbait au point de lui faire oublier la crainte d’être remarquée. Le noble maintien et les traits remarquables de Ravenswood étaient enflammés par l’orgueil de sa naissance et par le sentiment de sa dignité. Le son doux et expressif de sa voix, le triste état de sa fortune et l’indifférence avec laquelle il semblait envisager son avenir, faisaient de lui un sujet de contemplation dangereux pour une jeune fille, déjà trop prévenue en sa faveur. Quand leurs yeux se rencontrèrent, tous deux rougirent, comme s’ils eussent éprouvé une vive émotion, et ils s’efforcèrent de détourner leurs regards.

Sir William Ashtun avait surveillé attentivement l’expression de leur physionomie. « Je n’ai à craindre, pensa-t-il en lui-même, ni parlement ni appel ; j’ai un moyen sûr de me réconcilier avec ce bouillant jeune homme, s’il en vient au point de me donner des sujets d’inquiétude. Le principal, maintenant, c’est d’éviter de me compromettre. L’hameçon est fixé, on y a mordu : je ne tendrai pas trop la ligne ; il vaut mieux me réserver le privilège de la relâcher, si je m’aperçois que le poisson ne vaille pas la peine d’être amené à terre.

Tout en faisant ce calcul égoïste et cruel sur l’attachement supposé de Ravenswood pour Lucy, il était si loin de réfléchir au chagrin qu’il pouvait causer à celui-ci, en se jouant ainsi de son affection, qu’il ne songeait même pas au risque d’exposer sa propre fille au danger d’une passion malheureuse. Il semblait croire que son amour pût, tel que la flamme d’une bougie, s’allumer et s’éteindre à volonté. Mais la Providence préparait une affreuse punition à cet égoïste, qui avait passé toute sa vie à profiter des passions des autres.

Caleb Balderstone entra alors pour annoncer que le déjeuner était servi ; car dans ces temps, où les repas étaient plus substantiels qu’à notre époque, les restes du souper fournissaient amplement au déjeuner du lendemain. Il n’oublia pas non plus de présenter au lord garde des sceaux la boisson du matin dans une grande tasse d’étain, ornée de feuilles de persil et de cresson. Il demanda pardon d’avoir omis de la servir dans la grande tasse d’argent, ainsi qu’il aurait dû le faire ; mais on l’avait envoyée à Édimbourg, chez un orfèvre, pour la faire dorer.

« Il est très vrai qu’elle est à Édimbourg, dit Ravenswood ; mais où, et pourquoi, j’ai bien peur que ni vous ni moi nous ne le sachions. — Ce que je sais, » dit Caleb avec humeur, « c’est qu’il s’est présenté un homme à la grille ce matin. Votre Honneur sait-il s’il veut lui parler ou non ? — Désire-t-il me parler, Caleb ? — Il ne demande pas autre chose ; mais vous ferez bien de jeter un coup d’œil à travers le guichet avant d’ouvrir la porte ; il ne faut pas laisser entrer tout le monde dans le château. — Quoi ! pensez-vous que ce soit un huissier qui vienne m’arrêter pour dette ? dit Ravenswood. — Un huissier arrêter Votre Honneur pour dette, et dans votre château de Wolf’s-Crag ! Votre Honneur a envie de rire avec Caleb ce matin. » Cependant il lui parla bas à l’oreille en le suivant dehors. « Je ne voudrais pas faire tort à un honnête homme dans votre opinion, mais je vous engage à regarder à deux fois ce drôle avant de le laisser pénétrer dans ces murs. »

Ce n’était pas un officier de la justice, néanmoins ; car c’était le capitaine Craigengelt, dont le nez était aussi rouge qu’il pouvait l’être à la suite d’une copieuse libation. Son chapeau galonné était un peu de côté sur sa perruque noire ; il avait une épée au côté et des pistolets d’arçon. Il portait un habit de cavalier, garni d’un galon usé, et il offrait le portrait d’un voleur de grand chemin.

Dès que le Maître l’eut reconnu, il ordonna qu’on ouvrît les portes. « Je présume, dit-il, capitaine Craigengelt, que les affaires que nous avons ensemble ne sont pas telles qu’on ne puisse les discuter ici ; j’ai du monde au château pour le moment, et la manière dont nous nous sommes séparés la dernière fois me dispense de vous engager à y entrer. »

Craigengelt, quoiqu’il fût impudent au dernier degré, se trouva surpris de cette réception peu cordiale. Il répondit qu’il n’avait nulle intention de forcer le Maître à lui accorder l’hospitalité, mais qu’il lui apportait un message honorable de la part d’un de ses amis ; sans cela le Maître de Ravenswood n’aurait pas eu à se plaindre de sa visite.

« Tâchez qu’elle soit courte, ce sera la meilleure excuse. Quel est le gentilhomme qui a le bonheur de vous avoir pour messager ? — Mon ami, M. Hayston de Bucklaw, » répondit Craigengelt du ton d’importance que lui inspirait le courage reconnu de celui qui l’envoyait, « se considère comme ayant été traité par vous bien au-dessous des égards qu’il mérite, et il est décidé à vous en demander raison. J’apporte avec moi, » continua-t-il, en tirant un morceau de papier de sa poche, « la longueur précise de son épée, et il désire que vous vous rendiez, accompagné d’un ami et avec des armes égales, dans un lieu quelconque, à la distance d’un mille du château. Je m’y trouverai avec lui pour lui servir de témoin. — Raison ! des armes égales ! » répéta Ravenswood, qui, ainsi que le lecteur peut se le rappeler, n’avait nul sujet de supposer qu’il eût offensé le moins du monde son dernier convive. « Sur ma parole, capitaine Craigengelt, ou vous avez inventé le mensonge le plus improbable qui se soit jamais présenté à l’idée de qui que ce soit, ou votre dose du matin a été des plus fortes. Qu’est-ce qui a pu persuader à Bucklaw de m’envoyer un tel message ? — Quant à cela, reprit Craigengelt, il faut que je vous rappelle, pour l’honneur de mon ami, ce que je puis nommer votre manque d’hospitalité, en le renvoyant de votre maison sans lui assigner aucune cause. — Cela est étonnant, reprit le Maître ; il ne peut être assez fou pour avoir pris comme insulte une nécessité absolue, et j’ai peine à croire que, connaissant mon opinion sur vous, capitaine, il ait pu employer les services d’un homme aussi peu estimable et aussi peu considéré que vous pour une telle commission ; et je doute certainement qu’aucun homme d’honneur ne vous prenne pour second. — Peu estimable et peu considéré ! » dit Craigengelt en élevant la voix et en plaçant la main sur son coutelas ; « si ce n’était la querelle que mon ami doit vider la première, et qui a droit de passer avant la mienne, je vous ferais comprendre !… — Je ne veux rien comprendre à vos explications, capitaine Craigengelt ; contentez-vous de cela, et faites-moi le plaisir de vous retirer. — Au diable ! murmura le bretteur. Est-ce là la réponse que je dois porter à un message honorable ? — Dites au laird de Bucklaw, reprit Ravenswood, si c’est réellement lui qui vous envoie, que, lorsqu’il me fera savoir la cause de son mécontentement par quelqu’un digne de s’acquitter d’une telle mission entre lui et moi, je m’expliquerai ou j’y répondrai.

— Alors, Maître, vous voudrez bien au moins remettre entre mes mains les effets qui sont restés chez vous, afin que je les reporte à Hayston.

— Quels que soient les effets que Bucklaw ait laissés ici, ils lui seront rendus par mon domestique ; car vous ne me montrez aucun titre de sa part qui vous autorise à les recevoir. — Eh bien, Maître, » dit le capitaine Craigengelt avec une colère que la crainte des conséquences ne pouvait réprimer, « vous m’avez fait ce matin un affront impardonnable, mais vous vous faites encore bien plus tort à vous-même. Un château vraiment ! » continua-t-il, en regardant autour de lui ; « il ressemble plutôt à un coupe-gorge, où on reçoit les voyageurs pour les dépouiller de ce qui leur appartient. — Misérable insolent ! » dit le Maître en levant sa canne et en cherchant à saisir la bride du cheval du capitaine, « si tu ne pars à l’instant, je te fais mourir sous le bâton. »

À ce mouvement du Maître, le bretteur se retourna si rapidement que son cheval, dont les pieds firent jaillir du pavé mille étincelles à la fois, faillit s’abattre. Le dirigeant cependant avec adresse, il s’élança vers la porte et gagna promptement le chemin du village.

Comme Ravenswood se retournait pour sortir de la cour, après son entretien, il trouva le lord garde des sceaux qui était dans la salle, et avait aperçu, à la distance voulue par la politesse, son entrevue avec Craigengelt.

« J’ai vu la figure de cet homme quelque part, et il n’y a même pas long-temps ; son nom est Craig-Craig, ou quelque chose comme cela, n’est-ce pas ? — Craigengelt est son nom, dit le Maître ; au moins c’est celui qu’il se donne pour le moment. — Craig-in-guilt[83], » dit Caleb, appuyant sur le mot craig, qui, en écossais, signifie gorge. « S’il est craig-in-guilt en ce moment, il pourrait bien plus tard s’appeler craig-in-peril ; comme aucun fripon que j’aie jamais vu. Le coquin a la potence écrite sur sa physionomie, et je gagerais deux sous qu’il finira par avoir une cravate de chanvre[84]. — Vous vous connaissez en physionomies, mon bon monsieur Caleb, » dit le garde des sceaux en souriant ; « je vous assure que cet homme a déjà été bien près de cette cérémonie ; car je me rappelle à merveille que, lors d’un voyage que je fis à Édimbourg, il y a environ quinze jours, j’ai vu ce Craigengelt, ou quel que soit son nom, subir un examen sévère devant le conseil privé. — Et à quel sujet ? » dit le Maître de Ravenswood d’un air d’intérêt.

Cette question menait à une histoire que le garde des sceaux désirait depuis long-temps raconter, dès qu’il trouverait l’occasion favorable. Il prit le Maître par le bras et le conduisit dans la salle. « La réponse à votre question, dit-il, quoiqu’il s’agisse d’une affaire bien peu importante, ne doit être entendue que de vous. »

À peine entrés, il entraîna le Maître vers l’embrasure d’une croisée, où l’on peut bien se douter que miss Ashton ne se hasarda pas à les déranger.






CHAPITRE XVII.

la réconciliation.


Voici un père maintenant qui sacrifiera sa fille au plus vil intérêt : Il s’en servira pour apaiser une ancienne querelle, ou la lancera, comme Jonas aux poissons, pour calmer la mer agitée.
Anonyme.


Le lord Keeper commença sa confidence d’un air indifférent, ayant soin néanmoins de remarquer l’effet qu’elle produisait sur le jeune Ravenswood.

« Vous savez, dit-il, mon jeune ami, que le soupçon est le vice naturel de notre époque, et qu’il expose les meilleurs et les plus sages à la fourberie d’artificieux scélérats. Si j’avais été disposé à écouter de pareilles gens l’autre jour, ou même si j’eusse été le rusé politique que vous pensiez trouver en moi, vous, Maître de Ravenswood, au lieu d’être aujourd’hui en liberté, et de pouvoir agir et solliciter à votre gré dans ce que vous croyez la défense de vos droits, vous seriez maintenant au château, devenu la prison d’Édimbourg[85], ou dans quelque autre prison d’état ; ou si vous aviez échappé à ce destin, c’eût été par une fuite en pays étranger au risque d’un jugement par contumace. — Milord, je crois, dit le Maître, que vous ne voudriez pas plaisanter sur un tel sujet, et cependant il m’est impossible de penser que vous parliez sérieusement. — L’innocence, reprit le garde des sceaux, est confiante, et quelquefois, bien qu’elle soit en cela très-excusable, elle y met de la présomption. — Je ne comprends pas, dit Ravenswood, comment la conviction de l’innocence peut, en aucun cas, se nommer présomption. — On peut du moins l’appeler imprudence, dit sir William Ashton, puisqu’elle tend à nous faire croire que tout le monde regarde comme évident ce dont nous n’avons la conviction qu’en nous-mêmes. J’ai vu plus d’un scélérat se défendre mieux que ne le ferait un honnête homme dans la même situation, parce que, n’ayant pas la conviction de son innocence pour le soutenir, il est obligé de recourir à tous les avantages que la loi lui laisse, et quelquefois si ses avocats sont des hommes à talent, il réussit à se faire acquitter par ses juges. Je me rappelle la cause célèbre de sir Coolie Condiddle, qui fut accusé d’abus de confiance ; tout le monde savait qu’il était coupable ; non seulement il se fit acquitter, mais plus tard lui-même devint le juge de gens plus honnêtes que lui. — Ayez l’obligeance de revenir à votre premier point, dit le Maître. Tous semblez insinuer qu’il y a eu quelques soupçons sur moi. — Des soupçons, Maître ? Oui vraiment ; et je puis vous en montrer les preuves, si toutefois je les ai ici. Écoutez, Lockhard. » Le serviteur entra. « Allez chercher la petite valise à cadenas que je vous ai recommandée particulièrement ; entendez-vous ? — Oui, milord. » Lockhard disparut, et le seigneur garde des sceaux continua comme s’il se parlait à lui-même :

« Je crois que j’ai ces papiers, je le crois ; car devant venir dans cette contrée, il était tout naturel de les emporter avec moi ; dans tous les cas, je les ai au château de Ravenswood. Quant à cela, j’en suis sûr ; de sorte que, si vous vouliez bien… »

Ici Lockhard entra et lui remit le portefeuille de cuir. Le lord Keeper en tira quelques papiers concernant le rapport fait au conseil privé sur ce qui avait eu lieu aux funérailles d’Allan lord Ravenswood, et la part active qu’il avait prise lui-même pour étouffer cette affaire. On avait choisi ces pièces avec soin, de manière à exciter la curiosité naturelle de Ravenswood sur ce sujet, sans la satisfaire cependant ; elles laissaient voir que sir William Ashton avait agi dans cette occasion comme avocat et pacificateur entre lui et les autorités du jour. Ayant fourni à son hôte le motif d’un examen, le lord Keeper se mit à table pour déjeuner et commença une conversation insignifiante avec sa fille et le vieux Caleb, dont le ressentiment contre l’usurpateur du château de Ravenswood s’apaisait en voyant son aimable familiarité.

Après la lecture de ces papiers, le Maître de Ravenswood resta pendant quelques minutes le front appuyé sur sa main, comme s’il eût été plongé dans une profonde rêverie ; puis il parcourut encore rapidement les pièces qu’il tenait, comme s’il eût cherché à y découvrir quelque dessein caché, qui lui aurait échappé à une première lecture. Apparemment un second examen le confirma dans l’opinion qu’il avait eue d’abord ; car il quitta précipitamment le banc de pierre sur lequel il était assis, et s’avançant vers le lord Keeper, il lui prit la main et la lui serra fortement, lui demandant pardon de l’injustice qu’il avait commise à son égard, lorsque, au contraire, il avait la preuve qu’il protégeait sa personne en défendant son honneur.

L’homme d’état reçut d’abord ses remercîments avec une surprise bien feinte, puis avec une affectation de franche cordialité ; les larmes brillaient déjà dans les yeux bleus de Lucy en voyant cette scène inattendue et intéressante ; surtout en voyant le Maître, naguère si hautain et si réservé, et qu’elle avait toujours cru la partie offensée, implorer le pardon de son père : c’était un changement surprenant, flatteur et touchant à la fois.

« Séchez vos larmes, Lucy, lui dit le lord Keeper. Pourquoi pleurez-vous ? Est-ce parce que votre père, quoique homme de loi, est reconnu pour un homme d’honneur et de bonne foi ? Qu’avez-vous à me remercier, mon cher Maître, continua-t-il en s’adressant à Ravenswood ? n’en auriez-vous pas fait autant pour moi ? Suum cuique tribuito[86] était la maxime du droit romain, et je l’ai apprise lorsque j’étudiais Justinien. D’ailleurs, ne m’avez-vous pas payé mille fois en sauvant la vie de cette chère enfant ? — Oui, reprit le Maître d’un ton de remords ; mais le petit service que je vous ai rendu n’était que l’effet d’un mouvement naturel : vous, en défendant ma cause, tout en n’ignorant pas le mal que je pensais de vous et combien j’étais votre ennemi, vous avez fait un acte de sagesse, de générosité et d’honneur. — Bah ! dit le seigneur garde des sceaux, chacun de nous deux a agi à sa façon ; vous, en brave militaire, et moi, en juge et conseiller intègre. Peut-être n’aurions-nous pu changer de rôle. Quant à moi, j’aurais fait un triste tauridor[87] ; et vous, mon bon Maître, quoique votre cause soit excellente, vous l’auriez peut-être plaidée moins bien que moi devant le conseil. — Mon généreux ami ! » dit Ravenswood ; et ce titre, que le lord Keeper lui avait si souvent prodigué, mais qu’Edgar lui donnait pour la première fois, prouva à son ancien ennemi qu’il venait d’obtenir toute la confiance d’un cœur fier et plein d’honneur. On remarquait dans le jeune gentilhomme son bon sens, sa perspicacité, ainsi que son caractère réservé, tenace et irascible : mais ses préjugés, quelque enracinés qu’ils fussent, ne pouvaient manquer de céder à l’amour et à la reconnaissance. Les charmes réels de la fille, joints aux services supposés du père, effacèrent de sa mémoire les serments de vengeance qu’il avait prononcés la nuit qui avait suivi les funérailles de son père ; malheureusement ils avaient été entendus et enregistrés sur le livre du destin.

Caleb était présent à cette scène extraordinaire : il ne voyait aucune autre raison d’une amitié si étrange qu’une alliance entre les deux maisons, et le château de Ravenswood donné en dot à la jeune demoiselle. Quant à Lucy, lorsque Ravenswood exprima les regrets les plus vifs de sa froide réception, elle ne put que sourire au milieu de ses larmes et lui assurer, d’une voix entrecoupée, tout en lui abandonnant sa main, le plaisir qu’elle éprouvait en voyant la réconciliation complète entre son père et son libérateur. L’homme d’état lui-même se sentit ému en voyant l’abandon plein de feu et sans réserve avec lequel le Maître de Ravenswood renonçait à sa haine et sollicitait son pardon ; ses yeux brillaient et se remplirent de larmes en regardant ces jeunes gens, qui déjà s’aimaient et qui semblaient faits l’un pour l’autre ; il pensait combien le caractère fier et chevaleresque de Ravenswood pourrait se montrer avec avantage dans des circonstances où lui-même se trouvait abaissé, pour nous servir d’une expression de Spencer, par l’obscurité de sa naissance et par sa timidité naturelle. En outre, sa fille, son enfant chéri, la compagne constante de ses plaisirs, paraissait devoir former une union heureuse avec une âme aussi grande que l’était celle de Ravenswood ; et même la délicatesse physique et la douceur de caractère de Lucy Ashton semblaient encore avoir besoin d’être soutenues par la force et par le caractère hardi du Maître. Ce ne fut pas seulement pendant quelques minutes que sir William Ashton pensa à ce mariage comme très-probable et même désirable ; car il se passa plus d’une heure avant que le lord eût pu réfléchir à la pauvreté du Maître et au déplaisir que cette union causerait à lady Ashton. Il est certain que cet enthousiasme extraordinaire de sentiments tendres qui vinrent surprendre le lord Keeper, fut un encouragement tacite pour l’amour d’Edgar et de sa fille, et fit croire aux deux amants qu’une semblable union lui serait agréable. On peut penser que lui-même ne fut point éloigné de cette idée, puisque, long-temps après la catastrophe qui suivit leur amour, il engageait ses auditeurs à ne pas permettre que leurs sentiments prissent trop d’ascendant sur leur prudence, et affirmait que le plus grand malheur de sa vie était le résultat d’un instant d’abandon où sa sensibilité l’avait emporté sur son intérêt. Il faut avouer, s’il en fut ainsi, qu’il souffrit long-temps et cruellement d’une faute qui n’avait duré qu’un instant.

Peu après, le lord garde des sceaux reprit la conversation. « Vous avez été tellement surpris de trouver en moi un honnête homme que vous avez oublié votre curiosité au sujet de ce Craigengelt ; et cependant votre nom a été cité dans cette affaire. — Le misérable ! dit Ravenswood ; ma liaison avec lui a été la plus courte possible, et encore ai-je eu bien tort d’avoir le moindre rapport avec lui. Qu’a-t-il dit de moi ? — Bien assez, reprit le garde des sceaux, pour exciter la terreur de quelques-uns de nos sages, qui sont prêts à agir contre un homme sur un simple soupçon ou d’après une vile accusation ; quelques mots vides de sens, qui annonçaient que vous vous proposiez d’entrer au service de la France ou du prétendant, je ne me rappelle plus lequel des deux ; mais le marquis d’A…[88] l’un de vos meilleurs amis, et Une autre personne qui est de vos plus grands ennemis, n’ont jamais voulu y croire. — J’en remercie mon honorable ami, et (serrant la main du lord garde des sceaux) encore plus mon honorable ennemi. — Inimicus amicissimus[89], dit le garde des sceaux. Mais j’ai entendu ce drôle prononcer le nom de M. Hayston de Bucklaw. J’ai bien peur que le pauvre jeune homme ne soit sous un mauvais guide. — Il est assez âgé pour savoir se conduire, reprit le Maître. — Assez âgé, je ne dis pas non ; mais à peine assez sage, s’il l’a pris pour son fidus Achates[90]. Comment ! il a porté une accusation contre lui ; c’est-à-dire qu’on aurait pu interpréter ses paroles comme telles, si nous n’avions pas fait plutôt attention au caractère du témoin qu’à la teneur de sa déposition. — Je crois, dit le Maître, que M. Hayston de Bucklaw est un homme d’honneur et incapable d’une action avilissante ou honteuse. — Dans tous les cas, il faut admettre qu’il est capable d’actions bien déraisonnables, Maître. La mort le mettra bientôt en possession d’une belle propriété, s’il ne l’a déjà. La vieille lady Girnington est une excellente femme ; seulement elle a un si mauvais caractère qu’elle est insupportable à tout le monde ; elle a peut-être cessé de vivre à présent. Six héritiers sont morts successivement pour la rendre plus riche. Je connais fort bien ses propriétés. Elles sont voisines des miennes, elles sont magnifiques. — J’en suis fort aise, dit Ravenswood, et je le serais encore davantage si je pouvais être sûr que Bucklaw changeât de compagnie en changeant de fortune. Cette apparition de Craigengelt en qualité d’ami est un triste présage pour son avenir. — C’est un oiseau de mauvais augure, reprit le garde des sceaux. Il n’annonce que prison, c’est un gibier de potence. Mais je m’aperçois que M. Caleb est impatient de nous voir déjeuner. »






CHAPITRE XVIII.

le départ.


Monsieur, restez chez vous ; suivez les conseils d’un vieillard ; ne cherchez pas le foyer d’un étranger : notre fumée bleue est plus chaude que leur feu ; nos aliments sont sains, tout grossiers qu’ils sont ; leurs mets si exquis contiennent un poison.
La Courtisane française.


Le Maître de Ravenswood trouva un prétexte pour quitter ses hôtes, afin de leur laisser faire leurs préparatifs, tandis que lui-même prenait des mesures pour s’absenter de Wolf’s-Crag pendant un jour ou deux. Il lui fallait pour cela s’entendre avec Caleb, et il trouva ce fidèle serviteur dans son antre enfumé et en ruine. Il se réjouissait du départ de leurs hôtes, et calculait combien de temps pourraient durer, moyennant économie, les provisions auxquelles on n’avait pas touché et qu’il destinait à la table du Maître. « Il ne fait pas un Dieu de son ventre, dit Caleb, c’est un bonheur, et Bucklaw est parti, lui qui aurait dévoré la croupe d’un cheval. Le Maître mange à déjeuner du cresson et du pourpier d’eau et un morceau de pain d’avoine, tout aussi bien que Caleb. Ensuite, pour le dîner, il ne reste pas grand’chose de l’épaule de mouton ; cependant elle grillera et même grillera très-bien.

Son calcul admirable fut interrompu par le Maître, qui lui annonça, non sans quelque hésitation, qu’il avait l’intention d’accompagner le lord garde des sceaux jusqu’au château de Ravenswood, et d’y rester quelques jours.

« Que la miséricorde du ciel s’y oppose ! » dit le vieux serviteur en devenant aussi blanc que la nappe qu’il pliait.

« Et pourquoi, Caleb, dit son maître, pourquoi désirez-vous que la miséricorde du ciel s’oppose à ce que je rende au garde des sceaux la visite que j’en ai reçue ? — Ah ! monsieur, reprit Caleb, ah ! monsieur Edgar, je ne suis qu’un domestique, et je devrais me taire ; mais je suis un vieux serviteur, j’ai servi votre père et votre grand-père, et même je me rappelle d’avoir vu lord Randal, le père de votre grand-père ; je n’étais alors qu’un enfant. — À quoi bon ce préambule, Balderstone ? reprit le Maître. Qu’est-ce que cela peut avoir de commun avec une politesse d’usage envers un voisin ? — Ah, M. Edgar ! c’est-à-dire, milord, reprit le sommelier, votre conscience doit vous dire que ce n’est pas au fils de votre père à voisiner avec des gens comme cet homme. Cela ne fait pas honneur à la famille. S’il en venait à un arrangement et qu’il vous rendît ce qui vous appartient, quand même vous honoreriez sa maison par votre alliance, je ne dirais pas non, car la demoiselle est une charmante créature : mais conservez votre place avec eux ; je connais bien cette race, ils ne vous en estimeront que mieux. — Comment ! mais vous allez maintenant plus loin que moi, Caleb, » dit le Maître, cherchant à faire taire sa conscience par un rire forcé ; « vous voulez me faire marier dans une famille que vous ne me permettez pas même de visiter. Comment arrangez-vous cela ? Eh ! vous êtes aussi pâle que la mort ! — Oh, monsieur ! reprit Caleb, vous ririez si je vous le disais ; mais Thomas le Rimeur[91], dont la langue ne sait pas mentir, a annoncé le destin de votre maison, et il s’accomplira si vous allez aujourd’hui à Ravenswood. — Et quel est-il, Caleb ? » dit Ravenswood, qui désirait apaiser les craintes de son vieux serviteur.

Caleb répondit qu’il n’avait jamais répété les vers à aucun mortel vivant ; il les avait appris d’un vieux prêtre, confesseur du père de lord Allan, lorsque la famille était encore catholique. « Mais plus d’une fois, dit-il, j’ai redit en moi-même ces paroles obscures, et certes, je pensais peu les voir s’accomplir aujourd’hui. — Trêve de sottise ! et répétez-moi les mauvais vers qui vous l’ont mise en tête, » dit le Maître avec impatience.

D’une voix tremblante et le visage pâle d’inquiétude, Caleb balbutia les vers suivants :


« De Ravenswood lorsque le dernier lord
À cheval ira vers la terre
Qui conserve aujourd’hui son nom héréditaire ;
Et lorsque, plein d’un amoureux transport,
À la vierge au mourant visage
Il présentera son hommage,
Et voudra, devenu moins sage,
Avec elle se marier ;
Dans le fleuve à l’onde sauvage,
Où vers le soir le kelpy nage,
Il introduira son coursier ;
Et, confirmant un noir présage,
Son nom périra tout entier. »


Je conçois assez bien ce courant du Kelpy[92] ; je pense que vous voulez parler du sable mouvant entre cette tour et Wolf’s-Hope ; mais comment supposez-vous qu’un homme de bon sens aille y introduire son cheval ? — Oh ! ne demandez rien sur tout cela, monsieur. À Dieu ne plaise que nous apprenions ce que veut dire la prophétie ! Mais restez chez vous, et laissez les étrangers s’en aller seuls à Ravenswood : nous en avons fait assez pour eux ; en faire davantage causerait plus de mal que de bien à la maison. — Eh bien ! Caleb, dit le Maître, je vous remercie infiniment de votre bon conseil ; mais, comme je ne vais pas à Ravenswood pour y chercher une femme morte ou vive, j’espère que je choisirai une meilleure écurie pour mon cheval que les sables mouvants du Kelpy, d’autant plus que je les ai toujours particulièrement redoutés, depuis qu’une patrouille de dragons y fut engloutie, il y a dix ans. Mon père et moi nous les vîmes, de la tour, lutter contre la marée montante, et ils étaient disparus long-temps avant qu’aucun secours pût arriver. — Et ils le méritaient bien, ces coquins du sud, dit Caleb ; qu’avaient-ils besoin de venir caracoler sur nos sables, pour empêcher d’honnêtes gens de débarquer une goutte d’eau-de-vie ? Je les ai vus si ardents à la besogne, que j’avais envie de leur envoyer une bordée de la vieille couleuvrine placée sur la tour du midi ; mais j’ai craint de la faire crever dans la décharge. »

La tête de Caleb était tellement occupée à maudire les soldats anglais et les collecteurs de l’excise, ou jaugeurs[93] que son maître put enfin le quitter et rejoindre ses hôtes. Tout était prêt pour leur départ, et l’un des palefreniers du lord garde des sceaux ayant sellé le cheval du Maître, ils se mirent en route.

Caleb avait, avec beaucoup de peine, ouvert les doubles portes de la grille extérieure, et il s’y plaça, faisant tout son possible, avec un air de respect et en même temps d’importance, pour remplacer, par sa personne maigre et décharnée, la troupe absente des portiers, des gardes et des serviteurs en livrée.

Le lord Keeper lui rendit son salut par un adieu cordial, et, se baissant en même temps sur son cheval, il glissa dans la main du sommelier la récompense que les domestiques recevaient toujours alors des hôles qui avaient séjourné chez leurs maîtres. Lucy sourit au vieillard, et lui dit adieu en déposant son don avec un air de douceur et une grâce qui n’auraient pas manqué de gagner le cœur du fidèle Caleb, sans Thomas le Rimeur et le procès soutenu contre son maître ; il aurait pu adopter le langage du duc dans As you like it[94] :

Ton action m’eût été bien plus chère,
Si tu m’avais parlé d’un autre père.

Ravenswood tenait la bride du cheval de la demoiselle ; il encourageait sa timidité, et guidait avec soin son palefroi dans le chemin rocailleux qui conduisait au champ couvert de bruyère, quand l’un des serviteurs annonça, de l’arrière-garde, que Caleb appelait à haute voix pour parler à son maître. Ravenswood sentit qu’il serait inconvenant de ne pas répondre à cet appel, quoiqu’il maudît intérieurement Caleb et son zèle intempestif. Il fut donc obligé de céder à Lockhard ses agréables fonctions, et de retourner vers la grille de la tour. Il commençait déjà à demander avec humeur, ce qu’il y avait pour crier ainsi, quand le bon vieillard l’interrompit : « Chut ! monsieur, chut ! et laissez-moi vous dire un mot que je n’ai pu vous dire devant témoins. Tenez, » ajouta-t-il en plaçant dans la main du Maître l’argent qu’il venait de recevoir, « voilà trois pièces d’or ; vous aurez besoin d’argent là-bas. Mais attendez, chut ! un instant ; » car le Maître commençait à se récrier contre ce don. « Silence à ce sujet, et tâchez de les changer à la première ville que vous traverserez, parce qu’elles sont toutes neuves sorties de la monnaie et par suite assez reconnaissables. — Vous oubliez, Caleb, » dit son maître en cherchant à lui faire reprendre l’argent et à retirer la bride de son cheval qu’il avait saisie, « vous oubliez qu’il me reste encore quelques pièces d’or. Gardez les vôtres, mon vieil ami, et encore une fois adieu. Je vous assure que j’en ai assez. Vous savez que, grâce à votre arrangement, notre genre de vie nous cause peu de dépense, pour ne point dire pas du tout. — Eh bien, repartit Caleb, elles vous serviront pour une autre fois… Mais voyons si vous avez assez ; car, sans doute, pour l’honneur de la famille, il faut faire quelque politesse aux domestiques, et il faut avoir quelque chose à montrer, quand on vous dira : Maître, voulez-vous parier une guinée ? Alors il faudra tirer votre bourse et répondre : Je n’y tiens pas ; puis ayez soin de ne pas être d’accord sur le pari, resserrez votre bourse, et… — Ceci est insupportable, Caleb, il faut que je parte. — Et vous voulez donc partir ? » dit Caleb en lâchant le manteau de son maître et en changeant son exhortation en un ton triste et pathétique ; « et vous voulez y aller, malgré tout ce que je vous ai dit, malgré la prophétie de la fiancée morte, et le sable mouvant du Kelpy ! Eh bien ! un obstiné n’en peut faire qu’à sa tête : celui qui veut aller à Cupar, ira à Cupar[95]. Mais ayez pitié de votre vie ; si vous allez chasser dans le parc, gardez-vous de boire à la fontaine de la Sirène… Il est parti, il descend le chemin, il court après elle avec la rapidité d’une flèche ! Le chef de la famille de Ravenswood a perdu la tête aujourd’hui, aussi sûrement que je couperais celle d’un poireau. »

Le vieux sommelier suivit des yeux son maître, en essuyant de temps à autre les larmes qui mouillaient ses paupières, afin de pouvoir le distinguer le plus long-temps possible parmi les autres cavaliers. « Le voilà tout près du cheval de la dame ; oui, il le tient par la bride ! Le saint homme a bien eu raison de dire ; Vous saurez par là que la femme a du pouvoir sur tous les hommes. Sans cette fille, la ruine de notre maison ne se serait pas tout-à-fait accomplie. »

Le cœur plein de ces tristes pressentiments, Caleb se remit à ses occupations dans Wolf’s-Crag, dès qu’il ne lui fut plus possible de distinguer l’objet de sa sollicitude parmi le groupe de voyageurs qui s’éloignait.

Pendant ce temps, la cavalcade poursuivait joyeusement sa route. Après avoir pris une résolution, le Maître de Ravenswood n’était pas d’un caractère à hésiter ni à réfléchir. Il s’abandonnait au plaisir qu’il éprouvait dans la société de miss Ashton, et montrait une galanterie assidue qui approchait de la gaieté, autant que son caractère et sa situation personnelle le lui permettaient. Le garde des sceaux fut frappé de sa pénétration et des connaissances peu ordinaires qu’il avait retirées de ses études. La profession de sir William Ashton et son habitude de la société en faisaient un excellent juge, et il savait apprécier une qualité qui lui manquait à lui-même ; c’était l’intrépidité décidée du Maître de Ravenswood, dont l’âme semblait inaccessible au doute ou à la crainte. Le garde des sceaux se réjouissait en secret de s’être concilié un adversaire si redoutable, et il éprouvait un mélange d’inquiétude et de plaisir, en prévoyant les hauts faits dont serait capable son jeune compagnon si le vent de la faveur des cours venait à enfler ses voiles.

« Que pourrait-elle désirer ? » pensait-il, en faisant la supposition que lady Ashton s’opposerait à son vif désir ? quelle autre alliance peut souhaiter une femme, si ce n’est celle qui assure un droit peu solide, et qui nous donne un gendre noble, brave, doué de grands talents, et qui appartient à une famille puissante ; sûr de se mettre à flot dès que la marée montera jusqu’à lui ; fort précisément du côté où nous sommes faibles, celui de la naissance et du courage ? Certes, aucune femme raisonnable n’hésiterait. » Mais, hélas ! ici, son raisonnement fut interrompu par la conviction que lady Ashton n’était pas toujours raisonnable dans toute la force du terme. « Préférer quelque laird campagnard à ce jeune noble si galant, et à la possession assurée des domaines de Ravenswood par un arrangement si facile, ce serait un trait de folie complète. »

Ainsi raisonnait le vieux politique, lorsqu’ils arrivèrent au château de Littlebrain : on avait décidé qu’après y avoir dîné on prendrait un peu de repos avant de se remettre en voyage.

Ils furent reçus avec la plus aimable hospitalité. Leurs nobles hôtes témoignèrent une estime toute particulière au Maître de Ravenswood. Le fait est que lord Littlebrain avait dû sa pairie à beaucoup de souplesse ; il avait eu l’art de se faire attribuer beaucoup de prudence, et d’obtenir une réputation d’orateur, grâce à une éloquence banale, à une observation exacte des changements politiques, et au pouvoir de rendre certains services à des gens bien à même de les reconnaître. Sa dame et lui, ne se sentant pas trop à l’aise au milieu de ces nouveaux honneurs, dont ils n’avaient pas l’habitude, cherchaient à se procurer l’amitié de ceux qui étaient nés dans ces régions où ils s’étaient trouvés transportés en quittant une sphère bien inférieure. Les égards extrêmes qu’ils eurent pour le Maître de Ravenswood servirent à augmenter son importance aux yeux du lord garde des sceaux, qui, tout en ayant une dose fort raisonnable de mépris pour lord Littlebrain, avait une haute opinion de sa perspicacité dans les affaires d’intérêt.

« Je voudrais que lady Ashton vît ceci, pensa-t-il en lui-même ; nul ne sait aussi bien que Littlebrain de quel côté le pain est beurré, et il caresse le Maître de Ravenswood, comme le chien d’un mendiant caresserait un cuisinier. Et voilà aussi milady qui amène ses demoiselles au teint brun, pour les faire chanter et toucher du clavecin, comme si elle voulait dire : Choisissez, et prenez ! Elles ne ressemblent pas plus à Lucy qu’un hibou ne ressemble à un jeune cygne, et elles peuvent présenter ailleurs leurs fronts olivâtres. »

Après qu’on les eut bien fêtés, nos voyageurs remontèrent à cheval. Il leur restait à faire la plus grande partie du voyage, et dès que le lord garde des sceaux, le Maître de Ravenswood et les domestiques eurent bu le doch an dorroch[96], chacun avec la liqueur qui convenait à son rang, la cavalcade se remit en marche.

Il faisait nuit quand ils entrèrent dans l’avenue qui menait en droite ligne au château de Ravenswood. C’était une longue allée bordée d’ormes d’une grosseur prodigieuse ; leur feuillage, agité par le souffle du vent du soir, semblait gémir sur l’héritier de leur ancien propriétaire, qui venait chercher leur ombrage en compagnie et presque à la suite de leur nouveau maître. Ce genre de sentiments paraissait affecter l’âme du jeune Ravenswood lui-même : silencieux et pensif, il marchait derrière Lucy qu’il n’avait pas quittée jusqu’alors. Il se rappelait le jour où, à la même heure, il accompagna son père, lorsque ce noble seigneur partit pour ne jamais revenir au château dont il portait le nom et le titre : la vaste façade du vieux bâtiment, sur laquelle il se souvenait d’avoir tant de fois reporté sa vue, était alors sombre et comme couverte d’un crêpe funèbre, et maintenant elle est éclairée par nombre de lumières. Les unes projetaient au loin une lueur fixe, d’autres passaient rapidement d’une fenêtre à l’autre, indiquant les préparatifs bruyants et actifs qu’on faisait pour le retour du maître du logis, qui avait été annoncé par un courrier. Ce contraste fit une telle impression sur le cœur de Ravenswood, qu’il réveilla ses ressentiments contre le nouveau propriétaire de son patrimoine. Son visage s’empreignit d’une gravité sévère, lorsqu’en descendant de cheval il se trouva sous le vestibule de ce château qui ne lui appartenait plus, entouré des nombreux serviteurs de celui en la possession duquel il était tombé.

Le lord garde des sceaux se préparait à le saluer avec cette cordialité que leur dernière conversation semblait autoriser ; mais il s’aperçut du changement qui s’était opéré sur la figure de son hôte, et se contenta de remplir la cérémonie de réception par un profond salut, comme pour lui témoigner qu’il partageait ses sensations.

Deux domestiques, portant chacun une énorme paire de chandeliers d’argent conduisirent la compagnie dans un vaste salon où de nombreux changements étalèrent aux yeux de Ravenswood la supériorité de fortune de ses habitants actuels. La tapisserie vermoulue qui, du temps de son père, couvrait à moitié les murailles de ce magnifique appartement, tandis que l’autre moitié pendait en lambeaux, avait fait place à une boiserie dont la corniche ainsi que les entablements des panneaux étaient ornés de festons de fleurs et d’oiseaux, que le ciseau avait si bien sculptés dans le chêne, qu’ils semblaient réellement enfler leurs gosiers et battre des ailes. Plusieurs antiques portraits des héros de la famille de Ravenswood, une ou deux vieilles armures et quelques trophées militaires, avaient cédé la place à ceux du roi Guillaume et de la reine Marie[97], de sir Thomas Hope et de lord Stair, deux célèbres hommes de loi écossais. On voyait aussi les portraits du père et de la mère du lord garde des sceaux. Cette dernière avait un air revêche, grondeur et austère : sa tête était couverte d’un capuchon noir rabattu sur une cornette, et elle tenait à la main un livre de dévotion. Son père, sous un capuce de Genève en soie noire qui lui serrait la tête d’aussi près que si elle eût été rasée, offrait les traits pinces et acariâtres d’un puritain ; enfin, une barbe clair-semée, pointue et rougeâtre, contribuait encore à relever sa physionomie, dans laquelle l’hypocrisie semblait le disputer à l’avarice et à la fourberie. C’est pour faire place à de tels êtres, pensa Ravenswood, que mes ancêtres ont été arrachés des murailles qu’ils avaient élevées ! » Il les contempla encore, et en y portant les yeux, le souvenir de Lucy Ashton (car elle ne les avait pas suivis) s’effaçait de son cœur et de sa pensée. Il y avait aussi deux ou trois tableaux grotesques de l’école hollandaise, comme on appelait alors ceux de van Ostade et de Téniers, et une bonne peinture de l’école italienne. Mais les plus remarquables de ces peintures étaient un portrait en pied du lord garde des sceaux, vêtu de sa robe d’office, et celui de lady Ashton, couverte de soie et d’hermine ; beauté hautaine qui portait dans ses yeux tout l’orgueil de la maison de Douglas[98], dont elle descendait. Le peintre, malgré son talent, soit qu’il y eût été contraint par la réalité ou par un petit point de mauvaise humeur, n’avait pu réussir à donner au mari cet air d’autorité légitime et de suprématie qui indique une pleine et entière possession du commandement domestique. On voyait, au premier coup d’œil, qu’en dépit de la masse et des galons[99], le lord garde des sceaux était homme à se laisser gouverner par sa femme. Le plancher de ce beau salon était recouvert de riches tapis ; des foyers aux flammes ondoyantes brûlaient dans deux cheminées, et dix candélabres d’argent, réfléchissant sur leurs plaques brillantes les lumières qu’ils portaient, produisaient une clarté aussi vive que celle du jour.

« Voulez-vous vous rafraîchir, Maître ? » dit sir William Ashton, qui était fort aise de rompre ce silence embarrassant.

Il ne reçut aucune réponse ; Ravenswood était trop occupé à examiner les divers changements qu’on avait faits dans l’appartement ; il entendit à peine ce que lui disait le garde des sceaux. L’offre réitérée de celui-ci, qui ajouta que le repas serait bientôt prêt, l’obligea à quelque attention, et lui rappela qu’il jouait un rôle singulier et même ridicule, en se laissant maîtriser par les circonstances dans lesquelles il se trouvait. Il se contraignit donc pour entamer une conversation avec sir William Ashton, et s’efforça de prendre un ton d’aisance qui témoignât d’une entière liberté d’esprit.

« Vous ne serez pas surpris, sir William, de l’attention avec laquelle j’examine les améliorations que vous avez faites dans cet appartement. Du temps de mon père, lorsque nos malheurs nous forcèrent à vivre dans la solitude, on s’en servait peu, sinon comme chambre de récréation pour moi, quand le temps ne me permettait pas de sortir. Dans ce recoin se trouvait mon petit atelier, où j’accumulais comme un trésor les outils de charpentier que le vieux Caleb me procurait et dont il m’apprenait l’usage. Là, dans cet autre coin, au-dessous de ce magnifique chandelier d’argent, je serrais mes instruments de poche et de chasse. — J’ai un jeune garçon qui a à peu près les mêmes goûts, » dit le lord garde des sceaux, désireux de changer le ton de la conversation. » Il n’est heureux que lorsqu’il est à la chasse. Je suis surpris qu’il ne soit pas ici… Lockhard, envoyez William Shaw chercher Henri. Je présume que, suivant son habitude, il est attaché au tablier de Lucy : mon cher ami, cette jeune folle entraîne toute la maison après elle à son gré. »

Cette allusion à sa fille, quoiqu’elle eût été lancée à dessein, ne fit pas perdre son sujet de vue à Ravenswood.

« Nous fûmes contraints de laisser quelques armures et des portraits dans cet appartement, dit-il ; puis-je vous demander où ils ont été mis ? — Mais, » reprit le garde des sceaux en hésitant, « on a arrangé l’appartement en notre absence, cedant arma togœ[100] est la maxime des hommes de loi, vous le savez ; je crains bien qu’on ne s’en soit acquitté trop à la lettre ici. Je présume… je crois qu’ils sont sains et saufs ; certes, j’ai donné des ordres… puis-je espérer que, lorsqu’ils seront retrouvés et arrangés, vous me ferez l’honneur de les accepter de ma main, en expiation d’un dérangement accidentel. »

Le Maître de Ravenswood salua froidement, et, se croisant les bras, il recommença son examen de la salle.

Henri, enfant gâté de quinze ans, s’élança à cet instant dans la chambre et courut auprès de son père : « Voyez donc, papa, Lucy ! elle est revenue de si mauvaise humeur et si querelleuse, qu’elle ne veut pas descendre avec moi à l’écurie pour voir mon nouveau poulain que Bob Wilson m’a amené de Galloway. — Je crois qu’il était peu raisonnable de votre part de le lui demander. — Alors vous êtes aussi querelleur qu’elle ; et quand maman reviendra, elle saura bien vous mettre tous deux à la raison. — Silence, avec votre impertinence, effronté marmot, dit son père. Où est votre précepteur ? — Il est allé à une noce à Dunbar. J’espère qu’il aura du pouding à son dîner ; » et il commença à chanter la vieille chanson écossaise :

« Dunbar avait de bon boudin ;
il en est de pis, c’est certain. »

Je remercierai M. Corders de son attention, dit le lord garde des sceaux. Et qui s’est chargé de vous, s’il vous plaît, pendant mon absence, monsieur Henri ? — Norman et Bob Wilson ; puis moi-même. — Un palefrenier, un garde-chasse et votre sot personnage ? Voilà de jolis gardiens pour un jeune avocat ! Vous ne connaîtrez jamais que les lois contre la chasse du cerf et la pêche du saumon, et… — Et, à propos de gibier, » dit le jeune étourdi en interrompant son père sans scrupule et sans hésitation, « Norman a tué un daim, et j’en ai montré les bois à Lucy. Elle dit qu’ils n’ont que huit nœuds, et que vous avez tué un daim avec les chiens de lord Littlebrain, tandis que vous étiez chez lui, et que c’était un cerf dix cors : est-ce vrai ? — Il pourrait bien en avoir vingt, Henri, que je n’en saurais pas davantage ; mais si vous voulez vous approcher de monsieur, il pourra vous le dire. Allez lui parler, Henri. C’est le Maître de Ravenswood. »

Pendant leur conversation, le père et le fils étaient près du feu, et le Maître s’était retiré à l’autre bout de l’appartement. Il leur tournait le dos et paraissait occupé à examiner une des peintures. Le jeune garçon courut à lui, et le tirant par le pan de son habit, avec toute la familiarité d’un enfant gâté : « Dites donc, monsieur, s’écria-t-il, voulez-vous me faire le plaisir de me dire… » Mais, dès qu’Edgar eut retourné la tête et que Henri eut aperçu son visage, il fut tout d’un coup déconcerté ; il fit deux ou trois pas en arrière et fixait toujours le Maître avec un air de crainte et d’étonnement qui avait banni de ses traits l’expression de leur impertinente vivacité.

« Tenez à moi, jeune homme, lui dit Edgar, et je vous apprendrai tout ce que je sais sur la chasse. »

« Allez près de monsieur, Henri, lui dit son père, vous n’avez pas l’habitude d’être si timide. »

Mais ni l’invitation ni l’exhortation ne firent d’effet sur le fils du lord garde des sceaux ; au contraire, il se détourna dès qu’il eut achevé d’examiner le Maître, et, marchant avec autant de précaution que s’il eût marché sur des œufs, il se glissa près de son père et se serra contre lui. Raverswood, pour éviter d’entendre la dispute entre le père et l’enfant gâté, jugea plus poli de se détourner vers les tableaux, sans faire attention à ce qu’ils disaient.

« Pourquoi ne parlez-vous pas au Maître, petit sot ? dit le lord garde des sceaux. — J’ai peur, dit Henri à voix basse. — Vous avez peur ! » lui dit son père en le secouant par le collet de son habit, « et de quoi avez-vous peur ? — Pourquoi donc ressemble-t-il tant au portrait de sir Malise Ravenswood ? dit le jeune garçon à voix basse. — Quel portrait, sot original ? dit son père ; je vous ai toujours connu étourdi, mais je crois que vous devenez idiot. — Je vous dis qu’il est tout le portrait du vieux Malise de Ravenswood. On serait tenté de croire qu’il sort de ce tableau qui est dans la salle où les filles étendent le linge : mais le portrait a une armure et non pas un habit comme ce gentilhomme ; lui, il n’a pas une barbe et des favoris comme le portrait, et ce dernier a une autre espèce de chose autour du cou ; puis il n’a pas de moustaches comme celui-ci, et… — Et pourquoi ce gentilhomme ne ressemblerait-il pas à son aïeul ? dit sir William. — Oui, mais s’il est venu pour nous chasser tous du château, dit le jeune garçon, et s’il a vingt hommes derrière lui, et s’il vient pour nous dire d’une voix creuse : Voici le moment ; et s’il vous tue, comme Malise a tué l’autre homme, dont on voit encore le sang ? — Paix ! sottise que tout cela ! » dit le seigneur, qui n’était pas trop satisfait de s’entendre raconter ces circonstances défavorables. « M. Edgar, voici Lockhard qui vient nous annoncer que le dîner est servi. »

En ce moment Lucy entra par une autre porte ; elle avait changé de vêtements depuis son retour. Sa beauté exquise n’était plus cachée que par une profusion de tresses dorées. Sa forme légère, débarrassée de son lourd habit de voyage, se montrait sous une robe de soie bleue ; sa grâce et son sourire écartèrent, avec une promptitude qui surprit Ravenswood lui-même, toutes les pensées tristes et pénibles dont il était assailli ; dans ces traits si simples et si doux, il ne trouvait aucune ressemblance soit avec le visage pincé du puritain à barbe pointue et à capuce noir, soit avec son épouse rechignée et ridée, ni avec la fourberie de la physionomie du père de Lucy, ni avec l’orgueil hautain qui dominait dans les traits de sa mère. En la regardant, il croyait voir un ange descendu sur la terre, mais n’ayant aucune liaison avec les mortels grossiers parmi lesquels il daignait rester. Tel est le pouvoir de la beauté sur une imagination jeune et enthousiaste.






CHAPITRE XIX.

la visite à alix.


Je fais bien mal en ceci, et je dois savoir que les plaintes d’un père engageront le ciel à accabler de malheurs la tête d’un fils désobéissant. Cependant la raison nous dit que les parents sont aveuglés quand ils veulent trop retenir les affections de leurs enfants, et gouverner un amour que la puissance divine leurs inspire.
Le pourceau qui a perdu sa perle.


Le festin du château de Ravenswood fut aussi remarquable par sa profusion que celui de Wolf’s-Grag l’avait été par sa pénurie mal cachée. Le lord garde des sceaux éprouvait peut-être un certain orgueil de ce contraste ; mais il avait trop de tact pour le laisser paraître. Au contraire, il semblait se rappeler avec plaisir ce qu’il appelait le repas de célibataire de M. Balderstone, et il affectait plutôt d’être dégoûté que satisfait de sa table qui gémissait sous le poids des mets.

« Nous faisons ces choses, dit-il, parce que d’autres les font ; mais j’ai été élevé simplement à la table frugale de mon père ; et je serais enchanté que ma femme et ma famille voulussent me laisser me remettre à mes truffes avec un morceau de mouton. »

C’était pousser la chose un peu loin. Ravenswood répondit seulement que«  la différence des rangs, je veux dire, continua-t-il en se corrigeant, que les divers degrés de fortune exigent une tenue différente pour la maison. »

Cette remarque faite d’un ton sec coupa court à toute observation sur ce sujet, et il est inutile de citer celui qu’on mit ensuite sur le tapis. La soirée se passa dans l’aisance et même dans la cordialité, et Henri était si bien revenu de sa première frayeur, qu’il avait arrangé une partie pour courre le cerf avec le représentant et le portrait vivant du farouche sir Malise de Ravenswood, autrement appelé le vengeur. On choisit le lendemain matin. Il se trouva des chasseurs actifs, et la chasse fut heureuse : bien entendu qu’il s’en suivit un festin accompagné d’une invitation pressante de passer encore un jour. Ravenswood avait décidé que celui-ci serait le dernier ; mais il se rappela qu’il n’avait pas fait sa visite à l’ancienne et dévouée servante de sa maison, la vieille Alix, et il lui semblait tout naturel de consacrer une matinée à une aussi ancienne connaissance.

On convint donc d’aller voir Alix ; Lucy devait servir de guide au Maître. Il est vrai que Henri les accompagnait, de sorte que leur promenade n’avait plus l’air d’un tête-à-tête, quoique réellement ce ne fût pas autre chose, grâce aux nombreuses circonstances qui empêchèrent le jeune garçon de faire la moindre attention à ce qui se passait entre ses compagnons : tantôt c’était une corneille perchée sur une branche d’arbre à portée de son fusil ; tantôt un lièvre traversait le chemin, et Henri le poursuivait avec son chien ; ensuite il avait une longue conversation avec le forestier, ce qui le retenait long-temps derrière ses compagnons ; puis il allait examiner le terrier d’un blaireau et se trouvait bien loin devant eux.

La conversation entre Edgard et Lucy prit une tournure intéressante et presque confidentielle ; celle-ci ne put s’empêcher de donner à entendre au Maître de Ravenswood combien elle ressentait la douleur qu’il devait éprouver en visitant des lieux qui lui étaient si bien connus et qu’il trouvait si changés ; elle exprima cette sympathie avec tant de douceur que le jeune homme y trouva l’entier dédommagement de tous ses chagrins. Il avoua presque ce sentiment, et Lucy entendit cet aveu avec plus de confusion que de déplaisir. On lui pardonnera sans doute sa conduite imprudente en écoutant ce langage, si l’on considère que la situation dans laquelle son père la plaçait semblait autoriser Ravenswood à le tenir. Néanmoins elle fit un effort pour changer de conversation ; elle y réussit ; car Edgard s’apercevait qu’il s’était avancé plus loin qu’il ne l’aurait voulu, et sa conscience lui avait reproché son peu de sagesse, dès qu’il s’était trouvé sur le point de parler d’amour à la fille de sir William Ashton.

Ils approchaient de la cabane de la vieille Alix : arrangée plus commodément, cette cabane était moins pittoresque, il est vrai, mais plus propre. Assise sur son banc accoutumé, sous le bouleau, la vieille femme jouissait, avec la nonchalance de l’âge et de l’infirmité, des rayons d’un soleil d’automne. À l’arrivée de ses visiteurs, elle tourna la tête de leur côté. « J’entends votre pas, miss Ashton, dit-elle ; mais ce n’est pas le lord votre père qui vous accompagne. — Qui vous le fait penser, Alix ? et comment est-il possible que vous jugiez aussi exactement, au seul bruit des pas sur cette terre ferme et en plein air ? — L’ouïe, mon enfant, a acquis plus de finesse par suite de mon infirmité, et je puis juger maintenant des moindres sons qui autrefois frappaient mon oreille sans que je les remarquasse plus que vous ne le faites. La nécessité est un guide sévère, mais excellent, et celle qui a perdu la vue est obligée de recueillir ses connaissances par une autre voie. — Eh bien ! il est vrai que vous entendez le pas d’un homme ; mais pourquoi, Alix, croyez-vous que ce n’est pas celui de mon père ? — Le pas de la vieillesse, mon enfant, est timide et prudent, le pied quitte la terre lentement et ne s’y pose qu’en hésitant. Si je pouvais croire à une pensée aussi étrange, je dirais que c’était le pas d’un Ravenswood. — Voici réellement, dit Ravenswood, une perspicacité d’organe à laquelle je n’aurais pas cru, si je n’en étais témoin. Je suis effectivement le Maître de Ravenswood, Alix, le fils de votre vieux maître. — Vous ! reprit la vieille femme en jetant presque un cri de surprise ; vous, le Maître de Ravenswood, ici, dans ce lieu, et en pareille société ? je ne puis le croire ! Laissez-moi passer ma main sur votre visage, afin que le toucher me confirme ce que me disent mes oreilles. »

Edgard s’assit à côté d’elle sur le banc de terre, et lui permit de passer sa main tremblante sur ses traits.

« C’est la vérité, dit-elle ; ce sont les traits et la voix des Ravenswood, les traits prononcés de la fierté et le ton impérieux de la hardiesse ! Mais que faites-vous ici, Maître de Ravenswood ? que faites-vous sur le domaine de votre ennemi et dans la compagnie de sa fille ? »

Tandis que la vieille Alix parlait, son visage s’était enflammé, comme l’aurait été celui d’un ancien et fidèle vassal devant lequel son jeune seigneur aurait eu l’air de dégénérer de la bravoure de ses ancêtres.

« Le Maître de Ravenswood, » dit Lucy, qui n’aimait pas ce ton de remontrance et qui désirait y mettre fin, est venu rendre visite à mon père. — En vérité ? » dit la vieille aveugle avec l’accent de la surprise.

« Je savais, continua Lucy, que je vous ferais plaisir en l’amenant à votre chaumière. — Où, à dire vrai, Alix, reprit Ravenswood, j’espérais trouver une réception plus cordiale. — C’est bien surprenant, » dit Alix en se parlant à demi-voix ; mais les volontés du ciel ne ressemblent pas aux nôtres, et ses jugements s’accomplissent par des moyens qui confondent notre raison. Écoutez, jeune homme ; vos ancêtres se montrèrent toujours ennemis implacables, mais pleins d’honneur ; ils ne cherchaient pas à perdre leurs ennemis sous le masque de l’hospitalité. Qu’avez-vous à démêler avec Lucy Ashton ? pourquoi vos pas suivent-ils la même voie que les siens ? pourquoi votre voix résonne-t-elle de concert avec celle de la fille de sir William Ashton ? Jeune homme, celui qui cherche la vengeance par des moyens honteux… — Silence, femme ! » dit sévèrement Ravenswood : « est-ce le diable qui vous inspire ? Sachez que cette jeune fille n’a pas sur terre un ami qui se dévouât plus volontiers que moi pour la garantir d’une injure ou d’une insulte. — Et en est-il ainsi ? » dit la vieille femme d’un ton mélancolique ; « alors veuille Dieu vous protéger tous deux ! — Amen, Alix, » dit Lucy qui n’avait pas compris le sens de ce que disait la vieille aveugle ; « et puisse-t-il vous envoyer votre raison et votre bonne humeur. Si vous tenez ce langage mystérieux à vos amis, au lieu de les bien recevoir, ils penseront de vous ce qu’en pense tout le monde. — Et qu’est-ce que tout le monde pense d’elle ? » dit Ravenswood qui commençait aussi à croire que la vieille femme parlait avec incohérence.

« On pense, » dit Henri Ashton qui arriva en ce moment et qui s’adressa tout bas à Ravenswood, « que c’est une sorcière qui aurait dû être brûlée avec celles qui l’ont été à Haddington. — Que dites-vous là ? » reprit Alix en se retournant vers le jeune homme, tandis que son visage étincelait de colère ; « que je suis une sorcière, et que j’aurais dû souffrir avec les malheureuses vieilles infirmes qu’on égorgea à Haddington ? — Voyez si elle ne m’a pas entendu ! » dit encore tout bas Henri, « cependant j’ai fait moins de bruit qu’un roitelet qui saute. — Si l’usurier et l’oppresseur, celui qui insulte aux malheureux, et celui qui repousse les bornes de son héritage, qui ruine les anciennes familles, étaient attachés au même bûcher que moi, je saurais dire. Allumez le feu, au nom du ciel ! — C’est effroyable, dit Lucy ; je n’ai jamais vu cette pauvre femme dans un pareil état moral ; mais la vieillesse et la misère supportent mal les reproches. Allons, Henri, laissons-la pour le moment ; elle désire être seule pour parler au Maître. Nous allons prendre le chemin de la maison, et nous nous reposerons, en attendant Ravenswood, à la fontaine de la Sirène. — Alix, dit le jeune garçon, si vous avez connaissance que quelque sorcière, prenant la forme d’un lièvre, vienne parmi les biches pour les faire avorter, vous pouvez lui faire mes compliments et lui dire que si Norman n’a pas une balle d’argent à lui envoyer, je lui prêterai un de mes boutons en place. »

Alix ne répondit rien, tant qu’elle pensa qu’ils étaient encore à portée de l’entendre. Alors elle dit à Ravenswood : « Et vous, m’en voulez-vous aussi de mon attachement ? Il est juste que des étrangers s’offensent ; mais vous aussi, vous êtes courroucé. — Je ne suis pas courroucé, Alix, répliqua-t-il ; je suis seulement surpris que vous, dont j’ai toujours entendu citer le bon sens, vous cédiez à des soupçons injurieux et sans fondement. — Injurieux ? dit Alix. Oui, la vérité est toujours injurieuse ; mais certes, ils ne sont pas sans fondement. — Je vous dis, bonne femme, qu’il n’y a pas la moindre cause de soupçon. — Alors le monde est renversé, et les Ravenswood ont perdu leur caractère héréditaire, et le jugement de la vieille Alix est encore plus aveugle que ses yeux. Quand a-t-on vu un Ravenswood rechercher la maison d’un ennemi, sinon pour se venger ? Et vous êtes venu ici, Edgard Ravenswood, guidé par un courroux dangereux, ou par un amour plus dangereux encore. — Ce n’est ni l’un ni l’autre, dit Ravenswood, je vous le jure sur l’honneur ; c’est-à-dire, je vous l’assure. »

Alix ne put voir la rougeur qui couvrit ses joues, mais elle remarqua qu’il hésitait et qu’il semblait rétracter son serment.

« Il en est donc ainsi ? » dit-elle avec tristesse ; « et elle doit vous attendre à la fontaine de la Sirène ! On a souvent répété que ce lieu était fatal à la race des Ravenswood. Souvent on en a eu la preuve, mais jamais ces vieux proverbes n’ont paru devoir se vérifier aussi bien qu’aujourd’hui. — Vous me rendrez fou, Alix ! dit Ravenswood ; vous êtes plus sotte et plus superstitieuse que le vieux Balderstone ! Êtes-vous assez peu chrétienne pour désirer que je fasse une guerre opiniâtre à la famille Ashton, selon la coutume barbare des temps anciens ? Si j’ai été la victime d’une iniquité, faut-il que je m’en venge par un crime ? Enfin, me croyez-vous assez faible pour ne pouvoir marcher à côté d’une jeune fille sans en devenir amoureux ? — Mes pensées m’appartiennent, reprit Alix, et si ma vue ne peut voir les objets qui sont devant moi, s’ensuit-il que mon esprit ne puisse pénétrer dans les événements à venir ? Êtes-vous disposé à prendre la dernière place à cette table, qui était jadis celle de votre père, en qualité d’allié et de parent de son fier successeur ? à vivre de ses bontés ? à le suivre dans les sentiers de l’intrigue et de la chicane, que nul ne peut vous enseigner mieux que lui ? à ronger les os des victimes dont il a dévoré la substance ? Pouvez-vous parler comme sir William Ashton ? penser comme il pense ? agir de concert avec lui, et donner à l’assassin de votre père le nom respectable de beau-père, de bienfaiteur révéré ? Ravenswood, je suis la plus ancienne servante de votre maison, et je préférerais vous voir couvert d’un linceul et mis dans la tombe. »

Le cœur de Ravenswood était en proie à une affreuse agitation ; Alix venait d’y faire vibrer une corde qu’il s’était efforcé de briser. Il se promenait d’un pas rapide, en long et en large, dans le petit jardin ; enfin, se contraignant et s’arrêtant tout à coup en face de la vieille aveugle : « Femme, s’écria-t-il, vous êtes sur le bord de la tombe, et vous osez exciter le fils de votre maître à verser le sang, à se livrer à la vengeance ! — À Dieu ne plaise ! » reprit Alix d’un ton solennel ; « et c’est pourquoi je désire vous voir partir de ces lieux funestes, où votre amour, aussi bien que votre haine, ne peut causer que du mal et du déshonneur à vous et à autrui : je voudrais, si cela était au pouvoir de cette main ridée, je voudrais garantir les Ashton contre vous, et vous contre eux, vous prémunir tous contre vos propres passions. Vous n’avez rien, ou vous ne devez rien avoir de commun avec eux. Fuyez-les, et si Dieu veut faire tomber sa vengeance sur la maison de l’oppresseur, n’en devenez pas l’instrument. — Je penserai à ce que vous m’avez dit, Alix, » reprit Ravenswood avec plus de calme. « Je crois que vous m’aimez sincèrement et fidèlement ; mais vous poussez un peu loin la liberté d’une ancienne domestique. Adieu, et si le ciel m’envoie une meilleure fortune, je ne manquerai pas d’améliorer votre sort. »

Il essaya de lui glisser une pièce d’or dans la main ; mais elle la refusa, et dans le léger débat qui s’ensuivit, la pièce tomba sur le sol.

« Votre or m’est inutile, lui dit-elle ; gardez-le, peut-être en aurez-vous besoin. Mais laissez-la un instant par terre, » ajouta-t-elle, s’apercevant qu’il se baissait pour la ramasser ; « car, croyez-moi, cette pièce d’or est l’emblème de celle que vous aimez. Lucy est précieuse, j’en conviens ; mais il faudra que vous vous abaissiez pour l’obtenir. Quant à moi, je m’inquiète aussi peu des biens que des passions terrestres, et la meilleure nouvelle pour moi sera d’apprendre qu’Edgard de Ravenswood est à cent milles du château de ses ancêtres, et qu’il a pris la ferme résolution de n’y jamais revenir. — Alix, » ajouta Edgard, qui commençait à croire que l’effroi de la vieille aveugle lui était inspiré par quelque motif secret plutôt que par les remarques qu’elle avait pu faire durant cette courte visite, « j’ai toujours entendu ma mère vanter votre bon sens, votre perspicacité et votre fidélité ; vous êtes trop éclairée pour vous effrayer d’une ombre, ou pour redouter de vieilles prédictions, comme Caleb Balderstone. Dites-moi clairement où est le danger, si vous en connaissez un qui m’attende : si je me connais moi-même, je n’ai sur miss Ashton aucune des vues que vous m’imputez. J’ai des affaires essentielles à régler avec sir William ; aussitôt qu’elles seront terminées, je pars ; croyez bien que ce lieu m’offre des souvenirs trop affligeants pour que j’aie plus de désir d’y revenir que vous n’en avez de m’y revoir. »

Alix baissa vers la terre ses yeux éteints, et parut réfléchir profondément. » Je vous dirai la vérité, » reprit-elle enfin en relevant la tête ; « je vous dirai la cause de mes craintes, ma franchise dût-elle produire autant de mal que mon intention est de causer de bien. Lucy Ashton vous aime, lord de Ravenswood. — Cela est impossible ! — Mille circonstances me l’ont prouvé : toutes ses pensées n’ont eu que vous pour objet depuis le jour où vous lui avez sauvé la vie ; ses discours l’ont révélé à mon expérience. Maintenant que je vous l’ai dit, si vous êtes un vrai gentilhomme et le fils de votre père, ce sera pour vous un motif de la fuir : sa passion s’éteindra, comme une lampe, faute d’aliment. Mais si vous restez, sa perte ou la vôtre, celle de tous deux peut-être, sera inévitable. Je vous fais cette révélation malgré moi ; mais un tel amour n’aurait pas échappé long-temps à votre pénétration, et j’aime mieux que vous l’appreniez de moi. Partez, Maître de Ravenswood, vous avez mon secret. Si vous restez une heure sous le toit de sir William Ashton sans avoir l’intention d’épouser sa fille, vous êtes un homme sans honneur ; si votre projet est de vous allier avec lui, vous êtes un insensé qui se perd lui-même. » En disant ces mots, la vieille aveugle se leva, prit son bâton, et d’un pas chancelant gagna sa chaumière, y entra, en ferma la porte, abandonnant Ravenswood à ses réflexions.






CHAPITRE XX.

déclaration.


Plus belle dans sa demeure solitaire qu’une Naïade sur la rive d’une source grecque, ou que la dame de Mère, assise sur un rivage romantique.
Wordsworth.


Les réflexions que faisait Edgard étaient embarrassantes. Il se voyait plongé dans le labyrinthe qu’il avait tant redouté. Le plaisir qu’il éprouvait dans la société de Lucy tenait de l’enchantement, et pourtant il n’avait jamais vaincu sa répugnance pour un mariage avec la fille de son ennemi ; tout en pardonnant à sir William Ashton les injures que celui-ci avait faites à sa maison, et en lui sachant gré des bonnes intentions qu’il lui témoignait, il ne pouvait envisager la possibilité d’une alliance entre leurs familles. Il sentait qu’Alix avait raison, et qu’il fallait pour son honneur quitter incontinent le château de Ravenswood ou devenir l’amant déclaré de Lucy. Mais cette avance faite à un homme riche et puissant pouvait aussi être rejetée ; demander la main d’une Ashton et être refusé, c’était pour un Ravenswood un sanglant affront. « Je lui souhaite tout le bonheur possible, » pensa-t-il en lui-même, « et pour l’amour d’elle j’oublie tout le mal que son père a fait à ma maison ; mais jamais, non jamais, je ne la reverrai. »

En prenant cette résolution avec un trouble plein d’amertume, il arrivait à un endroit où le chemin se partageait : l’une des branches conduisait à la fontaine de la Sirène, où il savait que Lucy l’attendait, et l’autre, plus sinueuse, menait au château. Il s’arrêta un instant avant de suivre cette dernière, cherchant quelle excuse il alléguerait pour motiver son brusque départ ; « Des lettres reçues d’Édimbourg, se dit-il : ce prétexte suffit, il en vaut un autre ; ce qui importe, c’est de partir immédiatement. » Il achevait de parler, quand le jeune Henri arriva près de lui hors d’haleine.

« Maître de Ravenswood, lui dit-il, il faut que vous donniez le bras à Lucy pour la reconduire au château ; car je ne puis lui donner le mien. Norman m’attend pour faire avec lui une tournée dans la forêt. Je ne voudrais pas pour un jacobus d’or être privé de ce plaisir. Lucy n’ose pas retourner seule à la maison, quoiqu’on ait tué tous les taureaux sauvages ; ainsi il faut que vous vous rendiez tout de suite auprès d’elle. »

Quand une balance est également chargée, une plume suffit pour la faire pencher. « Il m’est impossible de laisser cette jeune personne seule dans le bois, dit Edgard ; la revoir une fois de plus est de peu d’importance après nos entrevues fréquentes : d’ailleurs la politesse exige que je lui apprenne mon prompt départ. »

S’étant ainsi persuadé qu’il faisait non-seulement une démarche prudente, mais même indispensable, il prit le chemin qui conduisait à la fatale fontaine. Henri, dès qu’il le vit entrer dans ce sentier pour aller rejoindre sa sœur, partit comme l’éclair, en suivant une autre direction, afin de jouir de la société du garde forestier. Ravenswood, sans faire une seule réflexion de plus sur sa conduite, avança d’un pas rapide, et bientôt il rejoignit Lucy près des ruines. Elle était assise sur une pierre détachée de l’ancienne fontaine, et semblait contempler les progrès des eaux qui sortaient en bouillonnant de la voûte sombre dont la vénération, ou peut-être le remords, avait ombragé leur source. Aux yeux de la superstition, Lucy Ashton, enveloppée dans son plaid écossais, tandis que ses longs cheveux, s’échappant en partie du snood[101], retombaient sur son cou argenté, aurait paru la naïade de la fontaine. Mais Ravenswood ne vit qu’une femme divinement belle, et qui le lui sembla encore davantage quand il songeait qu’elle lui accordait son amour. En la contemplant, il sentit sa résolution s’évanouir comme la neige aux rayons du soleil ; et, sortant d’un taillis derrière lequel il s’était arrêté un instant, il s’approcha d’elle. Lucy le salua, sans se lever de la pierre sur laquelle elle était assise.

« Mon étourdi de frère m’a quittée, mais je l’attends dans quelques minutes, dit-elle ; car si tout lui plaît, heureusement le charme ne dure pas long-temps. »

Ravenswood n’eut pas le courage de lui apprendre que son frère méditait une longue course et ne reviendrait pas de sitôt. Il s’assit à quelque distance sur le gazon, et tous deux gardèrent le silence.

« J’aime ce lieu, » dit enfin Lucy, comme si ce silence l’embarrassait ; « le murmure de cette claire fontaine, le balancement des arbres, le luxe de la verdure et des fleurs sauvages qui croissent parmi ces ruines, en font une scène romantique : je crois aussi avoir entendu dire qu’il a rapport à une légende fort intéressante. — On a prétendu, reprit Ravenswood, que c’est un lieu fatal à ma famille, et j’ai quelque raison de le croire, car c’est ici que j’ai vu miss Ashton pour la première fois, et c’est ici que je dois lui dire un éternel adieu. »

La rougeur que le commencement de sa phrase avait fait monter aux joues de Lucy, en disparut subitement.

« Nous dire adieu ! s’écria-t-elle ; qui peut vous presser de partir ? Je sais qu’Alix hait, je veux dire n’aime pas mon père, et je n’ai rien compris à sa mauvaise humeur d’aujourd’hui, non plus qu’à ses paroles mystérieuses. Mais je suis sûre que mon père a une reconnaissance sincère pour le service inappréciable que vous nous avez rendu. Puis-je espérer qu’après avoir gagné votre amitié depuis si peu de temps, nous ne la perdrons pas tout-à-coup ? — La perdre ! miss Ashton. Non ; partout où le sort m’appellera, qu’il me protège ou qu’il me persécute, c’est votre ami, votre ami sincère qui souffrira. Mais une funeste destinée pèse sur moi, et il faut que je parte, si je ne veux ajouter à mes malheurs le malheur d’autrui. — Ne nous quittez pas, monsieur Edgar, » dit Lucy en plaçant sa main sur le manteau du Maître de Ravenswood avec toute la simplicité d’un cœur affectueux, comme si elle eût voulu le retenir ; « je ne veux pas que vous nous quittiez. Mon père est puissant, il a des amis qui le sont encore plus que lui ; ne vous en allez pas avant d’avoir vu ce que sa reconnaissance peut faire pour vous ; je le sais, il travaille déjà en votre faveur auprès du conseil privé. — Cela peut être, » dit-il avec fierté ; « ce n’est cependant point à votre père, miss Ashton, mais à mes efforts que je dois être redevable de mes succès dans la carrière que je vais parcourir. Mes préparatifs sont déjà faits : une épée, un manteau, un cœur intrépide et un bras ferme. »

Lucy couvrit son visage de ses mains, et, malgré elle, des larmes se firent passage entre ses doigts.

« Pardonnez-moi, » dit Ravenswood en prenant sa main droite qu’elle lui abandonna après une légère résistance, tout en continuant de tenir l’autre devant son visage. « Je suis trop rude, trop sauvage, trop intraitable pour un être aussi doux, aussi angélique que vous. Oubliez qu’une sombre vision a traversé le sentier de votre vie, et laissez-moi poursuivre le mien, emportant avec moi la certitude que mon plus grand malheur est de me séparer de vous. »

Lucy pleurait toujours, mais ses larmes étaient moins amères ; chaque effort que faisait Edgar pour expliquer le motif de son départ ne servait qu’à montrer combien il désirait de rester. Enfin, au lieu de lui dire adieu, il lui donna sa foi à jamais et reçut la sienne en retour.

Tout cela se passa si rapidement et fut le résultat d’une impulsion si subite, qu’avant que le Maître de Ravenswood eût eu le temps de réfléchir aux conséquences de cette promesse, leurs lèvres et leurs mains avaient scellé leurs serments.

« Maintenant, » dit-il après un moment de réflexion, « il est convenable que je parle à sir William Ashton, il faut qu’il connaisse notre engagement : Ravenswood ne doit point demeurer chez lui pour solliciter clandestinement l’amour de sa fille. — N’en parlez pas à mon père, « dit Lucy d’un ton craintif. Puis elle ajouta avec chaleur : « Oh ! non, non, n’en parlez pas. Attendez que votre sort soit assuré, que votre situation et vos desseins soient fixés, avant de vous adresser à mon père. Je suis sûre qu’il vous aime, je crois qu’il y consentira ; mais ma mère… »

Elle s’arrêta, honteuse d’exprimer qu’elle doutait que son père osât prendre une résolution, dans une circonstance aussi importante, sans le consentement de lady Ashton.

« Votre mère, ma chère Lucy, reprit Ravenswood, est de la maison de Douglas, maison qui a contracté des alliances avec la mienne, même quand sa gloire était au plus haut période : que pourrait-elle objecter ? — Je ne dis pas qu’elle s’opposerait à notre union ; mais elle est jalouse de ses droits et peut faire valoir ceux d’une mère à être consultée la première dans une telle circonstance. — Cette observation est juste ; mais quoique Londres, où elle a dû se rendre en partant d’Édimbourg, soit loin d’ici, quinze jours suffisent pour que la réponse à une lettre nous arrive. Je ne presserai pas le lord garde des sceaux de prendre une décision immédiate. — Mais, » dit Lucy en hésitant, « ne vaudrait-il pas mieux attendre… attendre quelques semaines. Si ma mère vous voyait, vous connaissait, je sus sûre qu’elle approuverait mon choix ; mais elle ne vous connaît pas personnellement, et l’ancienne inimitié qui existe entre nos familles… »

Ravenswood fixa sur elle ses yeux noirs et perçants, comme s’il eût voulu pénétrer jusqu’au fond de son âme.

« Lucy, dit-il, j’ai sacrifié pour vous des projets de vengeance long-temps nourris, et jurés avec des cérémonies semblables à celles des païens ; je les ai sacrifiés à vos attraits, avant de connaître le trésor qu’ils recouvrent. La nuit qui suivit les funérailles de mon père, je coupai une boucle de mes cheveux, je la jetai dans un brasier, et en regardant le feu la consumer, je jurai que ma rage et ma vengeance poursuivraient ses ennemis jusqu’à ce qu’ils fussent anéantis devant moi d’une manière aussi sûre et aussi prompte. — C’était un grand crime, » dit Lucy en pâlissant, « de faire un serment si affreux. — Je l’avoue, et c’en eût été un plus grand de le mettre à exécution. C’est pour l’amour de vous que j’ai abjuré ces projets, quoique je connusse à peine la cause qui me dominait. Mais lorsque je vous eus vue une seconde fois, je sentis l’influence que vous aviez prise sur moi. — Et pourquoi rappeler des sentiments si terribles, si incompatibles avec ceux que vous dites avoir pour moi, avec ceux dont ma bouche vient de vous faire l’aveu ? — Parce que je désire que vous sachiez à quel prix j’ai acheté votre amour, le droit que j’ai à votre constance. Je ne dis pas que j’y sacrifie l’honneur de ma maison ; mais, quoique je ne le dise pas ni que je ne le pense pas, le monde peut le penser et le dire. — Si tels sont vos sentiments, vous jouez un rôle bien cruel auprès de moi ; mais il n’est point trop tard pour y renoncer. Reprenez la foi et le serment que vous m’aviez donnés, et que vous ne pouviez engager sans compromettre l’honneur de votre maison ; que tout ce qui est arrivé s’efface ; oubliez-moi, je tâcherai d’oublier moi-même… — Vous me faites injure, dit le Maître de Ravenswood ; par tout ce qui mérite le respect des hommes, vous ne me rendez pas justice. Si j’ai parlé du sacrifice par lequel j’ai acheté votre amour, ce n’était que pour vous prouver le prix que j’y attache, pour donner plus de force à notre lien, et pour vous convaincre, par tout ce que j’ai fait pour l’obtenir, combien je souffrirais si vous manquiez à votre foi. — Et pourquoi, Ravenswood, croiriez-vous que cela fût possible ? Pourquoi douteriez-vous de ma constance ? Est-ce parce que je vous prie d’attendre quelque temps avant de vous adresser à mon père ? Engagez-moi par tels serments qu’il vous plaira ; s’ils sont inutiles pour assurer la constance, ils peuvent détruire les soupçons. »

Ravenswood, se jetant aux genoux de Lucy, employa les prières et les supplications les plus vives pour la calmer : Lucy, aussi douce qu’innocente, pardonna volontiers l’offense que ses doutes avaient amenée. La querelle des deux amants se termina par une cérémonie emblématique de leur serment, dont le peuple conserve encore quelque souvenir. Ils rompirent en deux et se partagèrent la pièce d’or qu’Alix avait refusée. — Et toujours ceci restera sur mon cœur, » dit Lucy en pendant la pièce à son cou et la cachant sous son fichu, « à moins que vous, Edgar Ravenswood, vous ne me disiez d’y renoncer ; et tant que je la porterai, jamais ce cœur n’admettra un autre amour. »

Ravenswood plaça l’autre moitié sur son sein en faisant les mêmes protestations. Alors seulement ils s’aperçurent que le temps s’était écoulé bien vite pendant leur entrevue, et que leur absence du château pourrait être remarquée, donner même de l’inquiétude. Au moment où ils se levaient pour quitter la fontaine témoin de leurs serments, une flèche siffla en l’air et frappa un corbeau perché sur la branche d’un vieux chêne, près duquel ils étaient assis : l’oiseau vint tomber en se débattant aux pieds de Lucy, dont la robe fut tachée de sang.

Miss Ashton ne put se défendre d’un mouvement d’effroi, et Ravenswood, très-courroucé et surpris, cherchait partout le tireur qui leur avait donné cette preuve d’adresse aussi inattendue que peu désirée. Il ne fut pas long-temps à le découvrir : c’était Henri, qui accourait de ce côté une arbalète à la main.

« Je savais bien que je vous effraierais, dit-il, et je croyais qu’il serait tombé tout droit sur votre tête, avant que vous vous en aperçussiez. Que vous disait donc le Maître de Ravenswood, ma petite Lucy ? — Je disais à votre sœur que vous étiez un paresseux, que vous nous teniez ici long-temps à vous attendre, » répondit Edgar afin de cacher la confusion de Lucy.

« À m’attendre ? mais je vous ai prié de conduire Lucy à la maison, en vous prévenant que j’allais faire un tour dans la forêt ; avec le vieux Norman, que je fouillerais surtout le taillis de Hayberry ; et vous deviez savoir que cela prendrait une bonne heure. Nous avons reconnu les traces du daim, et tout apprêté, tandis que vous, vous êtes resté assis ici à côté de Lucy, comme un vrai paresseux. — Eh bien ! monsieur Henri, reprit Ravenswood, voyons comment vous vous justifierez du meurtre de ce corbeau. Savez-vous que tous les corbeaux sont sous la protection des lords de Ravenswood[102], et qu’en tuer un en leur présence est si mauvais signe que cette action mérite un coup de poignard ? — C’est ce que Norman me disait, répliqua le jeune homme. Il est venu avec moi à portée de flèche, et m’a assuré n’avoir jamais vu de corbeau rester si près de gens vivants ; il souhaitait que ce fût de bonne augure, car le corbeau est un oiseau des plus sauvages, à moins qu’il ne soit apprivoisé ; je me suis donc avancé tout doucement, jusqu’à ce que j’aie été à soixante pas de lui ; et alors j’ai lancé ma flèche, et le voilà à terre, par ma foi. N’est-ce pas un bon coup ? Cependant je n’ai peut-être pas tiré dix fois à l’arbalète. — Admirable, en vérité, reprit Ravenswood ; et vous serez un fameux archer, si vous continuez. — C’est ce que Norman m’a dit encore, reprit le jeune homme ; mais certes ce n’est pas ma faute si je ne pratique pas davantage, car si j’étais libre je ne ferais pas autre chose. Seulement, mon père et mon précepteur se fâchent quelquefois, et miss Lucy se donne les tons de parler de mon ouvrage, tandis qu’elle reste tout un jour à ne rien faire autre chose que de babiller avec un galant qu’elle trouve à son goût. Je l’ai vue passer ainsi son temps plus de vingt fois, vous pouvez m’en croire. »

Le jeune homme regardait sa sœur en prononçant ces paroles ; et, malgré son étourderie, il s’aperçut que son malin bavardage l’affligeait, quoiqu’il n’en comprît pas la cause.

« Allons, allons, Lucy, dit-il, ne vous chagrinez pas ; et si j’en ai dit plus qu’il n’en faut, je suis prêt à le nier. Et qu’importe au Maître de Ravenswood, quand même vous auriez une centaine d’amoureux ? Il ne faut pas vous crever les yeux pour cela. »

Ce fut tout au plus si le Maître de Ravenswood fut content de ce qu’il entendait, quoique son bon sens lui dît naturellement que c’était le caquet d’un enfant gâté, qui cherchait à mortifier sa sœur sur le point le plus sensible. Son âme, lente à recevoir les impressions, les conservait avec force : le caquet de Henri y fit naître un vague soupçon, que son engagement n’allait peut-être servir qu’à l’exposer, comme un ennemi vaincu dans les pompes triomphales de l’ancienne Rome, à orner le char d’un vainqueur orgueilleux. Il n’y avait, nous le répétons, aucune cause raisonnable de crainte, et l’on ne pourrait dire que Ravenswood l’eût sérieusement éprouvée un seul instant. D’ailleurs, il était impossible de considérer les yeux de Lucy Ashton, et d’entretenir le moindre doute sur sa sincérité. Néanmoins, l’orgueil et la pauvreté se réunissaient pour rendre soupçonneux un esprit qui, en des circonstances plus heureuses, aurait été inaccessible aux petitesses de la défiance.

Ils arrivèrent au château, où sir William Ashton, que leur absence avait alarmé, les attendait dans la salle.

« Si Lucy, dit-il, avait été avec toute autre personne que celui qui a si bien su la protéger, j’aurais été inquiet, et j’aurais envoyé après elle ; mais auprès du Maître de Ravenswood, je savais que ma fille n’avait rien à craindre. »

Lucy balbutia quelques excuses sur leur retard, mais sa conscience la força de s’arrêter toute confuse ; et quand Ravenswood voulut venir à son secours, il ne fit que partager son embarras, comme celui qui, voulant retirer son ami d’un bourbier, s’y enfoncerait avec lui. On ne peut supposer que la confusion des jeunes amants échappât à l’artificieux homme de loi ; mais il était de sa politique de ne pas la remarquer. Il voulait tenir le Maître de Ravenswood dans les liens, mais être libre lui-même ; et il ne lui vint pas dans l’idée que son plan pourrait bien être dérangé, si sa fille partageait la passion qu’elle inspirait. En supposant que, par hasard, elle ressentît quelque inclination pour Ravenswood, et que les circonstances ou le refus absolu de lady Asthon vinssent l’entraver, il se figurait qu’un voyage à Édimbourg, ou même à Londres, un cadeau de belles dentelles de Bruxelles, les hommages empressés d’une demi-douzaine de jeunes gens suffiraient pour lui faire renoncer à celui qu’en voudrait qu’elle oubliât. D’après ces idées, qui lui paraissaient mettre les choses au pis, il se sentait disposé à encourager plutôt qu’à réprimer l’attachement de Lucy pour le Maître de Ravenswood.

D’ailleurs, en le considérant sous un point de vue plus agréable, le mariage de Lucy avec le Maître de Ravenswood lui paraissait très-convenable : par cette union, une haine de famille qui ne laissait pas que de l’inquiéter beaucoup se trouvait assoupie ; les intérêts des deux maisons devenaient les mêmes ; sa conscience se trouvait débarrassée d’un fardeau qui ne lui pesait que trop souvent ; enfin, il devenait le beau-père d’un homme chez lequel on devait reconnaître les talents et même les moyens nécessaires pour acquérir une grande importance dans l’état.

Une lettre qu’il avait reçue le matin même, pendant l’absence des deux jeunes gens, et qu’il s’empressa de communiquer à Edgar, avait encore contribué à le mettre dans ces heureuses dispositions. Cette lettre lui avait été apportée par un exprès, de la part de cet ami dont nous avons parlé. Cet ami s’occupait sans relâche de réunir une troupe de patriotes, à la tête desquels était la grande terreur de sir William ; le marquis d’A… Le succès avait été tel, qu’il avait obtenu de sir William, sinon une réponse directement favorable, du moins une bonne réception. Il l’avait annoncé au marquis, lequel avait répondu par l’ancien proverbe : Château qui parlemente et femme qui écoute sont bien près de se rendre. Un homme d’état qui entendait proposer un changement dans les mesures de l’administration sans faire d’objection, était, selon l’opinion du marquis, dans la même position qu’une forteresse qui parlemente ou qu’une femme qui écoute, et il résolut de serrer vivement le lord garde des sceaux.

Le paquet contenait donc une lettre de son ami et parent, et une autre du marquis, qui lui annonçaient que ce seigneur irait, sans cérémonie, lui faire une visite dans son château de Ravenswood. Or, comme le marquis d’Athol devait nécessairement traverser, pour se rendre dans le midi, cette contrée dont les routes étaient aussi mauvaises que les auberges détestables ; comme, d’un autre côté, le lord garde des sceaux, par suite de ses fonctions, avait avec Sa Seigneurie des relations obligées, sinon très-intimes, cette visite devait paraître assez naturelle pour ne pas éveiller le soupçon, et y faire découvrir un but politique. Sir William répondit donc qu’il recevrait avec plaisir la visite dont le marquis voulait bien l’honorer, se réservant en lui-même de n’entrer dans ses vues ou de ne les favoriser qu’autant que la raison, c’est-à-dire son intérêt personnel, l’exigerait.

Deux circonstances l’enchantaient : la présence de Ravenswood et l’absence de son épouse. La première lui donnait lieu d’espérer qu’elle effacerait toute idée d’hostilité entre lui et le marquis ; et il prévoyait que, pour son système de tergiversations et de temporisation, Lucy serait une meilleure maîtresse de maison que sa mère, dont le caractère orgueilleux et implacable aurait pu déconcerter les plans politiques de son mari. »

Ravenswood se rendit sans peine à la prière du lord, qui l’invitait à rester pour recevoir son parent ; car son entretien avec Lucy auprès de la fontaine avait chassé loin de lui tout désir de départ. On donna donc ordre à Lucy et à Lockhard, chacun dans ses attributions respectives, de faire les préparatifs nécessaires pour recevoir le marquis avec une pompe et un luxe peu connus alors en Écosse.







CHAPITRE XXI.

prétentions matrimoniales de bucklaw.


 Marall. Monsieur, l’homme honorable est arrivé : il vient de descendre.
 Overreach. Faites-le entrer sans réplique, et agissez d’après mes ordres. La grande musique que j’ai fait venir est-elle prête pour le recevoir ?

Nouvelle manière de parler de vieilles dettes.


Quoique sir William Ashton fût un homme de bon sens, fort instruit, et qu’il eût une grande connaissance pratique du monde, il y avait encore quelques traits de son caractère qui décelaient sa timidité ordinaire et la souplesse à laquelle il devait son élévation : il était doué d’un esprit médiocre, quoique assez cultivé, et avait une grande disposition à l’avarice, quoiqu’il eût soin de la cacher. Il aimait à faire parade de ses richesses, non comme un homme pour qui l’habitude en fait une nécessité, mais comme un parvenu à qui elles plaisent par leur nouveauté.

Les moindres détails ne lui échappaient pas, et Lucy remarqua quelquefois un sourire de mépris sur la figure de Ravenswood lorsque son père discutait avec Lockhard et même avec la vieille femme de charge sur des minuties auxquelles, dans les grandes maisons, il est d’usage de ne pas faire la moindre attention, parce qu’on suppose qu’il est impossible qu’elles soient oubliées par des domestiques.

« Je pardonne à sir William, » disait Ravenswood un soir, au moment où il sortait de l’appartement, » d’éprouver quelque inquiétude dans cette circonstance ; car la visite du noble marquis est un honneur pour lui, et doit être reçue comme telle ; mais lorsque je l’entends discuter minutieusement sur ce qui a rapport à l’office, au garde-manger, et même au poulailler, je perds toute patience, et je préfère la pauvreté de Wolf’s-Crag, à toute la richesse du château de Ravenswood. — Et cependant, dit Lucy, c’est par son attention à ces minuties que mon père a acquis la propriété… — Que mes ancêtres ont vendue, parce qu’ils ont manqué de cette attention, en bien ! soit : un homme ne peut porter un fardeau qui dépasse ses forces, fût-ce même de l’or.

Lucy soupira ; elle ne voyait que trop que son amant méprisait les manières et les habitudes d’un père qu’elle avait toujours considéré comme son meilleur et son plus tendre ami, et dont les caresses l’avaient souvent dédommagée de la dureté impérieuse de sa mère.

Les amants s’aperçurent aussi qu’ils différaient d’opinion sur d’autres points non moins importants. Dans ces jours de discorde, la religion, cette mère de la paix, était si méconnue, que ses dogmes et ses formes étaient le sujet de violentes disputes et de l’animosité la plus hostile. Le lord garde des sceaux, attaché au parti whig, était par conséquent presbytérien, et avait trouvé convenable, à diverses époques, de montrer pour son église plus de zèle qu’il n’en avait réellement. Sa famille était élevée dans les mêmes principes politiques et religieux. Ravenswood appartenait aux épiscopaux, et reprochait souvent à Lucy le fanatisme de ceux de sa communion ; de son côté, elle insinuait plutôt qu’elle n’exprimait son horreur pour des principes qu’on lui avait appris à regarder comme contraires à la discipline ecclésiastique et à la pureté de la religion.

Ainsi, quoique leur amour semblât s’accroître plutôt que diminuer, à mesure qu’ils se connaissaient mieux, quelque chose de pénible se mêlait à leurs sensations. Lucy éprouvait une gêne secrète auprès de Ravenswood, dont l’âme était d’une trempe plus fière, plus hautaine que celle des gens parmi lesquels elle avait été élevée ; ses idées étaient aussi plus nobles, plus élevées, et il ne cachait pas son mépris pour la plupart des opinions qu’elle avait appris à vénérer. Sa tendresse pour lui était donc mêlée de crainte. Ravenswood, de son côté, voyait en Lucy un caractère doux et flexible, trop susceptible de céder aux impressions de ceux parmi lesquels elle passait sa vie. Il sentait qu’il avait besoin d’une compagne dont l’esprit fût plus indépendant, et qui, en voguant avec lui sur l’océan de la vie, fût plus capable de s’abandonner avec la même indifférence au souffle de la tempête ou à celui de la brise légère. Mais Lucy était si belle, elle avait pour lui un attachement si dévoué, elle était si tendre et si bonne, que tout en désirant qu’on pût lui inspirer plus de fermeté et de résolution, et en s’impatientant de la crainte extrême qu’elle exprimait que leur tendresse réciproque ne fût trop tôt découverte, il sentait que cette douceur, qui tenait presque de la faiblesse, la lui rendait plus chère ; il la considérait comme un être qui s’était jeté volontairement sous sa protection, et l’avait choisi pour arbitre de son bonheur ou de son malheur. Ses sentiments alors étaient ceux que notre immortelle Joanna Baillie a dépeints depuis d’une manière si admirable :

« Semblable à la plus tendre des plantes qui ait jamais fixé sa tige délicate au rocher massif, voudrais-tu t’attacher à moi qui ne suis qu’un être frêle, battu par la tempête ?… Cependant, aime-moi toujours aussi sincèrement que tu le fais ; de mon côté, je t’aimerai d’un cœur franc et honnête, quoique je sois indigne d’avoir pour compagne une créature aussi angélique. »

Ainsi les points sur lesquels ils différaient essentiellement semblaient, en quelque sorte, assurer la durée de leur attachement mutuel. Si chacun avait apprécié le caractère de l’autre avant l’explosion de la passion qui leur avait fait engager leur foi, Lucy aurait peut-être trop redouté Ravenswood pour l’aimer, et lui-même aurait pris son caractère doux et docile pour de la faiblesse, et l’aurait crue peu digne de son attachement. Mais ils s’étaient engagés l’un à l’autre, et il ne leur restait d’autre crainte, à Lucy, que l’orgueil de son amant ne lui fît un jour regretter l’affection qu’elle lui témoignait ; à Ravenswood, qu’un esprit aussi docile que celui de Lucy ne fût entraîné par ceux qui l’entouraient à regretter l’engagement qu’elle avait formé.

« Ne le craignez pas, » disait Lucy, un jour que son amant lui faisait part de ses soupçons. « Les miroirs qui reflètent les objets placés devant eux, sont d’une substance dure comme le verre ou l’acier ; les substances plus molles, lorsqu’elles reçoivent une impression, la retiennent sans la laisser s’effacer. — Ceci est de la poésie, répondit Ravenswood ; et dans la poésie il y a toujours de l’inexactitude et souvent même de la fiction. — Croyez-moi donc au moins quand je vous parle en humble prose : quoique je ne veuille épouser aucun homme sans l’aveu de mes parents, ni force ni persuasion ne me feront disposer de ma main en faveur d’un autre, à moins que vous ne renonciez au droit que je vous ai donné. »

Les amants avaient toute liberté de s’entretenir ainsi, Henri se tenait rarement près d’eux, car ou bien il écoutait malgré lui les leçons de son précepteur, ou bien il suivait, plus volontiers il est vrai, celles des forestiers et des palefreniers. Quant au lord garde des sceaux, il passait ses matinées dans son cabinet à tenir ses diverses correspondances, et à balancer dans son esprit inquiet, d’un côté, les renseignements qu’il recueillait de tous côtés relativement aux changements qu’on croyait devoir s’opérer dans la politique écossaise ; de l’autre, la force probable des partis qui se disputaient le pouvoir : d’autres fois, tout occupé des préparatifs qu’il jugeait convenables pour la réception du marquis d’Athol, dont l’arrivée avait été reculée deux fois par les circonstances, il donnait des ordres qu’il changeait aussitôt pour y revenir ensuite.

Au milieu de ces travaux politiques et domestiques, il semblait ne pas remarquer combien sa fille et son hôte se trouvaient livrés à eux-mêmes. Plusieurs voisins le blâmaient, ainsi qu’il est d’usage dans tous les pays, de laisser former une liaison si intime entre ces deux jeunes gens, à moins qu’il ne les destinât l’un à l’autre. Au vrai, sir William ne cherchait qu’à temporiser, jusqu’à ce qu’il eût vu à quel point le marquis portait intérêt aux affaires de Ravenswood, et pouvait les avancer. Il se promit de ne se compromettre en rien avant d’avoir éclairci ces faits, et, de même que bien des hommes artificieux, il se trompa lui-même d’une manière déplorable.

Parmi ceux qui étaient disposés à censurer sévèrement la conduite de sir William Ashton, en ce qu’il permettait à Ravenswood de faire un si long séjour chez lui et d’être si assidu auprès de miss Lucy, se trouvaient le nouveau lord de Girningham et son fidèle écuyer et compagnon de bouteille, personnages mieux connus sous les noms de Hayston de Bucklaw et du capitaine Craigengelt. Le premier avait hérité des vastes domaines de sa vieille grand’tante et de ses immenses richesses, qui lui avaient servi à racheter ses biens patrimoniaux (car il tenait beaucoup à conserver ce nom), quoique le capitaine Craigengelt lui eût proposé un moyen plus avantageux de placer son argent, d’après le système de Law depuis peu établi, lui offrant même de faire le voyage de Paris exprès pour cela. Mais Bucklaw était devenu prudent à l’école de l’adversité, et il ne se montra nullement disposé à suivre les avis de Craigengelt dans une affaire qui pouvait compromettre son indépendance nouvellement acquise. Celui qui avait mangé des pois secs avec du pain d’avoine, qui avait bu du vin aigre et couché dans la chambre secrète de Wolf’s-Crag, disait qu’il saurait conserver sa bonne chère et un bon lit, tant qu’il vivrait, et qu’il ferait en sorte de ne plus avoir besoin d’une semblable hospitalité.

Craigengelt vit donc s’évanouir les espérances qu’il avait d’abord conçues de faire sa dupe du laird de Bucklaw. Toutefois, il retira quelques avantages de la fortune de son ami. Bucklaw n’avait jamais été scrupuleux sur le choix de ses compagnons ; d’ailleurs il était habitué à cet homme qui l’amusait, avec qui il pouvait rire à son gré ; qui prendrait, selon le proverbe écossais, le souffrir et le dire en toutes choses ; qui connaissait toutes les sortes de jeux auxquels on pouvait se livrer, soit à la maison, soit dehors ; et qui, quand le laird voulait vider une bouteille de vin, ce qui arrivait assez souvent, était toujours prêt à lui épargner la honte de s’enivrer seul. À tous ces titres, Craigengelt était donc l’habitué le plus constant et le plus intime de la maison de Girningham.

En tout temps, et quelles que fussent les circonstances, personne ne pouvait tirer grand avantage d’une telle liaison. Cependant ses mauvaises suites étaient en quelque façon neutralisées par la connaissance complète qu’avait Bucklaw du caractère de son protégé, et par le profond mépris qu’il ressentait pour lui. Mais cette fâcheuse compagnie tendait à corrompre les qualités dont la nature l’avait doué.

Craigengelt n’oubliait point le mépris avec lequel Ravenswood lui avait arraché le masque de courage et d’honnêteté dont il se couvrait ; et sa méchanceté, aussi lâche qu’artificieuse, ne trouva pas de meilleur moyen pour se venger, que d’exaspérer Bucklaw contre lui.

Il cherchait tous les prétextes possibles pour ramener la conversation sur le cartel que Ravenswood avait refusé, et cherchait à insinuer à son patron que son honneur exigeait qu’il mît à fin cette discussion ; mais Bucklaw lui imposa un silence absolu sur ce chapitre.

« Je pense, dit-il, que le Maître ne m’a pas traité en gentilhomme, et je ne crois pas qu’il ait eu le droit de m’envoyer une réponse cavalière, quand je lui demandais raison d’un affront. Mais il m’a accordé la vie une fois, et, en regardant la chose de près, je crois que nous sommes quittes. S’il m’insulte encore, je regarderai notre vieux, compte comme soldé, et il fera bien de prendre garde à lui. — Oui, il fera bien, répéta Craigengelt ; car je parierais tout ce que l’on voudra que vous le perceriez d’outre en outre avant la troisième botte. — Alors, je vois que vous n’y connaissez rien, et que vous ne l’avez jamais vu en garde. — Si je ne m’y connais pas ! la plaisanterie est bonne. Assurément je n’ai jamais vu Ravenswood faire des armes, mais n’ai-je pas été à l’école de M. Sagout, le premier maître d’armes de Paris ? à celle de signor Poco, à Florence, et de mein herr Durchstossen[103], à Vienne ? Je connais toutes leurs feintes : ils m’ont montré leurs coups cachés. — Je ne sais rien de tout cela ; mais, quand ce serait vrai, qu’en résulterait-il ? — Que je veux être damné si jamais j’ai vu Français, Italien ou Allemand, avoir le pied, le poignet et l’œil aussi sûrs et aussi fermes, et se tenir en garde aussi bien que vous, Bucklaw. — Je crois que vous mentez, Craigie, dit Bucklaw ; dans tous les cas, je sais tirer la pointe, manier l’espadon, le poignard, le coutelas ou le cimeterre, et c’est tout autant qu’il en faut à un gentilhomme. — Et le double de ce que savent quatre-vingt-dix-neuf autres sur cent. Parce qu’ils sont en état d’échanger quelques bottes, ils croient posséder à fond le noble art de l’escrime. Cela me rappelle que lorsque j’étais à Rouen, en 1695, il s’y trouvait un certain chevalier de Chapon ; nous allâmes ensemble à l’Opéra, où nous rencontrâmes trois petits fanfarons anglais… — Est-ce une longue histoire que vous allez nous raconter ? » dit Bucklaw en l’interrompant sans cérémonie.

« Tout comme il vous plaira, reprit le parasite. — Alors qu’elle soit courte. Est-elle triste ou gaie ? — Oh ! diablement triste, je vous assure, et ils s’en aperçurent ; car le chevalier et moi… — Alors je n’en veux pas du tout, répondit Bucklaw ; ainsi remplissez un verre du clairet de ma bonne vieille tante, Dieu veuille avoir son âme ! et comme dit le Highlander : Skioch doch na skiaill[104]. — C’est ce que disait toujours le vieux sir Evan Dhu, quand j’étais en campagne avec les braves garçons, en 1689 : Craigengelt, me disait-il, vous êtes le plus joli garçon[105] qui ait jamais manié une épée ; mais vous avez un défaut. — S’il vous avait connu depuis aussi long-temps que moi, il vous en aurait trouvé plus de vingt. Mais au diable les longues histoires ! portez votre toast, mon brave. »

Craigengelt se leva, alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte, regarda dehors, la ferma soigneusement, puis revint à sa place ; mettant alors son chapeau à galon terni sur le coin de l’oreille, il prit un verre d’une main, et plaçant l’autre sur la garde de son épée, il dit : « Au roi qui est de l’autre côté de l’eau ! — Écoutez, capitaine Craigengelt, lui dit Bucklaw, en pareille matière je garde mon opinion pour moi ; j’ai trop de respect pour la mémoire de ma vénérable tante Girnington pour vouloir mettre ses terres en danger d’être confisquées pour crime de haute trahison. Amenez-moi le roi Jacques à Édimbourg, avec trente mille hommes, et je vous dirai ce que je pense de son titre ; mais quant à fourrer ma tête dans un nœud coulant, et voir appliquer à mes belles et bonnes terres je ne sais quels statuts, soyez sûr que je ne serai pas assez étourdi, assez fou pour cela. Ainsi, quand vous voudrez, l’épée et le verre à la main, porter des toasts qui ressemblent à des actes de trahison, vous chercherez votre vin et votre compagnie ailleurs. — Eh bien donc dit Craigengelt, prononcez le toast vous même, et, quel qu’il soit, j’y ferai raison, fallût-il m’enfoncera cent pieds sous terre. — Je vais vous en désigner un qui mérite bien qu’on y réponde, dit Bucklaw ; que pensez-vous de miss Lucy Ashton ? — Vivat ! » dit le capitaine en élevant son verre ; « la plus jolie fille du Lothian : quel dommage que le vieux whig qu’elle appelle son père soit prêt à la jeter à un orgueilleux mendiant tel que le Maître de Ravenswood ? — Ceci n’est pas tout-à-fait sûr, dit Bucklaw d’un ton qui, tout en paraissant indifférent, ne laissa pas de piquer la curiosité de son compagnon, car il lui fit concevoir l’espoir de s’insinuer dans la confiance de son patron, de manière à lui devenir nécessaire. La supériorité que Bucklaw prenait avec lui plaisait peu au capitaine, qui saisissait avec plaisir ce qui pouvait lui donner quelque titre plus solide à sa considération. — Je croyais, » dit-il après un instant de réflexion, « que c’était une affaire décidée ; ils sont toujours ensemble, et l’on ne parle pas d’autre chose de Lammerlaw à Traprain. — Qu’on dise ce qu’on voudra, reprit son patron ; je sais à quoi m’en tenir, et, je le répète, je bois à la santé de mis Ashton. — Et j’y boirais à genoux, dit Craigengelt, si je pouvais croire que la demoiselle eût assez d’esprit pour duper ce damné fils d’Espagnol. — Je vous prierai de ne pas vous servir du mot duper en parlant de miss Ashton, » dit gravement Bucklaw.

« Ai-je dit duper ? Non éconduire, mon cher maître ; de par Jupiter, je voulais dire éconduire, reprit Craigengelt, et j’espère qu’elle l’écartera comme une basse carte au piquet, et qu’elle prendra le roi de cœur, mon ami ; mais… — Mais quoi ? — Mais je sais qu’ils sont seuls des heures entières dans les bois et dans les champs, reprit Craigengelt. — C’est la faute de son imbécile de père ; on aura bientôt fait oublier cela à la jeune fille, si jamais elle y a pensé, reprit Bucklaw. Allons, capitaine, remplissez votre verre ; je vais vous rendre heureux, je vais vous apprendre un secret, ou plutôt un complot, oui un complot où il s’agit de chaîne, de nœud coulant, dans un sens figuré. — Un mariage, je jure, » dit Craigengelt, dont la figure s’allongea en faisant cette question ; car il prévoyait que le mariage rendrait son séjour à Girningham bien plus précaire que pendant le joyeux célibat de son patron.

« Oui, un mariage, mon cher. Mais pourquoi ton esprit ferme s’afflige-t-il, et pourquoi les rubis de tes joues deviennent-ils si pâles ? La table aura un coin, et ce coin aura une écuelle, et à côté de cette écuelle il y aura un verre, et la place du bout sera occupée, et l’écuelle et le verre se rempliront pour toi, tous les cotillons du Lothian eussent-ils juré le contraire. Eh quoi, mon brave, suis-je homme à me laisser mettre des lisières ? — C’est ce qu’a dit plus d’un brave garçon de mes amis, dit Craigengelt ; mais, que je meure si j’en sais la cause, les femmes ne peuvent pas me sentir ; elles s’arrangent toujours de manière à me faire déguerpir avant la fin de la lune de miel. — Si vous aviez su maintenir votre terrain jusqu’à ce qu’elle fût passée, vous auriez gagné une bonne pension annuelle, dit Bucklaw. — Mais je n’ai jamais pu le faire, reprit le parasite affligé ; j’ai connu milord de Castle Cuddy, et nous étions comme le doigt et la main ; je prenais ses chevaux, je lui empruntais de l’argent et j’en empruntais pour lui ; je dressais ses faucons ; je lui apprenais à tendre les pièges : eh bien ! quand il lui prit fantaisie de se marier, je lui fis épouser Katie Glegg, dont je me croyais aussi sûr qu’on peut l’être d’une femme. Diable ! avant moins de quinze jours elle me fit sortir de la maison, comme si j’avais couru sur des roulettes. — Eh bien ! reprit Bucklaw, je n’ai rien qui ressemble à Castle Cuddy, et Lucy n’est nullement comme Katie Glegg. Mais voyez-vous, la chose se fera, que vous le vouliez ou non. Il n’y a qu’une question, Voulez-vous m’être utile ? — Utile… et à toi, mon propriétaire, mon garçon chéri, pour qui je parcourrais le monde pieds nus. Nommez le temps, le lieu, les moyens, les circonstances, et vous verrez si je ne sais pas me rendre utile, dans toute circonstance. — Eh bien ! il faut que vous fassiez deux cents milles pour moi. — Mille milles, s’il le faut, et j’appellerai cela le saut d’une puce ; si vous voulez, je vais faire seller mon cheval. — Il faut attendre du moins que vous sachiez où vous devez aller et ce que vous devez faire, reprit Bucklaw. Vous savez que j’ai une parente dans le Northumberland ; lady Blenkensop est son nom ; j’eus le malheur de perdre ses bonnes grâces dans ma pauvreté, et elle me rend ses faveurs aujourd’hui que le soleil de la fortune est venu m’éclairer. — Au diable ces misérables à double face ! » s’écria héroïquement Craigengelt. « Quant à cela, il faut que je le dise à la louange de John Craigengelt, il est l’ami de son ami, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans la pauvreté comme dans la richesse. Vous en savez quelque chose, Bucklaw. — Je n’ai pas oublié votre fidélité, dit son patron ; je me rappelle que dans mon malheur vous aviez envie de me pousser au service du roi de France ou du Prétendant, et de plus, que vous m’avez prêté une vingtaine de pièces d’or, quand, ainsi que je le crois fermement, vous avez appris que la vieille lady Girnington avait fait connaissance avec la mort ; mais ne vous chagrinez pas, John ; je crois, après tout, que vous m’aimez assez à votre manière, et mon malheur est de n’avoir pas de meilleur conseiller pour le moment. Pour en revenir à cette lady Blenkensop, il faut que vous sachiez qu’elle est la favorite de la duchesse Sarah… — Quoi ! de Sarah Jennings ? s’écria Graigengelt ; eh bien, il faut qu’elle soit douée d’une vertu transcendante. — Taisez-vous et gardez votre langue de rebelle pour vous, si c’est possible, dit Bucklaw. Je vous dis que, par l’intermédiaire de la duchesse de Marlborough, ma cousine de Northumberland s’est liée intimement avec lady Ashton, la femme du lord garde des sceaux, ou, pour mieux dire, la gardienne du garde des sceaux : elle a accordé à cette lady Blenkensop la faveur de lui rendre une visite en revenant de Londres, et dans ce moment elle est à son vieux château, sur les bords de Wansbeck. Enfin, comme il est convenu parmi ces dames que leurs maris ne sont pour rien dans leur famille, il leur a plu, sans consulter sir William, de mettre sur le tapis une alliance matrimoniale entre Lucy Ashton et mon aimable personne. Lady Ashton s’érigeant en plénipotentiaire du côté de sa fille et de son mari, et la mère Blenkensop, sans y être aucunement autorisée, me faisant l’honneur de me représenter, vous devez penser que j’ai été fort surpris quand j’ai su qu’une chose qui me concerne de si près était si avancée sans qu’on eût demandé mon avis. — Je veux être capot si c’était dans les règles du jeu, dit le confident. — Et quelle fut votre réponse ? — Mais ma première pensée fut d’envoyer le traité au diable et les négociatrices avec lui, comme une couple de vieilles entremetteuses ; ma seconde fut d’en rire de bon cœur, et la troisième et dernière fut une opinion bien arrêtée que la chose était raisonnable et me convenait assez. — Je croyais que vous n’aviez jamais vu cette fille qu’une fois, et encore avait-elle son masque : du moins vous me l’avez dit. — Oui. mais elle me plut beaucoup alors ; et puis Ravenswood s’est si mal comporté avec moi en me faisant dîner à la porte avec les laquais, parce qu’il avait le lord garde des sceaux et sa fille dans son misérable château de mendiant ! Du diable, Craigengelt, si je puis lui pardonner ce tour sans lui en avoir joué un autre. — Et vous ne devez pas y manquer si vous êtes un brave garçon, reprit Craigengelt aux yeux de qui la chose prenait une tournure qui lui plaisait ; lui enlever sa maîtresse, ce sera lui percer le cœur. — Non pas, dit Bucklaw : son cœur est tout cuirassé de raison et de philosophie, choses que ni vous ni moi, Craigie, ne connaissons, grâce à Dieu ; mais je briserai son orgueil, et c’est ce que je veux. — Eh mais, dit Craigengelt, je vois maintenant pourquoi il vous a insulté dans sa vieille tour en ruine. Être honteux de votre compagnie ! Non, non : il avait peur que vous lui enlevassiez le cœur de la jeune fille. — Eh ! Craigengelt, dit Bucklaw, le croyez-vous vraiment ? Mais non… non… il est bien plus beau cavalier que moi. — Qui… lui ? s’écria le parasite ; il est noir comme un corbeau ; et quant à sa taille, il est grand sans doute ; mais parlez-moi d’un gaillard tel que vous, léger, vigoureux, bien découplé… — Que la peste t’étouffe, dit Bucklaw, et moi aussi qui t’écoute ! tu en dirais autant si j’étais bossu. Mais, pour en revenir à Ravenswood, il n’a pas eu d’égards pour moi, je n’en aurai pas pour lui. Si je puis lui souffler la donzelle, je la lui soufflerai. — La lui souffler ! de par le sang ! vous gagnerez le point, quinte et quatorze, mon roi d’atout : vous le piquerez, repiquerez et le ferez capot. — Trêve à ton jargon de flatteur. Les choses en sont venues au point que j’ai accepté les propositions de ma parente ; je suis convenu des clauses, de la dot, et, du reste, l’affaire se terminera quand lady Ashton arrivera ; car elle conduit son fils et sa fille par la main. Maintenant on me demande quelqu’un de confiance pour porter les papiers. — De par ce bon vin, j’irai au bout du monde… aux portes de Jéricho, au tribunal du prêtre Jean, s’écria le capitaine. — Je crois que vous êtes prêt à faire peu pour moi et beaucoup pour vous. Le premier venu porterait les papiers. Mais vous aurez un peu plus à faire : il faut tâcher de dire ? devant lady Ashton, avec un air indifférent, un mot du séjour de Ravenswood chez son mari, et de ses tête-à-tête avec miss Ashton, et ajouter qu’on parle dans le pays d’une visite du marquis d’Athol, et qu’on pense que c’est pour conclure le mariage entre Ravenswood et Lucy. Je voudrais savoir ce qu’elle dira de tout cela ; car je n’aurais nulle envie d’entrer en lutte, si je pensais que Ravenswood dût remporter le prix à la course : il a déjà de l’avance sur moi. — De l’avance ! la fille a trop de bon sens, pour cela… Dans cette assurance, je bois une troisième fois à sa santé, ce que je voudrais être à même de faire à genoux : et celui qui ne me rendrait pas raison, je lui arracherais ses boyaux pour lui en faire une paire de jarretières. — Écoutez-moi, Craigengelt : vous allez paraître devant des femmes de haut rang, et je vous prie d’oublier vos jurements de goujat. Je leur écrirai que vous êtes un homme de guerre, et que votre éducation a été négligée. — Oui, oui, reprit Craigengelt, un franc soldat, brusque mais honnête, et intègre. — Ni trop honnête ni trop franc ; enfin, tel que tu es… Mon sort veut que j’aie besoin de toi, car il faut employer l’éperon pour mettre lady Ashton en marche. — Je la mènerai grand train, dit Craigengelt ; elle arrivera ici au galop comme une vache poursuivie par un essaim de guêpes, sa queue tortillée sur les reins en forme de tire-bouchon. — Écoute, Craigie, dit Bucklaw ; tes bottes et ton habit sont assez propres pour boire, mais un peu trop sales pour prendre le thé : fais-moi le plaisir de mieux t’équiper, voilà de quoi payer les frais. — Non, Bucklaw, sur mon âme ; mon ami, vous me traitez mal. Cependant, » ajouta Craigengelt en empochant l’argent, « puisque vous voulez que je contracte une dette envers vous, il faut bien que je m’y résigne. — Allons ! à cheval, et partez dès que vous aurez mis votre livrée en état. Prenez mon cheval aux oreilles noires, je vous en fais présent. — Je bois au succès de ma mission, » reprit l’ambassadeur, en vidant un verre qui contenait une demi-pinte.

« Je vous remercie, Craigie, et je vous en fais raison. Je ne vois d’autre obstacle que le père et la fille, et l’on dit que la mère les fait tourner autour de son petit doigt. Tâchez de ne pas l’offenser avec votre jargon de jacobite. — Diable ! il ne faut pas l’oublier : la dame est whig et amie de la vieille duchesse de Marlborough. Grâce à mon étoile, je sais arborer tous les pavillons au premier signal, j’ai combattu avec le même courage sous les ordres de John Churchill que sous ceux de Dundee ou du duc de Berwick. — Pour cette fois, je veux bien vous croire, Craigie. Mais faites-moi le plaisir de descendre à la cave ; vous monterez une Bouteille de bourgogne de 1678, c’est dans la quatrième case à main droite ; et… écoutez-moi donc, montez-en une demi-douzaine, pendant que vous y serez. Parbleu, elles nous aideront à passer la nuit. »






CHAPITRE XXII.

arrivée de lady ashton.


Et bientôt ils virent des hommes vêtus de vert escortant une voiture à quatre chevaux.
Anonyme.


Craigengelt partit pour sa mission dès que son équipage fut prêt ; il fit son voyage en toute diligence, et s’acquitta de son message avec toute l’adresse dont Bucklaw lui avait fait compliment par avance. Comme il arrivait muni de lettres de M. Hayston de Bucklaw, il fut bien reçu de Lady Ashton et de lady Blenkensop ; car ceux qui sont prévenus en faveur d’une nouvelle connaissance prennent, au moins pendant quelque temps, ses défauts pour des qualités.

Quoique habituées à la bonne société, ces deux dames étaient tellement décidées à trouver un homme agréable et bien né dans l’ami de M. Hayston, qu’elles s’aveuglèrent complètement. Il est vrai que Craigengelt était bien vêtu, ce qui est un point fort important ; mais, indépendamment de son extérieur, on prit son effronterie impudente pour une brusquerie honorable, suite de la profession militaire, son jargon pour du courage, et son impertinence pour de l’esprit. Cependant, afin qu’on ne nous taxe pas d’exagération, nous ajouterons que nos dames s’aveuglèrent d’autant plus aisément et furent d’autant mieux disposées à voir Craigengelt d’un œil favorable, que son arrivée procurait l’avantage inappréciable de trouver un tiers pour faire une partie de trédrille, jeu dans lequel ce digne personnage était parfaitement versé, ainsi que dans tous les autres.

Dès qu’il se vit en faveur, il chercha comment il s’y prendrait pour seconder les vues de son patron, et sa tâche ne fut pas difficile, car il trouva lady Ashton toute disposée en faveur de l’union que ludy Blenkensop n’avait pas hésité à lui proposer, d’abord parce qu’elle était sa parente et aussi parce qu’elle aimait à faire des mariages. Bucklaw, guéri de sa prodigalité, était précisément le mari qu’elle désirait pour sa bergère de Lammermoor ; et, pouvant donner pour époux à sa fille un gentilhomme possesseur d’une grande fortune, lady Ashton pensait qu’elle ne pouvait rien désirer de mieux. Le hasard fit aussi que, par suite de ses nouvelles acquisitions, Bucklaw pouvait exercer quelque influence politique dans un comté voisin où les Douglas avaient jadis d’immenses propriétés : or lady Ashton avait conçu l’espoir enchanteur de voir son fils aîné Sholto représenter ce comté dans le parlement anglais, et l’alliance projetée avec Bucklaw servait ses vues de ce côté.

Craigengelt, qui ne manquait pas de sagacité, ne vit pas plus tôt d’où venait le vent qu’il en profita. « Rien, disait-il, ne s’opposait à ce que Bucklaw lui-même, s’il le désirait, siégeât pour le comté ; il n’avait qu’à se mettre sur les rangs ; deux cousins germains, l’un homme d’affaires et l’autre chambellan, lui ont assuré leurs votes ; d’ailleurs, le crédit et l’influence de la famille de Girningham ont toujours eu un grand poids dans les élections, de sorte que par amour ou par crainte, il peut compter sur le plus grand nombre des voix. Mais Bucklaw ne s’inquiète pas plus de monter sur le premier cheval venu ou de siéger au parlement, que moi-même je ne m’inquiète d’un duel. Il serait à désirer que dans cette circonstance il trouvât quelqu’un capable de le guider. »

Lady Ashton écoutait tout ceci attentivement, bien résolue en elle-même à diriger l’influence politique de son gendre futur dans l’intérêt de son fils aîné Sholto et des autres parties intéressées.

Quand Craigengelt vit que Sa Seigneurie était si bien disposée, il continua, pour nous servir de l’expression de son patron, à lui donner de l’éperon, en hasardant un mot sur ce qui se passait au château de Ravenswood, sur le long séjour qu’y faisait l’héritier de cette famille, et sur les bruits que (il voulait être damné s’il y ajoutait foi) l’on avait fait courir dans le voisinage. Il n’était pas de la politique du capitaine de montrer de l’inquiétude à ce sujet ; mais il vit facilement au visage enflammé, à la voix tremblante, à l’œil étincelant de lady Ashton, que l’alarme faisait effet : son mari ne lui avait pas écrit aussi régulièrement qu’elle supposait qu’il devait le faire ; il ne lui avait parlé ni de cette visite à Wolf’s-Crag, ni de l’hôte si cordialement reçu au château de Ravenswood ; ces nouvelles si intéressantes, c’était un étranger qui les apprenait à son épouse ! Un tel mystère approchait tout au moins de la trahison, si même ce n’était pas une rébellion flagrante contre l’autorité de la dame ; et elle jura en son âme de se venger du lord garde des sceaux, comme d’un sujet révolté. Son indignation était d’autant plus grande qu’elle était obligée de la réprimer devant lady Blenkensop et Craigengelt, l’une étant la parente, et l’autre le confident et l’ami de Bucklaw, dont elle désirait l’alliance plus fortement encore, depuis que son imagination effrayée lui faisait craindre que son mari, par politique ou par timidité, ne préférât celle de Ravenswood.

Le capitaine était assez bon ingénieur pour s’apercevoir que la fougasse brûlait ; il ne fut donc pas surpris d’entendre lady Ashton annoncer le même jour qu’elle abrégerait son séjour chez lady Blenkensop. Elle partit en effet le lendemain à la pointe du jour, pour retourner en Écosse avec toute la célérité que permettaient le mauvais état des routes et la manière dont elle devait voyager.

Infortuné garde des sceaux ! il se doutait peu de l’orage qui s’avançait sur lui avec toute la rapidité d’une voiture gothique attelée de six chevaux ; tel que Don Gayferos, il oubliait sa dame pour ne s’occuper que de la visite tant attendue du marquis d’Athol, le jour était enfin venu où il avait l’assurance positive que ce personnage important honorerait le château de Ravenswood de sa présence, à une heure après midi, ce qui était bien tard pour le dîner et causait bien du tracas dans la maison. Sir William parcourait l’un après l’autre les appartements, tenait conseil dans les caves avec le sommelier ; il osa même se montrer dans la cuisine, au risque d’avoir un démêlé avec le cuisinier, serviteur assez fier pour braver les ordres de lady Ashton elle-même. Sûr que tout était en bon train, il se rendit avec sa fille et Ravenswood sur une terrasse d’où il pourrait découvrir au loin l’équipage du marquis. Cette terrasse, flanquée d’un lourd rempart en pierre, s’étendait devant la façade du château, à hauteur du premier étage, et l’on entrait dans la cour par une large porte pratiquée au-dessous : un large escalier en pierre y conduisait. Cette disposition, tout en le protégeant, laissait au château l’apparence d’une maison de plaisance, et prouvait que les anciens lords de Ravenswood jouissaient sans trouble de leur immense pouvoir.

De là on jouissait d’une vue très-étendue et très belle ; mais ce qui, dans la circonstance actuelle, était le plus important, c’est qu’on découvrait deux routes, l’une venant de l’est, l’autre de l’ouest : après avoir passé sur une montagne située en face de l’éminence sur laquelle s’élevait le château, ces routes se rapprochaient graduellement pour se réunir près de l’avenue. C’était vers celle de l’ouest que les trois personnages tournaient leurs regards afin de voir arriver la voiture du marquis ; sir William avec un sentiment d’anxiété, Lucy pour faire plaisir à son père, et Ravenswood avec une condescendance qu’il ne cherchait pas à déguiser.

Leur attente ne fut pas de longue durée. Deux coureurs à pied, vêtus de blanc, portant la casquette noire des jokeis, et de longues cannes à la main, formaient la tête du cortège : telle était leur agilité qu’ils conservaient sans peine la distance qu’exigeait l’étiquette en avant de la voiture et des hommes à cheval qui l’entouraient. Ils arrivaient en trottant, et malgré lu rapidité de leur marche, ils ne paraissaient nullement essoufflés. On trouve souvent dans les anciennes pièces de théâtre des allusions à ces coureurs. Je citerai plus particulièrement la comédie de Middleton, intitulée Mad world, my masters[106]. Peut-être même y a-t-il encore en Écosse des vieillards qui se souviennent d’en avoir vu faisant partie de la suite des anciens nobles lorsqu’ils voyageaient en grande cérémonie[107]. Derrière ces brillants météores, qui couraient comme si l’ange exterminateur eût été à leur poursuite, on voyait un nuage de poussière entourer les cavaliers qui précédaient, ou accompagnaient, ou suivaient la voiture du marquis.

Le privilège de la noblesse, à cette époque, avait quelque chose qui frappait l’imagination. Le costume, les livrées, le nombre des laquais, la manière pompeuse de voyager, l’air imposant et presque belliqueux des hommes armés qui entouraient la voiture, mettaient le grand seigneur bien au-dessus du laird, suivi de deux domestiques seulement ; et quant à la portion mercantile de la nation, elle ne songeait pas plus à entrer en rivalité avec le luxe de la noblesse qu’à imiter l’équipage d’apparat du souverain. Aujourd’hui c’est tout différent, et moi-même, moi, Pierre Pattieson, dans un voyage que j’ai fait dernièrement à Édimbourg, j’ai eu l’honneur de changer une jambe[108] (en style de diligence) avec un pair du royaume. Il n’en était pas ainsi dans les temps dont je parle, et le marquis, si long-temps et si vainement attendu, arrivait entouré de toute la pompe de l’ancienne aristocratie. Sir William Ashton était tellement absorbé dans sa contemplation et dans ses réflexions sur le cérémonial, cherchant à se rappeler s’il n’avait pas oublié quelque détail, qu’il entendit à peine son fils Henri s’écrier : « Papa, voilà une autre voiture à six chevaux qui vient par la route de l’est ; appartiennent-elles toutes les deux au marquis d’Athol ? »

Enfin, lorsque Henri eut forcé son père à lui accorder quelque attention, en le tirant par la manche, celui-ci « tourne les yeux, et aperçoit soudain une épouvantable vision. »

Une autre voiture, attelée de six chevaux et entourée de quatre laquais à cheval, arrivait par la route de l’est, avec une rapidité qui faisait douter lequel des deux équipages, s’approchant ainsi de deux points opposés, parviendrait le premier à la porte située à l’extrémité de l’avenue. L’un était peint en vert, l’autre en bleu ; et jamais les chars verts et les chars bleus[109] n’excitèrent plus de tumulte dans les cirques de Rome et de Constantinople que cette double apparition n’en occasionna dans l’esprit du lord garde des sceaux. Tout le monde se rappelle la terrible exclamation d’un libertin sur son lit de mort, lorsqu’un de ses amis, dans l’espoir de le guérir de ce qu’il regardait comme une affection hypocondriaque, plaça devant lui une personne ayant le même costume que le spectre affreux qu’il avait décrit : « Mon Dieu ! » s’écria le malheureux en voyant l’apparition réelle et celle qui n’était qu’imaginaire, « il y en a deux. »

La surprise de sir William, à la vue de cette seconde voiture, qui n’était pas attendue comme la première, ne fut guère plus désagréable, et fit naître dans son esprit un étrange pressentiment. Il n’avait aucun voisin qui pût se présenter ainsi sans cérémonie, dans un temps où l’on tenait si fort à l’éliquette. Ce doit être lady Ashton, lui disait sa conscience, qui le faisait péniblement anticiper sur le motif de ce retour subit qui n’avait pas été annoncé. Il sentit qu’il était pris en flagrant délit. Il n’y avait pas le moindre doute qu’elle ne lui témoignât hautement le mécontentement qu’elle éprouverait en voyant la compagnie dans laquelle il allait être si inopinément surpris ; un seul espoir lui restait : lady Ashton possédant les notions les plus élevées du décorum de la dignité, s’abstiendrait de faire un éclat. Néanmoins ses doutes et ses craintes l’agitèrent au point qu’il oublia presque totalement le cérémonial projeté pour la réception du marquis.

Ces sentiments d’appréhension agirent avec non moins de force sur la fille de sir William Ashton. « C’est ma mère… c’est ma mère ! » dit-elle en regardant Ravenswood, les mains jointes et le visage couvert d’une pâleur mortelle.

« Et quand ce serait lady Ashton, » lui dit à voix basse celui-ci, « quelle raison y a-t-il d’en concevoir tant d’alarme ? Sûrement le retour d’une mère dans sa famille, d’où elle a été si long-temps absente, doit exciter des sentiments autres que ceux de la crainte et de la consternation. — Ah ! vous ne connaissez pas mère, » répondit miss Ashton à qui la terreur ôtait presque la force de parler : « que dira-t-elle quand elle vous verra ici ? — Mon séjour y a été trop long, » dit Ravenswood avec un peu de hauteur, « si ma présence doit lui inspirer tout le mécontentement que m’annonce votre frayeur. Ma chère Lucy, » ajouta-t-il d’un ton radouci et dans le dessein de lui donner un peu de courage, « c’est être trop enfant que d’avoir ainsi peur de lady Ashton ; c’est une dame de haute naissance, une femme de distinction, une personne qui doit connaître le monde, et savoir ce qu’elle doit à son mari et aux hôtes de son mari. »

Lucy secoua la tête ; et comme si sa mère, quoique encore éloignée d’un demi-mille, eût pu la voir et scruter son cœur, elle s’éloigna de Ravenswood, prit le bras de Henri et se promena avec lui sur une autre partie de la terrasse. Le lord garde des sceaux s’esquiva aussi, pour ainsi dire, et se rendit à la grande porte, sans inviter Ravenswood à l’accompagner, de sorte que celui-ci resta sur la terrasse, seul, abandonné, et presque comme un homme dont on chercherait à éviter la présence.

Cette conduite ne convenait nullement au caractère d’un homme plus fier encore qu’il n’était pauvre, et qui croyait qu’en sacrifiant des ressentiments profondément enracinés, au point de devenir l’hôte de sir William Ashton, il accordait une grâce et n’en recevait aucune.

« Je puis pardonner à Lucy, » se disait-il à lui-même ; « elle est jeune, timide, et ne peut se dissimuler qu’elle a contracté un engagement important sans l’aveu de sa mère ; mais encore ne doit-elle pas oublier quel est celui avec qui elle l’a contracté, et ne pas me donner raison de soupçonner qu’elle rougit de son choix. Quant au lord garde des sceaux, toutes ses facultés semblent l’avoir abandonné dès le premier instant qu’il a entrevu la voiture de lady Ashton. Il faut voir comment tout ceci finira ; et si l’on me donne quelque raison de penser que ma présence soit désagréable, j’aurai bientôt abrégé ma visite. »

L’esprit préoccupé de ces réflexions, il quitta la terrasse, et, descendant aux écuries du château, donna ordre de seller son cheval afin de le trouver tout prêt dans le cas où il serait obligé de partir.

Cependant les cochers des deux voitures dont l’approche avait occasionné tant de consternation dans le château, reconnurent qu’ils se dirigeaient par des routes différentes vers l’extrémité de l’avenue, comme vers un centre commun. Lady Ashton donna aussitôt à ses postillons l’ordre de faire tous leurs efforts pour gagner de vitesse sur l’autre voiture ; car elle désirait avoir un entretien avec son mari avant l’arrivée des hôtes qui lui survenaient, quels qu’ils fussent. De son côté, le cocher du marquis, jaloux de soutenir sa dignité et celle de son maître, et remarquant que son rival doublait le pas, se montra résolu, en vrai membre de la confrérie du fouet, tant ancienne que moderne, à maintenir son droit de préséance ; en sorte que, pour augmenter la confusion qui régnait dans la tête du lord garde des sceaux, il vit le peu de temps qui lui restait pour prendre une détermination, abrégé par l’empressement et l’ardeur des cochers rivaux, qui se regardant fièrement, et appliquant de vigoureux coups de fouet à leurs chevaux, commencèrent à descendre la colline avec la rapidité de l’éclair, tandis que les cavaliers qui les suivaient mettaient également les leurs au galop.

La seule chance qui restât maintenant à sir William était que l’une des deux voitures versât, et que sa femme ou le marquis se rompît le cou. Je n’assure pas qu’il forma aucun désir bien arrêté à cet égard ; mais je n’ai pas non plus de raison pour croire que, dans l’un ou l’autre cas, il eût été tout-à-fait inconsolable. Cette chance, néanmoins, lui fut encore enlevée ; car lady Ashton, quoique étrangère à la crainte, commença à sentir le ridicule de jouter de vitesse avec un personnage de distinction, dans une course dont le but était la porte de son propre château : aussi, comme on approchait de l’avenue, elle ordonna à son cocher de ralentir le pas et de laisser passer l’autre équipage. Celui-ci obéit avec plaisir à cet ordre qui venait fort à propos pour sauver son honneur ; car les chevaux du marquis étaient meilleurs ou moins fatigués que les siens. Il cessa donc de lutter, et laissa la voiture verte et sa suite enfiler l’avenue, qu’elle parcourut avec la rapidité d’un tourbillon ; car le cocher du marquis, quoiqu’on lui eût cédé le pas, ne ralentit en rien la rapidité de sa marche ; au contraire, celui de lady Ashton reprit le petit trot, s’avança beaucoup plus lentement sous la voûte que formaient les branches entrelacées de deux rangées d’ormes majestueux.

Le marquis, après avoir franchi la porte d’entrée du château, fut reçu dans la cour intérieure par sir William Ashton, dont l’esprit était cruellement agité ; à ses côtés se tenaient son jeune fils et sa fille, et par derrière une longue file de ses gens, les uns en livrée, les autres diversement habillés. À cette époque, la noblesse et les classes un peu relevées portaient jusqu’à l’extravagance le nombre de leurs domestiques, dont les services étaient à bon marché dans un pays où il y avait plus de bras que de moyens de les employer.

Un homme qui avait autant d’usage du monde que sir William Ashton savait trop se rendre maître de lui-même pour se laisser long-temps déconcerter par un concours de circonstances contrariantes. Lorsque le marquis fut descendu de voiture, il lui adressa les compliments d’usage ; et l’introduisant dans le salon, il ajouta qu’il espérait que son voyage avait été agréable. Le marquis était de haute taille, bien fait, d’une figure qui indiquait la profondeur de la pensée et une grande rectitude de jugement ; son œil brillait du feu de l’ambition, qui, depuis quelques années, avait remplacé la vivacité de la jeunesse ; sa physionomie avait une expression de hardiesse et de fierté, adoucie par une habitude de circonspection et par le désir que, comme chef de parti, il devait nécessairement avoir d’acquérir de la popularité. Il répondit avec beaucoup de courtoisie à l’accueil poli du lord garde des sceaux, qui le présenta à miss Ashton avec le cérémonial d’usage ; mais en ce moment sir William laissa voir combien son esprit était agité et préoccupé par un seul objet ; car il dit au marquis : « Voici mon épouse. »

Lucy rougit. Le marquis parut surpris de l’extrême jeunesse de son hôtesse, et le lord garde des sceaux parvint, non sans peine, à rallier ses esprits et à se reprendre en disant :

« C’est ma fille que je voulais dire, milord ; mais le fait est que je viens de voir la voiture de lady Ashton entrer dans l’avenue peu de temps après celle de Votre Seigneurie, et… — Ne faites point d’excuses, milord, répondit le marquis, mais laissez-moi vous engager à aller au-devant de votre dame, pendant que je ferai connaissance avec miss Ashton. Je suis mortifié que mes gens aient pris le pas sur mon hôtesse, à sa propre porte ; mais Votre Seigneurie sait fort bien que je croyais lady Ashton encore dans le sud. Point de cérémonie, je vous en supplie, et ne différez pas davantage à aller la recevoir. »

C’était précisément ce qu’il tardait à sir William de pouvoir faire : aussi profita-t-il à l’instant de l’obligeante permission du marquis. Il était possible qu’après avoir eu une entrevue avec lady Asthon, et avoir essuyé en particulier la première bordée de sa colère, elle se trouvât, jusqu’à un certain point, disposée à accueillir ses hôtes avec le décorum convenable, malgré le déplaisir que lui causerait leur présence. Lors donc que la voiture s’arrêta, il présenta la main à son épouse pour l’aider à descendre ; mais, feignant de ne pas le voir, lady Ashton demanda celle du capitaine Craigengelt, qui se tenait à la portière, son chapeau sous le bras, et qui, pendant le voyage, avait joué le rôle de cavaliere servente. S’appuyant sur le bras de ce respectable personnage comme pour se soutenir, lady Ashton traversa la cour, en donnant quelques ordres à ses domestiques, mais sans adresser un seul mot à sir William, qui s’efforça vainement d’attirer son attention, en la suivant plutôt qu’en l’accompagnant jusqu’au salon, où ils trouvèrent le marquis causant avec le Maître de Ravenswood. Lucy avait saisi un prétexte pour s’échapper. Un air d’embarras régnait sur toutes les figures, à l’exception de celle du marquis ; car Craigengelt lui-même, malgré toute son impudence, pouvait à peine cacher la frayeur que lui inspirait la présence de Ravenswood, et les autres personnes sentaient tout l’embarras de la position dans laquelle elles se trouvaient inopinément placées.

Après avoir attendu un instant que sir William le présentât à lady Ashton, le marquis se décida à se présenter lui-même. « Le lord garde des sceaux, » dit-il en s’avançant vers elle, « vient de me présenter sa fille comme son épouse ; il pourrait maintenant me présenter lady Ashton comme sa fille, tant elle est peu différente de ce que je me souviens de l’avoir vue il y a quelques années : veut-elle bien me permettre d’user de la plénitude des droits que me donne sa gracieuse hospitalité ? »

Il embrassa lady Ashton avec une grâce qui le mettait à l’abri d’un refus, et continua : « Je vous fais, lady Ashton, une visite en qualité de pacificateur ; je prendrai donc la liberté de vous présenter mon cousin, le jeune Maître de Ravenswood, et de le recommander à votre bienveillance. »

Lady Ashton ne put se dispenser de saluer Edgar ; mais il y eut dans son salut un air de hauteur qui approchait d’un dédain insultant ; Ravenswood, de son côté, lui rendit cette politesse avec le même air de dédain.

« Permettez-moi, dit-elle au marquis, de présenter à Votre Seigneurie un de mes amis. » Craigengelt, avec l’impudente effronterie que les gens de son espèce prennent pour de l’aisance, fit une salutation au marquis en retirant la jambe en arrière et en abaissant jusqu’à terre son chapeau galonné. « Vous et moi, sir William, » continua lady Ashton, et ce furent les premières paroles qu’elle eût encore adressées à son mari, « nous avons fait de nouvelles connaissances, depuis que nous ne nous sommes vus : je vous présente donc mon nouvel ami, le capitaine Craigengelt. »

Nouveau salut de la part de Craigengelt ; et le lord garde des sceaux le lui rendit sans que rien indiquât qu’il ne lui était pas tout à fait inconnu, et avec une sorte d’empressement qui témoignait son désir de voir la paix et l’amnistie proclamées entre les parties contendantes, y compris les auxiliaires des deux côtés. « Permettez-moi de vous présenter le Maître de Ravenswood, » dit-il au capitaine conformément à ce système de conciliation. Mais Ravenswood, se relevant de toute la hauteur de sa taille, et sans même jeter un regard sur la personne à laquelle il était ainsi présenté, dit d’un ton significatif : « Le capitaine Craigengelt et moi nous nous connaissons déjà parfaitement. — Parfaitement… parfaitement, » répéta le capitaine d’une voix entrecoupée, comme un écho, et faisant décrire à son chapeau un cercle beaucoup moins large que ceux qu’il avait tracés lors de sa présentation au marquis et au garde des sceaux.

Lockhard, suivi de trois domestiques, entra en ce moment pour présenter le vin et les rafraîchissements qu’il était alors d’usage d’offrir avant le dîner ; dès qu’ils furent déposés sur la table, lady Ashton demanda la permission de se retirer avec son mari pour quelques minutes, ayant à l’entretenir d’affaires particulièrement importantes. Le marquis, comme on peut bien le croire, pria lady Asliton de ne point se gêner, et Craigengelt, après avoir avalé en toute hâte un second verre d’excellent vin des Canaries, s’empressa de sortir du salon, peu désireux de rester en tiers avec le marquis d’Athol et le Maître de Ravenswood ; la présence du premier le tenant dans une crainte respectueuse, et celle du second lui inspirant une véritable terreur. Quelques instructions qu’il avait à donner au sujet de son cheval et de son bagage servirent de prétexte à sa brusque sortie, sur la nécessité de laquelle il insista, quoique lady Ashton eût prescrit à Lockhard d’avoir un soin tout particulier du capitaine Craigengelt et de prévenir ses moindres désirs.

Le marquis et le Maître de Ravenswood restèrent donc seuls, libres de se communiquer leurs observations sur l’accueil qu’ils avaient reçu, tandis que lady Ashton, sortant de l’appartement, suivie de son mari qui ressemblait à un criminel qui va subir sa condamnation, se retira dans son cabinet de toilette.

Dès qu’ils y furent entrés, elle s’abandonna à la violence de son caractère, qu’elle avait, non sans beaucoup de peine, réprimée par égard pour les apparences. Fermant la porte, après y avoir pour ainsi dire poussé son mari alarmé, elle en retira la clef, et avec une hauteur qui se lisait aisément sur un visage que le nombre des années n’avait pas encore dépouillé de tous ses charmes, avec un regard qui annonçait autant de résolution que de ressentiment : « Je ne suis pas surprise, milord, dit-elle, des liaisons qu’il vous a plu de former pendant mon absence ; elles sont parfaitement dignes de votre naissance et de votre éducation : je m’attendais peut-être à autre chose ; mais je reconnais franchement mon erreur, et j’avoue que je mérite le désappointement que vous me prépariez. — Ma chère lady Ashton, ma chère Éléonore, écoutez un instant la raison, et vous ne tarderez pas à être convaincue que j’ai agi avec tous les égards dus à la dignité aussi bien qu’aux intérêts de ma famille. — Oh ! je vous crois toute la capacité nécessaire pour veiller aux intérêts, à la dignité même de votre famille, » répondit-elle d’un air de mépris ; « mais, comme la mienne se trouve inséparablement liée avec elle, vous voudrez bien ne pas trouver mauvais que je m’occupe seule de ce qui la concerne. — Mais que voulez-vous dire, lady Ashton ? qu’est-ce qui vous déplaît ? Comment se fait-il qu’après une si longue absence vous n’arriviez que pour me faire des reproches ? — Interrogez votre propre conscience, sir William ; demandez-lui ce qui a fait de vous un renégat à votre parti et à vos opinions politiques ; ce qui vous a amené, autant que j’ai pu le comprendre, jusqu’au point de marier votre fille unique à un misérable jacobite ruiné, au plus implacable ennemi de votre famille. — Mais, au nom du bon sens et de la politesse la plus commune, que vouliez-vous que je fisse, madame ? pouvais-je décemment ne pas recevoir chez moi un jeune homme bien né, qui, tout récemment encore, a sauvé la vie de ma fille et la mienne ? — Sauvé votre vie ! j’ai entendu parler de cette histoire. Le lord garde des sceaux s’est laissé effrayer par une vache, et il a pris pour un autre Guy de Warwick, le jeune homme qui l’a tuée. Le premier boucher d’Haddington pourrait bientôt avoir les mêmes titres à votre hospitalité. — C’en est trop, lady Ashton ! et encore quand je suis prêt à faire pour vous tous les sacrifices… Dites-moi enfin ce que vous voulez de moi ? — Allez trouver vos hôtes, répondit l’impérieuse dame : faites vos excuses à Ravenswood de ce que l’arrivée du capitaine Craigengelt et de quelques autres amis vous met dans l’impossibilité de lui offrir plus long-temps un logement au château ; dites-lui que j’attends le jeune Hayston de Bucklaw, et que… — Juste ciel ! madame, s’écria sir William ; Ravenswood céder la place à un Craigengelt, à un joueur reconnu, à un délateur ! J’ai eu peine à m’empêcher de lui ordonner de sortir de chez moi, et ce n’est qu’avec une extrême surprise que je le vois à votre suite. — Puisque vous l’y avez vu, répliqua sa douce moitié, vous avez dû croire que c’est un homme dont la société est honorable. Quant à ce Ravenswood, il ne fait que recevoir le même traitement que, je le sais positivement, il a fait éprouver à un de mes amis pour qui j’ai beaucoup d’estime, et qui a eu le malheur, il y a quelque temps, de loger chez lui. En un mot, prenez votre parti : si Ravenswood ne sort à l’instant du château, ce sera moi qui en sortirai. »

Sir William Asthon se promenait à grands pas dans la plus cruelle agitation, la crainte, la honte et la colère luttant ensemble contre sa déférence habituelle pour les volontés de sa femme ; il finit, comme il arrive toujours aux esprits timides, par adopter un terme moyen.

« Je vous dirai franchement, madame, que je ne peux ni ne veux me rendre coupable envers le Maître de Ravenswood de l’incivilité que vous me proposez ; il n’a nullement mérité un pareil procédé. Si vous êtes assez peu raisonnable pour insulter un homme de qualité sous votre propre toit, je ne puis vous en empêcher ; mais du moins je ne serai pas l’agent d’un procédé aussi monstrueux. — Vous y êtes bien décidé ? — Oui de par le ciel, madame. Demandez-moi quelque chose qui soit d’accord avec les convenances, comme, par exemple de cesser peu à peu de cultiver sa connaissance, ou quelque chose de cette espèce… Mais lui dire de quitter ma maison, c’est à quoi je ne veux ni ne peux consentir. — En ce cas, ce sera sur moi que tombera la tâche de soutenir l’honneur de la famille, comme cela est déjà arrivé plusieurs fois. »

À ces mots, lady Ashton s’assit, et écrivit à la hâte quelques lignes ; au moment où elle ouvrait une porte pour appeler sa femme de chambre, qui était dans la pièce voisine, le lord garde des sceaux tenta un dernier effort pour l’empêcher de faire une démarche aussi décisive.

« Songez aux conséquences de votre conduite, lady Ashton, lui dit-il ; vous changez en ennemi mortel un jeune homme qui aura probablement les moyens de nous nuire… — Avez-vous jamais connu un Douglas qui ait redouté un ennemi ? » lui demanda-t-elle d’un ton de mépris.

« C’est fort bien, répondit sir William ; mais il est aussi fier que cent Douglas, et que cent diables par-dessus le marché. Songez-y pendant une nuit seulement. — Pas même un instant de plus… Mistress Patullo ! tenez,… remettez ce billet au jeune Ravenswood. — Au Maître de Ravenswood, madame. — Oui, au Maître de Ravenswood, puisque vous l’appelez ainsi. — Je m’en lave absolument les mains, dit le lord garde des sceaux, et je vais descendre au jardin, afin de voir si l’on prépare le fruit pour le dessert. — Allez, » dit-elle en le regardant de l’air du plus profond mépris, « et remerciez le ciel de ce que vous laissez ici une femme aussi capable de veiller à l’honneur de la famille que vous l’êtes de vous occuper de pommes et de poires.

Sir William resta dans le jardin le temps qui lui parut nécessaire pour que la mine à laquelle lady Ashton venait de mettre le feu pût faire son explosion, et pour laisser se refroidir la première chaleur du ressentiment de Ravenswood. En rentrant au salon, il y trouva le marquis d’Athol donnant des ordres à quelques-uns de ses gens : le marquis paraissait extrêmement mécontent. Il commençait à lui faire des excuses pour l’avoir laissé seul, lorsque celui-ci l’interrompit :

« Je présume, sir William, que vous n’êtes pas étranger à ce singulier billet dont mon parent (en appuyant fortement sur le mot mon) vient d’être favorisé par votre épouse, et que par conséquent vous êtes préparé à recevoir mes adieux. Mon parent est déjà parti, ayant jugé inutile de vous faire les siens, toutes les politesses qu’il a reçues de vous précédemment se trouvant annulées par cet étrange affront. — Je vous proteste, milord, » dit sir William en tenant à la main le billet, « que je n’en connais point le contenu. Je sais que lady Ashton est très-vive et se prévient facilement, et je regrette sincèrement qu’elle ait pu vous offenser ; mais j’espère que Votre Seigneurie voudra bien considérer qu’une dame… — Devrait se conduire envers les personnes d’un certain rang, de manière à faire voir qu’elle mérite ce titre, » dit le marquis en complétant la phrase.

« Cela est vrai, milord, dit l’infortuné garde des sceaux ; mais enfin lady Asthon est une femme… — Et comme telle, » dit le marquis en l’interrompant de nouveau, « elle a besoin qu’on lui apprenne quels sont les devoirs de son sexe. Mais la voici qui vient ; je veux apprendre de sa propre bouche la cause d’une insulte aussi extraordinaire et aussi inattendue, faite à mon parent pendant que lui et moi nous étions sous votre toit. »

Lady Ashton entrait en ce moment : sa dispute avec sir William, et une conversation qu’elle avait eue depuis avec sa fille, ne l’avaient pas empêchée de s’occuper des soins de sa toilette. Elle était en grande parure, et l’on voyait, dans son air et dans ses manières, qu’elle était née pour soutenir la splendeur dont les dames de qualité s’entouraient dans de semblables occasions.

Le marquis d’Athol la salua d’un air de hauteur, et elle lui rendit son salut avec une égale fierté et une réserve également marquée. Reprenant de la main passive de sir William le billet qu’il lui avait donné un instant auparavant, il s’approcha de lady Ashton, et allait lui adresser la parole, lorsqu’elle le prévint en lui disant :

« Je m’aperçois, milord, que vous êtes sur le point d’entamer un sujet de conversation fort désagréable. Je suis fâchée qu’il se soit passé quelque chose qui ait pu porter la plus légère atteinte à l’accueil respectueux dû à Votre Seigneurie. Mais voici le fait : M. Edgar Ravenswood, à qui j’ai adressé le billet qui est entre les mains de Votre Seigneurie, a abusé de l’hospitalité qu’il a reçue dans cette famille, ainsi que de la faiblesse du caractère de sir William Ashton, pour s’emparer du cœur d’une jeune personne et lui faire prendre, sans le consentement de ses parents, des engagements qu’ils n’approuveront jamais. »

Tous deux se récrièrent à la fois.

« Mon parent est incapable… » dit le marquis.

« Lucy n’a pu… » dit le garde des sceaux.

Lady Ashton les interrompit tous deux. « Milord, » dit-elle au marquis, « votre parent, si M. Ravenswood a l’honneur de l’être, a, d’une manière clandestine, tenté de s’emparer de l’affection d’une fille jeune et sans expérience. Sir William Ashton, » dit-elle à son mari, « votre fille a eu la faiblesse d’encourager, plus qu’elle ne le devait, les prétentions d’un homme qui ne lui convient en aucune façon. — Il me semble, madames, » s’écria sir William perdant sa patience et sa modération ordinaire, « que si vous n’aviez rien de meilleur à nous dire, vous auriez tout aussi bien fait de garder pour vous ce secret de famille. — Vous me pardonnerez, sir William, » répondit-elle avec calme ; « le noble marquis a le droit de connaître la cause du traitement dont j’ai cru devoir user envers un homme qu’il appelle son proche parent. — C’est une cause, » se dit tout bas le garde des sceaux, » qui survient après l’effet ; car, en supposant même qu’elle existe, je suis sûr que ma femme n’en avait aucune connaissance lorsqu’elle a écrit sa lettre à Ravenswood. — C’est la première fois que j’entends parler de ceci, dit le marquis ; mais puisque vous avez mis sur le tapis un sujet aussi délicat, permettez-moi de vous dire, milady, que la naissance et les relations de mon parent lui donnaient le droit d’être écouté avec patience, ou du moins d’être refusé avec politesse, même dans la supposition qu’il eût été assez ambitieux pour aspirer à la main de sir William Ashton. — Veuillez vous rappeler, milord, de quel sang miss Lucy Ashton est issue du côté maternel. — Je n’ai pas oublié votre généalogie… Je sais que vous descendez d’une branche cadette de la maison d’Angus ; mais vous ne devez pas… pardon, milady, vous ne devez pas non plus oublier que les Ravenswood ont contracté trois fois avec la branche aînée. Allons, milady, je sais qu’il est difficile de vaincre d’anciennes préventions, et combien il faut les ménager. Si j’ai laissé partir mon parent seul, chassé, pour ainsi dire, de cette maison, c’est parce que j’avais l’espoir de devenir médiateur entre vous. Ce serait encore à regret que je vous quitterais en conservant du ressentiment contre vous : aussi ne partirais-je que ce soir, étant convenu avec le Maître de Ravenswood qu’il m’attendra à quelques milles d’ici. Parlons donc de cette affaire avec plus de calme.

— C’est ce que je désire vivement, milord, » répondit sir William avec empressement. « Lady Ashton, ne laissons pas milord d’Argyle nous quitter en emportant avec lui son mécontentement : unissons-nous pour engager Sa Seigneurerie à dîner au château.

— Le château, répondit-elle, et tout ce qu’il contient sont aux ordres de milord d’Argyle, aussi long-temps qu’il voudra l’honorer de sa présence ; mais, pour en revenir à la discussion de ce sujet désagréable… — Pardon, madame, dit le marquis ; je ne peux vous laisser prendre une résolution précipitée sur un objet aussi important. Je vois qu’il vous arrive encore de la compagnie ; et puisque j’ai eu le bonheur de renouveler mon ancienne connaissance avec lady Ashton, j’espère qu’elle me permettra de ne pas exposer une chose aussi précieuse au hasard d’une discussion pénible, du moins jusqu’à ce que nous nous soyons entretenus d’objets plus agréables. »

Lady Ashton sourit, salua, et donna la main au marquis d’Argyle, qui la conduisit dans la salle à manger avec toute la galanterie cérémonieuse de cette époque, où l’on ne permettait pas à un convié de prendre la maîtresse de la maison par-dessous le bras, comme un paysan prend sa maîtresse à une fête de village.

Ils y trouvèrent Bucklaw, Craigengelt, et quelques autres personnes du voisinage, que sir William avait invitées à l’occasion de la visite du marquis d’Athol. On prétexta une légère indisposition pour excuser l’absence de miss Ashton, dont la place demeura vacante. Le repas fut splendide jusqu’à la profusion, et l’on ne se leva de table que fort tard.



CHAPITRE XXIII.

mort de la vieille alix.


Telle fut la destinée de notre premier père après sa chute ; son sort cependant fut meilleur que le mien ; sa compagne partagea son exil ; je suis banni tout seul.
Waller.


Je ne tenterai pas de décrire le mélange d’indignation et de regret avec lequel Ravenswood quitta le château qui avait appartenu à ses ancêtres. Les termes dans lesquels le billet de lady Ashton était conçu lui ôtaient toute possibilité de demeurer un instant de plus, à moins d’être dépourvu de cette fierté de caractère qui n’était peut-être que trop forte chez lui. Le marquis avait eu sa part de l’affront, mais comme il désirait faire quelques efforts pour opérer une conciliation, il laissa partir son parent seul, en lui faisant toutefois promettre de l’attendre à une petite auberge appelée le Tod’s-Hole[110], située, comme nos lecteurs voudront bien s’en souvenir, à mi-chemin entre le château de Ravenswood et Wolf’s-Crag, et à environ cinq milles d’Écosse[111] de chacun de ces deux endroits. C’était là que le marquis se proposait de rejoindre le Maître de Ravenswood, le soir, ou le lendemain matin. S’il n’eût consulté que ses propres sentiments, il aurait quitté le château à l’instant même ; mais il ne voulait pas s’exposer, sans faire au moins un effort de plus, à perdre les avantages qu’il espérait retirer de sa visite au lord garde des sceaux ; et le Maître de Ravenswood, malgré la violence de son ressentiment, ne voulait pas se priver d’une chance de réconciliation qui pouvait résulter des sentiments favorables que sir William Ashton lui avait montrés, et de la puissante intervention de son parent. Il partit sans plus de délai qu’il n’en fallait pour convenir de cet arrangement.

D’abord il parcourut au grand galop l’avenue du château, comme s’il eût voulu par là apaiser le tumulte des sentiments qui venaient en foule assaillir son esprit. Mais, à mesure que la route devint plus sauvage et plus solitaire, lorsque les arbres lui eurent caché la vue des tourelles du château, il ralentit sa course et s’abandonna aux réflexions pénibles qu’il avait vainement essayé de repousser. Le sentier dans lequel il se trouvait le conduisit à la fontaine de la Sirène et à la chaumière d’Alix, et il se rappela la fatale influence qu’une croyance superstitieuse attachait au premier de ces lieux, ainsi que les avis que lui avait inutilement donnés la vieille aveugle.

« Les vieux proverbes disent la vérité, pensa-t-il, et la fontaine de la Sirène a été témoin du dernier acte d’imprudence de l’héritier des Ravenswood. Alix avait raison : je suis dans la situation qu’elles prédite, ou plutôt dans une situation plus déshonorante encore ; me voilà, non l’allié du spoliateur de la maison de mon père, mais un misérable dégradé, qui, ayant désiré cette alliance, a été repoussé avec dédain. »

Nous sommes obligés de raconter cette histoire telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous ; et si l’on considère la distance des temps et le penchant des personnes par la bouche desquelles elle a passé, on conviendra que ce ne serait pas une histoire écossaise, si l’on n’y apercevait une teinte des superstitions du pays. On raconte que quand Ravenswood approcha de la fontaine solitaire, son cheval, qui marchait d’un pas ferme, mais lent et tranquille, s’arrêta tout-à-coup, ouvrit les narines, se cabra et, malgré l’éperon, refusa d’avancer, comme si quelque objet de terreur se fût subitement présenté devant lui. En jetant ses regards sur la fontaine, Edgar aperçut la figure d’une femme couverte d’une mante blanche, ou plutôt grisâtre, assise à l’endroit même où Lucy Ashton se tenait au moment où elle avait accueilli sa fatale déclaration d’amour. La première impression que cette vue fit sur son esprit, fut que Lucy, devinant par quel sentier il traverserait le parc, était venue à ce lieu bien connu de rendez-vous pour avoir avec lui une dernière et douloureuse entrevue. D’après cette idée, il sauta à bas de son cheval, qu’il attacha à un arbre, et s’avança précipitamment vers la fontaine, en prononçant vivement, quoiqu’à demi-voix, ces paroles : « Miss Lucy Ashton ! »

La figure se retourna, et présenta à ses yeux étonnés, non les traits de Lucy Ashton, mais ceux de la vieille aveugle Alix. La singularité de son vêtement, qui ressemblait plutôt à un linceul qu’à un habillement de femme ; sa stature, qui lui parut plus élevée que de coutume, et surtout l’étrange circonstance de trouver une femme aveugle, infirme et décrépite, à une telle distance de sa chaumière, eu égard à ses infirmités : tout contribuait à le frapper d’une surprise voisine de la terreur. Elle se leva et étendit vers lui sa main desséchée, comme pour lui faire signe de ne pas approcher, tandis que ses lèvres flétries étaient agitées d’un mouvement rapide : mais aucun son ne se fit entendre, Ravenswood s’arrêta, et lorsque, un moment après, il s’avança vers elle, Alix, ou son apparition, se leva de l’endroit où elle était assise, recula, ou plutôt se glissa vers le bosquet, le visage toujours tourné vers lui. Les arbres la dérobèrent bientôt aux yeux de Ravenswood, qui, subjugué par la vive et épouvantable impression que l’être qu’il avait vu n’était pas de ce monde, resta quelque temps comme fixé à l’endroit d’où il l’avait vue disparaître. Rappelant enfin son courage, il s’avança vers le lieu où il lui semblait que la figure s’était assise ; mais le gazon ne lui parut pas avoir été foulé, et aucun indice ne pouvait le porter à croire que ce qu’il avait aperçu fût une substance réelle.

Plein de ces idées étranges et de ces craintes confuses que fait naître dans l’esprit d’une personne la croyance d’une vision surnaturelle, le Maître de Ravenswood retourna vers son cheval, non sans regarder fréquemment derrière lui, comme s’il se fût attendu à voir reparaître le fantôme ; mais que le spectre fût une réalité ou seulement le produit de son imagination échauffée, il ne reparut plus ; et Ravenswood retrouva son cheval tout en sueur et tout épouvanté, comme s’il eut été en proie à la frayeur que les animaux éprouvent, dit-on, à la vue d’un être surnaturel. Edgar, avant de se mettre en selle, le fit marcher doucement en le flattant de temps en temps de la main ; mais l’animal tressaillait à chaque pas, comme s’il se fût attendu à voir derrière chaque arbre un nouvel objet de terreur. Après quelques moments de réflexion, le Maître de Ravenswood résolut d’approfondir ce mystère. « Est-il possible, dit-il, que mes yeux m’aient trompé, et qu’ils m’aient trompé aussi long-temps ? ou bien les infirmités de cette femme ne sont-elles que simulées, afin d’exciter la compassion ? Cependant ses mouvements ne paraissaient pas être ceux d’une personne vivante. Faut-il donc que j’adopte ce qui n’a jamais été pour moi qu’une superstition populaire, et que je dise que cette infortunée est en commerce avec les esprits des ténèbres ? J’éclaircirai mes doutes ; je ne veux pas être abusé, même par le témoignage de mes propres yeux. »

Dans cet état d’incertitude, il arriva au petit guichet de la porte du jardin d’Alix. La place qu’elle occupait sous le bouleau était vide, quoique la journée fût belle et le soleil encore éloigné de son déclin ; s’approchant de la chaumière, il y entendit une femme sangloter et gémir : il frappa à la porte, mais personne ne répondit. Enfin, après avoir attendu quelques instants, il leva le loquet et entra. Cette chaumière était, en effet, un séjour de deuil et de solitude. Le corps de la vieille aveugle, la dernière et la plus fidèle des anciens domestiques de la famille Ravenswood, était étendu sur son misérable grabat : elle venait de rendre le dernier soupir. La jeune fille qui lui avait donné ses soins, assise à quelque distance, se tordait les mains et sanglotait, partagée entre la douleur et une frayeur puérile.

Le Maître de Ravenswood eut quelque peine à calmer les terreurs de la pauvre enfant, que son arrivée soudaine avait plutôt effrayée que rassurée, et lorsqu’il y fut parvenu, les premières paroles qu’elle lui adressa lui donnèrent à entendre qu’il était venu trop tard. Lui ayant demandé l’explication de ces paroles, elle répondit qu’Alix, dès le premier moment de son agonie, avait envoyé un paysan au château, pour demander une entrevue au Maître de Ravenswood, et avait témoigné la plus grande impatience de le voir arriver : mais les messagers des pauvres marchent lentement et avec négligence ; le paysan, comme on l’apprit ensuite, n’était arrivé au château qu’après le départ de Ravenswood, et avait trouvé trop de plaisir à admirer les vêtements splendides des domestiques des étrangers, pour se presser de retourner vers Alix. Cependant l’inquiétude de la vieille aveugle avait paru s’accroître avec les angoisses de son agonie, et, suivant l’expression de Baby[112], sa seule garde-malade, elle avait prié ardemment le ciel de lui permettre de voir encore une fois le fils de son maître, afin de lui renouveler ses avis. Elle était morte au moment précis où l’horloge du village sonnait une heure ; et Ravenswood se rappela, non sans un frémissement intérieur, qu’il avait entendu sonner une heure, en traversant le bois, un instant avant d’avoir vu l’apparition qu’il était maintenant très-disposé à regarder comme le spectre de la défunte.

Il était nécessaire, tant par respect pour la mémoire de la défunte que pour les droits de la simple humanité, de s’occuper des obsèques d’Alix, ce que ne pouvait faire la pauvre jeune fille, dont la terreur était égale à son affliction. Il apprit d’elle que la vieille aveugle avait exprimé le désir d’être enterrée dans un cimetière solitaire, situé près de la petite auberge du Tod’s-Hole, et appelé l’Hermitage, où étaient ensevelis plusieurs membres de la famille de Ravenswood et quelques-uns de ses anciens vassaux. Edgar se fit un devoir de satisfaire ce désir si ordinaire aux paysans d’Écosse, et dépêcha Babie au village voisin, pour se procurer le secours de quelques femmes, en l’assurant que, pendant son absence, il resterait auprès du cadavre ; car, de même que chez les anciens Thessaliens, on regardait comme indispensable de ne pas quitter les morts d’un seul instant.

Ainsi, pendant un quart-d’heure, ou environ, il se trouva gardien du corps inanimé de celle dont l’âme, à moins que ses yeux ne l’eussent étrangement trompé, lui avait, si récemment apparu. Malgré son courage naturel, Ravenswood se sentit considérablement affecté par un concours de circonstances aussi extraordinaires. « Elle est morte en exprimant le vif désir de me voir, » se disait-il dans le cours de ses réflexions. » Se pourrait-il donc qu’un désir vivement et fortement conçu pendant la dernière agonie de la nature, survécût à la catastrophe, franchît les limites redoutables du monde spirituel, et en transportât devant nous les habitants avec les formes ou les couleurs de la vie ? Mais pourquoi ce même fantôme qui s’est montré à mes yeux n’a-t-il pu dire un seul mot qui parvînt jusqu’à mon oreille ? Pourquoi une exception serait-elle faite aux lois de la nature, sans aucun but appréciable ? Vaines questions que la mort seule pourra résoudre, lorsqu’elle m’aura rendu aussi pâle et aussi flétri que l’objet qui est devant mes yeux. »

En parlant ainsi, il jeta un drap sur la figure inanimée dont il ne voyait plus les traits qu’avec une sorte de répugnance. Il s’assit alors dans un vieux fauteuil de bois de chêne sculpté, décoré des armoiries de sa famille, qu’Alix avait trouvé moyen de s’approprier, au milieu du pillage qui avait été fait du mobilier par les créanciers, les domestiques et les hommes de loi, la dernière fois que le père d’Edgar avait quitté son château. Alors il s’efforça de bannir de son esprit toutes les idées superstitieuses que le dernier incident avait naturellement fait naître en lui. Celles qui l’occupaient étaient déjà assez tristes, sans y ajouter l’exagération d’une terreur surnaturelle, puisque de la position d’amant aimé de Lucy Ashton, d’ami honoré et respecté de sir William, il se voyait descendre à celle de triste et solitaire gardien d’une vieille femme pauvre et délaissée.

Il fut cependant remplacé dans ces tristes fonctions plus tôt qu’il ne pouvait raisonnablement s’y attendre, d’après la distance qui séparait la chaumière d’Alix et le village, et d’après l’âge et les infirmités des trois vieilles femmes qui, pour me servir d’une phrase militaire, vinrent le relever de garde. En toute autre occasion, ces vénérables sibylles n’auraient pas fait une telle diligence ; car la première avait plus de quatre-vingts ans, la seconde était paralytique, et la troisième boitait par suite de quelque accident. Mais les honneurs qui sont dus aux morts sont pour les paysans écossais des deux sexes un devoir qu’ils remplissent avec un grand empressement. Je ne sais si c’est par suite du caractère grave et enthousiaste de la nation, ou par le souvenir des anciens usages catholiques, dans un temps où les cérémonies funèbres étaient regardées comme une époque de réjouissance pour les vivants ; mais il est certain que la joie, la bonne chère, et même l’ivresse, étaient et sont encore fréquemment les accessoires obligés d’un enterrement. Ce que la cérémonie funèbre, ou dirgie[113] comme on l’appelle, était pour les hommes, les tristes soins à donner au cadavre avant qu’il soit déposé dans la tombe, l’étaient pour les femmes. Étendre les membres raidis sur une table destinée à cet usage, envelopper le corps dans du linge propre, et ensuite dans son linceul de laine, c’étaient là des opérations que l’on confiait toujours aux vieilles matrones du village, et dont elles trouvaient un sombre et singulier plaisir à s’acquitter.

Les trois vieilles saluèrent le Maître de Ravenswood avec un sourire affreux qui lui rappela la rencontre de Macbeth et des trois sorcières sur les bruyères desséchées de Forres[114]. Il leur remit quelque argent, et leur recommanda de donner les soins ordinaires au corps de leur ancienne connaissance ; ce dont elles se chargèrent très-volontiers, en lui donnant en même temps à entendre qu’il fallait qu’il sortît de la chaumière, afin qu’elles pussent commencer à remplir leurs tristes devoirs. Ravenswood, très-disposé à partir, ne s’arrêta que pour réitérer ses recommandations et s’informer du lieu où il trouverait le sacristain, ou bedeau, chargé du cimetière de l’Ermitage, afin de lui faire tout préparer pour la réception des restes d’Alix dans le lieu de repos qu’elle s’était choisi elle-même.

« Oh ! vous ne serez pas embarrassé pour trouver Johnie Mortsheugh[115] la plus âgée des sibylles, sur les joues ridées de laquelle errait un hideux sourire ; « il demeure tout à côté du Tod’s-Hule, maison où s’est célébrée plus d’une joyeuse orgie ; car la mort et l’intempérance sont proches voisines. — C’est bien vrai, » dit la boiteuse, en s’appuyant sur une béquille destinée à compenser la différence de longueur de sa jambe droite et de sa jambe gauche ; « je me souviens du jour ou le père du Maître de Ravenswood, ici présent, tua le jeune Blackhall[116] d’un coup d’épée, pour un mot dit de travers, en buvant ensemble du vin, de l’eau-de-vie, ou je ne sais quoi. Le pauvre jeune homme ! il y était entré aussi gai qu’une alouette, et il en sortit les pieds les premiers. J’ai assisté aux préparatifs de son enterrement ; et lorsque le sang eut été lavé, c’était un corps superbe à voir. »

On croira facilement que le récit intempestif de cette anecdote ne fit qu’ajouter au désir qu’avait déjà Ravenswood de quitter une compagnie aussi peu faite pour lui, et qui semblait lui présager de nouveaux malheurs. Mais pendant qu’il se dirigeait vers l’arbre auquel il avait attaché son cheval, qu’il resserra les sangles et arrangea la selle, il ne put éviter d’entendre une conversation à son sujet, entre la boiteuse et l’octogénaire. Ce digne couple s’était rendu dans le jardin, pour cueillir du romarin, de la citronnelle, de la rue, et d’autres plantes destinées à être enveloppées dans le linceul avec le cadavre et à faire des fumigations dans la chambre mortuaire. La paralytique, presque épuisée par la course qu’elle avait faite, était restée pour garder le corps, de crainte que des sorciers ou des démons ne vinssent s’en emparer.

Le couple coassant tint la conversation suivante, qui parvint à Edgar à travers la haie du jardin, quoiqu’elle eût lieu à voix basse : « Voilà une belle tige de ciguë parvenue à sa maturité, Anne Winnie, dit la plus vieille ; plus d’une commère autrefois n’aurait pas désiré une meilleure monture pour parcourir et colline et bruyère, au clair de la lune ou à travers le brouillard, et descendre de cette montagne dans les caves du roi de France. — Oui, commère, répondit l’autre ; mais aujourd’hui le diable lui-même a le cœur aussi dur que celui du garde des sceaux, et que tous nos grands seigneurs, c’est-à-dire aussi dur qu’une pierre. Ils nous poursuivent, ils nous emprisonnent, ils nous exposent en public[117] comme des sorcières, et cependant quand je dirais dix fois de suite mes prières au rebours, Satan ne me ferait pas l’honneur de paraître devant moi. — Avez-vous jamais vu le Noir-Voleur[118] ? — Non ; mais j’en ai rêvé plus d’une fois, je vous assure, et je pense bien qu’un jour je serai brûlée pour cela. Mais laissons là le diable, commère ; voici le dollar que nous avons reçu du Maître de Ravenswood ; nous enverrons chercher du pain, de l’ale et du tabac, et aussi un peu d’eau-de-vie que nous ferons brûler avec du sucre ; et que le diable vienne ou non, ma fille, nous pourrons encore passer une nuit gaiement. »

Ici ses mâchoires durcies firent entendre une sorte de grincement, accompagné d’un sourire affreux, semblable au cri de la chouette.

« Le Maître est un jeune homme franc et généreux, reprit Anne Winnie, beau garçon, et, qui mieux est, large des épaules et étroit des reins. Ce sera un beau cadavre, et je voudrais être chargée du soin de l’étendre et de l’envelopper. — Il est écrit sur son front, répliqua l’octogénaire, que jamais main de femme ni main d’homme ne touchera son cadavre ; il ne sera jamais étendu dans un cercueil : vous pouvez compter là-dessus, car je le tiens de bonne part. — Son sort sera-t-il donc de mourir sur le champ de bataille, Ailsie Gourlay ? périra-t-il par le fer ou par le plomb, comme cela est arrivé à plusieurs de ses ancêtres ? — Ne me faites plus de questions : il n’aura pas cet honneur. — Je sais que vous en savez plus que bien d’autres, Ailsie Gourlay, dit Winnie ; mais qui vous a dit cela ? — Que cela ne vous inquiète pas, Anne Winnie ; je le tiens de quelqu’un qui peut en être cru. — Mais vous disiez que vous n’aviez jamais vu le Noir-Voleur ? — Je le tiens d’aussi bonne part, dit Ailsie, d’une personne qui a prédit son sort avant qu’une chemise eût passé sur sa tête. — Silence ! j’entends le trot de son cheval, il s’est remis en route, dit l’autre ; le bruit de son pas me semble de mauvais augure. — Allons, commères, dépêchez-vous, » s’écria de l’intérieur la vieille paralytique ; « et faisons ce qui est nécessaire et ce qui est convenable, car si le cadavre n’est pas bientôt étendu, il se raidira, et notre besogne ne vaudra rien. »

Ravenswood était alors trop loin pour les entendre encore. Il méprisait la plupart des préjugés ordinaires sur la sorcellerie, les présages et la divination, auxquels, à cette époque, la nation écossaise ajoutait une foi tellement implicite, que celui qui hasardait le moindre doute à cet égard était regardé comme coupable d’un crime égal à l’impiété des Juifs et des Sarrasins. Il savait aussi que cette croyance, généralement reçue à l’égard des sorciers et sorcières, faisait porter de préférence les soupçons sur les personnes sujettes à une sombre mélancolie, ou sur celles qu’accablaient la vieillesse, les infirmités et la misère ; souvent mêmes des aveux, arrachés par la crainte de la mort ou par les plus cruelles tortures, donnaient lieu à ces condamnations nombreuses qui déshonorèrent les fastes judiciaires de l’Écosse pendant le dix-septième siècle. Mais la vision de la matinée, qu’elle fût réelle ou imaginaire, avait rempli son esprit d’idées superstitieuses, qu’il s’efforçait en vain de bannir. La nature de l’affaire qu’il allait avoir à traiter à la petite auberge de Tod’s-Hole, où il arriva bientôt après, n’était pas très-propre à les dissiper.

Il était nécessaire qu’il vît Mortsheugh, le fossoyeur du cimetière de l’Ermitage, afin de s’entendre avec lui pour l’enterrement d’Alix ; et, comme cet homme demeurait tout à côté de ce champ de repos, Ravenswood, après avoir pris quelques rafraîchissements, dirigea ses pas vers cet endroit. Une caverne, grossièrement taillée dans le roc, et dont l’intérieur avait la forme d’une croix, formait ce qu’on nommait l’Ermitage : quelque pieux Saxon, sans doute, y avait autrefois fait pénitence ; de là lui venait son nom. Dans des temps plus rapprochés, la riche abbaye de Caldinghame avait fait construire dans le voisinage une chapelle, dont on ne voyait plus aucun vestige, bien que le cimetière qui l’avait entourée continuât à être un lieu de sépulture pour certaines personnes. Quelques ifs à moitié ébranchés croissaient encore dans cette enceinte sacrée. Des guerriers, des barons y avaient été ensevelis à une époque très-reculée ; mais leurs noms étaient oubliés, leurs monuments démolis, tandis que les simples pierres placées sur les tombes de personnes d’un rang inférieur étaient encore debout. Le fossoyeur habitait une simple hutte adossée au mur à demi ruiné du cimetière, mais tellement basse, et dont le toit de chaume, qui touchait presque à terre, était tellement chargé de gazon et de toutes sortes de plantes parasites, qu’elle ressemblait à un tertre funèbre. Là, Ravenswood apprit que l’hôtelier des morts était allé à une noce ; car il était ménétrier en même temps que fossoyeur du canton. Il retourna donc à la petite auberge, après avoir annoncé que le lendemain, de bonne heure, il viendrait trouver l’homme que ses doubles occupations rendaient aussi utile dans la maison du deuil que dans la maison du plaisir.

Bientôt un courrier du marquis arriva à Tod’s-Hole, chargé de dire à Ravenswood que son maître le rejoindrait le lendemain matin ; si bien qu’Edgar, qui avait dessein de se rendre à sa vieille retraite de Wolf’s-Crag, resta à l’auberge pour attendre l’arrivée de son noble parent.







CHAPITRE XXIV.

le fossoyeur.


   Hamlet. Ce drôle-là n’a-t-il donc aucun sentiment de ce qu’il fait ? il chante en creusant une fosse.
   Horatio. L’babitude lui a rendu cette occupation indifférente.
   Hamlet. Oui, c’est bien cela ; la main qui travaille peu a le sens du toucher plus délicat.

Shakspeare. Hamlet.


Le sommeil de Ravenswood fut interrompu par des visions fantastiques et terribles qui l’agitèrent toute la nuit, et les intervalles qu’il passa sans dormir furent troublés par de tristes réflexions sur le passé et sur les craintes que lui inspirait l’avenir. Il fut peut-être le seul voyageur qui eût jamais couché dans ce misérable chenil sans se plaindre de son logement, ou sans s’apercevoir qu’il lui manquât une foule de choses nécessaires. C’est lorsque l’esprit est calme que le corps est délicat. Il se leva néanmoins de bonne heure, dans l’espoir que la fraîcheur du matin lui rendrait le calme que la nuit lui avait refusé, et il se mit en marche vers le cimetière, qui était éloigné de l’auberge d’environ un demi-mille.

La fumée bleuâtre et légère qui commençait à s’élever en tournoyant au-dessus du toit de la chaumière du fossoyeur, et qui faisait distinguer l’habitation des vivants de l’habitation des morts, lui apprit que celui qu’il cherchait était de retour et déjà levé. Il entra donc dans le cimetière, où il aperçut le vieillard occupé à creuser une fosse. « Ma destinée, pensa Ravenswood, semble me diriger à dessein vers des scènes de deuil et de mort… Mais allons ! il ne faut pas que mes sens se laissent égarer par mon imagination !… » Le vieillard, en le voyant approcher, s’appuya sur sa bêche, afin de recevoir ses ordres ; et comme Edgar ne se pressait pas beaucoup de parler, il entama le premier la conversation. « Vous venez, dit-il, me demander pour une noce, monsieur, j’en réponds. — Qu’est-ce qui vous porte à le croire, mon ami ? lui demanda Ravenswood. — C’est que j’exerce deux métiers, monsieur, répliqua l’enjoué vieillard : je manie le violon et la bêche ; avec l’un je remplis le monde, avec l’autre je le vide ; et trente ans d’exercice m’ont appris à connaître tout d’abord les intentions des personnes qui viennent me trouver. — Néanmoins, aujourd’hui vous vous trompez. — Vraiment ? » dit le vieillard en le regardant avec plus d’attention. « Ma foi, cela est très-possible, car tout ouvert qu’est votre front, on peut y remarquer des signes qui indiquent aussi bien la mort que le mariage. Au reste, ma pioche et ma pelle sont à votre service, de même que mon archet et mon violon. — Je désire, dit Ravenswood, que vous prépariez un enterrement convenable pour une vieille femme, Alix Gray, qui demeurait à Craigfoot, dans le parc de Ravenswood. — Alix Gray ! l’aveugle Alix ! dit le fossoyeur. Elle est donc morte ? Allons ! c’est encore un coup de cloche pour m’avertir de me tenir prêt. Je me rappelle le temps où Hobby Gray l’amena dans ce pays. C’était une jolie personne alors, et qui, parce qu’elle était du sud, nous regardait tous du haut en bas. Voilà une bien terrible chute pour son orgueil ! Elle est donc morte, enfin ? — Oui, hier à une heure. Elle a manifesté le désir d’être enterrée ici, à côté de son mari. Vous savez sans doute dans quel endroit son corps a été déposé ? — Si je le sais ! » répondit le gai fossoyeur ; « je sais où est déposé le corps de chacune des personnes qui sont enterrées ici. Mais vous parliez de la fosse d’Alix. Ah ! Dieu nous bénisse ! ce n’est pas une fosse ordinaire qu’il lui faut, si tout ce qu’on a dit d’elle dans ses dernières années est vrai ; c’en est une de six pieds qui convient pour une sorcière, pas un pouce de moins ; autrement ses commères les autres sorcières viendraient bientôt la dépouiller de son linceul, quoiqu’elle soit une vieille connaissance… Mais six pieds ou trois pieds de profondeur, qui est-ce qui me paiera, je vous prie ? — Ce sera moi, mon ami, répondit Ravenswood, et, en outre, tous les autres frais raisonnables. — Raisonnables ! Voyons : il y a la fosse, d’abord ; puis la sonnerie, quoique la cloche soit cassée, puis le cercueil, ma journée, mon pour-boire, et enfin l’eau-de-vie et l’ale pour les libations funéraires. Je ne crois pas que vous puissiez la faire enterrer décemment, comme l’on dit, à moins de seize livres d’Écosse[119]. — Les voici, et même quelque chose en sus ; faites en sorte que les choses soient faites convenablement. — Vous êtes sans doute un de ses parents anglais ? J’ai ouï dire qu’elle s’était mariée au-dessous de sa condition. C’était bien agir que de lui laisser ronger son frein pendant sa vie, et c’est bien agir aussi que de la faire enterrer décemment après sa mort ; car c’est un honneur pour vous plutôt que pour elle. On peut laisser ses parents se tirer d’affaire comme ils l’entendent, tant qu’ils sont vivants et qu’ils peuvent porter le poids de leur misère ; mais il n’est pas bien du tout de souffrir qu’ils soient enterrés comme des chiens, lorsque tout le déshonneur en rejaillit sur la famille. Quant au défunt, qu’est-ce que cela lui fait ? — Vous ne voudriez pas non plus que l’on négligeât ses parents lorsqu’il est question de noces ? » dit Ravenswood, qu’amusaient les dissertations philanthropiques de l’intéressé fossoyeur.

Le vieillard leva ses yeux gris encore pleins de vivacité, et sourit d’un air malin qui faisait voir qu’il comprenait la plaisanterie ; puis il continua avec la même gravité : « Les noces ! comment négliger les noces, quand on s’intéresse le moins du monde à la population ? Oui, sans doute, on doit les célébrer par des festins où l’on réunit ses amis, par les instruments de musique, tels que la harpe, la trompette et le psaltérion ; ou bien un bon violon et une cornemuse, lorsqu’on a de la peine à se procurer ces instruments antiques. — Et la présence du violon, je pense, répliqua Ravenswood, compenserait l’absence de tous les autres.

Le fossoyeur le regarda de nouveau d’un air malin : « Sans doute, sans doute, répondit-il ; si l’on en jouait bien. Mais voilà là-bas, » ajouta-t-il comme pour changer de discours, « la dernière demeure d’Hobby Gray, dont vous parliez, justement le troisième tertre au-delà de cette grande pierre sépulcrale qui s’élève sur la tombe de quelqu’un des Ravenswood, car il y en a plusieurs ici, ainsi que de leurs domestiques (que le diable les emporte !), bien que ce ne soit pas le lieu ordinaire de leur sépulture. — Vous ne les aimez donc pas, ces Ravenswood ? » dit Edgar, peu satisfait de cette bénédiction donnée en passant à sa famille et à son nom.

« Je ne sais qui les aimerait, répondit le fossoyeur ; lorsqu’ils avaient des domaines et de la puissance, ils ne savaient point en faire un usage convenable ; et maintenant qu’ils ont la tête basse, il est peu de personnes qui s’inquiètent de savoir s’ils seront longtemps ou non à la relever. — Vraiment ? dit Ravenswood : je n’avais jamais entendu dire que cette malheureuse famille eût mérité la haine de ses compatriotes. J’avoue que sa pauvreté, si cela peut la rendre méprisable… — Cela y fait beaucoup, vous pouvez m’en croire, répondit le sacristain de l’Ermitage. Je ne vois pas autre chose qui doive me faire mépriser, et cependant on est bien loin de me respecter comme on le ferait si je demeurais dans une belle maison à deux étages et couverte d’ardoises. Mais quant aux Ravenswood, j’en ai vu trois générations, et du diable si l’une valait mieux que l’autre. — Je croyais qu’ils jouissaient d’une bonne réputation dans le pays, dit leur descendant. — Réputation, répéta Mortsheugh ; tenez, voyez-vous, monsieur, quant au vieux bonhomme de lord, j’ai vécu sur ses terres lorsque j’étais un garçon jeune et vigoureux, et je pouvais sonner de la trompette avec qui que ce fût, car j’avais assez de vent alors et pour ce qui est de ce Marine, le trompette que j’ai entendu jouer de son instrument devant les lords du circuit[120], je n’en aurais pas plus fait de cas que d’un enfant qui souffle dans un sifflet. Je l’aurais défié de sonner comme moi le bouteselle, ou le départ, ou la marche. Il ne sonne pas juste. — Mais, mon ami, » dit Ravenswood, qui, mû par une curiosité bien naturelle dans sa position, désirait faire parler davantage le musicien sur le sujet primitif, « quel rapport y a-t-il entre le vieux lord Ravenswood et la musique dégénérée de ce trompette Marine ? — Le voici, monsieur, répondit le fossoyeur ; c’est que j’ai perdu mon haleine à son service. Voyez-vous, j’étais trompette au château, et j’étais payé pour sonner au point du jour et annoncer l’heure du dîner, et dans d’autres circonstances, comme, par exemple, lorsqu’il y avait compagnie, et qu’il plaisait à milord de se divertir. Mais lorsqu’il lui plut de lever sa milice et de la faire marcher jusqu’au pont de Bothwell[121], contre les maudits whigs de l’ouest, il fallut, bon gré mal gré, que je montasse à cheval et que j’allasse avec la troupe. — Il n’y avait rien que de raisonnable en cela, dit Ravenswood ; vous étiez son serviteur et son vassal. — Son serviteur, dites-vous ? répliqua le fossoyeur ; oui sans doute ; mais c’était pour appeler les convives à un dîner bien chaud, ou, au pis aller, pour accompagner un convoi un peu décent jusqu’au cimetière ; mais non pour pousser les gens au carnage et préparer leur repas aux corbeaux. Attendez ; vous allez voir ce qui en arriva, et si je dois chanter en l’honneur de Ravenswood. Bref, nous partîmes par une belle matinée d’été, le 24 juin 1679 ; je me souviendrai toujours de la date, du mois et de l’année. On entendait le bruit des tambours et le cliquetis des armes ; les chevaux ruaient, se cabraient et trépignaient. Hackstoun de Rathillet gardait le pont, avec des hommes armés de mousquets, de carabines, de piques, d’épées et de faux, que sais-je ? et nous, cavaliers, nous reçûmes l’ordre de remonter la rivière pour la traverser à un gué. Je n’ai jamais aimé l’eau, et elle me plaisait d’autant moins que je voyais des milliers de gens armés sur l’autre rive. Le vieux Ravenswood était là, brandissant sa bonne lame d’André Ferrara à la tête de sa compagnie, et nous criant d’avancer, comme s’il se fût agi d’aller à une foire. De son côté, Caleb Balderstone, qui vit encore, s’agitait à l’arrière-garde, et jurait par Gog et Magog qu’il enfoncerait son épée dans le ventre de quiconque tournerait bride. Enfin le jeune Allan, qui était alors le Maître de Ravenswood, était derrière moi, un pistolet armé à la main, et ce fut un grand bonheur qu’il ne partît point, me criant, à moi qui avais à peine le souffle nécessaire pour faire jouer mes poumons : Sonne, poltron que tu es ; sonne donc, lâche, ou je te brûle la cervelle. Oui, certes, je sonnai, mais une si belle fanfare, que le gloussement d’une poule qui vient de pondre serait de la vraie musique, en comparaison. — Tachez d’abréger ces détails, dit Ravenswood. — Les abréger, répéta le fossoyeur. Peu s’en fallut que ma vie elle-même ne fût abrégée, et cela dans la fleur de ma jeunesse, comme dit l’Écriture. C’est justement ce dont je me plains. Enfin donc, nous entrâmes dans l’eau, pêle-mêle, un cheval poussant l’autre, comme c’est l’ordinaire des bêtes brutes, et les cavaliers ne montrant pas plus de bon sens que leurs montures. De l’autre côté, les buissons paraissaient en flammes, tant ces coquins de whigs faisaient sur nous un feu soutenu. Mort cheval venait justement de mettre le pied sur la rive, quand un maudit coquin des provinces de l’ouest… dans cent ans d’ici je me rappellerais encore sa figure, son œil comme celui d’un faucon, sa barbe aussi large que ma pelle… ce maudit coquin, vous dis-je, dirigeait le bout de son long fusil noir à un quart de verge de mon oreille, quand, par l’effet de la miséricorde divine, mon cheval fit un écart, et je tombai d’un côté, tandis que la balle siffla de l’autre ; à ce moment le vieux lord lui porta un coup si violent de son sabre qu’il lui fendit la tête en deux, et le lourdaud tomba sur moi de tout le poids de son corps. — Vous aviez quelque obligation au vieux lord, il me semble, dit Ravenswood. — Vraiment ? dit Mortsheugh ; oh, sans doute ; d’abord, pour m’avoir exposé, bon gré mal gré, à un si grand péril, et puis pour avoir fait tomber sur moi un grand enragé qui voulut m’écraser complètement. Depuis lors, j’ai toujours eu l’haleine courte, et je ne saurais faire cent pas, sans souffler comme la vieille rosse poussive du meunier. — Vous perdîtes donc votre place comme trompette ? dit Ravenswood. — Si je la perdis ! oui sans doute, je la perdis, répliqua le fossoyeur, puisque je n’aurais pu tirer le moindre son d’un chalumeau. Je m’en serais encore assez bien tiré, car je conservai mes gages et mon logement au château, sans avoir guère autre chose à faire qu’à jouer du violon pour amuser la famille. Mais cet Allan Ravenswood, il était encore pire que son père… — Comment ! s’écria Edgar, est-ce que mon père, je veux dire le fils du vieux lord Ravenswood, vous a privé de ce que la libéralité de son père vous avait accordé ? — Oui, sans doute, il m’en a privé, répondit le vieillard ; car il jeta aux chiens tout ce qu’il possédait, et puis il a lâché sur nous ce sir William Ashton, qui ne donne rien pour rien, et qui m’a renvoyé, ainsi que tous les autres pauvres diables qui, lorsque les choses étaient sur l’ancien pied, avaient de quoi manger au château et un trou pour y fourrer la tête. — Si lord Ravenswood a fait du bien à ses vassaux tant qu’il en a eu les moyens, il me semble que ses vassaux devraient respecter sa mémoire. — Vous pouvez en penser ce que bon vous semblera, monsieur, dit l’ex-trompette, mais vous ne me persuaderez jamais qu’en se conduisant comme il l’a fait, il ait rempli ses devoirs, tant envers lui-même qu’envers nous, pauvres gens qui dépendions de lui ; il aurait pu nous donner la jouissance à vie de nos petites habitations et de nos petits terrains ; et moi, qui suis vieux et plein de rhumatismes, je ne serais pas obligé de demeurer dans cette misérable hutte, qui est plutôt faite pour des morts que pour des vivants, tandis que John Smith occupe ma jolie chambre, dont les fenêtres sont vitrées ; et tout cela, parce que Ravenswood a administré ses biens comme un fou ! — Ce n’est que trop vrai, » se dit Ravenswood, frappé de la justesse de l’observation ; « le châtiment du dissipateur est bien loin de se borner à ses propres souffrances. — Au surplus, dit le fossoyeur, il est probable que le jeune Edgar me vengera de tout le mal que m’a fait sa famille. — Vraiment ? qu’est-ce qui vous porte à le croire ? — On dit qu’il est sur le point d’épouser la fille de sir William Ashton : mais que la femme du garde des sceaux lui mette une fois la tête sous son aisselle, et vous verrez si elle ne lui tord pas le cou. Du diable si j’en voudrais, à sa place ! Devenir le gendre d’une femme qui est toujours en effervescence comme une chaudière d’eau bouillante ! Aussi, le plus grand mal que je puisse souhaiter au jeune homme, pour son crédit et sa réputation, c’est de s’allier aux ennemis de son père, qui ont enlevé les beaux domaines et ma jolie demeure à ceux qui en étaient les légitimes propriétaires. »

Cervantès remarque avec beaucoup de finesse que la flatterie plaît, même dans la bouche d’un fou, et que nous sommes sensibles à la censure ou à la louange, même lorsque nous méprisons les motifs sur lesquels elle est fondée, et la manière dont elle est exprimée. Ravenswood réitéra brusquement au fossoyeur l’ordre de veiller avec soin aux funérailles d’Alix, et s’éloigna en faisant la pénible réflexion que le vulgaire de toutes les classes aurait sur son engagement avec Lucy les mêmes idées que ce paysan ignorant et égoïste.

« Et je me suis abaissé, se dit-il à lui-même, jusqu’à m’exposer à ces discours injurieux, pour être refusé ! Ô Lucy ! votre foi doit être aussi pure, aussi parfaite que le diamant, pour compenser le déshonneur que les opinions des hommes et la conduite de votre mère font rejaillir sur le dernier rejeton de la famille de Ravenswood. »

En levant les yeux, il aperçut le marquis d’Athol, qui, étant arrivé à l’auberge du Tod’s-Hole, en était ressorti pour venir à la rencontre de son parent.

Après les compliments d’usage, le marquis fit quelques excuses au Maître de Ravenswood de n’être pas venu le trouver la veille.

C’était bien son intention, dit-il ; mais certaines circonstances imprévues l’avaient engagé à différer son départ. « J’ai appris, ajouta-t-il, qu’il y a une affaire d’amour, mon cher parent, et bien que je pusse vous blâmer de ne pas m’en avoir instruit, comme étant en quelque sorte le chef de votre famille… — Avec votre permission, milord, interrompit Ravenswood, je suis très reconnaissant de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde ; mais je ne crains pas de vous rappeler que c’est moi qui suis le chef de ma famille. — Je le sais, je le sais, dit le marquis ; dans le sens héraldique et généalogique, c’est bien certainement vous qui l’êtes ; ce que je veux dire, c’est qu’étant en quelque manière sous ma tutelle… — Je dois prendre la liberté de vous dire, milord…, » et le ton avec lequel il interrompit le marquis ne présageait pas une longue continuation d’amitié entre les deux parents, lorsque heureusement il fut lui-même interrompu par le vieux fossoyeur, qui accourait tout essoufflé pour demander si Leurs Honneurs seraient bien aises d’avoir un peu de musique à l’auberge, comme dédommagement de la mauvaise chère qu’ils y feraient.

« Nous n’avons pas besoin de musique, dit brusquement Edgar. — Eh bien ! Votre Honneur ne sait pas ce qu’il refuse, » dit le ménétrier avec l’impertinente liberté des gens de sa profession. « Je puis vous jouer plusieurs airs six fois mieux que jamais n’a su le faire Pathe Birnie. Il me faudra moins de temps pour aller chercher mon violon que pour tourner une vis de cercueil. — Retirez-vous, monsieur, dit le marquis. — Et si Votre Honneur est du nord de l’Écosse, dit le persévérant ménétrier, ce que je croirais assez d’après votre accent, je puis vous jouer des airs qui vous conviendront mieux, le Liggeram cosh, le Mullin dhu, les Cummers d’Athol[122]. — Retirez-vous, mon ami, répéta le marquis ; vous interrompez notre conversation. — Ou bien, si, n’en déplaise à Votre Honneur, continua le ménétrier, vous étiez un peu du nombre de ceux qu’on appelle honnêtes gens, je puis vous jouer (ceci fut dit à voix basse et comme en confidence) des airs jacobites, tels que le Roi reprendra sa couronne, et le vieux Stuart est de retour. La maîtresse de l’auberge est une femme fort honnête et très-discrète, qui n’entend ni ne s’inquiète des santés auxquelles on boit chez elle, ni des airs que l’on y joue ; elle n’est sensible qu’au son de l’argent.

Le marquis, que l’on soupçonnait quelquefois de jacobitisme, ne put s’empêcher de rire en jetant un dollar au ménétrier, et lui dit de le laisser tranquille, et d’aller jouer du violon à ses gens, si cela lui faisait plaisir.

« Eh bien ! messieurs, dit-il, je vous souhaite le bon jour ; j’ai reçu un dollar, et je m’en trouve mieux ; vous n’aurez pas de musique, et vous vous en trouverez plus mal, c’est tout ce que je puis vous dire. Mais je vais achever la fosse de la vieille Aily, ce qui ne me tiendra pas plus de temps qu’il n’en faudrait pour accorder un violon ; ensuite je reprendrai mon autre gagne-pain, et j’irai trouver vos gens, pour voir s’ils ont de meilleures oreilles que leurs maîtres. »






CHAPITRE XXV.

incendie de wofl’s-crag.


   Amante fidèle, si tu es fidèle, tu as un rôle pénible à jouer ; par la fortune, la mode, le caprice et toi-même, vous aurez long-temps à lutter.
   Je sais par l’histoire de plusieurs amis, et je le sais mieux encore par mon propre cœur, ce que le temps et le changement de caprice peuvent opérer pour défaire un véritable nœud d’amour.

Henderson.


« Je vous dirai, mon cher parent, reprit le marquis, maintenant que nous voilà débarrassés de cet impertinent racleur, que j’ai cherché à discuter votre affaire de cœur avec la fille de sir William Ashton. Je n’ai vu la jeune personne que quelques minutes ce matin, en sorte que, ne connaissant point son mérite personnel, c’est vous rendre justice, et néanmoins ne pas l’offenser elle-même, que de dire que vous pourriez faire un meilleur choix. — Milord, dit Ravenswood, je vous suis très-redevable de l’intérêt que vous avez pris à mes affaires. Je n’avais nullement l’intention de vous causer de l’embarras en rien de ce qui a rapport à miss Ashton. Mais, puisque mon engagement avec cette jeune personne est venu à la connaissance de Votre Seigneurie, je me contenterai de vous dire que vous avez dû nécessairement supposer que je connaissais toutes les objections que l’on pouvait faire à mon alliance avec la famille de son père, et que, par conséquent, j’ai été convaincu de la force des raisons qui l’emportaient sur ces objections, puisque je me suis avancé comme je l’ai fait. — Mais, mon Dieu ! mon cher parent, dit le noble marquis, si vous m’aviez écouté jusqu’au bout, vous vous auriez épargné la peine de faire cette observation ; car, ne doutant nullement que vous n’eussiez des raisons qui vous paraissaient lever les obstacles, je me suis appliqué, par tous les moyens qu’il me convenait d’employer auprès des Ashton, à les faire entrer dans vos vues. — Je suis très-reconnaissant à Votre Seigneurie d’une intervention que je n’avais point sollicitée, dit Ravenswood ; d’autant plus que je suis persuadé que Votre Seigneurie n’a pas été au-delà des bornes dans lesquelles les bienséances m’ordonnent de me renfermer. — Oh ! pour cela, dit le marquis, vous pouvez en être bien sûr. Je sentais trop moi-même combien l’affaire était délicate pour placer un gentilhomme, qui tient de si près à ma famille, dans une position dégradante ou équivoque à l’égard de ces Ashton. Mais je leur ai représenté tous les avantages qu’ils trouveraient à marier leur fille à un homme qui sort d’une maison aussi honorable, et alliée avec les premières familles d’Écosse ; j’ai expliqué le degré exact de parenté qui existe entre vous et moi, et j’ai même hasardé quelques idées sur la tournure qu’il était probable que prendraient les affaires politiques, et donné à entendre quelles cartes pourraient devenir des atouts dans le prochain parlement. J’ai dit que je vous regardais comme un neveu, comme un fils plutôt que comme un parent éloigné, et que je faisais de cette affaire une affaire personnelle. — Et quel a été le résultat de cette explication ? » demanda Ravenswood qui doutait s’il devait témoigner du mécontentement ou de la reconnaissance à son parent pour le zèle à le servir.

« Mais, répondit le marquis, le garde des sceaux aurait entendu raison ; il ne se sent nullement disposé à quitter sa place, et comme on prévoit un changement prochain, il paraissait avoir quelque penchant pour vous et sentir les avantages qu’en général il retirerait d’une pareille alliance. Mais son épouse, qui a la toute-puissance en main… — Eh bien ! qu’à répondu lady Ashton, milord ? demanda Ravenswood ; faites-moi connaître l’issue de cette conférence extraordinaire ; je puis tout supporter. — J’en suis bien aise, mon cher parent, répondit le marquis ; car j’ai honte de vous rapporter la moitié de ce qu’elle a dit. Il suffit de vous apprendre que son parti est pris, et que jamais maîtresse de pension du premier ordre n’a repoussé avec une plus hautaine indifférence la supplique d’un officier irlandais à demi-solde, qui demande la permission de faire la cour à l’héritière d’un colon des Indes occidentales ; enfin, lady Ashton a rejeté avec mépris toutes les avances de médiation que j’ai pu lui faire en votre faveur, mon cher parent. Je ne saurais deviner quelles sont ses vues relativement à sa fille. Il est certain qu’elle ne saurait former une alliance plus honorable. Quant à la dote et aux domaines, ce doit plutôt être l’affaire de son mari que la sienne. Je crois réellement qu’elle vous hait parce que vous avez la naissance qui manque à son mari, et peut-être aussi parce que vous manquez des biens qu’il possède. Mais je ne ferais que vous contrarier en parlant davantage sur ce sujet… Nous voici arrivés à l’auberge. »

Le Maître de Ravenswood s’arrêta un instant à l’entrée de la chaumière, d’où la fumée sortait à travers toutes les crevasses, et elles n’étaient pas peu nombreuses, par suite des efforts que faisaient les cuisiniers de vovage du marquis pour préparer un bon dîner et donner une apparence de somptuosité à une table dressée en quelque façon au milieu du désert.

« Milord, dit Ravenswood, je vous ai déjà déclaré que le hasard vous a mis en possession d’un secret qui, si cela n’eût dépendu que de moi, en serait resté un, même pour vous, mon cher parent, au moins pour quelque temps encore ; mais puisqu’il devait cesser de rester entre moi et la seule personne qui y est intéressée, je ne regrette pas qu’il soit parvenu à vos oreilles, parce que je rends pleine et entière justice à votre amitié et à votre attachement. — Vous pouvez croire qu’il est en sûreté avec moi, mon cher Ravenswood, répondit le marquis ; mais je serais bien charmé de vous entendre dire que vous avez renoncé à une alliance que vous ne pouvez guère continuer à rechercher sans vous dégrader jusqu’à un certain point. — C’est une chose, milord, dont je jugerai moi-même, répondit Ravenswood, et ce sera, j’espère, avec un sentiment de délicatesse aussi grand que pourrait y mettre aucun de mes amis. Mais, au reste, je n’ai point d’engagement avec sir William et lady Ahston. C’est avec miss Ashton seule que je me suis entretenu sur ce sujet, et sa conduite à cet égard dirigera entièrement la mienne. Si, malgré ma pauvreté, elle continue à me préférer aux autres prétendants plus riches que ses parents lui proposeront, je puis sacrifier à son affection sincère les avantages moins substantiels et moins palpables de la naissance et les préjugés profondément enracinés d’une haine héréditaire. Si miss Lucy Ashton venait à changer de sentiments sur une matière aussi délicate, je me flatte que mes amis garderont le silence au sujet de mon désappointement, et je saurai forcer mes ennemis à le garder de même. — C’est parler comme un brave et digne gentilhomme. Quant à moi, j’ai une si grande estime pour vous, que je serais fâché que la chose allât plus loin. Ce sir William Ashton était, il y a vingt ans, un assez passable avocat, qui, ayant montré du talent au barreau et dans les comités du parlement, a su faire son chemin. L’opération relative à l’isthme de Darien a été une bonne affaire pour lui ; car il était bien instruit, jugeait sainement des événements, et il vendit ses actions fort à propos. Mais maintenant on a tiré de lui tout ce qu’il y avait à en tirer. Aucun gouvernement de l’Écosse n’acceptera ses services au prix qu’il y met, ou plutôt à celui qu’y met sa femme, ce qui est plus extravagant encore ; et avec son indécision et l’insolence de lady Ashton, il gâtera son affaire et s’offrira à bon marché, mais personne ne voudra l’acheter. Je ne dis rien de miss Ashton ; mais je vous assure qu’une liaison de cette nature avec son père ne vous sera ni utile ni honorable, à moins que ce ne soit par la portion des dépouilles de votre père qu’il vous restituerait peut-être par forme de dot. Croyez-moi, vous gagnerez bien davantage, si vous avez assez de résolution pour faire valoir vos droits contre lui devant le parlement d’Écosse : et moi, mon cher cousin, je veux être l’homme qui chassera le renard pour vous, et qui lui fera maudire le jour où il a repoussé une composition trop honorable pour lui, et proposée par le marquis d’Athol au nom d’un parent. »

Il y avait dans tout ce discours quelque chose qui dépassait le but. Ravenswood ne pouvait se dissimuler qu’outre le soin de son intérêt et de son honneur, le noble marquis avait des raisons particulières pour s’offenser de la manière dont son intervention avait été reçue ; et cependant il ne pouvait ni se plaindre ni s’étonner qu’il en fût ainsi. Il se contenta donc de répéter que son attachement pour miss Ashton était purement personnel, qu’il ne voulait devoir ni fortune ni avancement à l’influence de sir William et que rien ne l’empêcherait d’être fidèle à son engagement, si elle ne manifestait elle-même la volonté de l’annuler ; enfin il demanda comme une grâce qu’il ne fût plus question de cette affaire pour le moment, assurant le marquis qui lui ferait savoir tout ce qui pourrait survenir de favorable ou de contraire à cette union.

Le marquis eut bientôt à s’entretenir avec son parent sur des sujets plus agréables et plus intéressants pour lui-même. Un exprès, qui lui avait été envoyé d’Édimbourg au château de Ravenswood, arriva à l’auberge du Tod’s-Hole, lui remit un paquet qui contenait d’agréables nouvelles. Les opérations politiques du marquis avaient un plein succès, tant à Londres qu’à Édimbourg, et il se voyait au moment de jouir de la prééminence après laquelle il avait soupiré.

On servit le repas qui avait été préparé par ses domestiques, et un épicurien eût puisé un nouveau plaisir dans le contraste qu’un pareil repas présentait avec le misérable état de la chaumière dans laquelle il était servi.

La conversation se soutint sur un ton analogue aux sentiments qui animaient les convives, et qui même y ajoutaient un degré de plus d’intimité. Le marquis s’étendait avec complaisance sur le pouvoir que des événements probables allaient mettre entre ses mains, et sur l’usage qu’il espérait en faire pour servir efficacement son cher parent. Ravenswood ne put que lui exprimer de nouveau la reconnaissance dont il était réellement pénétré, quoiqu’il pensât que ce sujet revenait trop souvent sur le tapis. Le vin était excellent, car il avait été apporté d’Édimbourg ; et les habitudes du marquis, lorsqu’il se trouvait engagé dans de pareilles parties de plaisir, étant de les prolonger, il était encore à table deux heures après le moment qu’il avait fixé pour son départ.

« Mais, qu’importe, mon bon ami ? dit-il, votre château de Wolf’s-Crag n’est éloigné que de cinq à six milles, et peut fournir à votre parent d’Athol la même hospitalité qu’à sir William Ashton. — Sir William prit le château d’assaut, répondit Ravenswood, et, comme plus d’un vainqueur, n’eût guère lieu de se féliciter de sa conquête. — Allons, allons, » dit lord Athol, qui s’était un peu relâché de sa dignité, « je vois qu’il faut que j’emploie la ruse pour y entrer. Allons, faites-moi raison de la santé que je porte en l’honneur de la dernière jeune dame qui a couché à Wolf’s-Crag ; elle n’a pas été mécontente de son logement. Mes os sont plus durs que les siens, et je suis déterminé à passer la nuit dans son appartement, afin de savoir jusqu’où peut aller la dureté d’un lit que l’amour fait trouver délicieux. — Votre Seigneurie a le droit de choisir le genre de pénitence qu’il lui plaira, dit Ravenswood ; mais je vous assure que je verrais mon vieux serviteur se pendre, ou se précipiter du haut des murailles, s’il recevait une visite aussi inattendue. Je vous assure que nous sommes littéralement dépourvus de tout ce qui serait nécessaire pour vous recevoir convenablement. »

Cette déclaration n’effraya nullement le marquis : il montra une entière philosophie à cet égard, et une résolution bien arrêtée de voir la tour de Wolf’s-Crag. Un de ses ancêtres, dit-il, y avait été très-bien fêté, lors qu’il partit avec le lord Ravenswood d’alors pour la funeste bataille de Flodden, où ils périrent tous deux. Aussi vivement pressé, le Maître de Ravenswood offrit de se porter en avant, afin de faire les préparatifs que le temps et les circonstances permettraient, mais le marquis protesta que son parent ne pouvait pas le priver de sa compagnie, et consentit seulement à ce qu’on fît partir un courrier pour porter à l’infortuné sénéchal, Caleb Balderstone, l’annonce inattendue de cette redoutable invasion.

Bientôt après, le Maître de Ravenswood monta avec le marquis dans sa voiture, et pendant le trajet, son noble parent lui développa les vues généreuses qu’il avait pour son avancement, dans le cas où ses plans de politique seraient couronnés de succès. Ces vues consistaient à le charger d’une mission secrète et importante, au-delà des mers, et qui ne pouvait être confiée qu’à une personne d’un rang distingué, douée de talents et digne de toute confiance ; elle ne pouvait donc qu’être honorable et avantageuse pour Edgar. Nous n’entrerons dans aucun détail sur la nature et le but de cette mission ; qu’il nous suffise d’informer le lecteur que la perspective de cet emploi plut infiniment au Maître de Ravenswood, qui s’abandonna à l’espoir flatteur de sortir enfin de son état d’indigence et d’inaction, et de recouvrer son indépendance par d’honorables services.

Tandis qu’il écoutait attentivement les détails dans lesquels le marquis jugeait dès lors nécessaire d’entrer avec lui, le messager qui avait été dépêché à la tour de Wolf’s-Crag, revint porteur des très humbles respects de Caleb Balderstone, et de l’assurance que tout allait être mis en ordre, autant que la brièveté du temps le permettrait, pour recevoir convenablement Leurs Seigneuries.

Ravenswood était trop accoutumé à la manière d’agir et de parler de son sénéchal, pour fonder un grand espoir sur cette promesse. Il savait que Caleb agissait d’après le principe des généraux espagnols dans la campagne de…, qui, au grand étonnement du prince d’Orange, leur général en chef, disaient dans leurs rapports journaliers que leurs troupes étaient au complet, bien armées, bien approvisionnées, ne pensant pas qu’il fût convenable à leur dignité et à l’honneur de l’Espagne d’avouer qu’il y eût le moindre déficit en homme ou en munitions ; si bien que le manque des uns et la disette des autres ne se révélaient que les jours de bataille. En conséquence, Ravenswood crut devoir donner à entendre au marquis que les belles assurances qu’ils venaient de recevoir de la part de Caleb ne les garantissaient nullement contre une très-mauvaise réception.

« Vous ne vous rendez pas justice, Edgar, dit le marquis, ou bien vous voulez me surprendre agréablement. De cette fenêtre-ci, j’aperçois une grande clarté, dans la direction du lieu où, si je m’en souviens bien, est situé Wolf’s-Crag ; et, à en juger par l’éclat que la vieille tour répand autour d’elle, les préparatifs pour notre réception ne sont pas ordinaires. Je me rappelle que votre père me joua un pareil tour, lorsque nous allâmes passer quelques jours dans ce château, il y a une vingtaine d’années, pour chasser au faucon ; et cependant nous nous amusâmes à Wolf’s-Crag tout aussi bien que nous aurions pu le faire à mon rendez-vous de chasse de B… — Votre Seigneurie reconnaîtra, je le crains, que les moyens du propriétaire actuel pour traiter ses amis sont considérablement diminués, dit Ravenswood ; la volonté, j’ai à peine besoin de le dire, reste toujours la même. Mais je suis tout aussi embarrassé que votre Seigneurie de me rendre compte d’une clarté aussi vive et aussi brillante que celle qui se montre maintenant au-dessus de Wolf’s-Crag. Les fenêtres de la cour sont en petit nombre et étroites, celles de l’étage au-dessous nous sont cachées par les murs de la cour, et je ne puis me figurer qu’une illumination ordinaire produise une aussi vive clarté.

Le mystère fut bientôt expliqué, car presque au même instant la cavalcade fit halte, et la voix de Caleb Balderstone prononça, à la portière de la voiture, ces paroles entrecoupées par la douleur et l’épouvante : « Arrêtez, messieurs ! arrêtez, mes bons seigneurs ! arrêtez, prenez à droite… Wolf’s-Crag est en feu… Le pavillon et la salle…, tous les meubles en dedans et en dehors…, toutes les belles glaces, les tableaux, les tapis, les tapisseries et autres décors, tout est en flammes, comme si ce n’était que de la tourbe ou de la paille enduite de poix. Prenez à droite, messieurs, je vous en supplie. On fait pour vous quelques préparatifs chez Lucky Smaltrash… malheureuse nuit ! Pourquoi ai-je assez vécu pour en être témoin ! »

Ravenswood fut d’abord étourdi de cette nouvelle calamité, à laquelle il ne s’attendait pas ; mais après s’être recueilli un moment, il s’élança hors de la voiture, et souhaitant à la hâte une bonne nuit à son noble parent, il était au moment de monter la colline pour se rendre au château, dont l’incendie, parvenu à son plus haut point, élevait une immense colonne de feu, qui répandait au loin son éclat du côté de la mer et en colorait les vagues.

« Prenez un cheval, Ravenswood, » s’écria le marquis extrêmement affecté de ce nouveau malheur qui venait si inopinément fondre sur son jeune protégé ; « je vais en monter un autre ; et vous » ajouta-t-il en s’adressant à ses gens, « prenez le galop, afin de voir promptement ce que l’on peut faire pour sauver les meubles ou pour éteindre le feu. Courez comme s’il y allait de votre vie. »

Tous les domestiques se mirent en devoir d’exécuter cet ordre après avoir demandé à Caleb de leur montrer le chemin. Quelques-uns étaient déjà partis de toute la vitesse de leurs chevaux, quand la voix du prudent sénéchal se fit entendre au-dessus du tumulte. « Oh ! arrêtez…, arrêtez, messieurs ; tournez bride, pour l’amour de Dieu ! N’ajoutez pas la perte de votre vie à celle de tant d’objets précieux ! Trente barils de poudre, débarqués d’un lougre venant de Dunkerque, du temps du vieux lord, sont dans les caves de la tour. Le feu ne saurait en être bien éloigné, j’en suis sûr. Pour l’amour de Dieu, tournez à droite. Mettons la colline entre nous et le danger. Vous seriez écrasés par la chute de la plus légère des pierres de Wolf’s-Crag. »

On croira facilement qu’une pareille annonce fit prendre précipitamment au marquis et à ses gens la route que Caleb leur prescrivait, entraînant Ravenswood avec eux, bien qu’il y eût dans cette histoire beaucoup de choses qu’il lui était impossible de comprendre. « De la poudre ! » s’écria-t-il en saisissant Caleb qui s’efforçait en vain de lui échapper ; « quelle poudre ? Comment une quantité quelconque de poudre pouvait-elle se trouver à Wolf’s-Crag sans que j’en susse rien ? c’est ce que je ne puis concevoir. — Mais je peux le concevoir, moi, » interrompit le marquis en lui parlant à l’oreille ; « je le conçois parfaitement ; pour Dieu ! ne lui faites pas de questions en ce moment… Il y a trop d’oreilles autour de nous, » ajouta-t-il à voix basse.

« J’espère, » dit Caleb en se débarrassant des mains de son maître et en rajustant ses vêtements, « j’espère que Votre Honneur en croira l’honorable témoignage de Sa Seigneurie. Sa Seigneurie se rappelle fort bien que l’année où celui qu’on appelait le roi Guillaume mourut… — Chut ! chut ! mon bon ami, dit le marquis ; je satisferai la curiosité de votre maître à cet égard. — Et les habitants de Wolf’s-Hope ? demanda Ravenswood ; aucun n’est-il venu porter du secours avant que la flamme se fût élevée si haut ? — Oui, oui, ils sont venus, les coquins, répondit Caleb ; mais je n’étais nullement pressé de les laisser entrer dans la tour, où il y avait tant d’argenterie et d’objets précieux. — Que le diable te confonde, impudent menteur ! dit Ravenswood ; il n’y avait pas une seule once de… — D’ailleurs, » dit le sommelier élevant impertinemment la voix de manière à couvrir celle de son maître, « le feu gagnait sur nous, à cause du grand nombre de tapisseries et de sculptures qui ornaient la salle à manger, et les coquins se sont mis à fuir comme des rats échaudés, dès qu’ils ont entendu parler de la poudre. — Je vous en conjure, dit le marquis à Ravenswood, ne lui faites plus de questions. — Une seule, milord : qu’est devenue la pauvre Mysie ? — Mysie ? répondit Caleb, je n’ai pas eu le temps de m’occuper de Mysie… Elle est dans la tour, j’en réponds, attendant son sort épouvantable. — De par le ciel ! s’écria Edgar, je ne comprends rien à tout ceci. La vie d’une vieille et fidèle servante est en danger, milord, ne me retenez plus ; du moins j’irai jusqu’au château pour voir si le péril est aussi imminent que ce vieux fou le prétend. — Eh bien donc ! aussi vrai que je me nourris de pain, dit Caleb, Mysie se porte bien et est en sûreté. Je l’ai vue sortir du château avant de le quitter moi-même. Est-ce que j’aurais oublié une ancienne compagne de service ? — Qu’est-ce qui vous a porté à me dire le contraire tout à l’heure ? lui demanda son maître. — Vous ai-je dit le contraire ? répondit Caleb. Il faut donc que j’aie rêvé ; ou bien cette épouvantable nuit m’a fait perdre le jugement. Mais enfin elle est en sûreté, et il n’y a personne au château ; et bien leur en prend ; ils eussent été enveloppés dans des tourbillons de flamme et de fumée. »

Le maître de Ravenswood, après cette assurance solennellement réitérée, et malgré son extrême désir d’être témoin de la dernière explosion qui devait ruiner de fond en comble la demeure de ses ancêtres, se laissa entraîner vers le village de Wolf’s-Hope. Là, non seulement dans l’auberge, mais encore dans la maison de notre ancienne connaissance le tonnelier, on s’occupait avec ardeur des préparatifs nécessaires pour la réception d’Edgar et de son noble parent : on y voyait partout une grande quantité de provisions. Mais il est nécessaire que nous donnions quelques explications à ce sujet.

Nous avons oublié de dire en temps et lieu que Lockhard étant parvenu à découvrir la vérité sur la manière dont Caleb s’était procuré les provisions nécessaires à son banquet, sir William, que ce récit amusa beaucoup, et qui désirait faire quelque chose d’agréable à Ravenswood, avait recommandé le tonnelier de Wolf’s-Hope pour l’emploi dont la perspective l’avait consolé de la perte de ses canards sauvages. La nomination de M. Girder avait occasionné une agréable surprise au vieux Caleb ; car lorsque, quelques jours après le départ de son maître, il se trouva dans la nécessité de se rendre au hameau des pêcheurs, et que, au moment où il passait devant la porte du tonnelier en se glissant comme un fantôme, de peur qu’on ne l’appelât pour lui demander où il en était de ses démarches, ou, ce qui est plus probable, qu’on ne lui fît des reproches au sujet des fausses espérances qu’il avait données, il s’entendit, non sans quelque appréhension, appeler en fausset, en haute-contre, et en basse, trio qui était exécuté par les voix de mistress Girder, de la vielle dame Loup-the-Dike[123], et du brave tonnelier lui-même. « Monsieur Caleb ! monsieur Caleb ! monsieur Caleb Balderstone ! Arrêtez donc ! Vous ne passerez pas devant notre porte sans vous rafraîchir, lorsque nous vous avons tant d’obligations. »

Ceci pouvait être dit ironiquement aussi bien que sérieusement. Caleb, le prenant dans le premier sens, fit la sourde oreille et passa rapidement, son vieux castor enfoncé sur ses sourcils, et les yeux baissés vers la terre, comme s’il eût voulu compter les cailloux de la chaussée ferrée. Mais tout-à-coup il se vit entouré, ainsi qu’un beau navire marchand surpris par trois galères algériennes dans le détroit[124] de Gibraltar (je prie les dames d’excuser cette phrase de matelot).

« Eh ! mon Dieu, monsieur Balderstone ! dit mistress Girder. — Qui aurait jamais cru cela d’un ancien ami éprouvé ? dit la mère. — Ne pas s’arrêter seulement pour recevoir nos remercîments, dit le tonnelier à son tour, et d’un homme comme moi qui en fais si peu ! J’espère, monsieur Balderstone, qu’on n’a pas semé de mauvaise graine entre nous. Si l’on vous a dit que je ne suis pas reconnaissant de l’emploi de tonnelier de la reine, dites-moi qui, et je l’arrangerai avec ma doloire, je vous le promets. — Mes bons amis…, mes chers amis… » dit Caleb, qui n’était pas encore fixé sur le degré de certitude de l’affaire, « à quoi bon toute cette cérémonie ? On cherche à servir ses amis ; quelquefois il arrive qu’on réussit, d’autres fois qu’on échoue ; il n’y a rien que je recherche aussi peu que les remercîments ; je n’ai jamais pu m’y habituer. — Ma foi ! monsieur Balderstone, vous n’auriez guère été fatigué des miens, » dit l’homme aux douves et aux cerceaux. « Si je n’avais eu à vous remercier que de votre bonne volonté, j’aurais tout simplement soldé le compte avec l’oie, les canards sauvages et le baril de vin des Canaries que vous savez. La bonne volonté, brave homme, est un tonneau desséché qui ne peut tenir le vin ; mais le bon office est comme le tonneau bien joint, rond et d’un bois sain, qui peut contenir un vin digne de la bouche du roi. — N’avez-vous pas entendu parler de la lettre que nous avons reçue, dit la belle-mère, et qui nomme effectivement Jean à l’emploi de tonnelier de la reine, quoiqu’il y ait à peine un enfant, capable de manier le maillet, qui ne l’ait demandé ? — Si j’en ai entendu parler !!! » dit Caleb qui vit alors de quel côté le vent soufflait ; « si j’en ai entendu parler ! » demanda-t-il d’un ton de souverain mépris pour un pareil doute ; et en prononçant ces paroles, il quitta la démarche embarrassée, furtive et semblable à celle d’un homme qui cherche à s’esquiver, pour prendre une attitude de fierté et d’autorité ; il rajusta son chapeau à cornes, et permit à son front de se montrer au grand jour dans tout l’orgueil de l’aristocratie, comme le soleil sortant de derrière un nuage.

« Mais sans doute, dit mistress Girder ; il est impossible qu’il n’en ait pas entendu parler. — Eh ! oui, c’est impossible, dit Caleb ; et ainsi, je veux être le premier à vous embrasser, Joé ; et à vous féliciter, vous, tonnelier, et de bon cœur, de votre nomination, ne faisant pas de doute que vous ne connaissiez vos amis, ceux qui vous ont servi et qui peuvent vous servir encore. J’ai cru d’abord à propos de me conduire de cette manière un peu étrange, mais seulement pour voir si vous étiez de bonne trempe. Le son est juste, mon brave, le son est juste. »

À ces mots, il embrassa les femmes avec un air d’importance, et d’un air de protection il souffrit que sa main fût vivement secouée par la main calleuse du tonnelier.

D’après cette information complète et très-satisfaisante pour Caleb, il est facile de croire qu’il n’hésita point à accepter l’invitation d’assister à un banquet solennel auquel devaient se trouver non-seulement tous les notables du pays, mais même son ancien antagoniste, M. Dingwal. Il y fut par conséquent traité comme le convive le mieux accueilli et le plus considéré, et il captiva si bien l’attention de la compagnie, en parlant de son influence sur son maître, de celle de son maître sur le garde des sceaux, de celle de ce dernier sur le conseil, et du conseil sur le roi, que tous les convives avant de se séparer, ce qui eut lieu d’assez bonne heure, car le jour commençait à poindre, crurent pouvoir monter au grand mât des emplois par l’échelle de cordes que Caleb avait offerte à leur imagination. De plus, le rusé sommelier non-seulement regagna en ce moment toute l’influence qu’il avait anciennement exercée sur les habitants du village, lorsque la famille baroniale au service de laquelle il se trouvait jouissait de toute sa gloire, mais encore il acquit un degré d’importance de plus. Le procureur lui-même, tant est grande la soif des honneurs ! le procureur céda à la force de l’attraction, et saisissant une occasion de tirer Caleb dans un coin, lui parla avec un regret aflectueux du mauvais état de la santé du secrétaire du shériff du comté.

« Excellent homme, homme très-estimable, M. Caleb, dit-il ; mais que vous dirai-je ? nous sommes de pauvres et faibles créatures ; aujourd’hui ici, et demain partis au chant du coq ! et s’il vient à mourir, il faut quelqu’un pour le remplacer ; et si vous pouviez me faire obtenir sa place, je me montrerais reconnaissant, brave homme ; un gant bien rempli de nobles d’or… et quelque chose pour vous-même, et puis nous ferions en sorte que tous ces coquins de Wolf’s-Hope s’accordassent à l’amiable avec le Maître de Ravenswood, je veux dire lord Ravenswood : que Dieu le protège ! »

Un sourire et un serrement de main amical furent la seule réponse qu’il fit à cette ouverture, et Caleb s’échappa du milieu de la troupe joyeuse afin d’éviter de se compromettre en faisant des promesses trop positives.

« Dieu me bénisse ! » dit-il, lorsqu’il se trouva en plein air et libre d’exhaler les transports de joie et de triomphe dont il était pour ainsi dire gonflé, « vit-on jamais une pareille troupe d’oisons ? Les mouettes et les jars sauvages qui sont dans les bas-fonds ont dix fois plus de bon sens. Eh ! mon Dieu ! quand j’aurais été le lord grand commissaire des états du parlement, ils ne m’auraient pas plus flagorné ; et, à vrai dire, je crois que je ne m’en suis pas mal tiré aussi. Mais le procureur ! ah ! ah ! ah ! miséricorde ! j’ai donc assez vécu pour jouer un tour au procureur !… secrétaire du shériff !! Oh ! mais j’ai un ancien compte à régler avec mon coquin, et pour compenser les faux frais, l’espérance de cette place devra lui coûter autant que la place elle-même, s’il l’obtient jamais, ce qui ne me paraît guère probable, à moins que mon maître ne soit plus familiarisé avec les voies de ce monde, en quoi je doute fort qu’il réussisse jamais.






CHAPITRE XXVI.

repas chez le tonnelier.


Pourquoi cette éminence là-bas est-elle en flammes ? pourquoi ces flammèches voltigent-elles au gré des vents, comme des étoiles détachées du firmament ? C’est la pluie de feu de la destruction, tombant d’une manière épouvantable du haut de son aire, et qui, telle qu’un fanal, éclaire l’obscurité du ciel.
Campbell.


Les circonstances que nous avons rapportées à la fin du chapitre précédent serviront à expliquer le bon et joyeux accueil que l’on fit au marquis d’Argyle et à Ravenswood au village de Wolf’s-Hope. En effet, Caleb n’eut pas plutôt donné la nouvelle de l’incendie de Wolf’s-Crag que tous les habitants du hameau furent sur pied pour se hâter d’aller l’éteindre ; et quoique le zélé serviteur eût refroidi leur ardeur en leur parlant du terrible contenu des appartements souterrains, cette annonce n’avait eu d’autre effet que de faire prendre à leur zèle une autre direction. Jamais on n’avait vu un tel massacre de chapons, d’oies grasses et autres volailles de basse-cour ; jamais on n’avait fait bouillir autant de jambons fumés ; jamais dans le village de Wolf’s-Hope, on n’avait fait autant de gâteaux[125] de différentes espèces et de friandises peu connues de la génération présente ; jamais on n’avait vu autant de barils mis en perce, autant de cruches de grès débouchées. Toutes les maisons étaient ouvertes pour recevoir les gens de la suite du marquis, que l’on s’imaginait venir comme précurseurs de la pluie de grâce qui, laissant dorénavant le reste de l’Écosse à sec, distillerait sa plus riche rosée sur le village de Wolf’s-Hope sous Lammermoor. Le ministre demanda à jouir du droit qu’il prétendait avoir de loger les voyageurs de distinction au presbytère, car il convoitait, pensait-on, un bénéfice dans le voisinage, celui qui le desservait étant malade ; mais M. Balderstone destinait cet honneur au tonnelier, à sa femme et à sa belle-mère, qui dansèrent de joie en apprenant une si glorieuse préférence.

Plus d’une révérence et plus d’un salut accueillirent ces nobles hôtes, qui furent traités avec autant de marques d’égards et de respect qu’ils pouvaient en attendre de gens de cette classe ; et la vieille dame, qui avait demeuré jadis au château de Ravenswood, et qui connaissait, disait-elle, les habitudes de la noblesse, ne négligea rien de ce qu’il fallait, autant que le permettaient les circonstances, pour se conformer à l’étiquette du temps. La maison du tonnelier était spacieuse, en sorte que chacun des deux personnages eut sa chambre séparée, dans laquelle il fut introduit avec les cérémonies convenables pendant qu’on s’occupait à couvrir la table d’un copieux souper.

Ravenswood ne se vit pas plutôt seul que, l’esprit agité par mille sentiments divers, il sortit de l’appartement, de la maison et du village, et prit à la hâte le chemin qui conduisait au sommet de la colline située entre le village et la tour, pour être témoin de la chute finale de la maison de ses ancêtres. Quelques enfants du hameau s’étaient dirigés vers le même lieu par curiosité, après avoir vu arriver la voiture à six chevaux et la suite du marquis. Comme ils passaient en courant l’un après l’autre auprès d’Edgar, s’appelant et se disant l’un à l’autre : Viens voir la vieille tour sauter en l’air comme la pelure d’un oignon, » il ne put s’empêcher d’être saisi d’indignation. « Et voilà, dit-il, les enfants des vassaux de mon père, d’hommes obligés par les lois et la reconnaissance de nous suivre dans les batailles, à travers le feu et l’eau ; et maintenant la destruction de la demeure de leur seigneur n’est pour eux qu’un spectacle, un jour de fête ! »

Ces réflexions, en exaspérant son esprit, augmentèrent la mauvaise humeur avec laquelle il s’écria en se sentant tiré par son manteau : « Qu’est-ce que tu demandes, chien que tu es ? — Oui, je suis un chien, et un vieux chien encore, » répondit Caleb, car c’était lui qui avait pris cette liberté, « et j’ai bien l’air de ne recevoir que les gages d’un chien ; mais je ne m’en soucie pas plus que d’une prise de tabac, car je suis un chien trop vieux pour apprendre de nouveaux tours ou pour suivre un nouveau maître. »

Comme il finissait de parler, Ravenswood parvint au sommet de la colline d’où l’on découvrait Wolf’s-Crag ; les flammes étaient entièrement éteintes, et à sa grande surprise, il ne restait plus qu’une sombre rougeur qui colorait les nuages immédiatement au-dessus du château, et qui paraissait être la réverbération des restes du feu.

« Il n’est pas possible que la tour ait sauté, dit Ravenswood, nous aurions entendu l’explosion ; s’il s’était trouvé un quart de la quantité de poudre dont vous parlez, on l’aurait entendu à vingt milles à la ronde. — C’est très-probable, » répondit Balderstone avec beaucoup de sang-froid.

« Alors le feu ne peut avoir atteint les caves, reprit Ravenswood. — Il y a apparence que non, » répondit Caleb avec la même gravité imperturbable.

« Écoutez, Caleb, dit son maître, c’est un peu trop abuser de ma patience. Il faut que j’aille à Wolf’s-Crag et que je voie moi-même comment vont les choses. — Votre Honneur n’en fera rien, s’écria Caleb, d’un ton ferme. — Et pourquoi pas ? demanda fièrement Ravenswood ; qui m’en empêchera ? — Moi-même, » répondit Caleb d’un air également déterminé.

« Vous, Balderstone ? Vous vous oubliez, ce me semble. — Mais il me semble que non, ajouta Balderstone ; car je puis vous instruire de tout ce qui a rapport au château, dans cet endroit, tout aussi bien que si vous y étiez. Seulement n’allez pas vous mettre en colère et le manifester devant les enfants et devant le marquis lorsque vous redescendrez. — Parlez donc, vieux fou que vous êtes, répliqua son maître ; dites-moi sans plus tarder ce qu’il y a de bon comme ce qu’il y a de mauvais dans tout ceci. — Eh bien ! le bon et le mauvais, c’est que la tour est debout, saine et solide, et aussi sauve et aussi vide que lorsque vous l’avez quittée. — Vraiment ? Et le feu ? » dit Ravenswood.

« Pas un brin de feu, excepté l’amas de tourbe allumée, et peut-être des cendres rouges tombées de la pipe de Mysie. — Mais la flamme ? cette grande flamme que l’on aurait pu voir à dix milles de distance, qu’est-ce qui l’avait occasionnée ? — Allons donc ! répondit Caleb, il y a un vieux dicton, et qui dit vrai :

« La lumière est faible, mais sûre :
L’œil la verra de loin durant la nuit obscure. »

Enfin, ce terrible incendie n’était qu’un peu de luzerne et de litière du cheval, que j’ai allumée dans la cour après avoir renvoyé ce rustaud de laquais ; et à vous dire la vérité, au nom du ciel, lorsque vous enverrez ou que vous amènerez quelqu’un ici, que ce soient des gentilshommes tout seuls, sans aucun de ces impertinents serviteurs, comme ce Lokhard, qui vont fureter et espionnier partout, voyant toujours le mauvais côté d’un ménage, au discrédit de la famille, et forçant un homme à se donner au diable pour lui dire mensonges sur mensonges plus vite que je ne puis les inventer. Je mettrais tout de bon le feu à la tour, et me brûlerais avec elle par dessus le marché, plutôt que de voir la famille déshonorée de cette manière. — En vérité, Caleb, je vous suis infiniment reconnaissant de cette déclaration, » répondit son maître qui pouvait à peine s’empêcher de rire, bien qu’en lui-même il ne fût pas très-content. Mais la poudre, s’en trouve-t-il donc dans la tour ? Le marquis paraissait le savoir. — La poudre ! ha, ha, ha ! le marquis ! ha, ha, ha !… Y en avait-il au château ? Sans doute il y en a eu. Votre Honneur me tuerait plutôt que de m’empêcher de rire… Le marquis… la poudre… Le marquis savait… Oh ! oui, sûrement, il le savait, et c’est là le meilleur de l’affaire ; car quand je vis que je ne pouvais arrêter Votre Honneur par tout ce que j’avais pu dire, je me hasardai à parler de la poudre, et je vis avec plaisir que le marquis se chargeait lui-même de vous le persuader. Ha ! ha ! ha ! — Mais vous n’avez pas répondu à ma question, dit Ravenswood impatienté : comment cette poudre est-elle venue au château ? Dans quel endroit se trouve-t-elle maintenant ? — Oh ! elle y est venue, puisque vous voulez le savoir, » dit Caleb d’un air de mystère en parlant à voix basse, à l’époque où il se manifestait ici quelques mouvements d’insurrection ; et le marquis, et tous les grands seigneurs du nord y étaient entrés, et plus d’un bon fusil et d’un excellent sabre y ont été apportés de Dunkerque, outre la poudre. Ce fut un terrible ouvrage pour faire entrer tout cela dans la tour, à la faveur de la nuit, car vous sentez bien que l’on ne pouvait pas se fier à tout le monde pour des affaires aussi scabreuses. Mais si vous voulez aller souper, je vous conterai tout cela en descendant. — Et ces pauvres enfants ? dit Ravenswood, est-ce votre bon plaisir qu’ils passent là toute la nuit, en attendant l’explosion d’une tour qui n’est pas même en feu ? — Assurément non, si c’est le bon plaisir de Votre Honneur qu’ils s’en retournent chez eux ; bien que, ajouta Caleb, ils n’en dussent pas être plus mal pour cela : ils crieraient moins le lendemain matin, et dormiraient plus profondément le soir. Mais comme il plaira à Votre Honneur.

S’avançant donc vers les enfants qui occupaient le sommet de la colline, Caleb leur déclara, d’un ton d’autorité, que Leurs Honneurs lord Ravenswood et le marquis d’Athol avaient donné des ordres pour que la tour ne sautât en l’air que le lendemain à midi. Sur cette assurance consolante, ils se dispersèrent. Un ou deux néanmoins suivirent Caleb pour recueillir des informations plus positives, particulièrement celui qui avait si adroitement envoyé lui chercher du tabac pendant qu’il remplissait les fonctions de tourne-broche, et se mit à crier : Monsieur Balderstone, monsieur Balderstone ! le château s’est donc éteint comme la pipe d’une vieille femme ? — Oui, sans doute, mon garçon, dit le sommelier : pensez-vous que le château d’un aussi grand seigneur que lord Ravenswood continuerait à brûler, tandis qu’il serait là à le regarder ?… Il est bon, » continua Caleb en repoussant cet enfant déguenillé et se rapprochant de son maître, « d’instruire les enfants, comme dit le sage, suivant qu’ils doivent l’être, et surtout de leur enseigner le respect qu’ils doivent à leurs supérieurs. — Mais en attendant, Caleb, observa Ravenswood, vous ne m’avez pas dit ce que sont devenues les armes et la poudre. — Oh ! quant aux armes, répondit Caleb, selon l’expression du poète :

« Les unes, quand l’aube s’éveille,
Prirent la route d’Orient ;
Les autres, celle du couchant ;
Et d’autres furent en partant.
Chercher le nid de la corneille. »

Pour ce qui est de la poudre, je l’ai échangée, lorsque j’en ai trouvé l’occasion, avec les équipages contrebandiers hollandais ou français, pour du genièvre et de l’eau-de-vie, ce qui a approvisionné la maison pendant plusieurs années : et c’était faire un échange avantageux que de recevoir ce qui réjouit l’âme de l’homme en place de ce qui la chasse du corps. Cependant j’en ai gardé quelques livres pour vous, lorsque vous voulez prendre le plaisir de la chasse ; car dans ces derniers temps, je n’aurais guère su aller chercher de la poudre pour votre amusement. Mais à présent que votre colère est passée, monsieur, dites-moi si je n’ai pas bien arrangé tout cela, et si vous n’êtes pas mieux là-bas dans le village que vous n’auriez été dans votre vieux château ruiné, ce qui est un grand malheur vu les circonstances où nous nous trouvons ? — Je crois que vous pouvez avoir raison, Caleb, dit Ravenswood ; mais avant de brûler mon château, soit fictivement, soit en réalité, il me semble que j’avais le droit d’être mis dans le secret — Fi donc ! milord : c’est bien assez qu’un vieux comme moi dise des mensonges pour l’honneur de la famille ; il ne conviendrait pas que Votre Honneur s’en mêlât. D’ailleurs les jeunes gens ne sont pas judicieux ; ils ne savent pas arranger un mensonge. Maintenant cet incendie, car ce sera un incendie, dussé-je brûler la vieille écurie pour le rendre plus croyable ; cet incendie, dis-je, outre qu’il me servira de prétexte pour demander ce dont nous aurons besoin, soit dans le pays, soit au port, remettra les choses sur un pied honorable pour le crédit de la famille, dans l’intérêt duquel il me fallait dire vingt mensonges par jour à des fainéants et à de vieilles sorcières, et ce qu’il y a de pis, sans qu’on y ajoutât la moindre foi. — C’était bien dur, en effet, Caleb, dit Ravenswood, mais je ne vois pas comment cet incendie peut venir au secours de votre véracité et votre crédit. — J’avais bien raison de dire que les jeunes gens ne sont pas judicieux ! Comment cet incendie viendra à mon secours, dites-vous ? Il sauvera le crédit de la famille pendant vingt ans encore, si on sait en tirer parti. « Où sont les portraits de famille ? demandera un de ces gens qui se mêlent de tout. — Le grand incendie de Wolf’s-Crag les a détruits, » répondrai-je. « Où est l’argenterie de la famille ? dira un autre. — Et le grand incendie, répliquerai-je ; a-t-on songé à l’argenterie lorsque l’on court le risque d’être estropié ou de perdre la vie ! » « Où sont les vêtements et le linge, les tapisseries et les décors, les lits de parade, les rideaux, les valences et les ciels de lit, le linge de table et le damassé ? — L’incendie, l’incendie, toujours l’incendie. » Ménagez votre incendie comme il faut, il vous servira pour ce que vous avez et pour ce que vous n’avez pas. Une si bonne excuse vaut mieux, en quelque façon, que la chose elle-même ; car cette chose se déchire, s’use et se consume à la longue, tandis qu’une telle excuse, employée avec prudence et avec les convenances nécessaires, peut tourner à l’avantage d’une famille, Dieu sait pour combien de temps. »

Ravenswood connaissait trop bien l’opiniâtreté et l’amour-propre de son sommelier, pour argumenter plus long-temps sur ce point. Laissant donc Caleb jouir du triomphe qu’il venait d’obtenir, il retourna au hameau, où il trouva le marquis et les bonnes femmes de la maison un peu inquiets, l’un à cause de son absence et les autres parce qu’elles craignaient que le retard du souper ne tournât au désavantage de leur cuisine. Tout le monde fut alors tranquillisé, et on apprit avec plaisir que le feu s’était éteint de lui-même avant d’avoir atteint les caves : ce furent les seuls renseignements que Ravenswood jugea à propos de donner en public, au sujet du stratagème de son sommelier.

On se mit à table devant un souper excellent. Aucune invitation ne put engager M. et mistress Girder à s’y asseoir avec des hôtes d’un rang aussi distingué. Ils restèrent debout dans l’appartement, comme des serviteurs respectueux et attentifs aux désirs de la compagnie. Telles étaient les mœurs du temps. La vieille dame, s’étayant de son âge et de ses rapports avec la famille des Ravenswood, fut moins scrupuleusement cérémonieuse. Elle joua un rôle qui tenait le milieu entre l’hôtesse d’une auberge et la maîtresse d’une maison particulière recevant des personnes d’une condition plus élevée que la sienne. Elle recommandait et même pressait d’accepter les morceaux qu’elle croyait meilleurs ; elle-même céda facilement aux instances qu’on lui fit de prendre place à table, afin d’encourager ses hôtes par son propre exemple. Elle s’interrompait souvent pour exprimer ses regrets de ce que milord ne mangeait point, de ce que le Maître de Ravenswood rongeait un os sur lequel il ne restait rien ! Assurément il n’y avait rien là qui fut digne d’être offert à Leurs Seigneuries. Lord Allan, puisse son âme être en paix ! aimait beaucoup une oie salée, et disait que ces mots signifiaient en latin une tasse d’eau-de-vie ; or, en voici qui vient directement de France ; car malgré toutes les lois et tous les jaugeurs anglais, les bricks de Wolf’s-Hope n’ont pas oublié le chemin de Dunkerque. »

Ici, le tonnelier poussa du coude sa belle-mère, qui coupa court à sa harangue et lui dit d’un air mécontent :

« Vous n’avez pas besoin de me pousser ainsi, John : personne ne dit que vous sachiez d’où vient l’eau-de-vie, et il ne conviendrait pas que vous en fussiez instruit, vous qui êtes le tonnelier de la reine. Eh ! qu’importe à roi, reine ou empereur, » ajouta-t-elle en regardant lord Ravenswood, « en quel endroit une vieille femme comme moi achète son tabac ou l’eau-de-vie qui ranime un peu son cœur ? »

S’étant ainsi tirée de ce qu’elle pensait être un mauvais pas, la dame Loup-the-Dicke continua, pendant le reste de la soirée, à soutenir la conversation avec une grande volubilité et presque sans le secours de ses convives, jusqu’au moment où, las de faire circuler la bouteille, Edgar et le marquis demandèrent la permission de se retirer dans leur appartement.

Le marquis occupa la chambre du dais[126], qui, dans toutes les maisons plus relevées que de simples chaumières, était religieusement conservée pour les grandes occasions telle que celle-ci. L’invention moderne, de couvrir les murs d’un plâtre uni, était alors inconnue, et on ne voyait de tapisseries que dans les demeures de la noblesse ou de la haute bourgeoisie. Le tonnelier, qui avait un peu de vanité et quelque aisance, avait imité l’usage observé par les propriétaires de terres et par le clergé, lesquels, ordinairement, ornaient leurs chambres d’apparat de tapisseries d’une espèce de cuir imprimé, qui se fabriquait dans les Pays-Bas, représentant des arbres, des animaux exécutés en or faux, et offrant quelques maximes morales ou sentencieuses, qui, quoique écrites en bas flamand, avaient peut-être autant d’influence sur l’esprit et les actions de ceux à qui elles offraient quelque agrément, que si elles eussent été en bon écossais.

L’ameublement avait un aspect un peu sombre ; mais le feu, alimenté par de vieilles douves de barils de goudron, brillait gaiement dans la cheminée ; le lit était garni de draps d’une propreté et d’une blancheur éclatante, qui n’avaient jamais servi, et qui peut-être n’auraient jamais été déployés sans cette grande occasion. Sur la toilette, à côté, se trouvait un miroir de forme antique, dans un cadre en filigrane : ce meuble venait du château voisin, en paiement peut-être de quelque ouvrage fourni par le tonnelier. Il était flanqué d’une bouteille à long goulot remplie de vin de Florence, à côté de laquelle s’élevait un verre, à peu près de la grandeur de celui que Teniers se met ordinairement en main lorsqu’il place son portrait au milieu des acteurs d’une fête de village. Pour servir de pendant à ces sentinelles étrangères, on voyait, de l’autre côté du miroir, deux énormes factionnaires de race écossaise, savoir, un pot rempli d’ale double, de la contenance d’environ une pinte, et un quaigh ou gobelet d’ivoire et d’ébène, cerclé en argent, chef-d’œuvre sorti des mains de John Girder, et qui ne lui causait pas peu d’orgueil. Outre ces précautions contre la soif, on avait déposé sur la toilette quelques gâteaux d’Écosse, de sorte que l’appartement paraissait suffisamment approvisionné pour soutenir un siège de deux ou trois jours.

Le valet de chambre du marquis était à son poste, étalant la robe de chambre de brocard de son maître et son bonnet de velours richement brodé, doublé et bordé de dentelles de Bruxelles, sur un grand fauteuil de cuir qu’on avait roulé près de la cheminée, afin qu’il pût jouir de l’excellent feu dont nous avons parlé. Laissons cet éminent personnage se livrer au repos de la nuit, mettant sans doute à profit les amples préparatifs qui avaient été faits pour son agrément et sa satisfaction, préparatifs que nous avons détaillés dans le but de faire connaître les anciennes mœurs écossaises.

Il est inutile d’entrer dans une description aussi minutieuse de la chambre à coucher du maître de Ravenswood, laquelle était ordinairement occupée par le tonnelier et sa femme. Elle était tendue d’une espèce d’étoffe de laine colorée ; fabriquée en Écosse, dont le tissu approchait de ce qu’on appelle aujourd’hui shalloon, ou serge. Un portrait représentant John Girder lui-même décorait cet appartement. Ce portrait était dû au pinceau d’un Français mourant de faim, qui était venu, Dieu sait pourquoi ou comment, de Flessingue ou de Dunkerque à Wolf’s-Hope, sur un lougre contrebandier. Les traits étaient bien ceux de cet artisan, aussi grossier qu’opiniâtre, quoiqu’il ne manquât pas de bon sens ; mais le peintre lui avait donné une teinte de grâce française qui s’alliait si peu avec la sauvage gravité de l’original, qu’il était impossible de le regarder sans rire. John et sa famille ne se montraient cependant pas peu fiers de ce portrait ; ce qui donnait lieu à ses voisins d’exercer leurs langues et leur censure ; et ils disaient que le tonnelier, en faisant faire son portrait, et plus encore en le faisant placer dans sa chambre à coucher, avait excédé les bornes du privilège que pouvait se croire le plus riche habitant du village ; qu’il s’était élevé au-dessus de son rang, et avait empiété sur les droits des personnages d’un ordre supérieur ; enfin, qu’il s’était rendu coupable d’un acte de vanité et de présomption impardonnable. Mon respect pour la mémoire de mon défunt ami, M. Dick Tinto m’a obligé de parler de ce portrait avec quelque détail ; mais je fais grâce au lecteur de ses observations prolixes, et non moins curieuses, sur le caractère distinctif de l’école française, aussi bien que sur l’état de la peinture en Écosse au commencement du dix-septième siècle.

Du reste, on retrouvait dans la chambre à coucher du Maître de Ravenswood les mêmes apprêts que dans celle qu’occupait son noble parent.

Le lendemain, de bonne heure, le marquis d’Athol et Edgar se préparèrent à continuer leur voyage, ce qui ne put avoir lieu qu’après un ample déjeuner, dans lequel les viandes froides ou chaudes, les gruaux d’avoine, les vins, les liqueurs, et le lait préparé de toutes les manières possibles, étaient de nouveaux témoignages de ce désir d’obliger leurs hôtes que les propriétaires hospitaliers de la maison avaient manifesté la veille. Tout le village de Wolf’s-Hope retentissait des préparatifs de départ : on payait les mémoires, on se serrait la main, on sellait les chevaux et l’on attelait les voitures, on buvait le coup de l’étrier. Le marquis laissa une pièce d’or, à titre de gratification, pour les gens de John Girder : celui-ci fut quelques moments tenté d’en faire son profit, le procureur Dingwall l’assurant qu’il était parfaitement autorisé à en agir ainsi, vu que c’était sur lui que pesaient les frais de la réception de ses hôtes. Mais, malgré cette décision légale, John ne put se déterminer à ternir l’éclat de son hospitalité en s’appropriant cette gratification. Il se contenta de dire à ses ouvriers et à ses domestiques qu’il les regarderait comme de vils ingrats, s’ils achetaient le plus petit verre d’eau-de-vie autre part que chez lui ; et comme, selon toute probabilité, le pour-boire devait être employé conformément à sa destination, il se tranquillisa par l’idée que, de cette manière, la donation du marquis reviendrait en sa possession, sans la moindre atteinte à son caractère et à sa réputation de désintéressement.

Pendant que l’on s’occupait ainsi des préparatifs du départ, Ravenswood réjouissait le cœur de son vieux majordome en l’informant, avec prudence toutefois, car il connaissait l’imagination ardente de Caleb, du changement probable qui allait s’opérer dans sa position. En même temps, il lui remit la majeure partie du peu d’argent qu’il possédait, en l’assurant que cet argent lui était tout à fait inutile, assurance qu’il fut obliger de répéter plusieurs fois. Enfin il lui recommanda, s’il attachait quelque prix à ses bonnes grâces, de renoncer complètement à toute espèce de manœuvres contre les habitants de Wolf’s-Hope, leurs celliers, leur volaille, leur basse-cour, en un mot contre leurs propriétés quelconques ; et le vieux serviteur se montra plus disposé que son maître ne s’y attendait à se conformer à ses ordres.

« Sans doute, dit-il, ce serait une honte, un déshonneur, un crime, que de harceler ces pauvres créatures lorsque l’on peut vivre honorablement, sans avoir besoin d’eux. Après tout, ajouta-t-il, il y avait peut-être une sorte de prudence à leur donner le temps de respirer, pour pouvoir ensuite plus facilement les amener à se montrer généreux lorsque son Honneur serait obligé d’avoir recours à leur bonne volonté. »

Cet objet réglé, le Maître de Ravenswood, après s’être affectueusement séparé de son vieux serviteur, rejoignit son noble parent, qui était prêt à monter en voiture. Leurs deux hôtesses, la vieille et la jeune, saluant de l’air le plus gracieux, se tenaient en souriant à la porte de leur maison, tandis que la voiture à six chevaux, suivie de nombreux domestiques, s’éloignait du village avec fracas. John Girder était derrière elles, tantôt regardant sa main droite qui venait d’être serrée par celle d’un marquis, d’un lord, et tantôt jetant un coup d’œil dans l’intérieur de sa maison, comme si, en réfléchissant sur le désordre occasionné par cette visite inattendue, il eût établi une balance de compte entre la distinction dont il avait été honoré et la dépense qu’elle lui avait occasionnée.

Enfin, d’un ton d’oracle ; « Que chacun ici, dit-il, homme ou femme, se mette à sa besogne, comme s’il n’y avait dans le monde ni marquis, ni Maître, ni duc ou duchesse[127], ni laird, ni lord ; que la maison soit mise en ordre ; que les plats entamés soient mis de côté, et s’il y a quelque chose qui ne puisse absolument plus paraître sur la table, qu’on le donne aux pauvres. Maintenant, ma mère et ma femme, j’ai à vous prier d’une chose, c’est que vous ne me disiez jamais un seul mot, ni en bien ni en mal, au sujet de ce qui vient de se passer ; gardez pour vous et vos commères tous vos bavardages, car ma tête n’en est déjà que trop étourdie. »

Les ordres de John étaient des ordres absolus : chacun reprit ses occupations ordinaires, le laissant bâtir, si bon lui semblait, des châteaux en l’air, basés sur la faveur peu solide qu’il avait achetée par des moyens très-substantiels.



CHAPITRE XXVII.

départ de ravenswood.


Eh bien ! à présent je tiens la fortune par les cheveux, et si je la laissé échapper, ce sera ma faute. Celui qui a été ballotté par le vent de l’adversité sait mieux que tout autre diriger sa course de manière à rencontrer des vents favorables.
Vieille comédie.


Nos voyageurs arrivèrent sans accident à Édimbourg, et le Maître de Ravenswood, ainsi qu’il avait été convenu, établit son domicile chez son noble parent.

Cependant la crise politique à laquelle on s’était attendu éclata, et le parti des torys obtint dans les conseils de la reine Anne un ascendant de peu de durée, dont il n’entre pas dans notre plan de retracer les causes ni les résultats. Il suffit de dire que les divers partis politiques s’en trouvèrent affectés suivant leurs principes ou leurs intérêts. En Angleterre, nombre d’épiscopaux, ayant à leur tête Harley, depuis comte d’Oxford, affectèrent de se séparer des jacobites, et pour cette raison reçurent la domination de Whimsicals[128]. En Écosse, au contraire, le parti de la haute Église, ou les cavaliers, comme ils s’appelaient eux-mêmes, furent plus conséquents, quoique moins prudents peut-être dans leur politique, et regardèrent tous les changements qui s’opéraient comme autant de préparatifs ayant pour but, à la mort de la reine, d’appeler au trône son frère, le chevalier de Saint-Georges. Ceux qui avaient souffert pour s’être attachés à sa fortune, conçurent alors les espérances les plus extravagantes, non seulement d’être indemnisés de leurs pertes, mais encore de se venger de leurs adversaires politiques, tandis que les familles attachées au parti whig n’avaient en perspective que le renouvellement des maux dont elles avaient été accablées sous les règnes de Charles II et de son frère, et les confiscations, en représailles de celles qui avaient été prononcées par elle contre les jacobites pendant le règne de Guillaume.

Mais ceux qui éprouvaient les plus vives alarmes par suite de ce changement de système étaient ces hommes prudents, qui se trouvent dans tous les gouvernements, et qui abondent surtout dans une administration provinciale, telle qu’était celle de l’Écosse à cette époque, ces hommes politiques que Cromwell appelait Waiters upon Providence[129], ou, en d’autres termes, ces hommes qui s’attachent toujours au parti entre les mains duquel est tombé le pouvoir. Plusieurs de ces derniers s’empressèrent d’aller chanter la palinodie chez le marquis d’Athol ; et comme il était facile de voir qu’il prenait un grand intérêt aux affaires de son parent, ils furent les premiers à lui suggérer les mesures propres à faire recouvrer au Maître de Ravenswood une partie de ses domaines et de revenir sur la sentence de dégradation prononcée contre son père.

Le vieux lord Turntippet se montra un des plus chauds partisans de ces mesures ; car, disait-il, il se sentait navré jusqu’au fond du cœur, en voyant réduit à une si triste situation un jeune gentilhomme si brave, issu d’une famille si ancienne et si noble, et, ce qui était plus encore, proche parent du marquis d’Athol, de l’homme, disait-il, qu’il honorait le plus sur la terre. Pour contribuer, autant que ses faibles moyens le lui permettaient, à relever une maison aussi ancienne, il envoya à Edgar trois portraits de famille sans cadres, et six chaises à hauts dossiers, garnies de coussins en cuir de Turquie ouvragé, sur lesquels étaient brodées les armoiries de Ravenswood ; le tout, faisait-il remarquer, sans exiger un sou, soit en capital, soit en intérêts, pour restitution du prix auquel il avait acheté ces objets, seize années auparavant, lors de la vente publique des meubles de la maison de Ravenswood, dans Canongate[130].

Au grand désappointement de lord Turntippet, bien qu’il affectât d’éprouver tout au plus de la surprise, le marquis reçut son présent d’une manière fort sèche, et lui fit observer que sa restitution, s’il s’attendait à ce qu’elle fût acceptée par le Maître de Ravenswood et par ses amis, devait comprendre une assez grande ferme qui lui avait été hypothéquée pour une somme bien au-dessous de sa valeur, et qu’il avait su, grâce au désordre qui régnait dans les affaires de la famille, et par des moyens bien connus des hommes de loi de l’époque, se faire adjuger en pleine et entière propriété.

Le vieux serviteur de tous les hommes parvenus au pouvoir se montra extrêmement récalcitrant à une réquisition de cette nature, et prit Dieu à témoin qu’il ne voyait pas pour quelle raison le jeune homme se mettrait sitôt en possession de ce domaine, puisque, selon toutes les probabilités, il allait recouvrer ceux dont sir William Ashton s’était indûment emparé, ce à quoi il était disposé à contribuer par tous les moyens en son pouvoir, comme cela était juste et raisonnable ; et il finit par déclarer qu’il était prêt à assurer à son jeune ami la propriété de cette ferme après son décès.

Mais cette offre si généreuse n’eut pas plus de succès, et il fut forcé de rendre la propriété, en recevant toutefois le remboursement de la somme pour laquelle elle avait été hypothéquée : c’était le seul moyen qu’il eût de faire la paix avec les puissances du jour ; et il retourna chez lui, chagrin et mécontent. Il exhala sa bile devant ses confidents intimes, en disant que chaque mutation ou changement dans l’état lui avait jusqu’ici valu quelque avantage dans ses petites affaires, mais que celle-ci, maudite fût-elle ! lui coûtait la meilleure plume de son aile.

Pareilles mesures furent adoptées à l’égard d’autres personnes qui avaient profité des débris de la fortune de Ravenswood, et sir William Ashton fut particulièrement menacé d’un pourvoi devant le parlement, en cassation des jugements qui l’avaient mis en possession du château et de la baronnie de Ravenswood. Cependant Edgar, tant à cause de l’hospitalité qu’il avait reçue chez lui que par l’attachement qu’il avait voué à Lucy, voulut déployer à son égard la plus grande franchise. Il écrivit donc au ci-devant garde des sceaux (car sir William n’occupait plus cet emploi), et lui avoua sans détour l’engagement qui existait entre lui et miss Ashton, le priant de consentir à leur union, et l’assurant qu’il était disposé à arranger tous les différends qui pouvaient exister entre eux de la manière que sir William lui-même trouverait la plus convenable.

Le courrier chargé de cette lettre en reçut une autre pour lady Ashton. Ravenswood la priait d’oublier tout sujet de mécontentement qu’il aurait pu lui donner, bien contre son intention ; il lui parlait fort au long de l’attachement qu’il avait pour miss Ashton, et du point auquel il avait été porté, la conjurant d’oublier généreusement, et comme il convenait à une femme du nom et du caractère de Douglas, ses anciennes préventions, des mésintelligences dénuées de tout motif ; et la priant enfin de croire que sa famille avait acquis un ami, et elle-même un respectueux et fidèle serviteur dans la personne de celui qui signait Edgar, Maître de Ravenswood.

Il écrivit une troisième lettre adressée à Lucy, et le messager reçut l’ordre de chercher quelque moyen sûr de la lui remettre secrètement. Cette lettre contenait les plus vives protestations d’un amour constant, et parlait surtout d’un prochain changement dans la position de Ravenswood, changement d’autant plus avantageux qu’il tendrait à écarter tous les obstacles qui s’opposaient à leur union. Il l’informait des démarches qu’il avait faites pour vaincre les préjugés de ses parents, surtout ceux de sa mère, et exprimait l’espoir d’un résultat favorable ; s’il en était autrement, il se flattait encore que son absence d’Écosse, pour remplir une mission importante et honorable, donnerait aux préjugés le temps de se dissiper, et que la constance de miss Ashton, sur laquelle il comptait aveuglément et sans le moindre doute, triompherait de tout ce que l’on pourrait tenter pour lui faire rétracter l’engagement qu’il avait pris avec lui. Il y avait dans cette lettre beaucoup d’autres choses qui, bien que fort intéressantes pour les deux amants, ne le seraient nullement pour le lecteur, à qui elles n’apprendraient rien qu’il ne sache déjà.

Le Maître de Ravenswood reçut une réponse à chacune de ces trois lettres, mais par des voies différentes et dans des styles bien différents aussi.

La réponse de lady Ashton lui fut apportée par son messager lui-même, à qui elle ne permit de rester à Ravenswood que le temps qui lui fut nécessaire pour écrire ce qui suit :

« Monsieur l’inconnu,

« J’ai reçu une lettre, signée Edgar, Maître de Ravenswood ; je ne sais qui l’a écrite, puisque cette famille a été dégradée pour cause de haute trahison, en la personne d’Allan, feu lord Ravenswood.

« Si, par hasard, monsieur, vous êtes la personne qui prend ce titre, je veux bien vous dire que je réclame le plein exercice des droits d’une mère sur miss Ashton, de la main de laquelle j’ai irrévocablement disposé en faveur d’un époux digne d’elle. J’ajouterai, monsieur, que, lors même qu’il en serait autrement, je ne prêterais point l’oreille à une proposition de votre part, ni de qui que ce soit de votre famille ; car elle s’est constamment montrée contraire à la liberté des sujets et aux immunités de l’Église de Dieu. Ce n’est pas le souffle léger d’une prospérité éphémère qui peut me faire changer d’opinion à cet égard. De même que le saint roi David, j’ai déjà vu le méchant élevé au pouvoir, et brillant de tout l’éclat du laurier paré de fleurs ; j’ai passé, et il n’était plus ; son souvenir même était effacé.

« Désirant que vous vous pénétriez bien de ces vérités et que vous les mettiez à profit, je vous prie de ne plus vous occuper à l’avenir de votre servante, qui désire être pour vous une inconnue.

« Marguerite Douglas,
« autrement appelée Ashton. »

Deux jours après avoir reçu cette épître bien peu satisfaisante, le Maître de Ravenswood passant dans la grande rue d’Édimbourg, fut accosté par une personne qui, en ôtant son chapeau pour lui faire ses excuses de l’arrêter ainsi, lui présenta la figure de Lockhard, le domestique de confiance de sir William Ashton : lui glissant une lettre dans la main, cet homme disparut aussitôt. Le paquet contenait quatre feuilles in-folio d’une écriture serrée, que cependant, comme il arrive quelquefois dans les compositions des grands jurisconsultes, on pouvait réduire de beaucoup ; mais ce que l’on y reconnaissait aisément, c’est que l’écrivain s’était trouvé dans une position fort embarrassante.

Sir William s’étendait d’abord fort au long sur l’attachement sincère qu’il avait pour son jeune ami, le Maître de Ravenswood, et sur la haute estime et la grande considération que lui inspirait son très-cher et vieil ami, le marquis d’Athol. Il se flattait que, quelques mesures que M. Edgar Ravenswood adoptât, en ce qui le concernait, il n’oublierait pas le respect et les égards dus à la sainteté des arrêts et jugements obtenus in foro contentioso[131] ; il protestait devant les hommes et à la face du ciel que si les lois de l’Écosse et les jugements rendus conformément à ces lois par des cours de justice régulièrement établies, venaient à être violés par une assemblée quelconque, les maux qui en résulteraient pour le public causeraient à son cœur une blessure plus profonde que le préjudice qu’il éprouverait par suite de procédés aussi irréguliers. Il s’exprimait en termes fleuris sur la générosité, sur le pardon des injures, et glissait quelques phrases sur l’instabilité des choses humaines, texte ordinaire des partis politiques qui succombent. Il regrettait pathétiquement et censurait, mais sans amertume, la précipitation avec laquelle on l’avait dépouillé de l’emploi de garde des sceaux, que son habitude des affaires le mettait en état de remplir à l’avantage du public, sans même prendre le temps de reconnaître jusqu’à quel point ses sentiments politiques différaient de ceux des personnes qui composaient l’administration actuelle. Il était convaincu que le marquis d’Athol était aussi sincèrement intentionné pour le bien public que lui-même ou que qui que ce fût ; et si, dans une conférence, ils avaient pu tomber d’accord sur les mesures propres à leur faire atteindre le but commun de leurs désirs, son expérience et son intérêt se seraient réunis pour appuyer la présente administration. À l’égard de l’engagement pris entre Ravenswood et sa fille, il n’en parlait que d’une manière vague et obscure ; il regrettait que cette liaison prématurée entre un jeune homme et une jeune fille eût eu lieu, et conjurait Edgar de se rappeler qu’il ne lui avait jamais donné aucun encouragement, lui faisant observer d’ailleurs que ce n’était qu’une transaction inter minores[132], et que cet engagement, contracté sans le secours des curateurs naturels de sa fille, était de toute nullité devant la loi. Cette mesure précipitée, ajoutait-il, avait produit sur l’esprit de lady Ashton un très-mauvais effet que, pour le moment, il était impossible de détruire. Son fils, le colonel Douglas Ashton, partageait absolument les sentiments de sa mère, et sir William ne pouvait se décider à donner les mains à une alliance qui leur serait désagréable et qui amènerait nécessairement une rupture aussi funeste que préjudiciable à la famille ; il espérait que le temps, ce grand médecin, remédierait à tous ces maux.

Dans un post-sriptum, sir William s’exprimait plus clairement : il disait en peu de mots, que, plutôt que d’exposer les lois d’Écosse à recevoir une blessure plus profonde, par l’arrêt du parlement qui prononcerait la cassation du jugement des cours suprêmes, dans l’affaire de la baronnie de Ravenswood, il consentirait extra-judiciairement à des sacrifices considérables.

Enfin, à peu de jours de là, un inconnu remit à Ravenswood le billet suivant :

« J’ai reçu votre lettre, mais non sans le plus grand risque ; ne m’écrivez plus, jusqu’à un temps plus favorable. Je suis cruellement obsédée, mais je resterai fidèle à ma parole tant que je conserverai l’usage de ma raison. Savoir que vous êtes dans une situation prospère, c’est une consolation pour moi ; c’est plus encore, c’est un besoin. » Ce billet était signé L. A.

À cette lecture, Ravenswood fut en proie aux plus vives alarmes. Malgré la défense de miss Ashton, il fit plusieurs tentatives pour lui faire parvenir des lettres, et même pour obtenir une entrevue avec elle ; mais ces tentatives furent vaines, et il n’eut que la mortification d’apprendre que les précautions les plus grandes et les plus efficaces avaient été prises pour leur ôter toute possibilité de correspondre. Toutes ces circonstances le contrariaient d’autant plus, qu’il lui était impossible de différer davantage son départ d’Écosse afin de s’acquitter d’une mission importante qui lui avait été confiée. Avant de partir, il remit la lettre de sir William Ashton entre les mains du marquis d’Athol, qui dit en souriant que le jour de grâce était passé pour sir William, et qu’il devait maintenant apprendre quel côté de la haie le soleil éclairait de ses rayons. Ce fut avec la plus grande difficulté que Ravenswood arracha du marquis la promesse de transiger sur la procédure commencée devant le parlement, dans le cas où sir William serait disposé à consentir à son mariage avec Lucy.

« J’aurais de la peine, lui répondit le marquis, à vous laisser sacrifier aussi légèrement les droits de votre naissance, si je n’étais parfaitement convaincu que lady Ashton, ou lady Douglas, comme il lui plaît de s’appeler, gardera son obstination, comme disent les Écossais, et que son mari n’osera la contredire. — Cependant, reprit Edgar, je me flatte que votre Seigneurie voudra bien regarder mon engagement comme sacré. — Sur mon honneur, croyez que je veux vous servir jusque dans vos folies, et qu’après vous avoir fait connaître mon opinion, je tâcherai, si l’occasion s’en présente, d’agir selon la vôtre. »

Le Maître de Ravenswood ne put que remercier son généreux parent, son aimable patron, et lui donner plein pouvoir d’agir dans ses affaires suivant qu’il jugerait à propos. Enfin, il partit pour aller remplir sa mission, qui paraissait devoir le retenir sur le continent pendant quelques mois.



CHAPITRE XXVIII.

entretien de bucklaw et de craigengelt.


Vit-on jamais femme courtisée de cette manière ? Vit-on jamais femme subjuguée de cette manière ? Je l’épouserai.
Shakspeare, Richard III.


Un an s’était écoulé depuis le départ du Maître de Ravenswood. On n’avait pas cru que son absence dût être de si longue durée ; mais sa mission, ou, suivant un bruit généralement répandu, des affaires personnelles le retenaient encore sur le continent. Pendant ce laps de temps, il s’était opéré un grand changement dans la famille Ashton, et, pour en donner une idée au lecteur, nous allons rapporter la conversation suivante, qui eut lieu entre Bucklaw et son cher compagnon de bouteille, le fameux capitaine Craigengelt.

Ils étaient assis dans la salle à manger du château de Girnington, aux deux côtés d’une immense cheminée construite en pierre de taille, et qui ressemblait à un monument sépulcral. Un feu de bois brillait dans la grille ; une table ronde, en bois de chêne, placée entre eux, soutenait une bouteille d’excellent vin de Bordeaux, deux larges coupes et quelques autres objets propres à exciter la sensualité des deux amis. Cependant le maître du château avait un air d’irrésolution, de doute et de mécontentement, tandis que le parasite appelait à son secours toutes les ressources de son invention pour se garantir des effets de ce qu’il appelait un accès de mauvaise humeur de la part de celui dont il voulait se conserver la protection. Après un long silence qui n’était interrompu que par la retraite du diable, que Bucklaw battait avec le bout de sa botte contre la pierre du foyer, Craigengelt se hasarda enfin à prendre la parole.

« Que le diable me rompe les jambes, dit-il, si vous ressemblez en rien à un homme qui va se marier ! On vous prendrait plutôt pour un malheureux condamné au gibet… — Grand merci du compliment, répondit Bucklaw ; mais je m’imagine qu’en parlant ainsi, vous pensez à la position dans laquelle probablement vous vous trouverez vous-même un jour. Dites-moi un peu, je vous prie, capitaine Craigengelt, si Votre Honneur veut bien condescendre à me répondre, pourquoi j’aurais l’air gai, quand je suis triste, diablement triste ? — Et c’est là ce qui me met l’âme à l’envers, dit Craigengelt. Vous êtes sur le point de conclure un mariage, le meilleur mariage de tout le pays, un mariage enfin pour lequel vous montriez tant d’impatience, et vous paraissez d’aussi mauvaise humeur qu’une ourse à qui on a enlevé ses petits. — Je ne sais, répondit le laird d’un ton bourru, si je le conclurais ou non, si je n’étais trop avancé pour reculer. — Reculer ! » s’écria Craigengelt, jouant parfaitement la surprise ; « ce serait là jouer à qui perd gagne. Reculer ? Mais la dot de la fille n’est-elle pas ?… — De la jeune lady, s’il vous plaît, » reprit Hayston.

« Bien ! bien ! je n’ai pas eu l’intention de lui manquer de respect. Mais la dot de miss Ashton n’est-elle pas égale à la plus belle que vous puissiez trouver dans le Lothian ? — D’accord ; mais je me soucie fort peu de sa dot ; j’ai assez de ma fortune personnelle. — Et sa mère qui vous aime comme si vous étiez un de ses enfants ? — Plus que certain de ses enfants, je crois ; car sa dépense d’affection est bien légère. — Et le colonel Sholto Douglas Ashton, qui désire ce mariage plus que toute autre chose au monde ? — Parce qu’il espère qu’à l’aide de mon crédit il sera élu membre du parlement. — Et le père, qui est aussi impatient de voir ce mariage se conclure que je l’ai jamais été de gagner une partie ? — Sans doute, » repartit Bucklaw avec ironie : « il entre dans la politique de sir William Ashton d’assurer à sa fille le meilleur parti qui se présente, puisqu’il a échoué dans son projet de la donner en échange du beau domaine de Ravenswood, que le parlement s’apprête à arracher de ses griffes. — Mais la jeune lady elle-même, qu’en pensez-vous ? C’est la plus jolie femme de toute l’Écosse. Vous en étiez amoureux, lorsqu’elle ne voulait pas de vous, et aujourd’hui qu’elle consent à vous épouser et à renoncer à son engagement avec Ravenswood, voilà que vous tournez tout cela en plaisanterie ! il faut vraiment que vous ayez le diable au corps ; vous ne savez ni ce que vous voulez, ni ce qu’il vous faut. — Je vais vous expliquer cela en deux mots, » répondit Bucklaw en se levant et en se promenant dans la chambre ; « j’ai besoin de savoir quel est le motif qui a engagé miss Ashton à changer d’avis aussi subitement. — Et qu’avez-vous besoin de vous en inquiéter, dès que le changement est en votre faveur ? — Je vais vous le dire. Quoique je n’aie jamais beaucoup connu toutes ces belles dames du grand ton, je n’ignore pas qu’elles sont capricieuses en diable, mais il y a dans le changement de miss Ashton quelque chose de trop subit, de trop sérieux, pour qu’il ne provienne que d’un pur caprice. Je gage que lady Ashton y a beaucoup contribué : elle connaît tous les rouages qu’il faut faire jouer pour dompter l’esprit humain, et elle s’en sert comme un habile écuyer emploie le bridon, la martingale et le caveçon pour dompter un jeune cheval. — Comment diable parviendrions-nous à les dresser sans cela ? — Cela est encore vrai, » dit Bucklaw en suspendant sa marche et en s’appuyant sur le dos d’une chaise ; » et d’ailleurs, voilà encore Ravenswood sur mon chemin : pensez-vous qu’il renonce à l’engagement de Lucy ? — Oui, sans doute, il y renoncera ; pourquoi y tiendrait-il, quand il est sur le point de prendre une autre femme, elle un autre mari ? — Et vous croyez sérieusement qu’il va épouser la dame étrangère dont vous avez entendu parler ? — Vous avez entendu vous-même ce que le capitaine Westenho a dit à ce sujet, ainsi que des préparatifs que l’on fait pour la célébration de ces brillantes noces. — Le capitaine Westenho vous ressemble un peu trop, mon cher Craigie, pour faire ce que sir William Ashton appellerait un témoin irrécusable. Il boit bien, joue bien, jure bien, et s’il s’agit de mentir et de tromper, je pense qu’il ne s’en acquitte pas moins bien : ces qualités sont fort utiles, Craigengelt, lorsqu’elles ne sortent pas de leur sphère particulière ; mais elles sentent un peu trop le flibustier pour figurer convenablement dans une cour de justice. — Eh bien ! en croirez-vous le colonel Douglas Ashton, qui a entendu le marquis d’Athol dire en pleine compagnie, sans savoir qu’il fût présent, que son parent avait pris des arrangements trop avantageux pour donner le domaine de son père en échange de la fille, au teint pâle et blême d’un fanatique sans crédit, et que Bucklaw était le bien-venu à chausser les vieux souliers de Ravenswood ? — L’a-t-il dit ? » s’écria Bucklaw en se livrant à un de ces accès irrésistibles de colère auxquels il était naturellement sujet ; « si je l’avais entendu, de par le ciel ! je lui aurais arraché la langue devant ses flatteurs et ses favoris, devant ses fanfarons de Highlanders eux-mêmes. Comment le jeune Ashton ne lui a-t-il pas passé son épée au travers du corps ? — Je veux être capot si je le sais. Assurément le marquis le méritait bien ; mais c’est un vieillard, un ministre d’État, et il y aurait plus de danger que d’honneur à avoir une affaire avec lui. Mieux vaut songer à dédommager miss Ashton du tort que ces discours peuvent lui faire, plutôt que de vous en prendre à un homme trop vieux pour se battre, et placé trop haut pour que vous puissiez l’atteindre. — Je l’atteindrai cependant quelque jour, ainsi que son cher parent Ravenswood. En attendant, je ferai ce qu’exige le soin de la réputation de miss Ashton : elle ne doit pas souffrir de ce propos outrageant. C’est une tâche qui ne m’amuse guère pourtant, et je voudrais qu’elle fût terminée. Je suis toujours embarrassé quand je lui parle… Mais remplis nos verres, Craigie, et buvons à sa santé. Il se fait tard, et un bonnet de nuit de bon bordeaux vaut mieux que les bonnets de toutes les têtes pensantes de l’Europe.






CHAPITRE XXIX.

entrevue de bucklaw et de lucy.


C’était le sujet de tous nos entretiens. Au lit, il ne dormait point ; à table, il ne mangeait point, parce que je lui faisais toujours les mêmes reproches. Étions-nous seuls, je ne parlais pas d’autre chose ; en compagnie, j’y faisais souvent allusion.
Shakspeare, Les Méprises.


Le lendemain matin, on vit Bucklaw et son fidèle Achate, Craigengelt, arriver au château de Ravenswood. Ils furent reçus avec le plus grand empressement par sir William et lady Ashton, ainsi que par leur fils aîné, le colonel Sholto. Après avoir long-temps rougi et balbutié (car Bucklaw, malgré son caractère d’audace en toute autre occasion, avait cette timidité puérile qui est le partage ordinaire de ceux qui ont peu vécu dans la bonne société) il parvint enfin à exprimer son désir d’avoir un entretien avec miss Ashton au sujet de leur futur mariage. Sir William et son fils regardèrent lady Ashton, qui répondit avec beaucoup de calme qu’elle allait sur-le-champ faire venir sa fille. « J’espère, » ajouta-t-elle en souriant, « que, comme Lucy est très-jeune et qu’elle a eu la faiblesse de consentir à contracter un engagement dont elle rougit aujourd’hui, vous voudrez bien, mon cher monsieur Bucklaw, l’excuser si elle désire que je sois présente à cette entrevue. — En vérité, ma chère lady, répondit Bucklaw, c’est précisément ce que je désirais moi-même ; car j’ai si peu d’habitude de ce que l’on appelle la galanterie, que je suis bien sûr que je commettrai quelque maudite bévue, si je n’ai l’avantage de vous avoir pour interprète. »

Ce fut ainsi que le trouble et l’embarras que Bucklaw éprouvait en ce moment critique lui firent oublier les craintes qu’il avait manifestées eu égard à l’influence que lady Ashton avait pu exercer sur l’esprit de sa fille, et lui firent perdre l’occasion de s’assurer par lui-même des véritables sentiments de Lucy.

Le reste de la compagnie sortit, et bientôt après lady Ashton et sa fille entrèrent dans l’appartement. Lucy parut à Bucklaw telle qu’il l’avait vue dans ses visites précédentes, plutôt calme qu’agitée ; mais un juge plus exercé et plus réfléchi que lui aurait eu peine à décider si ce calme était celui du désespoir ou celui de l’indifférence. Il était d’ailleurs trop ému lui-même pour démêler avec exactitude les sentiments de la jeune personne : il balbutia quelques phrases incohérentes, confondit ensemble les différents objets auxquels elles avaient rapport, et resta court avant d’avoir pu terminer son discours d’une manière tant soit peu claire. Miss Ashton l’avait écouté, ou avait eu l’air de l’écouter ; mais elle ne fit aucune réponse, et continua à tenir ses regards attachés sur un petit ouvrage de broderie, dont, soit par instinct, soit par habitude, elle s’occupait avec beaucoup d’attention. Lady Ashton était assise à peu de distance, dans une embrasure de croisée, où elle se tenait comme en embuscade ; mécontente du silence que gardait sa fille, elle lui dit d’un ton qui, bien que doux et affectueux, exprimait un avertissement, sinon un ordre : « Lucy, ma chère, à quoi pensez-vous donc ? Avez-vous entendu ce que M. Bucklaw vous a dit ? »

La jeune infortunée paraissait avoir perdu tout souvenir de la présence de sa mère. Elle tressaillit, laissa tomber son aiguille, et prononça à la hâte et presque tout d’une haleine, ces paroles contradictoires : « Oui, madame… non, milady… je vous demande pardon… je n’ai pas entendu. — Vous n’avez pas besoin de rougir, mon enfant, et moins encore de pâlir et de trembler, » dit lady Ashton en s’approchant d’elle ; « nous savons qu’une jeune personne ne doit point se montrer empressée de prêter l’oreille aux discours des hommes, mais vous devez vous rappeler que M. Bucklaw nous parle d’un sujet sur lequel vous avez depuis long-temps consenti à l’écouter favorablement. Vous savez combien votre père et moi avons à cœur de voir s’accomplir un mariage aussi sortable. »

Il y avait dans le son de voix de lady Ashton un mélange d’autorité, de rigueur et de sévérité, soigneusement caché sous l’apparence de la tendresse maternelle la plus affectueuse. Le sens apparent de ses paroles était pour Bucklaw, à qui l’on pouvait assez facilement en imposer ; mais leur sens réel était pour la tremblante Lucy, qui savait comment elles devaient être interprétées, bien que des observateurs désintéressés eussent pu croire qu’elles n’avaient besoin d’aucun commentaire.

Miss Ashton, immobile sur sa chaise, jeta autour d’elle des regards où se peignait la frayeur, ou même un sentiment plus terrible encore, mais continua de garder le silence. Bucklaw, qui pendant ce temps-là s’était promené en long et en large dans le salon, afin de retrouver sa présence d’esprit, s’arrêta enfin à quelque distance de Lucy : « Je crois, miss Ashton, lui dit-il, que je viens de jouer le rôle d’un sot ; j’ai essayé de vous parler, comme on dit que les jeunes personnes aiment qu’on leur parle, et je ne crois pas que vous ayez compris ce que je vous ai dit ; car le diable m’emporte si je le comprends moi-même ! Mais enfin, une fois pour toutes, et en pur écossais, je vous dis que votre père et votre mère approuvent la demande que je leur ai faite de votre main, et que si vous voulez accepter pour mari un jeune homme franc, loyal et qui ne vous contrariera en rien de ce qui vous plaira, je vous placerai à la tête du plus bel établissement qui soit dans les trois Lothians ; vous habiterez le château de Girningham ou celui de Bucklaw, à votre choix ; vous aurez la maison de lady Girnington, dans Canongate, à Édimbourg ; vous irez où vous voudrez et ferez tout ce qu’il vous plaira ; je ne peux pas dire mieux. Seulement, je réserve un coin au bas bout de la table pour un vieux mauvais sujet de mes amis, de la compagne duquel je me passerais fort bien, si ce démon-là n’eût réussi à me persuader qu’il m’est absolument nécessaire : ainsi, j’espère que vous ne refuserez pas la société de Graigie, quoique, à dire vrai, il serait facile d’en trouver une meilleure. — Fi donc ! Bucklaw, s’écria lady Ashton ; comment pouvez-vous croire que Lucy ait la moindre idée de bannir cet homme franc, honnête et bon, le capitaine Craigengelt ? — Madame, répliqua Bucklaw, pour ce qui est de la franchise, de l’honnêteté et de la bonté, je crois que ces qualités vont à peu près de pair chez Craigengelt. Mais passons là-dessus. Le drôle connaît ma manière, mes habitudes ; il sait se rendre utile, et je ne pourrais guère me passer ne lui, comme je le disais tout-à-l’heure. Mais, je le répète, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; et, puisque j’ai eu le courage de faire une proposition toute franche, je serais bien aise d’entendre de la bouche de miss Ashton une réponse tout aussi sincère. — Mon cher Bucklaw, dit lady Ashton, laissez-moi ménager la timidité de Lucy. Je vous affirme, en sa présence, qu’elle a déjà consenti à se laisser guider, dans cette affaire, par son père et par moi. Lucy, ma chère, » ajouta-t-elle avec ce ton singulièrement combiné de douceur et de sévérité que nous avons déjà remarqué, « répondez, la chose n’est-elle pas comme je le dis ? — J’ai promis de vous obéir, » répondit sa victime, d’une voix douce et tremblante, « mais à une condition… — Elle veut dire, » répondit lady Ashton en se tournant vers Bucklaw, « qu’elle attend une réponse à la lettre qu’elle a écrite à l’homme en question, et qu’elle a adressée à Vienne, Ratisbonne, Paris, ou quelque part qu’il soit, pour lui demander la révocation de l’engagement qu’il a eu l’art de lui surprendre. Je suis bien sûre, mon cher ami, que vous ne trouverez pas mauvais qu’elle ait sur cet article une délicatesse que, dans le fait, nous devons tous partager. — Cela est juste, parfaitement juste, » dit Bucklaw, et il se mit à fredonner ce refrain d’une vieille chanson :

Avant de se livrer à nouvelles amours,
Des anciennes il faut se délivrer toujours.

Mais il me semble, » ajouta-t-il après un moment de silence, « que vous auriez déjà dû recevoir six fois la réponse de Ravenswood. Le diable m’emporte si je ne vais la chercher moi-même, si miss Ashton veut me faire l’honneur de me charger de cette commission ! — Pas du tout, dit lady Ashton ; nous avons eu beaucoup de peine à empêcher Douglas, à qui cette commission conviendrait mieux, de faire une démarche aussi imprudente ; et pensez-vous que nous vous permettrions, mon bon ami, à vous qui nous êtes également cher, d’aller porter à un tel homme un message si extraordinaire ? Au reste, tous les amis de la famille sont d’avis, et ma chère Lucy doit penser de même, que, puisque cet homme, qui ne mérite aucun égard, n’a fait aucune réponse, son silence doit, selon l’usage, être regardé comme un consentement, et qu’un engagement est censé annulé lorsque l’une des parties n’insiste pas pour qu’il soit rempli. Sir William, qui s’y connaît mieux que nous, n’a pas le moindre doute à cet égard ; et ma chère Lucy… — Madame, » dit Lucy avec une énergie qui ne lui était pas ordinaire, « ne me pressez pas davantage. Si ce malheureux engagement est rétracté, je vous ai déjà dit que vous disposerez de moi comme vous le voudrez. Jusque-là, je me rendrais coupable aux yeux de Dieu et des hommes, si je faisais ce que vous me demandez. — Mais, ma chère enfant, reprit sa mère, si cet homme s’obstine à garder le silence… — Il ne le gardera point, répondit Lucy ; il y a six semaines que je lui ai envoyé, par une voie sûre, un duplicata de ma première lettre. — Vous ne l’avez point fait !… vous n’avez pu, vous n’auriez pas osé le faire ! » s’écria lady Ashton avec un emportement qui s’accordait peu avec le ton qu’elle s’était proposé de prendre. Mais se contraignant aussitôt : « Ma chère Lucy, dit-elle, comment avez-vous pu faire une telle démarche ? — N’importe, dit Bucklaw, je respecte la façon de penser de miss Ashton ; seulement, je regrette de n’avoir pas été moi-même le porteur du message. — Et dites-nous, je vous prie, miss Ashton, » lui demanda sa mère d’un ton ironique, « combien de temps nous devons attendre le retour de votre Pacolet, de votre messager aérien, puisque nos humbles courriers de chair et d’os n’étaient pas dignes d’une pareille confiance. — J’ai compté les semaines, les jours, les heures et les minutes, répondit Lucy ; encore une semaine, et j’aurai une réponse, ou je devrai croire qu’il est mort. — Jusque-là, monsieur, dit-elle à Bucklaw, je vous aurai une bien grande obligation, si vous voulez prier ma mère de ne plus me presser sur ce sujet. — J’en fais à lady Ashton la demande formelle, dit Bucklaw. Sur mon honneur, miss Lucy, je respecte vos sentiments, et quoique je désire plus vivement que jamais la conclusion de cette affaire, je vous jure, foi de gentilhomme, que j’y renoncerais si l’on vous pressait de manière à vous causer un seul instant de désagrément. — Monsieur Hayston, je pense, ne doit rien craindre de semblable, » dit lady Ashton pâlissant de colère, « lorsque le cœur d’une mère veille sur le bonheur de sa fille. Permettez-moi de vous demander, miss Ashton, quels étaient les termes de votre dernière lettre ? — Exactement les mêmes, madame, que ceux que vous m’aviez dictés précédemment. — Ainsi donc, dès que ces huit jours seront écoulés, » dit sa mère en reprenant son ton de tendresse, nous pourrons espérer, ma chère enfant, que vous mettrez fin à notre incertitude. — Miss Ashton ne doit pas être serrée de si près, madame, » interrompit Bucklaw dont l’étourderie et l’humeur bizarre ne provenaient nullement d’un défaut de délicatesse ; « des messagers peuvent être arrêtés, ou retardés ; un cheval déferré a quelquefois fait perdre une journée entière. Permettez-moi de jeter un coup d’œil sur mon agenda. Le vingtième jour, à partir de celui-ci, est la fête de Saint Jude ; et, la veille, il faut que je sois à Caverton-Edge pour voir une course entre la jument noire du laird de Kittlegirth et le cheval bai de quatre ans de Johnston, le marchand de farine. Au reste, je puis, en courant toute la nuit, venir savoir où en seront alors les affaires, et, au pis aller, vous envoyer Craigengelt. J’espère donc que comme, pendant ce laps de temps, je ne fatiguerai pas miss Ashton par mon importunité, vous voudrez bien, vous madame, sir William Ashton, et le colonel Douglas, lui laisser la tranquillité nécessaire pour prendre un parti. — Vous êtes généreux, monsieur, dit Lucy. — Généreux, dites-vous ? Nullement. Je vous l’ai déjà dit, je ne suis qu’un jeune homme tout uni, franc et loyal, qui est disposé à vous rendre heureuse, si vous voulez le lui permettre et lui indiquer ce qu’il doit faire pour y réussir. »

À ces mots, il la salua avec plus d’émotion qu’on ne devait en attendre d’un homme de ce caractère, et prit congé des deux dames. Lady Ashton le suivit hors de l’appartement, en l’assurant que sa fille rendait pleine justice à la sincérité de son attachement, et l’engagea à voir sir William avant son départ, « puisque, » dit-elle en se retournant vers Lucy, « il faut que nous soyons tous prêts, le jour de Saint Jude, à signer et sceller cette heureuse alliance. — Cette heureuse alliance ! » répéta Lucy d’une voix à peine articulée lorsque la porte de l’appartement fut fermée ; « dites plutôt signer et sceller mon arrêt de mort ! « Et joignant ses mains amaigries, elle se laissa tomber sur son fauteuil, dans un état complet d’abattement.

Elle en fut bientôt tirée par l’entrée bruyante de son frère Henri, qui vint lui rappeler la promesse qu’elle lui avait faite de lui donner deux aunes de ruban écarlate pour se faire des nœuds de jarretières. Lucy se leva avec le calme de la résignation, ouvrit une petite boîte d’ivoire, y chercha le ruban que son frère désirait, le mesura exactement, et lui fit les deux nœuds de jarretières, tels qu’il les demandait.

« Ne fermez pas si vite votre boîte, dit Henri ; il faut que vous me donniez un peu de votre fil d’argent pour attacher les sonnettes aux pattes de mon faucon. Pourtant il ne le mérite guère ; car, malgré toutes les peines que je me suis données pour le dénicher et le dresser, il ne sera jamais qu’un mauvais chasseur : il se contente de prendre la perdrix dans ses serres ; après quoi il la lâche, et la laissé s’échapper. Or, que peut faire après cela le pauvre oiseau, sinon languir et mourir sur la bruyère, ou sous le premier buisson qu’il rencontrera ? — Vous avez raison, Henri, vous avez bien raison, » dit tristement Lucy, en serrant la main de son frère après lui avoir donné le fil d’argent dont il avait besoin. « Mais il y a dans le monde d’autres oiseaux de proie que votre faucon, et bien plus encore d’oiseaux blessés qui ne cherchent qu’à mourir en repos, et qui ne peuvent trouver ni bruyère ni buisson pour y cacher leur tête. — Ah ! voilà une phrase que vous avez prise dans vos romans, dit l’enfant ; et Sholto assure qu’ils vous ont tourné la tête. Mais j’entends Norman qui siffle le faucon ; il faut que j’aille lui attacher les sonnettes. »

Et il s’échappa avec la joyeuse insouciance de son âge, laissant sa sœur en proie à l’amertume de ses réflexions.

« Il est donc écrit dans le livre du destin, dit-elle, que je dois être abandonnée par tout ce qui respire, même par ceux qui doivent me chérir le plus ! Je reste entièrement livrée à ceux qui m’obsèdent. Il est juste que cela soit ainsi ; seule et sans conseil, je me suis précipitée dans le danger ; seule et sans conseil, je dois m’en tirer, ou mourir. »






CHAPITRE XXX.

intrigues de lady ashton.


Que s’ensuit-il ? une sombre et triste mélancolie, voisine de l’affreux et cruel désespoir, et traînant à sa suite l’épouvantable cortège de tous les maux qui affligent l’humanité.
Shakspeare, Les Méprises.


Pour justifier la facilité avec laquelle Bucklaw, qui d’ailleurs était réellement, comme il le disait lui-même, un jeune homme franc et loyal, laissait égarer son jugement par les manœuvres de lady Ashton, tandis qu’il faisait la cour à sa fille, il faut que le lecteur se rappelle le régime intérieur auquel les femmes étaient soumises, à cette époque, dans les familles écossaises.

Les mœurs de ce pays, sous ce rapport comme sous plusieurs autres, coïncidaient avec celles de la France avant la révolution. Les jeunes personnes des hautes classes de la société se montraient rarement dans le monde avant d’être mariées ; et, par les lois comme par le fait, elle se trouvaient sous la dépendance la plus complète de leurs parents, qui, lorsqu’il s’agissait de leur établissement, n’étaient que trop portés à consulter leurs propres vues, plutôt que l’inclination des parties principalement intéressées. En pareilles circonstances, le futur époux n’attendait guère de sa fiancée qu’un acquiescement tacite aux volontés de ses parents ; et, comme il avait peu d’occasions de la connaître, encore moins d’établir avec elle une sorte d’intimité, il s’en rapportait à l’extérieur, de même que, dans le Marchand de Venise[133], les amants choisissent chacun la cassette qui renferme leur destinée, s’en remettant au hasard pour amener le lot qui doit leur échoir dans cette loterie.

Il n’était donc pas surprenant, d’après les mœurs générales du siècle, que M. Hayston de Bucklaw, éloigné de la bonne société par ses habitudes de dissipation, ne cherchât pas à trouver dans sa future épouse des sentiments auxquels des hommes doués de délicatesse, de jugement et d’expérience, se seraient peut-être montrés également indifférents. Il savait, ce que tout le monde regardait comme le point essentiel, que les parents et les amis de Lucy s’étaient fortement prononcés en sa faveur, et que cette prédilection reposait sur de puissants motifs.

Dans le fait, la conduite du marquis d’Athol, depuis le départ de Ravenswood, avait été calculée de manière à rendre impossible l’union de son parent avec Lucy Ashton. Le marquis portait à Edgar une sincère amitié, mais cette amitié n’était pas dirigée par le jugement ; ou plutôt, comme bon nombre d’amis et de patrons, il agissait suivant ce qu’il considérait comme les véritables intérêts de son parent, bien qu’il sût qu’en agissant ainsi il contrariait ses inclinations.

Le marquis poursuivit donc, avec toute la plénitude de la puissance ministérielle, l’appel qu’il interjeta devant le parlement d’Écosse des jugements en vertu desquels sir William avait été mis en possession des domaines de Ravenswood. Comme cette mesure était appuyée de l’autorité que donne le pouvoir, elle occasionna de vives réclamations de la part des membres de l’opposition, qui la regardèrent comme un empiétement inouï, arbitraire et tyrannique, sur l’autorité des tribunaux civils du pays ; et, si elle affecta aussi vivement des étrangers qui n’étaient liés avec sir William Ashton que par une conformité de principes politiques, on peut juger de l’effet qu’elle produisit sur sa famille. Sir William, encore plus intéressé que timide, était réduit au désespoir par la perte dont il était menacé. Le ressentiment de son fils, qui, avec un caractère plus hautain, fut porté jusqu’à la rage, par l’idée de se voir privé d’un domaine qu’il regardait déjà comme un héritage patrimonial. Quant à lady Ashton, dont l’esprit était plus vindicatif encore, la conduite de Ravenswood, ou plutôt de son patron, lui parut une offense digne d’appeler sur lui la haine de toute sa famille, et elle ne s’occupait que des moyens d’en tirer vengeance. Lucy elle-même, la douce et confiante Lucy, subjuguée par les opinions de tous ceux qui l’entouraient, ne pouvait s’empêcher de considérer la démarche de Ravenswood comme précipitée, et même hostile. « Mon père, » disait-elle en soupirant, « l’a accueilli dans ce château, et a encouragé, ou du moins toléré notre attachement mutuel. N’aurait-il pas dû s’en souvenir ? N’aurait-il pas dû lui prouver sa reconnaissance, en différant, au moins pour quelque temps encore, de faire valoir ce qu’il regarde comme ses droits légitimes ? J’aurais renoncé pour lui au double de la valeur de ces biens dont il poursuit la restitution avec une ardeur qui fait voir qu’il a oublié jusqu’à quel point je suis intéressée dans cette affaire. »

Lucy néanmoins se gardait bien de faire entendre ces plaintes, afin de ne pas augmenter les préventions qu’avaient conçues contre son amant tous ceux dont elle était entourée, et qui se récriaient hautement contre les mesures prises au nom de Ravenswood, les accusant d’être illégales, vexatoires et tyranniques, semblables aux actes les plus arbitraires commis dans les plus mauvais temps des Stuarts. Par une conséquence naturelle, on employa auprès d’elle tous les moyens, tous les raisonnements capables de la déterminer à rompre son engagement avec Edgar, comme scandaleux, honteux et criminel, formé avec l’ennemi mortel de sa famille, et calculé pour ajouter encore à l’amertume du chagrin dont ses parents étaient accablés.

Lucy avait beaucoup de grandeur et de fermeté dans le caractère, et, quoique seule et sans secours, elle aurait pu résister à toutes ces attaques. Elle aurait pu endurer les plaintes de son père, ses murmures contre ce qu’il appelait la conduite tyrannique du parti dominant, ses accusations continuelles d’ingratitude contre Ravenswood, ses dissertations sans fin sur les divers moyens par lesquels les contrats peuvent être considérés comme nuls et non avenus, ses citations des articles du droit civil, du droit municipal et du droit canon, et enfin ses discours sur la puissance paternelle, patria potestas. Elle aurait pu écouter avec patience, ou repousser avec mépris les railleries amères et quelquefois les emportements de son frère, le colonel Ashton, ainsi que les propos impertinents et déplacés d’autres amis et d’autres parents. Mais il n’était pas en son pouvoir de résister complètement ou d’échapper aux persécutions constantes de l’infatigable lady Ashton, qui, uniquement occupée de son projet, réunissait toutes les forces et toute l’énergie de son âme pour rompre l’engagement de sa fille avec Ravenswood, et élever entre eux une barrière insurmontable en unissant Lucy à Bucklaw. Plus profondément versée que son mari dans l’art de sonder les replis du cœur humain, elle savait que par-là sa vengeance porterait un coup décisif à celui qu’elle regardait comme son ennemi mortel, et elle n’hésita pas à lever le bras pour le frapper, quoiqu’elle n’ignorât pas que le trait n’irait l’atteindre qu’en passant par le cœur de sa fille. Dans ce dessein cruel, mais inébranlable, elle fouilla impitoyablement les replis les plus secrets de l’âme de Lucy, employa toutes les ruses, prit tour à tour les divers déguisements qui pouvaient favoriser ses desseins, et prépara à loisir toutes les manœuvres propres à forcer l’esprit d’une personne sur laquelle on exerce un pouvoir sans contrôle à prendre une résolution à laquelle on tient fortement soi-même. Quelques-unes de ces manœuvres n’avaient rien que de très-simple, et il nous suffira d’en dire peu de mots ; d’autres étaient caractéristiques du temps et du pays où se passe l’action de ce drame singulier, et des personnages qui y figurent.

Il était de la plus haute importance pour lady Ashton que toute correspondance entre les deux amants fût interrompue ; et, soit par l’appât de l’or, soit par l’autorité qu’elle exerçait sur tous les gens de sa maison, elle réussit à mettre si bien dans ses intérêts ceux dont elle entoura sa fille, que jamais forteresse assiégée ne fut plus étroitement bloquée, quoique miss Ashton parût jouir de la liberté la plus entière. Le château de son père fut pour elle comme entouré d’un cercle magique et invisible, dans lequel rien ne pouvait entrer et duquel rien ne pouvait sortir sans la permission de la fée qui l’avait tracé. Ainsi toutes les lettres par lesquelles Ravenswood faisait connaître à Lucy Ashton les motifs indispensables qui le retenaient sur le continent, toutes celles que la pauvre Lucy lui avait adressées par des voies qu’elle croyait sûres, étaient tombées entre les mains de sa mère. Il était impossible que ces lettres interceptées, et surtout celles de Ravenswood, ne continssent pas quelques expressions propres à irriter les passions et à augmenter l’obstination de celle dans les mains de qui elles s’arrêtaient ; mais les passions de lady Ashton étaient trop enracinées pour avoir besoin de ce nouvel aliment. Elle brûlait ces lettres après en avoir pris lecture ; et elle les regardait se réduire en cendres, s’évaporer en fumée, avec un sourire dédaigneux et un air de triomphe qui exprimaient la certitude que les espérances de ceux qui les avaient écrites seraient bientôt aussi complètement détruites.

Il n’est pas rare de voir la fortune favoriser les combinaisons des gens qui savent mettre à profit toutes les chances que leur présente le hasard. Un bruit fondé, comme tant d’autres de la même espèce, sur plusieurs circonstances plausibles, mais qui ne reposait sur aucune base solide, circula dans le pays : on disait que le Maître de Ravenswood était à la veille d’épouser sur le continent une jeune demoiselle d’une grande fortune et de haut rang. Cette nouvelle fut avidement accueillie ; car deux partis qui se disputent le pouvoir et la faveur populaire, s’emparent toujours avec avidité de tous les détails de la vie privée de leurs adversaires, pour en faire des sujets de discussion politique.

Le marquis d’Athol en parla publiquement, non, à la vérité, dans les termes grossiers que le capitaine Craigengelt lui avait attribués, mais d’une manière assez offensante pour les Ashton. « Il croyait, dit-il, la nouvelle très-probable, et il souhaitait de bon cœur qu’elle fût vraie. Un tel parti convenait beaucoup mieux et faisait beaucoup plus d’honneur à un jeune homme plein de talents et d’espérances, qu’un mariage avec la fille d’un vieux légiste whig qui avait ruiné son père. »

L’autre partie, de son côté, oubliant le refus que le Maître de Ravenswood avait essuyé de la part de la famille de miss Ashton, criait à l’infamie, et lui reprochait son inconstance et sa perfidie, comme si, après avoir séduit cette jeune personne et lui avoir fait contracter un engagement, il l’abandonnait lâchement et sans motif.

Lady Ashton eut grand soin que cette nouvelle parvînt jusqu’au château de Ravenswood par un grand nombre de canaux divers, sachant fort bien que la répétition du même bruit par un grand nombre de bouches ne pourrait que lui donner une forte apparence de vérité. Les uns en parlèrent comme d’un bruit courant, les autres comme d’une chose très-positive ; tantôt on la débitait tout bas à l’oreille de Lucy Ashton, sur le ton de la plaisanterie ; tantôt on lui en parlait comme d’un sujet qui devait la porter à faire de sérieuses réflexions.

Le jeune Henri lui-même devint un instrument dont on se servit pour ajouter aux tourments de sa sœur. Un matin, il accourut dans sa chambre, une branche de saule pleureur à la main[134], disant qu’elle avait été tout exprès envoyée d’Allemagne pour qu’elle la portât. Lucy, comme nous l’avons déjà vu, avait une affection toute particulière pour son jeune frère, et en ce moment, un acte de méchanceté de sa part, fait par étourderie et irréflexion, lui parut plus cruel et plus injurieux que les insultes étudiées de son frère aîné. Elle ne lui montra cependant aucune espèce de ressentiment. « Pauvre Henri, » dit-elle d’une voix faible et en jetant ses bras autour du cou de son frère, « tu ne fais que répéter ce que l’on t’a appris ! » Et en même temps elle versa un torrent de larmes.

« Lucy, lui répondit-il, je vous promets de ne plus me charger de ces maudits messages ; car je vous aime plus vous seule qu’eux tous ensemble, » ajouta-t-il en la couvrant de baisers pour tarir ses larmes ; et lorsque vous voudrez vous promener, je vous prêterai mon petit cheval ; vous le ferez galoper, si bon vous semble ; vous pourrez même sortir du village, si l’envie vous en prend. — Qui vous a dit qu’il ne me soit pas permis d’aller me promener où je voudrai ? — Oh ! c’est un secret ; mais si vous essayiez d’en sortir, vous verriez que votre cheval se déferrerait, ou qu’il deviendrait boiteux, ou que la cloche du château sonnerait pour vous rappeler ; en un mot que vous seriez forcée de revenir. Mais si je vous dis tout cela, Douglas ne me donnera pas la belle écharpe qu’il m’a promise. Ainsi, bonjour ! »

Ce dialogue plongea Lucy dans un accablement plus profond encore ; car il lui prouvait clairement ce qu’elle soupçonnait déjà depuis long-temps, qu’elle était prisonnière, quoique libre[135], dans la maison de son père. Nous l’avons représentée au commencement de notre histoire comme ayant un caractère romanesque, aimant les contes où l’amour se mêle aux aventures merveilleuses, et s’identifiant volontiers avec des héroïnes de roman, dont, faute d’autre lecture, elle avait meublé sa mémoire. La baguette de fée, dont elle avait pris plaisir à armer sa main dans la solitude, pour se procurer des visions enchanteresses, était devenue celle d’un magicien esclave de mauvais génies, n’ayant d’autre pouvoir que celui d’évoquer des spectres qui faisaient trembler l’exorciste elle-même. Elle sentait qu’elle était l’objet du soupçon, du mépris, de l’aversion du moins, sinon de la haine de sa famille, et il lui semblait qu’elle était abandonnée par celui-là même pour l’amour duquel elle était en butte à l’inimitié de toutes les personnes qui l’entouraient. En effet, l’infidélité de Ravenswood semblait devenir chaque jour plus évidente.

Un officier de fortune, nommé Westenho, ancien camarade de Craigengelt, était arrivé par hasard du continent à peu près à cette époque. Le digne capitaine, quoique sans agir précisément de concert avec lady Ashton, qui avait trop de fierté et de finesse pour immiscer un ami de Bucklaw dans tous ses secrets, ne négligeait rien pour favoriser ses manœuvres, exagérant les circonstances réelles et en ajoutant d’autres de pure invention : il engagea son ami à attester formellement la vérité du prochain mariage de Ravenswood.

Assiégée de toutes parts, presque réduite au désespoir, Lucy laissa fléchir son caractère sous le poids des souffrances et des persécutions continuelles. Elle devint sombre, distraite, et si différente d’elle-même, que, contre son naturel et ses habitudes, elle répondait avec courage, et même avec une sorte de fureur, à ceux qui l’obsédaient avec tant d’opiniâtreté et de tyrannie. Sa santé commença aussi à s’altérer ; ses joues maigres et d’un rouge terne, l’espèce d’égarement de ses yeux, furent autant de symptômes qui indiquaient qu’elle était attaquée de ce qu’on appelle une fièvre nerveuse. La plupart des mères auraient été touchées de cet état ; mais lady Ashton, inébranlable dans ses projets, voyait la raison et la santé de sa fille s’affaiblir sans éprouver plus de compassion qu’un ingénieur qui voit les tours d’une ville assiégée ébranlées par le feu de son artillerie ; ou plutôt, elle trouvait dans ces écarts, dans ces inégalités de caractère, une preuve que la constance de sa fille était au moment d’expirer : tel le pêcheur juge, par les bonds et les mouvements convulsifs du poisson qui lutte de plus en plus faiblement contre le harpon dont il l’a percé, qu’il pourra bientôt le tirer à terre.

Pour accélérer la catastrophe, lady Ashton eut recours à un expédient entièrement d’accord avec le caractère et la crédulité de cette époque, mais que, sans aucun doute, le lecteur déclarera véritablement diabolique.



CHAPITRE XXXI.

lucy malade.


…Là habitait une sorcière couverte de haillons dégoûtants : manquant volontairement de tout, totalement insouciante pour pourvoir à ses besoins, elle désirait vivre solitaire et loin de tout voisinage, afin de cacher aux yeux de tout le monde ses actions diaboliques et ses pratiques infernales, et de pouvoir lancer dans l’ombre ses traits contre les objets de sa haine.
Spencer. La Reine des fées.


La santé de Lucy Ashton exigea bientôt les secours d’une personne plus exercée aux fonctions de garde-malade que les femmes employées au service de la famille. Ailsie Gourlay, surnommée quelquefois la femme savante de Bowden, fut celle que, pour des motifs puissants et qui lui étaient particuliers, lady Ashton appela de préférence auprès de sa fille.

Cette femme s’était acquis une grande réputation par les prétendues guérisons qu’elle opérait, particulièrement dans les maladies mystérieuses, surtout dans celles qui bravent l’art du médecin[136]. Ses remèdes consistaient en herbes cueillies sous l’influence de quelque planète, en mots bizarres, en signes et en charmes, qui, quelquefois peut-être, produisaient un effet salutaire sur l’imagination de ses malades. Telle était la profession avouée d’Ailsie Gourlay, devenue, il est aisé de le croire, un objet de suspicion et de méfiance aux yeux de ses voisins et même pour le clergé du canton. En secret, néanmoins, elle faisait un trafic plus lucratif des sciences occultes ; car, malgré les châtiments terribles que l’on infligeait aux personnes déclarées coupables du crime de sorcellerie, il y en avait encore qui, pressées par le besoin ou par une sorte de méchanceté naturelle, ne craignaient pas de s’exposer à tout l’odieux et même à tous les dangers de ce métier, à cause de l’influence qu’elles acquéraient dans leur voisinage par la terreur qu’elles inspiraient, et du misérable salaire qu’elles retiraient de l’exercice de leur art prétendu.

Ailsie Gourlay était cependant trop prudente pour reconnaître qu’elle avait fait un pacte avec l’esprit malin ; car c’eût été un moyen aussi sûr que prompt d’aller au poteau et au tonneau goudronné[137]. Sa magie, disait-elle, était une magie innocente, comme celle de Caliban[138]. Néanmoins elle disait la bonne aventure, expliquait les songes, composait les philtres, découvrait les objets volés, faisait et rompait les mariages, avec autant de succès que si, comme on le croyait dans tout le voisinage, elle eût été assistée dans ses opérations par Belzébuth lui-même. Le plus grand mal que faisaient ces prétendues adeptes dans les sciences occultes, c’était que, se voyant l’objet de la haine publique, beaucoup d’entre eux s’inquiétaient fort peu si leurs actes la justifiaient ou non. Et si, sous un rapport, on éprouve une horreur involontaire lorsque la lecture des registres des tribunaux criminels nous révèle tant de crimes judiciaires, commis sous prétexte que l’accusé est un sorcier, on se trouve en quelque sorte soulagé en acquérant la preuve que la plupart d’entre eux avaient mérité, comme empoisonneurs, suborneurs, et complices diaboliques d’un grand nombre de crimes secrets, le châtiment qui leur avait été infligé comme coupables de sorcellerie.

Telle était Ailsie Gourlay, que lady Ashton jugea à propos de placer près de sa fille pour achever de subjuguer son esprit. Une femme d’une condition moins élevée n’aurait osé faire un tel choix ; mais son rang la mettait au-dessus de toute censure, et la hauteur de son caractère la lui faisait braver. On s’accorda à dire qu’elle avait choisi pour sa fille la garde-malade la meilleure, la plus expérimentée et la plus instruite qui fût dans tout le voisinage, tandis qu’une personne d’une classe inférieure aurait essuyé le reproche d’avoir eu recours à l’assistance d’une associée et d’une alliée du grand ennemi du genre humain.

La vieille sorcière reconnut d’un coup d’œil, et pour ainsi dire par intuition, le rôle qu’elle avait à jouer ; lady Ashton n’eut pas besoin d’entrer avec elle dans une longue explication. Elle possédait à un degré peu ordinaire le jugement nécessaire pour remplir la tâche qui lui était imposée, et dans laquelle elle eût échoué si elle n’eût eu quelque connaissance du cœur humain et des passions qui l’agitent. Elle s’aperçut bientôt que Lucy frémissait à son aspect, et, dès ce moment, elle conçut une haine mortelle contre la pauvre fille qui n’avait pu la voir sans une horreur involontaire ; elle crut donc devoir commencer ses opérations en s’efforçant d’effacer, ou du moins de surmonter des préventions qu’elle regardait comme une offense impardonnable.

Cette tâche ne lui fut pas difficile ; car la laideur extrême de la vieille sorcière fut bientôt compensée par les marques de bonté et d’intérêt qu’elle donnait à Lucy, et auxquelles cette infortunée était, depuis quelque temps, peu accoutumée. Les soins qu’elle lui prodigua avec autant d’habileté que de zèle lui acquirent la gratitude, sinon la confiance de la malade ; et sous prétexte de faire diversion à l’ennui de la solitude à laquelle elle était condamnée, Ailsie parvint à captiver son attention par le récit de légendes qui lui étaient familières, et que Lucy prit plaisir à écouter, soit à cause de leur ressemblance avec ses lectures favorites, soit par le penchant naturel de son imagination. Dame Gourlay se borna, dans les commencements, aux récits qui respiraient la douceur ou qui excitaient l’intérêt ; elle parlait

D’esprits follets dansant la nuit sur la pelouse ;
D’amants contraints d’errer, les yeux baignés de pleurs ;
De châteaux élevés, où, d’une main jalouse,
Un sorcier des captifs irritait les douleurs.

Peu à peu ces histoires prirent un caractère plus sombre et plus mystérieux, au point que, lorsqu’elle les racontait à la lueur douteuse de la lampe, sa voix tremblante, ses lèvres pâles et livides, son doigt desséché levé en l’air, et sa tête branlante, auraient épouvanté une imagination plus forte, dans un siècle moins livré à la superstition. La vieille Sicorax[139] s’aperçut de son ascendant, et rétrécit graduellement son cercle magique autour de la victime dévouée à ses artifices. Elle commença à lui conter les légendes relatives à la famille de Ravenswood, dont l’ancienne grandeur et l’immense pouvoir avaient été ornés, par la crédulité de l’époque, de tant d’attributs superstitieux. L’histoire de la fatale fontaine fut accompagnée de tous les détails et augmentée des circonstances les plus propres à faire impression sur l’esprit de son auditeur. La prophétie citée par Caleb, relative à la fiancée morte que le sort destinait au dernier des Ravenswood, reçut aussi un sombre commentaire, et la singulière apparition que le Maître de Ravenswood avait vue dans la forêt, et que ses questions empressées, lorsqu’il fut entré dans la chaumière de la vieille Alix, avaient en partie révélée, devint encore le sujet d’une foule d’exagérations.

Lucy aurait donné peu d’importance à ces histoires, si elles eussent eu rapport à quelque autre famille, ou si sa position eût été moins malheureuse ; mais, dans les circonstances où elle se trouvait, l’idée d’un mauvais destin poursuivant son attachement, l’emporta, et les sombres tableaux de la superstition obscurcirent un esprit déjà suffisamment affaibli par le chagrin, la détresse, l’incertitude, et par la pensée accablante de l’état d’isolement et d’abandon où la plongeait sa famille. Ces histoires qu’Ailsie lui racontait étaient accompagnées de circonstances tellement analogues à sa position personnelle, que, par degrés, elle en vint à converser familièrement avec la vieille sur tous ces sujets tragiques et mystérieux, et même à lui accorder une sorte de confiance malgré la répugnance involontaire qu’elle éprouvait encore pour cette femme. Tout incomplet que fût ce changement, dame Gourlay sut en tirer parti. Elle dirigea toutes les pensées de Lucy vers les moyens de lire dans l’avenir, voie la plus sûre peut être pour égarer le jugement et détruire toute l’énergie de l’âme. Des présages furent expliqués, des songes furent interprétés ; peut-être même eut-on recours à d’autres tours de jonglerie, au moyen desquels les prétendus adeptes de cette époque parvenaient à fasciner l’esprit de ceux qu’ils avaient dessein de tromper.

On trouve une sorte de consolation à savoir que la vieille sorcière fut mise en jugement, condamnée et brûlée au sommet de Nortdh-Berwick-Law, en vertu d’une sentence rendue par une commission du conseil privé : parmi les crimes qui servirent de base à cette condamnation, on voit qu’elle fut accusée d’avoir, à l’aide de Satan et des illusions, montré dans un miroir, à une jeune personne de qualité, un jeune homme, alors en pays étranger, et auquel cette demoiselle était fiancée, s’unissant à une autre épouse. Mais, sans doute par égard pour les familles intéressées dans le procès, leurs noms ne se trouvent pas mentionnés au registre. Il faut croire qu’Ailsie Gourlay, pour exécuter un pareil acte de jonglerie, reçut des secours plus efficaces que ceux de ses propres talents. Quoi qu’il en soit, toutes ces manœuvres produisirent leur effet naturel, celui de déranger l’esprit de miss Ashton ; sa santé s’altéra ; de fréquentes inégalités de caractère se développèrent en elle, et elle prit une humeur triste, mélancolique et fantasque. Son père en devina à peu près la cause, et faisant acte d’autorité, ce qui ne lui était pas ordinaire, il chassa du château la dame Gourlay ; mais le trait était lancé et avait pénétré trop avant dans le cœur de la victime.

Ce fut peu de temps après le départ de cette femme, que Lucy Ashton, poussée à bout par ses parents, leur annonça, avec une vivacité qui les fit tressaillir, qu’elle savait que le ciel, la terre et l’enfer s’étaient ligués pour empêcher son union avec Ravenswood. « Et cependant, ajouta-t-elle, mon engagement avec lui est obligatoire pour moi, et je ne veux ni ne puis le rompre sans son consentement. Que je sois assurée qu’il y consent, et vous disposerez de moi comme il vous plaira, peu m’importe ! Lorsque les diamants ont disparu, à quoi sert l’écrin ? »

Le ton de fermeté avec lequel elle prononça ces paroles, le feu surnaturel qui jaillissait de ses yeux, l’énergie de ses gestes, interdisaient toute observation, et tout ce que put obtenir l’artificieuse lady Ashton, fut qu’elle dicterait la lettre par laquelle sa fille prierait Ravenswood de lui faire savoir si son intention était de maintenir ou de rompre ce qu’elle appelait « leur malheureux engagement. » Lady Ashton sut si bien profiter de cet avantage que, d’après les expressions de la lettre, on pouvait croire que Lucy sommait son amant de renoncer à un engagement également contraire aux intérêts et aux inclinations de l’un et de l’autre. Ne se fiant pas même à cet acte de déception, lady Ashton se détermina à supprimer totalement la lettre, dans l’espoir que Lucy dans son impatience, condamnerait Ravenswood absent et sans l’avoir entendu. Cependant elle fut trompée dans son attente. L’époque à laquelle on aurait dû recevoir la réponse d’Edgar se passa, et le faible rayon d’espoir qui brillait encore dans le cœur de Lucy était bien près de s’éteindre ; mais l’idée que sa lettre pouvait ne pas lui avoir été régulièrement adressée ne l’abandonna jamais, et une nouvelle manœuvre de sa mère lui fournit inopinément le moyen de s’assurer de ce qu’elle désirait le plus savoir.

L’agent femelle de l’enfer ayant été renvoyé du château, lady Ashton, qui agissait par toute sorte de moyens différents, résolut, pour parvenir à son but, d’employer un agent d’un caractère bien opposé. Ce nouvel agent n’était autre que le révérend M. Bide-the-bent, ministre presbytérien, professant les principes les plus rigides de cette secte ; elle l’avait appelé à son aide en disant, comme le tyran, dans la tragédie :

J’aurai bien quelque homme d’église,
Pour lui faire abjurer sa foi ;
Alors il faudra qu’elle brise
Un vœu contracté malgré moi.

Mais lady Ashton se trompa encore dans son choix. Les préjugés du ministre, il est vrai, le rangèrent promptement du parti de la mère, à qui il ne fut pas difficile de lui faire regarder avec horreur l’idée d’une union entre une fille appartenant à une famille distinguée, craignant Dieu et professant la religion presbytérienne, et l’héritier d’un membre de la secte des épiscopaux, dont les ancêtres avaient trempé leurs mains dans le sang des serviteurs de Dieu. C’eut été, dans l’opinion de M. Bid-the-bent, permettre l’union d’un Moabite avec une fille de Sion. Mais, malgré les préjugés et les principes sévères de sa secte, cet homme possédait un jugement droit, et, à l’école de la persécution, où le cœur finit si souvent par s’endurcir, il avait appris à compatir aux faiblesses d’autrui. Dans une entrevue particulière qu’il eut avec miss Ashton, il fut profondément touché de sa détresse et ne put s’empêcher de reconnaître la justice de la demande qu’elle avait faite, de correspondre directement avec Ravenswood au sujet de leur engagement. Lorsqu’elle lui eut fait part du doute qu’elle avait conçu que sa lettre lui eût jamais été envoyée, le vieillard se promena à grands pas dans la chambre, secoua sa tête couverte de cheveux blancs, appuya à plusieurs reprises la pomme d’ivoire de sa canne sur son menton, et, après beaucoup d’hésitation, déclara que ses doutes lui paraissaient si raisonnables, qu’il voulait lui-même l’aider à les dissiper.

« Je dois croire, miss Lucy, dit-il, que, dans toute cette affaire, votre respectable mère a agi avec un zèle qui sans doute prend sa source dans l’intérêt qu’elle porte à votre bonheur présent et à venir ; car cet homme descend d’une famille de persécuteurs, c’est lui-même un persécuteur, un Cavalier, un malveillant qui n’a point d’héritage dans Jessé. Néanmoins il nous est commandé de rendre justice à tous les hommes, et de remplir nos obligations et nos engagements, aussi bien envers l’étranger qu’envers celui qui est au nombre de nos frères. C’est pourquoi je veux me charger moi-même, oui, moi-même, de faire remettre votre lettre à cet Edgar Ravenswood, dans la confiance que le résultat sera de vous délivrer des filets où il vous a malicieusement enveloppée ; et afin que je ne fasse en ceci que ce qui a été autorisé par vos très-honorables parents, je vous prie de transcrire, sans y rien ajouter ni en rien retrancher, la lettre que vous avez déjà écrite sous la dictée de votre respectable mère : et j’emploierai des moyens tellement sûrs pour qu’elle lui soit remise, que, si vous ne recevez pas de réponse, vous devrez en conclure que cet homme renonce tacitement à ce contrat criminel, dont peut-être il ne se sent pas disposé à vous affranchir directement. »

Lucy s’empressa d’approuver l’expédient suggéré par le digne ecclésiastique. Elle copia exactement cette même lettre, et M. Bide-the-bent la confia aux soins de Saunders Moonshine[140], un des anciens de l’église, aussi zélé presbytérien lorsqu’il était à terre qu’intrépide contrebandier lorsque, à bord de son brick, il présentait son beaupré aux vents qui soufflent entre Campoere et la côte orientale de l’Écosse. À la recommandation de son pasteur, Saunders se chargea de la faire parvenir sûrement au Maître de Ravenswood, dans la cour étrangère où il résidait alors.

Ce coup d’œil jeté en arrière était nécessaire pour expliquer la conférence qui avait eu lieu entre miss Ashton, sa mère et Bucklaw, et dont nous avons donné les détails dans un des chapitres précédents.

Lucy était alors dans la même position que le matelot qui, luttant contre les flots soulevés par la tempête, et se tenant fortement attaché à une simple planche, son seul espoir de salut, sent ses forces diminuer à chaque instant, tandis que la lueur des éclairs qui dissipe de temps en temps la profonde obscurité de la nuit, n’offre à ses yeux que les sommets écumants des vagues qui vont bientôt l’engloutir.

Les jours et les semaines se succédèrent ; la fête de Saint Jude arriva, terme fatal du dernier délai auquel Lucy s’était soumise, et elle n’avait encore reçu ni lettre ni nouvelle de Ravenswood.







CHAPITRE XXXII.

le contrat.


Comme ces noms sont bien écrits ! combien ils sont différents des adresses barbouillées qui sont dans mon livre ! Les lettres tracées par le futur époux sont rangées au-dessus, s’élevant en pointes, mais droites comme des pins dans un bosquet tandis que celles de la future, dégagées et nettes, figurent au-dessous, aussi légères et aussi minces que les jasmins de son parterre.
Crabbe.


Le jour de la fête de Saint Jude était arrivé, et l’on n’avait reçu ni lettre ni nouvelle de Ravenswood. Mais on en eut de Bucklaw, qui, accompagné de son fidèle Craigengelt, se présenta dans la matinée pour conclure le mariage projeté et signer le contrat.

Ce contrat avait été soigneusement rédigé sous l’inspection de sir William Ashton lui-même, et il avait été décidé, sous prétexte du mauvais état de la santé de miss Ashton, que l’on n’admettrait à le signer que les parties immédiatement intéressées, et que la célébration du mariage aurait lieu le quatrième jour après la signature. Cette mesure avait été adoptée par lady Ashton, afin que Lucy n’eût pas le temps de revenir sur ce qu’elle aurait fait, ou de se montrer de nouveau intraitable. Il n’y avait pourtant pas la moindre apparence qu’elle fût disposée à l’un ou à l’autre. Elle entendit proposer tous ces arrangements avec la calme indifférence du désespoir, ou plutôt avec une apathie produite par l’état d’oppression et de stupéfaction de son cœur. À des yeux aussi peu pénétrants que ceux de Bucklaw, sa contenance n’offrait pas une répugnance prononcée ; il n’y voyait que cette réserve qui convient à une fille jeune et timide, quoique cependant il ne pût se dissimuler qu’elle agissait plutôt par soumission à la volonté de ses parents que par aucune prédilection en sa faveur.

Après que le futur époux eût présenté ses hommages à sa fiancée, on la laissa quelque temps à elle-même, sa mère ayant fait observer que le contrat devait être signé avant midi pour que le mariage fût heureux.

Lucy se laissa habiller pour la cérémonie, d’après le goût des femmes qui la servaient, et sa parure fut magnifique ; sa robe était de satin blanc, avec des garnitures de dentelle de Bruxelles ; ses cheveux étaient entremêlés d’une profusion de diamants, dont l’éclat contrastait singulièrement avec la pâleur mortelle de son visage et le trouble qui se lisait dans son œil égaré.

Sa toilette était à peine terminée que Henri se présenta pour conduire la fiancée, ou plutôt la muette victime, dans le grand salon, où tout était prêt pour la signature du contrat.

« Savez vous, ma sœur, lui dit-il, que je suis bien aise, après tout, que vous épousiez Bucklaw au lieu de Ravenswood, qui avait la fierté d’un grand d’Espagne, et qui semblait n’être venu ici que pour nous couper le cou et nous marcher ensuite sur le corps ? Je suis charmé que la mer soit aujourd’hui entre lui et nous ; car je n’oublierai jamais combien je fus effrayé quand, la première fois que je le vis, il me sembla que le portrait du vieux sir Malise s’était détaché de la toile. Soyez vraie, Lucy : n’êtes-vous pas contente d’en être débarrassée ? — Ne me fais pas de questions, Henri, répondit sa malheureuse sœur ; il n’y a que bien peu d’événements dans ce monde qui puissent me causer du plaisir ou de la peine. — Voilà ce que disent toutes les jeunes fiancées, répliqua Henri ; mais laissez faire, dans un an d’ici, vous parlerez autrement… C’est moi qui dois être le paranymphe, le premier garçon de la noce, et je vous précéderai, à cheval, jusqu’à l’église ; et tous nos parents, tous nos proches, tous nos alliés, tous ceux de Bucklaw, seront aussi à cheval, marchant en bon ordre. J’aurai un habit écarlate brodé, un chapeau à plumes, un ceinturon avec une double bordure en or accompagnée d’un point d’Espagne, et un poignard au lieu d’épée. J’aurais beaucoup mieux aimé une épée, mais Douglas ne veut pas en entendre parler. Tous ces objets et une centaine d’autres encore doivent partir ce soir d’Édimbourg sur des mulels conduits par le vieux Gilbert. Je vous les apporterai et vous les ferai voir aussitôt qu’ils seront arrivés. »

Le babillage du jeune Henri fut interrompu par la présence de lady Ashton, qui entrait, poussée par une certaine inquiétude de ne pas voir arriver sa fille. Avec un de ses plus doux sourires elle prit le bras de Lucy sous le sien, et la conduisit dans l’appartement où elle était attendue.

L’assemblée ne se composait que de sir William Ashton, du colonel Douglas Ashton, en grand uniforme, de Bucklaw, paré comme un marié, de Craigengelt, équipé de la tête aux pieds ; grâce à la libéralité de son patron, et chargé d’une quantité de galons et de dentelles qui auraient fait honneur à la toilette du capitaine Copper[141] ; enfin le révérend M. Bide-the-bent, l’assistance d’un ecclésiastique étant regardée, par les familles presbytériennes un peu strictes, comme indispensable dans toutes les circonstances qui exigeaient un certain degré de solennité.

Des vins et des rafraîchissements étaient placés sur une table où l’on voyait ouvert le contrat : il était prêt à recevoir les signatures.

Mais, avant de toucher aux rafraîchissements, ou de s’occuper de l’objet de l’assemblée, M. Bide-the-bent, à un signal donné par sir William Ashton, invita la compagnie à se joindre à lui pour adresser au ciel une courte prière improvisée, dans laquelle il le supplia de répandre ses bénédictions sur le contrat qui allait être signé par les parties présentes. Avec toute la simplicité particulière à l’époque, qui permettait les allusions personnelles, jointe à la simplicité de son caractère, le ministre pria Dieu de cicatriser la blessure du cœur d’une des personnes qui allaient contracter cette sainte union, en récompense de sa soumission aux désirs de ses très-honorables parents ; il lui demanda que, puisqu’elle s’était montrée un enfant soumis à la loi divine, en honorant son père et sa mère, elle obtînt pour elle et les siens la bénédiction promise, de longs jours sur la terre et le bonheur dans une meilleure patrie. Il pria ensuite le ciel de faire que le futur époux rejetât loin de lui toutes les folies qui détournent les jeunes gens du sentier de la sagesse ; qu’il cessât de se complaire dans la compagnie des impies, des débauchés et de ceux qui usent leur existence dans des orgies (ici Bucklaw jeta un coup-d’œil significatif sur Craigengelt) ; et formât le projet de renoncer à une société qui ne pouvait que l’entraîner à l’erreur. Une prière convenable, en faveur de sir William Ashton, de son épouse et de sa famille, termina cette invocation religieuse, qui embrassait tous les individus présents, à l’exception de Craigengelt, que le digne ministre regarda probablement comme sans espoir de rédemption. On s’occupa ensuite de l’affaire pour laquelle on s’était assemblé. Sir William Ashton signa le contrat avec toute la solennité et la précision d’un ministre de la justice, son fils avec une nonchalance militaire ; et Bucklaw, après avoir posé sa signature sur les feuilles avec autant de rapidité que Craigengelt en pouvait mettre à les tourner, finit par essuyer sa plume à la nouvelle cravate brodée du soi-disant preux.

C’était alors le tour de miss Ashton, et sa vigilante mère la conduisit vers la table. À la premier tentative qu’elle fit, elle voulut écrire avec une plume qui n’avait point d’encre, et lorsqu’on l’en fit apercevoir, elle essaya vainement, et à plusieurs reprises, de la tremper dans le massif encrier d’argent placé devant elle ; lady Ashton s’empressa de venir à son secours.

J’ai vu moi-même ce fatal contrat ; et dans les caractères distincts qui forment le nom de Lucy Ashton, signé au bas de chaque page, on n’aperçoit qu’une légère irrégularité, provenant d’un tremblement dans la main de la jeune personne, effet naturel de l’agitation de son esprit au moment où elle écrivait. Mais la dernière signature est incomplète, défigurée et comme raturée ; ce qui vient de ce qu’au moment même où elle était occupée à la tracer, les pas précipités d’un cheval se firent entendre à la porte du château ; à ce bruit succéda celui d’une personne qui traversait la galerie extérieure, et dont la voix impérieuse commandait le silence aux domestiques qui s’opposaient à son passage. La plume tomba des mains de Lucy, et elle s’écria, quoique d’une voix faible : « Il est arrivé ; il est arrivé ! »






CHAPITRE XXXIII.

retour de ravenswood.


À en juger par sa manière de parler, ce doit être un Montaigu. Holà ! qu’on aille chercher mon épée ! Par l’honneur sacré de ma famille, je ne crois pas que ce soit un crime que de le tuer.
Shakspeare. Roméo et Juliette.


À peine miss Ashton avait-elle laissé tomber sa plume que la porte du salon s’ouvrit, et l’on vit entrer le Maître de Ravenswood. Lockhard et un autre domestique, qui avaient vainement tenté de s’opposer à son passage dans la galerie, ou l’antichambre, se tenaient sur le seuil de la porte, immobiles de surprise, sentiment qui à l’instant se communiqua à toutes les personnes réunies dans le grand salon. L’étonnement du colonel Douglas Ashton était mêlé de colère ; celui de Bucklaw d’une indifférence hautaine et affectée ; le garde des sceaux, lady Ashton elle-même, furent consternés ; Craigengelt, placé derrière son patron et le colonel, méditait sur les moyens de fuir ; le ministre, les mains levées vers le ciel, paraissait implorer son secours ; et Lucy était comme pétrifiée par une apparence surnaturelle : en effet, on pouvait croire à une apparition ; car Ravenswood ressemblait plutôt à un spectre qu’à un être vivant.

Il s’arrêta au milieu de l’appartement, vis-à-vis de la table près de laquelle Lucy était assise, et, comme si elle eût été seule dans la chambre, il fixa ses yeux sur elle avec l’expression d’un profond chagrin et d’une indignation réfléchie. Son manteau à l’espagnole, d’une couleur sombre, et qui laissait à découvert une de ses épaules, l’enveloppait à demi dans ses larges plis. Le reste de son riche costume était couvert de boue et en désordre, par suite de la rapidité de sa course. Il avait une épée au côté et des pistolets à la ceinture. Son chapeau rabattu, qu’il n’avait pas ôté en entrant, répandait encore une teinte plus sombre sur ses traits naturellement bruns et qui, amaigris par le chagrin, et couverts d’une pâleur affreuse, suite d’une longue maladie, donnaient à sa physionomie ordinairement grave une expression farouche et même sauvage. Sa chevelure en désordre, dont une partie s’échappait de dessous son chapeau, son regard fixe et sa posture immobile, donnaient à sa tête le caractère d’un buste de marbre. Il ne prononça pas une seule parole, et pendant plus de deux minutes un profond silence régna dans l’appartement.

Ce silence fut interrompu par lady Ashton, qui, dans ce court espace de temps, avait retrouvé une partie de son audace naturelle. Elle lui demanda le motif d’une visite dont rien ne pouvait justifier la hardiesse.

« C’est à moi, madame, lui dit son fils, qu’appartient le droit de faire une pareille question, et je prie le Maître de Ravenswood de me suivre dans un endroit où il pourra me répondre tout à son aise. »

Bucklaw l’interrompit en disant « que personne au monde ne pouvait lui enlever le privilège d’être le premier à demander une explication au Maître de Ravenswood. Craigengelt, » ajouta-t-il d’un ton plus bas, « que diable avez-vous donc à trembler ? croyez-vous voir un spectre ? Allez me chercher mon épée dans la galerie. — Je ne céderai à qui que ce soit, dit le colonel, le droit que j’ai de demander raison à cet homme de l’insulte sans exemple qu’il fait à ma famille. — Patience, messieurs, » dit Ravenswood en tournant sur eux des regards farouches et étendant la main pour faire cesser cette altercation ; « si vous êtes aussi las de vivre que je le suis moi-même, je trouverai le temps et le lieu de jouer ma vie contre l’une des vôtres, ou contre toutes les deux : pour le moment je n’ai pas le temps de me quereller avec des étourdis. — Des étourdis ! » répéta le colonel en tirant son épée à demi hors du fourreau, tandis que Bucklaw saisit la poignée de celle que Craigengelt venait de lui apporter.

Sir William Ashton, alarmé pour la sûreté de son fils, se jeta entre les jeunes gens et Ravenswood, en s’écriant : « Mon fils, je vous l’ordonne ; Bucklaw, je vous en supplie, conservez la paix, au nom de la reine et de la loi. — Au nom de la loi de Dieu, » dit Bide-the-Bent s’avançant aussi, les mains élevées, entre Bucklaw, le colonel et l’objet de leur ressentiment ; « au nom de celui qui a apporté la paix sur la terre et la charité parmi les hommes, je vous supplie, je vous conjure, je vous ordonne de vous abstenir de toute violence les uns envers les autres. Dieu hait l’homme altéré de sang ; celui qui frappe du glaive, périra par le glaive. — Me prenez-vous pour un chien, ou pour une brute plus stupide encore, » dit le colonel Ashton en se tournant brusquement vers le ministre, « pour m’engager à souffrir une pareille insulte dans la maison de mon père ? Laissez-moi, Bucklaw ; il m’en rendra raison, ou, de par le ciel, je le poignarderai dans ce lieu même. — Vous ne le toucherez pas, dit Bucklaw ; il m’a une fois donné la vie, et fût-il le diable lui-même venu pour emporter la maison et toute la famille, on ne l’attaquera qu’après lui avoir donné le temps de se reconnaître. »

Les passions des deux jeunes gens, se contrariant ainsi l’une l’autre, donnèrent à Ravenswood le temps de s’écrier d’un ton ferme et sévère : « Silence !… Que celui de vous qui voudra se battre avec moi choisisse un moment et un lieu plus convenables. L’affaire qui m’amène ici sera bientôt terminée… Est-ce là votre signature, madame ? » ajouta-t-il d’un ton plus doux en présentant à miss Ashton sa dernière lettre.

Un oui, balbutié plutôt que prononcé, sembla s’échapper à regret des lèvres de Lucy.

« Et ceci est-il aussi votre signature ; » continua-t-il en lui montrant la promesse écrite qu’elle lui avait donnée ?

Lucy garda le silence. La terreur, et un sentiment encore plus fort et plus confus, troublèrent tellement son esprit que probablement elle ne comprit pas bien la question qui lui était adressée.

« Si votre dessein, dit sir William Ashton, est de fonder sur cette pièce une prétention légale, ne vous attendez pas à recevoir une réponse à une question extra-judiciaire. — Sir William Ashton, dit Ravenswood, je vous prie, ainsi que tous ceux qui m’entendent, de ne point vous méprendre sur mes intentions. Si cette jeune demoiselle, de sa libre volonté, désire que je lui rende cet engagement, ainsi que sa lettre paraît l’indiquer, il n’est pas une feuille flétrie, poussée par le vent d’automne sur la bruyère, qui ait à mes yeux moins de valeur que ce papier. Mais je dois et je veux entendre la vérité de sa propre bouche, et je ne sortirai pas d’ici sans avoir eu cette satisfaction. Vous pouvez m’écraser par le nombre ; mais je suis armé, je suis au désespoir, et je ne mourrai pas sans vengeance. Voici ma résolution, pensez-en ce qu’il vous plaira. Je veux entendre sa détermination de sa propre bouche, je veux l’entendre d’elle seule et sans témoins. Maintenant, » ajouta-t-il en tirant son épée de la main droite, et prenant de la gauche un pistolet qu’il arma, mais en tournant vers la terre la pointe de l’une et le bout de l’autre ; « maintenant, voyez si vous voulez que ce salon soit inondé de sang, ou si vous m’accorderez avec ma fiancée l’entrevue décisive que les lois de Dieu et du pays me donnent le droit d’exiger. »

Le son de sa voix, le geste dont elle était accompagnée, et qui indiquait une détermination bien réfléchie, firent tressaillir tout le monde ; car l’excès du véritable désespoir manque rarement de faire taire les passions moins énergiques par lesquelles on peut le combattre. L’ecclésiastique fut le premier qui rompit le silence :

« Au nom de Dieu, dit-il, ne rejetez pas l’ouverture de paix que vous fait le plus humble de ses serviteurs. Ce que cet honorable gentilhomme vous demande, bien qu’il y mette un peu trop de violence, n’est cependant pas tout à fait déraisonnable. Souffrez qu’il apprenne de la propre bouche de miss Lucy qu’elle s’est fait un devoir de se conformer à la volonté de ses parents, et qu’elle se repent de l’engagement qu’elle a pris avec lui : lorsqu’il aura reçu cette assurance, il se retirera en paix dans sa demeure, et ne nous importunera pas davantage. Hélas ! l’esprit du vieil homme se retrouve encore tout vivace, même dans les régénérés, et nous devons avoir plus d’indulgence pour ceux qui, dominés par le fiel de la colère, et retenus dans les liens de l’iniquité, sont entraînés par le courant irrésistible des passions mondaines. Accordez donc au Maître de Ravenswood l’entrevue sur laquelle il insiste. Elle ne peut qu’occasionner une douleur momentanée à cette honorable demoiselle, puisque sa foi a été irrévocablement donnée, conformément à la volonté de ses parents. Consentez-y, je vous le répète, afin d’éviter l’effusion du sang. Il est du devoir de mon ministère de prier Vos Honneurs d’accueillir cette ouverture, qui cicatrisera toutes les plaies. — Jamais, » répondit lady Ashton, chez qui la rage avait succédé à la surprise et à la terreur, « jamais cet homme n’aura un entretien secret avec ma fille : elle est la fiancée d’un autre. Sorte de cet appartement qui voudra ; moi, je reste. Je ne crains ni sa violence ni ses armes, bien que d’autres qui portent mon nom, » ajouta-t-elle en lançant un regard sur le colonel Ashton, « semblent en être intimidés. — Pour l’amour de Dieu ! madame, s’écria le vénérable ecclésiastique, ne fournissez pas à la flamme un nouvel aliment. Le maître de Ravenswood, j’en suis sûr, ne s’opposera point à ce que vous soyez présente, attendu le mauvais état de la santé de votre fille et les devoirs que votre qualité de mère vous impose. Moi aussi je resterai ; peut-être mes cheveux blancs mettront-ils un frein à la violence de son ressentiment. — Vous êtes parfaitement libre de demeurer, monsieur, dit Ravenswood, ainsi que lady Ashton, si elle le juge à propos ; mais que tous les autres sortent. — Ravenswood, » dit le colonel Ashton en passant près de lui, « vous me rendrez raison de cette conduite, avant qu’il soit long-temps. — Quand il vous plaira, répondit Ravenswood. — Mais moi, » ajouta Bucklaw avec un demi-sourire, « j’ai un compte à régler avec vous, avant celui-là, et il date déjà d’assez loin. — Arrangez cela comme vous l’entendrez, répliqua Ravenswood, mais laissez-moi en paix aujourd’hui ; demain je n’aurai rien de plus à cœur au monde que de vous donner toutes les satisfactions que vous pouvez désirer. »

Avant de sortir du salon, sir William s’arrêta un instant.

« Maître Ravenswood, » dit-il avec un ton de conciliation, « je crois que je n’ai pas mérité la scène scandaleuse et outrageante dont vous venez affliger ma famille. Si vous voulez remettre votre épée dans le fourreau et me suivre dans mon cabinet, je vous démontrerai par les raisonnements les plus convaincants l’inutilité de la démarche irrégulière que vous faites en ce moment… — Demain, monsieur, demain ! s’écria Ravenswood : j’écouterai demain tout ce que vous avez à me dire : cette journée est dévolue à une affaire sacrée et indispensable. »

De la main il lui montra la porte, et sir William sortit.

Ravenswood remit alors son épée dans le fourreau, désarma son pistolet et le replaça à sa ceinture, s’avança d’un air résolu vers la porte du salon, qu’il ferma au verrou, revint, ôta son chapeau, et fixant sur Lucy des regards dans lesquels on lisait un profond chagrin, mais sans nulle expression de colère, il rejeta en arrière les cheveux qui couvraient une partie de son visage, et lui dit : « Me reconnaissez-vous, miss Ashton ? Je suis encore Edgar Ravenswood. » Elle garda le silence. « Je suis encore, » continua-t-il avec une véhémence toujours croissante, « cet Edgar Ravenswood qui, par amour pour vous, a manqué au serment de tirer vengeance de l’injure faite à son honneur, vengeance qui pour lui était un devoir sacré ; je suis ce Ravenswood qui, pour l’amour de vous, a pardonné, que dis-je ! a serré amicalement la main de l’oppresseur, du destructeur de sa maison, du calomniateur, du meurtrier de son père. — Ma fille, » répondit lady Ashton en l’interrompant, « n’a pas dessein de contester l’identité de votre personne ; l’amertume de vos paroles suffit pour lui rappeler qu’elle entend parler le plus mortel ennemi de son père. — Je vous prie, madame, d’avoir un peu de patience : c’est à miss Lucy que je parle, c’est d’elle que j’attends une réponse… Encore une fois, miss Lucy Ashton, je suis ce Ravenswood avec qui vous avez pris cet engagement solennel que vous désirez maintenant rétracter et annuler. »

Les lèvres décolorées de Lucy ne purent que balbutier : » C’est ma mère… — C’est la vérité, interrompit lady Ashton ; c’est moi qui, m’y trouvant autorisée par les lois divines et humaines, lui ai conseillé, lui ai fait prendre la résolution de renoncer à un engagement aussi malheureux qu’inconsidéré, à un engagement annulé par l’autorité de l’Écriture elle-même. — De l’Écriture ! » répéta Ravenswood d’un ton de mépris.

« Monsieur Bide-the-Rent, dit lady Ashton, citez-lui le texte d’après lequel vous avez vous-même déclaré la nullité de l’engagement dont cet homme emporté veut soutenir la validité. »

L’ecclésiastique tira de sa poche une Bible, dans laquelle il lut le passage suivant : « Si une femme fait un vœu à la face de l’Éternel, et se lie par serment lorsqu’elle habite encore la maison de son père, si c’est une jeune fille, et que le père, ayant connu le vœu qu’elle a fait et le serment par lequel elle s’est engagée, ne s’y montre pas contraire, sa promesse ou son vœu seront obligatoires pour elle. — Eh bien ! n’est-ce pas précisément notre position ? » demanda Ravenswood en interrompant le ministre.

« Modérez-vous, jeune homme, reprit l’ecclésiastique, et écoutez ce que le texte sacré dit ensuite : » Mais si le père s’est opposé à son vœu le jour même qu’il lui a été connu, ses vœux et ses serments seront nuls, et l’Éternel lui pardonnera ; car son père s’y est opposé. » — Eh bien ! » s’écria lady Ashton d’un air de fierté et de triomphe, « n’est-ce pas là notre position ? diffère-t-elle en rien de ce que dit le livre sacré ? Cet homme niera-t-il que, dès l’instant que le père et la mère de miss Ashton eurent connaissance du vœu ou de la promesse qui liait l’âme de leur fille, ils exprimèrent leur désapprobation dans les termes les plus formels, et l’informèrent, lui, par écrit, de leur détermination ? — Est-ce là tout ? » dit Ravenswood. Puis, s’adressant à Lucy : « Et vous êtes disposée, dit-il, à renoncer à la foi jurée, à l’exercice de votre libre volonté, à vos sentiments d’affection, pour les misérables sophismes de l’hypocrisie ? — Vous l’entendez ! » dit lady Ashton en s’adressant à l’ecclésiastique, « vous entendez le blasphémateur ! — Que Dieu lui pardonne, et éclaire son ignorance ! répondit Bide-the-Bent. — Avant de sanctionner ce qui a été fait en votre nom, » continua Ravenswood en parlant toujours à Lucy, « écoutez les sacrifices que j’ai faits pour vous. C’est en vain que mes meilleurs amis m’ont conseillé de la manière la plus pressante de ne pas oublier l’honneur d’une ancienne famille, et de renoncer à vous ; ni les arguments de la raison, ni les présages sinistres de la superstition, n’ont pu ébranler ma fidélité. Les morts même sont sortis de leurs tombeaux pour me donner des avertissements, et ces avertissements ont été méprisés. Êtes-vous préparée à punir mon cœur de sa fidélité, en le perçant avec cette même arme que mon imprudente confiance vous a mise entre les mains ? — Maître de Ravenswood, dit lady Ashton, vous avez fait toutes les questions que vous avez jugées convenables. Vous voyez que ma fille est totalement incapable d’y répondre. Je vais le faire moi-même, et d’une manière qui ne vous permettra d’élever aucune objection. Vous voulez savoir si Lucy Ashton, de sa pleine et libre volonté, désire annuler l’engagement qu’elle a eu la faiblesse de contracter. Vous avez la lettre écrite de sa propre main, par laquelle elle vous demande de le lui rendre… Voulez-vous une preuve encore plus évidente de ses intentions ? voici le contrat de mariage qu’elle a signé ce matin, en présence de ce respectable ecclésiastique, avec M. Hayston de Bucklaw. »

Ravenswood regarda le contrat et resta comme pétrifié. « Et ce n’est ni par fraude ni par force, » dit-il en regardant le ministre, « que miss Ashton a signé ce parchemin ? — Je l’atteste, sur mon caractère sacré. — Voilà, en effet, madame, une preuve incontestable, » reprit Ravenswood de l’air le plus sombre, « et il serait également inutile et peu honorable pour moi de perdre un instant de plus à faire des remontrances ou des reproches… Miss Ashton, ajouta-t-il en plaçant devant Lucy sa promesse et la moitié de la pièce d’or, « je vous rends les gages de votre premier engagement. Puissiez-vous être plus fidèle à celui que vous venez de prendre ! Je vous prie de vouloir bien me donner en retour les gages correspondants de ma confiance mal placée : je devrais dire, de mon insigne folie. »

Lucy répondit au coup d’œil de mépris que lui jetait son amant par un regard qui semblait annoncer qu’elle concevait à peine tout ce qui se passait. Elle parut cependant comprendre en partie ce qu’il lui demandait ; car elle leva les mains, comme pour dénouer un ruban bleu qu’elle portait autour de son cou, et auquel était suspendue la moitié de la pièce d’or dont Ravenswood avait gardé l’autre partie, en signe d’engagement réciproque. Elle ne put y réussir ; mais lady Asthon, coupant le ruban, l’en détacha, puis, avec un salut de hauteur, elle la remit à Ravenswood, en même temps que la promesse de mariage qu’il avait signée, et dont elle s’était emparée depuis long-temps. — Est-il possible ! s’écria Edgar vivement ému, « Elle portait ce gage de ma foi dans son sein, contre son cœur, même à l’instant où… Mais toute plainte est désormais inutile, » reprit-il en essuyant brusquement une larme qui humectait sa paupière ; et en reprenant sa sombre fierté. S’approchant alors de la cheminée, il jeta dans le feu l’engagement et la pièce d’or, et frappa les charbons ardents avec le talon de sa botte, comme pour assurer leur destruction. « Je ne vous importunerai pas plus long-temps de ma présence, dit-il ensuite à lady Ashton, et je ne me vengerai de tous les maux que vous m’avez faits, qu’en souhaitant que ce soient les dernières manœuvres que vous employiez contre l’honneur et la félicité de votre fille. Quant à vous, miss Ashton, je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je prie Dieu que vous ne deveniez pas un exemple de la punition que sa justice inflige au parjure fait volontairement et de propos délibéré. »

À ces mots, il sortit brusquement du salon.

Sir William avait employé tour à tour les prières et l’autorité pour retenir son fils et Bucklaw dans une partie reculée du château, afin d’empêcher qu’ils ne se rencontrassent de nouveau avec Ravenswood ; mais, lorsque celui-ci descendait le grand escalier, Lockard lui remit un billet signé Sholto-Douglas Ashton, qui lui demandait où l’on pourrait trouver le Maître de Ravenswood, dans quatre ou cinq jours, attendu qu’il avait une affaire essentielle à régler avec lui aussitôt après l’événement important dont s’occupait alors la famille.

« Dites au colonel Ashton, » répondit Ravenswood avec beaucoup de calme, « qu’il me trouvera à Wolf’s-Crag lorsqu’il jugera à propos de s’y rendre. »

Sur l’escalier extérieur de la terrasse, il fut arrêté de nouveau par Craigengelt, qui, de la part de son patron, le laird de Bucklaw, exprima l’espoir que M. Ravenswood ne quitterait pas l’Écosse avant dix jours, ajoutant qu’il voulait lui témoigner sa reconnaissance des civilités qu’il en avait reçues autrefois et tout récemment.

« Dites à votre maître, » répondit fièrement Ravenswood, « qu’il peut choisir le temps qui lui conviendra le mieux. Il me trouvera à Wolf’s-Crag, si quelqu’autre ne l’a pas prévenu dans son dessein. — Mon maître ! » répliqua Craigengelt encouragé par la présence du colonel Ashton et de Bucklaw, qu’il aperçut au bas de la terrasse. « Permettez-moi de vous dire que je ne connais personne sur la terre qui puisse se dire mon maître, et que je ne souffrirai pas qu’on me parle sur ce ton. — Va donc chercher ton maître dans les enfers ! » s’écria Ravenswood s’abandonnant à la colère qu’il avait réprimée jusqu’alors, et poussant Craigengelt avec tant de violence, que celui-ci roula jusqu’au bas de l’escalier, où il resta étendu et comme privé de sentiment. « Il faut être aussi insensé que je le suis, pensa-t-il presque aussitôt, pour me mettre en colère contre un tel misérable. »

Il monta alors sur son cheval, qu’en arrivant il avait attaché à une balustrade, en face du château, marcha au petit pas jusqu’à ce qu’il se trouvât auprès de Bucklaw et du colonel Ashton, les salua l’un et l’autre en passant ; et son regard plein de fierté semblait leur dire : — Me voilà ! qu’avez-vous à me dire ? — Ceux-ci lui rendirent son salut avec une fierté égale à la sienne, et il continua à marcher avec le même air de résolution jusqu’à ce qu’il fût arrivé au haut de l’avenue, comme pour leur prouver, que, loin de l’éviter, il désirait une prompte explication. Quand il eut franchi la dernière porte, il arrêta son cheval et porta un moment ses regards en arrière sur le château, puis il piqua des deux, et partit avec la rapidité d’un démon chassé par un exorciste.






CHAPITRE XXXIV.

mariage et mort de lucy.


Qui est celui qui sort de la chambre nuptiale ? C’est Asraël, l’ange de la mort.
Southey. Thalaba.


Après cette scène terrible, Lucy fut transportés dans sa chambre, où elle resta pendant quelque temps dans un état de stupeur complète. Dans le courant du jour suivant, néanmoins, elle sembla non seulement avoir recouvré son courage et sa résolution, mais encore avoir pris un air de gaieté folâtre, étrangère à son caractère et à sa situation ; parfois cependant cette joie bizarre était remplacée par des accès de silence absolu, de profonde mélancolie, de caprice et de mauvaise humeur. Lady Ashton fut vivement alarmée, et consulta les médecins de la famille ; mais comme son pouls n’indiquait aucun changement, ils se contentèrent de dire que c’était une indisposition légère, causée par quelque violente agitation, et qui ne demandait qu’un exercice modéré et de la dissipation. Miss Ashton ne parlait jamais de la scène du grand salon, elle paraissait même n’en avoir aucune connaissance ; car on remarquait souvent qu’elle portait les mains à son cou, comme si elle eût cherché le ruban qui en avait été détaché, et on l’entendait dire tout bas, avec un ton de surprise et de mécontentement : « C’était le lien qui m’attachait à la vie. »

Malgré tous ces symptômes que l’on ne pouvait s’empêcher de remarquer, lady Ashton s’était trop avancée pour différer le mariage de sa fille, même dans l’état actuel de sa santé. Elle eut beaucoup de peine à sauver les apparences à l’égard de Bucklaw. Elle savait fort bien que, s’il voyait quelque répugnance de la part de Lucy, il y renoncerait complètement ; ce qui serait une honte et un affront pour la famille et surtout pour elle-même. Elle résolut donc que, si Lucy continuait à se rendre passivement à ses volontés, le mariage serait célébré au jour primitivement fixé, se flattant qu’un changement de séjour, de situation et de rang dans le monde, opérerait sur sa fille une guérison plus prompte et plus efficace que les moyens et les remèdes trop lents des médecins. Les vues de sir William Ashton pour l’agrandissement de sa famille, jointes au désir qu’il éprouvait de fortifier son parti contre celui du marquis d’Athol, le portèrent facilement à consentir à ce qu’il n’aurait pu empêcher lors même qu’il aurait voulu s’y opposer. Bucklaw et le colonel Ashton, de leur côté, protestèrent, que, après ce qui s’était passé, il y aurait de la honte à différer même d’une heure l’époque marquée pour le mariage, parce qu’on attribuerait généralement ce délai à la frayeur qu’auraient inspirée la visite inattendue et les menaces de Ravenswood.

Bucklaw, il faut le dire, n’aurait pas consenti à une telle précipitation, s’il eût été instruit de l’état de la santé, ou plutôt de l’esprit de miss Ashton ; mais l’usage, en pareille occasion, ne permettait que des entrevues très-rares et très-courtes entre les futurs époux ; et lady Ashton sut si bien mettre à profit cette circonstance que Bucklaw ne vit et ne soupçonna rien.

La veille du mariage, Lucy parut avoir un de ses accès de gaieté ; elle examina avec le plaisir d’un enfant sa parure, ainsi que les autres préparatifs que l’on faisait pour les membres de la famille.

La matinée de ce jour fut superbe et présageait l’allégresse. Les personnes invitées, formant des cavalcades élégantes, arrivèrent de plusieurs cantons éloignés. Non seulement les parents de sir William Ashton et la famille encore plus distinguée de son épouse, ainsi que les nombreux parents et alliés du futur époux, assistèrent à cette cérémonie, magnifiquement parés et montés sur des chevaux richement caparaçonnés ; mais encore presque toutes les familles presbytériennes de distinction, à cinquante milles à la ronde, se firent un point d’honneur de s’y trouver, parce que cette circonstance était comme une sorte de triomphe remporté sur le marquis, en la personne de son parent. Un déjeuner splendide fut servi aux conviés ; après quoi on se prépara à monter à cheval. La fiancée fut amenée dans le salon par son frère Henri et par sa mère. Sa gaieté de la veille avait fait place à une sombre mélancolie, qui néanmoins n’était point déplacée dans une occasion si importante. Ses yeux brillaient d’un feu vif, et ses joues étaient animées de couleurs qu’on ne lui avait pas vues depuis long-temps. Cet éclat, joint à sa beauté et à la magnificence de sa parure et de ses bijoux, occasionna à son entrée un murmure universel d’admiration, même de la part des dames, qui ne purent s’empêcher de lui payer le tribut de leurs louanges. Pendant que la compagnie montait à cheval, sir William Ashton, homme de paix et formaliste outré, adressa des reproches à son fils Henri, pour avoir attaché à son côté une épée de longueur démesurée, appartenant à son frère, le colonel Ashton.

« S’il vous fallait une arme, dans une occasion aussi paisible que celle-ci, lui dit-il, que ne preniez-vous l’épée courte achetée tout exprès à Édimbourg ? »

L’enfant s’excusa en disant qu’il ne savait ce qu’elle était devenue.

« Vous l’avez cachée, je pense, dit le père, afin d’avoir le prétexte de vous parer d’une épée qui aurait pu servir à sir William Wallace. Mais n’importe ; maintenant montez à cheval et ayez soin de votre sœur. »

L’enfant obéit, et on le plaça au centre de la cavalcade. Il était trop occupé de son costume, de son épée, de son manteau galonné, de son chapeau à plumes et de son cheval bien dressé, pour faire beaucoup d’attention à autre chose ; mais, dans la suite, il se souvint jusqu’à l’heure de sa mort que, lorsque la main de sa sœur, assise en croupe derrière lui, venait à toucher la sienne, il la sentait humide et froide comme le marbre qui recouvre un tombeau.

Après avoir franchi des collines et traversé des vallons, le cortège arriva à l’église paroissiale, qu’il remplit presque entièrement ; car, sans compter les domestiques, plus de cent personnes, tant dames que cavaliers, étaient venues pour assister à cette cérémonie. Le mariage fut célébré suivant les rites de l’Église presbytérienne, à laquelle, depuis peu, Bucklaw avait jugé à propos de s’affilier.

À la porte de l’église, on fit une ample distribution aux pauvres des paroisses voisines ; elle était dirigée par Johnny Mortsheugh, qui avait été tirée de sa triste demeure à l’Ermitage pour prendre le poste plus agréable de sacristain de l’église paroissiale de Ravenswood. La dame Gourlay et deux de ses commères aussi vieilles qu’elle, les mêmes qui avaient assisté aux funérailles d’Alix, se tenaient assises à l’écart sur la pierre plate d’une tombe, comparant avec un esprit d’envie les parts qu’elles avaient reçues dans la distribution.

« Johnny Mortsheugh, dit Anne Winnie, tout brave qu’il est avec son habit neuf, aurait dû se rappeler le temps passé, et songer un peu à ses anciennes commères. Je n’ai eu que cinq harengs au lieu de six, et cette pièce de six pences ne m’a pas l’air d’être bonne ; je suis sûre que ce morceau de bœuf pèse une once de moins qu’aucun de ceux qu’il a distribués, et encore c’est un morceau du jarret, tout plein de nerfs ; tandis que le vôtre, Maggie, est un morceau de la cuisse. — Le mien ! marmotta la vieille paralytique, il y a moitié d’os, j’en suis sûre. Si les riches veulent donner quelque chose aux pauvres pour les faire venir à leurs noces et à leurs enterrements, ce devrait être quelque chose qui en valût la peine, ce me semble. — Leurs dons, dit Ailsie Gourlay, ne sent pas distribués par amour pour nous : peu leur importe si nous mangeons ou si nous mourons de faim. Ils nous donneraient des pierres au lieu de pain, si cela pouvait satisfaire leur vanité ; puis ils s’attendent à ce que nous leur témoignions autant de reconnaissance, comme ils disent, que s’ils nous avaient fait du bien par pure amitié et bonté d’âme. — Et c’est bien vrai, répondit sa commère. — Mais dites-moi, Ailsie Gourlay, demanda l’autre vieille, vous qui êtes la plus âgée de nous trois, avez-vous jamais vu une plus belle noce ? — Je ne dirai pas que j’en aie vue une plus belle, répondit la sorcière ; mais je m’attends à voir bientôt un enterrement tout aussi beau. — Et cela me ferait tout autant de plaisir, dit Anne Winnie ; car il s’y fait une distribution aussi grande, et on n’est pas obligé de rire et de grimacer, et de se tordre la bouche, et d’adresser des félicitations à ces maudites gens de qualité, qui nous méprisent comme si nous étions des bêtes brutes. J’aime à envelopper dans mon tablier la distribution que l’on fait aux funérailles, et à fredonner mon vieux refrain :

Mon pain sur mes genoux, mon penny dans ma bourse,
Tu n’en es pas plus mal, j’en ai plus de ressource.

— Tu as raison, Annie, dit la paralytique : que Dieu nous envoie une Christmass[142] verte et un cimetière bien gras ! — Mais je voudrais savoir, Lucky Gourlay, demanda l’autre vieille, car vous êtes la plus ancienne et la plus savante de nous, quelle est, dans toute cette compagnie joyeuse, la personne qui doit mourir la première.

— Voyez-vous là-bas cette charmante jeune fille, toute brillante d’or et de joyaux, que l’on aide à monter sur le cheval blanc, derrière ce jeune étourdi qui porte un habit écarlate et une longue épée ? — Grand Dieu ! c’est la mariée, » dit sa commère dont le cœur froid éprouva un léger accès de compassion : « la mariée elle-même ! Eh quoi ! si jeune, si brillante et si gentille ! son temps est-il donc si proche ? — Je vous dis que le linceul qui doit l’envelopper lui monte déjà jusqu’au cou. Il ne reste plus que quelques grains de poussière dans son sablier ; et ce n’est pas étonnant, car il a été bien secoué. Les feuilles se fanent rapidement sur les arbres ; mais elle ne verra pas le vent de la Saint-Martin les faire danser en tourbillons comme des fées. — Vous l’avez soignée pendant trois mois, dit la vieille paralytique, et pour cela vous avez reçu deux pièces d’or, ou je suis bien trompée. — Oui, oui, » répondit Ailsie en faisant une horrible grimace, « et sir William Ashton m’a promis, de plus, une belle chemise rouge, un poteau, une chaîne, et le tonneau goudronné, ma chère enfant : eh ! que pensez-vous d’une telle gratification pour m’être levée de bonne heure et couchée tard, pendant quatre-vingts jours, auprès de sa fille mourante ? Mais il peut garder ces jolies choses pour sa femme, commères. — J’ai entendu dire tout bas, reprit Anne Winnie, que lady Ashton est une femme passablement méchante. — La voyez-vous là-bas, faisant caracoler son cheval gris en sortant du cimetière ? Il y a plus de véritable diablerie dans cette femme, toute parée et toute gracieuse qu’elle est, que dans toutes les sorcières écossaises qui ont jamais volé au-dessus de North-Berwick-Law, au clair de la lune. — Qu’est-ce que vous marmottez là de sorcières ? sorcières vous-mêmes, s’écria Johnny Mortsheugh. Venez-vous donc faire vos sortilèges jusque dans le cimetière, pour porter malheur au marié et à la mariée ? Sortez d’ici bien vite ; car si je prends mon bâton, je vous ferai trouver le chemin plus promptement que vous ne voudrez. — Eh, mon Dieu ! répondit Ailsie Gourlay, comme nous sommes braves avec notre habit noir tout neuf et notre tête bien poudrée, comme si nous-même nous n’avions jamais connu la faim ni la soif ? Et nous irons racler notre mauvais violon au château, toute la nuit, sans doute, avec les autres tireurs d’archet, venus de plusieurs milles à la ronde. Voyez si les chevilles du violon tiennent, Johnny… Entendez-vous, mon enfant ? — Bonnes gens, » dit Mortsheugh en s’adressant aux autres pauvres, « je vous prends tous à témoin qu’elle me menace de malheur et qu’elle me fait des prédictions sinistres. S’il arrive quelque accident cette nuit, à moi ou à mon violon, ce sera pour elle la plus vilaine affaire qu’elle ait jamais ourdie de sa vie : je la ferai venir devant le presbytère et le synode. Je suis à moitié ministre moi-même, à présent que me voilà bedeau d’une paroisse habitée. »

Quoique la haine mutuelle qui existait entre ces sorcières et le reste de l’espèce humaine eût endurci leurs cœurs contre toutes les impressions de joie qu’inspire ordinairement une fête, il n’en était pas de même du reste des assistants. La splendeur du cortège des nouveaux mariés, la beauté des costumes, les chevaux fringants, l’air de gaieté des jolies dames et des galants chevaliers qui s’étaient réunis à cette occasion, produisaient leur effet ordinaire sur eux. Les cris répétés de vivent Ashton et Bucklaw ! les décharges de pistolets, de fusils et de mousquetons, pour donner ce qu’on appelait le coup de feu de la mariée, témoignaient du plaisir que causait à la foule cette belle cavalcade qu’elle accompagnait dans son retour au château. Il se trouvait bien çà et là quelque vieux paysan, quelque vieille femme, qui ricanait à la vue de la pompe étalée par une famille de nouveaux parvenus, et en se rappelant les nobles et antiques Ravenswood ; mais ceux-là même, attirés par la bonne chère préparée en ce jour au château pour les pauvres comme les riches, se dirigeaient de ce côté, et subissaient, malgré leurs préventions, l’influence de l’Amphitryon où l’on dîne.

Ce fut ainsi que, suivie d’une multitude de gens de toutes les classes, Lucy retourna à la maison de son père. Bucklaw usa de son privilège, en se tenant à côté de sa jeune épouse ; mais, peu accoutumée à une pareille situation, il cherchait plutôt à attirer les regards par les grâces de sa personne et son adresse à manier un cheval, qu’à essayer d’entretenir Lucy en particulier. Enfin on arriva au château, au milieu de mille acclamations d’allégresse.

On sait que, dans les temps anciens, les noces se célébraient avec une publicité que repousse la délicatesse de nos mœurs actuelles. Les convives furent traités avec une profusion presque sans bornes ; et, après que les domestiques se furent amplement régalés à leur tour, les restes du banquet furent distribués à la foule bruyante ; on y joignit assez de tonneaux d’ale pour que l’hilarité des convives du dehors correspondît à celle des convives du dedans. Les hommes, suivant l’usage de l’époque, se livrèrent, pour la plupart, au plaisir de boire, de porter de nombreux toasts avec les vins les plus précieux, tandis que les dames, s’étant préparées pour le bal, attendaient impatiemment leur arrivée. Enfin, après être restés long-temps à table, les cavaliers se rendirent dans le grand salon, et, après s’être débarrassés de leurs épées, choisirent leurs partners pour la danse. La musique, placée dans la galerie, en faisait déjà retentir les voûtes. D’après l’étiquette rigoureuse, la mariée aurait dû ouvrir le bal ; mais lady Ashton excusa sa fille sur sa mauvaise santé, et présentant la main à Bucklaw, se disposa à la remplacer.

Mais au moment où lady Ashton relevait la tête avec grâce, en attendant que la musique donnât le signal pour commencer la danse, elle fut frappée d’une telle surprise à la vue du changement inattendu que l’on avait fait dans les tableaux qui ornaient le salon, qu’elle ne put s’empêcher de s’écrier : « Qui a osé placer ici ce portrait ? »

Tout le monde leva les yeux, et les personnes qui connaissaient l’ameublement ordinaire de l’appartement, remarquèrent avec surprise qu’on y avait enlevé le portrait du père de sir William Ashton, et qu’on y avait substitué celui du vieux sir Malise Ravenswood, dont les regards courroucés semblaient jeter à la compagnie des menaces de vengeance. Cet échange devait avoir été fait pendant que l’on était à table, et l’on n’avait pu s’en apercevoir que lorsque les flambeaux et les lustres eurent été allumés pour le bal. Les cavaliers, dont la tête était échauffée, voulaient que l’on commençât sur-le champ des recherches pour découvrir la cause de ce qu’ils appelaient une insulte faite à leur hôte et à eux-mêmes ; mais lady Ahston, revenue de sa surprise, présenta la chose comme un acte de folie de la part d’une servante qui avait la tête un peu dérangée ; plusieurs fois, ajouta-t-elle, on avait remarqué que l’imagination de cette femme était vivement frappée des histoires que dame Gourlay prenait plaisir à lui raconter concernant « la dernière famille ; » car c’est ainsi qu’elle désignait toujours les Ravenswood. L’odieux portrait fut aussitôt enlevé, et le bal fut ouvert par lady Ashton : la grâce, la dignité qu’elle y déploya, remplaçaient les charmes de la jeunesse, et justifiaient presque les éloges exagérés de quelques vieillards, qui prétendaient que, dans la nouvelle génération, personne ne pouvait rivaliser avec une danseuse si parfaite.

Lorsque lady Ashton s’assit, elle ne fut nullement surprise de voir que sa fille avait quitté le salon ; et elle la suivit elle-même, afin de prévenir l’impression fâcheuse qu’aurait pu lui causer un incident tel que la substitution mystérieuse des portraits. Elle trouva apparemment que ses craintes étaient sans fondement : car elle revint au bout d’une heure, et dit quelques mots à l’oreille de Bucklaw, qui bientôt disparut à son tour. Les instruments faisaient entendre les sons les plus bruyants, et les danseurs continuaient à se livrer à leur exercice favori avec toute l’ardeur qu’inspirent la jeunesse et la gaieté, lorsqu’un cri aigu et perçant arrêta tout à coup la danse et la musique. Tout le monde resta immobile ; mais le même cri s’étant répété, le colonel Ashton saisit une bougie et demanda la clef de la chambre des époux à Henri, qui en avait la garde comme premier garçon de la noce ; il y courut en toute hâte, suivi de sir William et de lady Ashton, et d’un ou deux proches parents de la famille. Les autres conviés attendirent leur retour, plongés dans un étonnement voisin de l’inquiétude.

Arrivé à la porte de la chambre, le colonel Ashton frappa et appela : mais il ne reçut d’autre réponse que des gémissements étouffés. Il n’hésita plus à ouvrir la porte, qui résista comme si quelque chose se fût trouvé derrière. Lorsqu’il eut réussi à l’ouvrir, on aperçut le corps du nouveau marié étendu près du seuil de la chambre nuptiale, et le plancher couvert de sang. Tous poussèrent un cri de surprise et d’horreur, et la compagnie qui était dans le salon, attirée par cette nouvelle alarme, se précipita confusément vers la chambre à coucher. Le colonel Ashton dit tout bas à sa mère : « Cherchez-la, elle l’a tué ; » puis, tirant son épée, il se plaça devant la porte, et déclara qu’il ne laisserait entrer personne, excepté le ministre et le chirurgien qui étaient présents. On s’empressa de relever Bucklaw, qui respirait encore, et de le transporter dans un autre appartement, où ses amis, en proie aux soupçons et proférant des murmures, s’assemblèrent autour de lui pour connaître l’opinion du chirurgien.

Cependant lady Ashton, son mari, et ceux qui les avaient suivis, cherchèrent Lucy dans le lit et dans la chambre, mais inutilement. Il n’y avait point de porte dérobée, et l’on commençait à croire qu’elle s’était jetée par la fenêtre, lorsqu’une personne de la compagnie, tenant son flambeau plus bas que les autres, aperçut quelque chose de blanc dans le coin d’une grande et antique cheminée. Là on trouva la malheureuse fille, assise, ou plutôt blottie comme un lièvre dans son gîte ; ses cheveux étaient en désordre ; ses vêtements déchirés et souillés de sang ; ses yeux brillaient d’un feu sombre, et la démence agitait ses traits décomposés. Quand elle se vit découverte, elle fit entendre des sons inarticulés, tout en grimaçant d’une manière horrible, et, avec tous les gestes frénétiques d’un démoniaque triomphant, elle leur montra ses mains ensanglantées.

On fit sur-le-champ venir des femmes, avec le secours desquelles on se rendit maître de sa personne, non sans avoir recours à la force. Comme on la transportait hors de la chambre, elle jeta un regard sur le seuil de la porte, et, faisant entendre pour la première fois des paroles articulées, elle dit avec une espèce de joie sinistre, et qui fit frémir ceux qui l’entouraient : « Ah ! ah ! vous l’avez donc relevé votre beau fiancé ? » On la déposa dans un appartement plus éloigné du bruit ; là elle reçut tous les soins que sa situation exigeait, et l’on veilla sur elle de très-près.

Il serait impossible de décrire la douleur de ses parents, l’horreur et la confusion qui régnaient dans le château, les violentes altercations qui s’élevèrent entre les amis des deux familles, altercations d’autant plus vives, que les esprits étaient échauffés par les excès de la table.

Le chirurgien fut le premier qui réussit à se faire entendre avec quelque patience. Il déclara que la blessure de Bucklaw, quoique profonde et dangereuse, n’était pas mortelle, mais qu’il fallait le plus grand calme et un repos absolu. Cette déclaration imposa silence à ses nombreux amis, qui avaient d’abord insisté pour qu’il fût transporté hors du château, et placé dans celui qui était le moins éloigné de ce lieu funeste. Ils demandèrent cependant que, attendu ce qui venait de se passer, quatre d’entre eux restassent à Ravenswood pour veiller auprès du lit de souffrance de leur ami, avec un nombre convenable de domestiques bien armés. Le colonel Ashton, ainsi que son père, ayant acquiescé à cette demande, les autres amis du marié se retirèrent, malgré l’heure avancée et l’obscurité de la nuit.

Le chirurgien, après avoir pansé la blessure de Bucklaw, donna ses soins à miss Ashton, qu’il déclara être dans un très-grand danger. On appela aussitôt plusieurs médecins, qui tous se rangèrent à son opinion. Elle passa toute la nuit dans le délire. Le lendemain matin elle tomba dans un état d’insensibilité complète, et les médecins annoncèrent que, dans la soirée, elle subirait une crise décisive. Cette crise arriva en effet, et la malade en sortit avec une apparence de calme ; elle souffrit qu’on la changeât de linge, qu’on remît en ordre le lit sur lequel on l’avait déposée, mais, ayant porté la main à son cou, comme pour chercher le fatal ruban bleu, une foule de souvenirs sembla naître confusément en elle, et ni son esprit ni son corps ne furent capables de résister à leur violence. Les convulsions se succédèrent avec une effrayante rapidité, et se terminèrent par la mort, sans qu’elle eût pu dire un seul mot pour expliquer la scène fatale. Le juge provincial arriva le lendemain de la mort de Lucy, et s’acquitta, avec tous les égards dus à la famille affligée, du pénible devoir de faire une enquête relative à ce funeste événement. Mais tout ce qu’il put recueillir à cet égard se borna à établir en général que la fiancée, dans un accès de démence, avait poignardé Bucklaw sur le seuil de l’appartement. On trouva dans sa chambre l’arme dont elle s’était servie, et qui était encore teinte de sang : c’était le poignard que Henri devait porter le jour même pendant la cérémonie, et que sa malheureuse sœur avait trouvé le moyen de dérober le soir précédent, lorsqu’on le lui montra parmi les autres objets préparés pour la noce.

Les amis de Bucklaw comptaient qu’en recouvrant la santé il jetterait quelque jour sur cette sombre histoire ; dès qu’il fut un peu rétabli, ils le pressèrent de questions, auxquelles il évita pendant quelque temps de répondre, sous prétexte de son état de faiblesse. Enfin, quand il fut de retour chez lui et qu’on put le regarder comme en état de convalescence, il assembla toutes les personnes de l’un et de l’autre sexe qui avaient cru devoir l’interroger sur cet objet, et leur fit ses remercîments de l’intérêt qu’elles lui avaient témoigné, ainsi que de leurs offres obligeantes de service. « Je vous prie toutefois, mes amis, ajouta-t-il, de bien vous mettre dans l’esprit que je n’ai point d’histoire à raconter, point d’injures à venger. Si une dame me questionne désormais sur les incidents de cette malheureuse nuit, je garderai le silence, et je croirai qu’elle désire rompre toute amitié avec moi. Mais si un homme me fait la même question, je regarderai son incivilité comme une invitation de me trouver avec lui dans Duke’s-Walk[143], et j’espère qu’il agira en conséquence. »

Une déclaration aussi positive n’admettait pas de commentaire, et l’on s’aperçut bientôt que Bucklaw s’était levé de son lit de souffrance plus grave et plus posé qu’auparavant. Il renonça à la société de Craigengelt, mais non sans lui avoir assuré un revenu qui, bien employé, pût le mettre à l’abri de l’indigence et le garantir des tentations ; mais le capitaine fut bientôt ruiné par le jeu, et, s’étant associé à des contrebandiers, fut pris avec deux de ses nouveaux amis dans un combat contre les douaniers : condamné à être pendu, il obtint la commutation de sa peine, parce que, inspection faite de ses armes, il avait été prouvé qu’il n’en avait fait aucun usage. Il fut banni à perpétuité.

Bucklaw partit pour le continent peu après la catastrophe dont il avait failli être victime, et ne revint plus en Écosse. Jamais on ne l’entendit faire la moindre allusion aux circonstances qui accompagnèrent son fatal mariage.

Bien des lecteurs regarderont tout ceci comme exagéré et romanesque ; ils croiront y voir le fruit de l’imagination extravagante d’un auteur qui cherche à plaire aux amateurs de scènes terribles. Mais les personnes familiarisées avec l’histoire domestique de l’Écosse, à l’époque où l’on a placé ce récit, reconnaîtront facilement, sous le déguisement de noms empruntés, et au milieu des incidents que nous y avons ajoutés, les principaux détails d’une histoire qui n’est que trop vraie.



CHAPITRE XXXV.

conclusion.


Quel est celui qui a une âme et un cœur aussi durs que le marbre, pour ne pas monter sa lyre au ton du plus profond chagrin, lorsqu’il a entendu le récit d’un malheur aussi grand ? Voir un brave chevalier, orné de tant de grâces, disparaître tout à coup, s’enfoncer et périr dans un lieu si affreux, pour avoir, cavalier téméraire, couru sur un terrain qu’il ne connaissait pas.
Poème sur le blason, de Risbett, vol. II.


Nous avons anticipé le cours des événements pour parler de la guérison et du sort de Bucklaw, afin de ne pas interrompre le détail des incidents qui suivirent les funérailles de l’infortunée Lucy Ashton. Cette triste cérémonie eut lieu de très-bonne heure, dans une matinée d’automne, par un temps de brouillard, et avec une suite aussi peu nombreuse, aussi peu d’éclat que possible. Seulement quelques-uns des plus proches parents accompagnèrent son corps dans ce cimetière qu’elle avait traversé quelques jours auparavant revêtue de sa parure de fiancée, mais aussi passive alors que l’était maintenant, sous les voiles mortuaires, sa dépouille froide et inanimée. Un terrain adjacent à l’église avait été disposé par sir William Ashton pour servir de sépulture à sa famille ; là, dans un cercueil, sans nom ni date, furent rendus à la poussière les restes de celle qui, aimable, belle et innocente, fut exaspérée jusqu’à la frénésie par une longue suite de cruelles persécutions. Pendant qu’on la déposait dans le caveau, les trois sorcières qui, malgré l’heure choisie, avaient flairé le cadavre, comme les vautours sentent une proie, étaient assises sur la même pierre sépulcrale que le jour du mariage, et tenaient entre elles la conversation que nous allons rapporter.

« Ne vous disais-je pas, commença Ailsie Gourlay, que cette belle noce serait suivie d’un enterrement tout aussi beau ? — Il me semble pourtant, répondit Anne Winnie, qu’il n’y a pas grand’chose de bon à recueillir ici ; seulement un petit denier d’argent[144] distribué à chaque pauvre. Ce n’était guère la peine de venir de si loin pour si peu de chose, avec nos vieilles jambes. — Taisez-vous, folle, reprit Ailsie ; toutes les bonnes choses qu’on pourrait nous donner seraient beaucoup moins douces pour moi que ce moment de vengeance. Les voilà, ceux qui faisaient caracoler leurs chevaux, il n’y a que quatre jours ; ils marchent maintenant, aussi tristes et aussi mélancoliques que nous. Ils étaient tout éclatants d’or et d’argent ; ils sont à présent aussi noirs que la crémaillère. Et miss Lucy Ashton, qui se montrait de mauvaise humeur quand une honnête femme s’approchait d’elle ! aujourd’hui un crapaud peut s’asseoir sur son cercueil, sans qu’elle sente soulever son cœur lorsqu’il coasse. Lady Ashton a maintenant le cœur consumé par le feu de l’enfer ; et sir William, avec ses gibets, ses fagots et ses chaînes, comment trouve-t-il les sortilèges de sa propre maison ? — Est-il donc vrai, demanda la paralytique, que la mariée fut arrachée de son lit, et emportée, à travers la cheminée, par de malins esprits qui tordirent le cou à son fiancé ? — Peu vous importe par qui et comment cela a été fait ? dit Ailsie Gourlay ; je vous dis, moi, que c’est une affaire qui sort du cours naturel des choses : sir William et son épouse, ainsi que tous ceux qui habitent le château, le savent fort bien. — Puisque vous en savez tant là-dessus, dit Winnie, est-il vrai que le portrait du vieux sire Malise Ravenswood descendît sur le plancher du salon, et répandît la terreur au milieu de la compagnie ? — Non, répondit Ailsie ; mais le portrait est venu dans le salon, et je sais bien comment il y est venu : c’était pour les avertir que leur orgueil serait humilié. Dans ce moment même, il se passe encore dans le caveau une chose non moins étrange, mes commères. Vous avez compté douze personnes en deuil, avec crêpe et manteau noir, descendant l’escalier deux à deux ? — De quoi nous aurait servi de les compter ? » dit l’une des vieilles femmes.

« Je les ai comptées, moi, » dit l’autre avec l’empressement d’une personne que ce spectacle avait trop intéressée pour le regarder avec indifférence.

« Mais vous n’avez pas vu, » répliqua Ailsie en se glorifiant de la supériorité de son observation, « qu’il y en a une treizième que l’on n’attendait pas ; et si le vieux proverbe est vrai, il y a quelqu’un dans la compagnie qui ne sera pas long-temps de ce monde. Mais allons-nous-en, commères ; si nous restons ici, je suis sûre qu’on nous accusera de tous les malheurs qui pourront arriver, et je vous prédis qu’il arrivera malheur. »

À ces mots, les trois affreuses sibylles sortirent du cimetière, en croassant comme des corbeaux qui présagent la peste.

En effet, lorsque la cérémonie fut près d’être terminée, ceux qui composaient le convoi remarquèrent qu’il y avait une personne de plus que celles qui avaient été invitées, et ils se communiquèrent tout bas cette observation l’un à l’autre. Le soupçon tomba sur un homme qui, en grand deuil comme les autres, était appuyé, presque dans un état d’insensibilité, contre un des piliers de la voûte sépulcrale. Les parents de la famille Ashton témoignaient, en se parlant à l’oreille, leur surprise et leur mécontentement de la présence inattendue de cet étranger, lorsqu’ils furent interrompus par le colonel, qui conduisait le deuil en l’absence de son père : « Je sais qui est cet homme, leur dit-il à demi-voix ; il a, où il aura bientôt, autant de motifs de s’affliger que nous en avons nous-mêmes. Mais ne vous occupez pas de ce que je vais faire, et ne troublez pas la cérémonie par un éclat inutile. » En parlant ainsi, il s’écarta du groupe de ses parents, et tirant l’étranger par son manteau, il lui dit avec une émotion qu’il s’efforça de réprimer : « Suivez-moi. »

L’étranger, comme se réveillant d’une sorte d’anéantissement, au son de la voix du colonel, obéit machinalement, et tous deux montèrent l’escalier dégradé qui conduisait du caveau au cimetière. Ils furent suivis des autres parents : ceux-ci néanmoins restèrent groupés à l’entrée, observant avec inquiétude les mouvements du colonel et de l’étranger qui, sous l’ombrage d’un if, dans la partie la plus reculée du cimetière, paraissaient avoir une conversation animée.

Le colonel, après avoir conduit l’inconnu dans cet endroit écarté, se tourna tout à coup vers lui, et lui dit d’une voix farouche, mais encore calme : « Je parle probablement au Maître de Ravenswood ? » Il ne reçut aucune réponse. « Je n’en puis douter, » reprit-il avec colère, « je parle au meurtrier de ma sœur ! — Vous ne m’avez que trop bien nommé, » répondit Ravenswood d’une voix sourde et tremblante.

« Si vous vous repentez de ce que vous avez fait, puisse votre repentir vous servir devant Dieu ! avec moi il ne vous servira de rien. Voici la longueur de mon épée, » ajouta-t-il en lui donnant un papier, « ainsi que l’heure et le lieu du rendez-vous. Demain, au lever du soleil, sur le bord de la mer, à l’est de Wolf’s-Hope. »

Le Maître de Ravenswood tenait le papier à la main, et paraissait irrésolu. « Ne poussez pas au dernier degré de désespoir, s’écria-t-il enfin, un malheureux déjà trop à plaindre. Jouissez de la vie aussi long-temps que vous pourrez, et laissez-moi chercher la mort d’une autre main que la vôtre. — Jamais ; non, jamais, répondit le colonel ; vous mourrez de ma main, ou vous compléterez la ruine de ma famille en me perçant le cœur. Si vous refusez le défi loyal que je vous fais, ma juste vengeance vous suivra partout, partout je vous couvrirai d’affronts, jusqu’à ce que le nom de Ravenswood devienne le symbole de tout ce qu’il y a de plus lâche, comme il est déjà celui de tout ce qu’il y a de plus perfide. — C’est ce qu’il ne sera jamais, » dit fièrement Ravenswood. « Si je suis le dernier qui doive le porter, je dois à ceux qui l’ont porté avant moi d’empêcher qu’il s’éteigne dans l’ignominie. J’accepte votre défi, l’heure et le lieu du rendez-vous. Nous serons seuls, je présume ? — Seuls ; et le seul survivant reviendra. — Alors, que Dieu reçoive l’âme de celui qui succombera. — Amen ! Mon esprit de charité peut aller jusqu’à faire ce vœu, même pour l’homme que je déteste le plus mortellement et avec le plus de motifs. Maintenant séparons-nous, car nous serions peut-être interrompus. Les sables sur le bord de la mer, à l’est de Wolf’s-Hope… Au lever du soleil… Nos épées pour seules armes. — Il suffit, je n’y manquerai pas. »

Ils se séparèrent. Le colonel rejoignit le cortège funéraire, et le Maître de Ravenswood reprit son cheval, qu’il avait attaché à un arbre derrière l’église. Le colonel Ashton revint au château avec ses parents, mais dans la soirée il imagina un prétexte pour s’absenter. Ayant pris un costume de voyage, il se rendit à Wolf’s-Hope où il prit son logement pour la nuit dans la petite hôtellerie, afin d’être au lieu du rendez-vous le lendemain de bonne heure.

On ignore comment le Maître de Ravenswood passa le reste de cette malheureuse journée. Il n’arriva que tard dans la nuit au château de Wolf’s-Crag, et fit lever son vieux domestique, Caleb Balderstone, qui avait cessé d’attendre son retour. Des bruits confus et peu exacts au sujet du tragique événement dont le château de Ravenswood avait été le théâtre, étaient déjà parvenus aux oreilles du vieillard, qui était en proie à la plus grande inquiétude en songeant à l’effet qu’ils devaient produire sur l’esprit de son maître.

La conduite de Ravenswood ne fut nullement de nature à calmer ses craintes. Le vieux sommelier l’ayant prié, en tremblant, de prendre quelques rafraîchissements, il ne lui fit d’abord aucune réponse ; puis, tout d’un coup, et d’un ton brusque, ayant demandé du vin, il en but, contre son ordinaire, un grand verre. Voyant qu’Edgar ne voulait rien manger, le vieillard le supplia affectueusement de lui permettre de l’éclairer jusqu’à sa chambre. Ce ne fut qu’après s’être fait répéter trois ou quatre fois cette prière, que Ravenswood fit un signe de consentement, mais sans prononcer une parole. Balderstone l’ayant conduit à un appartement qui avait été convenablement meublé depuis peu, et qu’il occupait d’ordinaire, Ravenswood s’arrêta sur le seuil de la porte.

« Non, » dit-il d’un ton brusque ; « conduisez-moi dans la chambre où mon père mourut ; dans la chambre où elle coucha, la nuit qu’ils passèrent au château. — Qui, monsieur ? » dit Caleb, trop effrayé pour conserver sa présence d’esprit.

« Elle, Lucy Ashton ! Voulez-vous me tuer, imprudent vieillard, en me forçant à prononcer son nom ? »

Caleb aurait voulu faire quelques observations sur l’état de délabrement de la chambre ; mais l’impatience et l’irritation qu’il lisait dans les regards de son maître lui imposèrent silence. Il marcha devant lui, tremblant et sans prononcer une parole, posa la lampe sur la table de la chambre, et se disposait à préparer le lit, lorsque Edgar lui ordonna de se retirer, d’un ton qui n’admettait aucun délai. Le vieillard se retira, non pour prendre du repos, mais pour se mettre en prières. De temps en temps il s’approchait doucement de la porte de la chambre de Ravenswood, pour reconnaître s’il s’était couché ; mais il l’entendait se promener à grands pas, et les profonds gémissements qui accompagnaient le bruit de ses lourdes bottes sur le plancher, donnèrent à Caleb la cruelle certitude que son maître était en proie au plus violent chagrin. Le vieillard, dans son impatience, croyait que le jour n’arriverait jamais. Néanmoins le temps, dont le cours est toujours le même, quoiqu’il paraisse plus rapide ou plus lent aux yeux des mortels, ramena enfin l’aurore, et une rouge lueur se répandit sur la partie de l’Océan qui bordait l’horizon. On était au commencement de novembre, et le temps était beau pour cette saison de l’année ; mais un vent d’est avait soufflé toute la nuit, et la marée, qui montait alors, faisait rouler ses vagues jusqu’au pied des rochers sur lesquels le château était bâti, circonstance qui arrivait rarement.

Dès la pointe du jour, Caleb retourna de nouveau à la porte de la chambre de son maître, et, regardant par une fente, il le vit occupé à mesurer la longueur de deux ou trois épées qu’il avait prises dans un cabinet voisin. En ayant choisi une, il se dit à lui-même : « Elle est plus courte… ; mais peu importe : laissons-lui cet avantage, ce ne sera qu’un de plus.

D’après ces préparatifs, Caleb ne vit que trop bien quel était le projet de son maître, et il savait aussi que toute intervention de sa part serait inutile. Il n’eut que le temps de se retirer de la porte, afin de n’être pas surpris par Edgar, lorsque celui-ci, sortant brusquement de sa chambre, descendit à l’écurie, où le fidèle domestique ne tarda pas à le suivre. Le désordre de ses cheveux et de ses vêtements, joint à la pâleur de son visage, acheva de prouver à Caleb que son maître avait passé la nuit sans prendre aucun repos. Le trouvant occupé à seller son cheval, il lui demanda d’une voix tremblante de lui laisser ce soin ; mais Ravenswood lui fit entendre par un signe qu’il le dispensait de ses services, et conduisit lui-même son cheval dans la cour ; il se préparait à se mettre en selle, lorsque la timidité du vieux domestique cédant à la force de son attachement, sentiment prédominant de son âme, il se précipita tout à coup à ses pieds, et embrassa ses genoux en s’écriant : « Monsieur ! mon cher maître ! tuez-moi si vous voulez, mais ne sortez pas en ce moment ; renoncez au sinistre projet qui vous occupe. Différez seulement d’un jour : le marquis d’Athol doit arriver demain, et tout s’arrangera. — Vous n’avez plus de maître, Caleb, dit Ravenswood cherchant à se dégager de ses mains ; pourquoi vous attacher à un édifice qui s’écroule ? — Je n’ai plus de maître ! » s’écria Caleb en le retenant encore : « j’en aurai un, tant que l’héritier de Ravenswood respirera. Je ne suis qu’un serviteur ; mais j’ai été celui de votre père, celui de votre grand-père ; je suis né dans la famille ; j’ai vécu pour elle, et je mourrai pour elle. Restez seulement chez vous, et tout ira bien. — Tout ira bien ! dit Ravenswood ; pauvre vieillard ! désormais il n’est plus de bonheur pour moi dans la vie, et le moment le plus heureux sera celui qui la terminera : puisse-t-il arriver bientôt ! »

En parlant ainsi, il se dégagea des bras du vieillard, s’élança sur son cheval et sortit du château ; mais, se retournant tout à coup, il jeta au-devant de Caleb, qui accourait vers lui, une bourse pleine d’or.

« Caleb, » dit-il avec un affreux sourire, » je vous fais mon héritier ; » et tournant bride, il descendit précipitamment la colline.

L’or tomba sur le pavé de la cour ; mais le vieillard n’y fit aucune attention, et il se mit à courir pour voir la route que prenait son maître. Edgar tourna à gauche, et suivit un petit sentier dégradé qui conduisait au rivage de la mer : il avait été taillé dans le roc, et aboutissait à une sorte de crique où, dans les anciens temps, on amarrait les barques du château.

Retournant aussitôt à la tour, Caleb monta en toute hâte sur le rempart de l’est, qui commandait la vue entière des sables presque jusqu’au village de Wolf’s-Hope : il vit son maître galoper dans cette direction, de toute la vitesse de son cheval, et la prophétie qui annonçait que le dernier lord de Ravenswood périrait dans les sables mouvants du Kelpy, lui revint tout à coup à la mémoire. Il le vit en effet atteindre l’endroit fatal, et là il cessa de l’apercevoir.

Le colonel Ashton, ne respirant que la vengeance, était déjà au rendez-vous, foulant le gazon avec toute l’ardeur de la colère et jetant des regards d’impatience vers Wolf’s-Crag. Le soleil venait de se lever et montrait à l’orient son large disque au-dessus de la mer, de sorte que le colonel put aisément distinguer un cavalier accourant vers lui avec une rapidité qui prouvait le désir d’une prompte entrevue. Tout à coup le cheval et le cavalier devinrent invisibles comme s’ils s’étaient évanouis dans les airs. Il se crut, un instant, abusé par une vaine apparition ; mais bientôt, s’étant avancé vers cet endroit, il rencontra Caleb Balderstone, qui arrivait du côté opposé. On ne put découvrir aucune trace du cheval ni du cavalier : les vents et les hautes marées avaient considérablement reculé les limites des sables mouvants, et le malheureux Ravenswood, comme l’indiquait la trace des pas du cheval, avait, dans sa précipitation, quitté la chemin qui passait au pied du rocher, pour prendre la route la plus courte et la plus dangereuse. Le seul indice de son sort fut une plume noire qui s’était détachée de son chapeau, et que les flots de la marée montante poussèrent jusqu’aux pieds de Caleb. Le vieillard la ramassa, la fit sécher et la plaça sur son cœur.

On donna l’alarme aux habitants de Wolf’s-Hope, qui accoururent tous, les uns le long du rivage, les autres en bateaux ; mais leurs recherches furent inutiles : les sables mouvants ne lâchent jamais la proie qu’ils ont engloutie.

Notre histoire approche de sa conclusion. Le marquis d’Athol, rempli d’inquiétude par les sinistres nouvelles qui lui étaient parvenues, et voulant soustraire son jeune parent aux suites probables d’une telle catastrophe, avait devancé son voyage : il arriva trop tard pour l’arracher à son sort. Après avoir fait faire de nouvelles mais inutiles recherches, il repartit, et, au milieu du tumulte de la politique et des affaires d’état, il perdit bientôt le souvenir de ce douloureux événement.

Il n’en fut pas de même de Caleb Balderstone. Si l’intérêt eût pu le consoler, il possédait dans sa vieillesse des moyens d’existence bien plus assurés que ceux qu’il devait jamais attendre ; mais pour lui la vie avait perdu tous ses attraits. Toutes ses idées, toutes ses sensations d’orgueil ou de crainte, de plaisir ou de peine, avaient leur source dans ses relations intimes avec une famille qui était maintenant éteinte. Il cessa de se donner un air de hauteur, abandonna ses lieux de réunion ordinaire et ses occupations habituelles, et parut trouver du plaisir à errer dans les appartements du vieux château que le Maître de Ravenswood avait naguère habités. La nourriture qu’il prenait cessa de lui profiter, le sommeil pour lui n’était plus un repos, et, avec une fidélité que montre quelquefois la race canine, mais dont les exemples sont très-rares chez la race humaine, il termina sa vie languissante avant l’expiration de l’année qui suivit la catastrophe que nous venons de raconter.

La famille Ashton ne survécut pas long-temps à celle de Ravenswood, sir William Ashton mourut après son fils aîné, qui fut tué en Flandre ; Henri, qui lui succéda, seul héritier de ses titres et de ses biens, ne voulut jamais se marier. Lady Ashton parvint jusqu’à l’âge le plus avancé, survivant seule aux infortunés dont son caractère implacable avait fait le malheur. Qu’elle se soit repentie intérieurement, qu’elle se soit réconciliée avec le ciel qu’elle avait offensé, nous n’osons ni ne pouvons le nier ; mais elle ne fit jamais paraître aux yeux de ceux qui l’entouraient le moindre symptôme de repentir ou de remords. Elle ne démentit en aucune circonstance le caractère hautain, orgueilleux et opiniâtre qu’elle avait déployé avant ces malheureux événements. Un superbe mausolée en marbre rappelle son nom, ses titres et ses vertus, tandis que ses victimes n’ont ni tombeaux ni épitaphes.


fin de la fiancée de lammermoor.

  1. Mémoires de John comte de Stair, par une main impartiale. a. m.
  2. Allusion à une expression de Bottom dans le Songe d’une nuit d’été (Midsummer’s nitgt’s Dream) de Shakspeare. Sur l’observation faite à Nottom, qui doit jouer le rôle du lion dans la tragédie de Pyrame et Thisbé, il dit : I grant you, etc… but I will aggravate my voice so, that I will roar you as gently as any sucking dove : I will roar you an ’twere any nightingale ; ce qui signifie : « Je vous l’accorde ; mais je changerai ma voix de manière à rugir aussi agréablement qu’une colombe ; je rugirai comme si c’était un rossignol. » a. m.
  3. Allez, petit volume : je ne vous porte point envie : allez sans moi à Rome. a. m.
  4. Dick est le diminutif de Richard. a. m.
  5. En plein air. a. m.
  6. Jours alcyoniens, halcyon days, dit le texte ; expression correspondante à jours tranquilles, par allusion au calme habituel de la mer sept jours avant et sept jours après le solstice d’hiver, époque où l’on assure qe l’alcyon fait son nid. a. m.
  7. Nom sous lequel Walter Scott a publié ses Contes de mon hôte, en trois séries, renfermant : la première, the black Dwarf (le Nain noir) et Old Mortalily (la vieille Mortalité, appelée aussi les Puritains d’Écosse) ; la seconde the Heart of Mid-Lothiun (le Cœur de Mid-Lothian, ou la Prison d’Édimbourg) ; et la troisième, the Bride of Lammermoor (la Fiancée de Lammermoor) et a Légende of Montrose (une Légende de Montrose, ou l’Officier de fortune). a. m.
  8. Monnaies d’argent. La couronne vaut environ six francs. a. m.
  9. Sir Joshua Reynolds, célèbre peintre anglais. a. m.
  10. Foy, mot qui veut dire fête d’adieu, que l’on donne en Écosse à quiconque va partir pour embrasser une profession ou aller dans un autre pays. a. m.
  11. Étoffe imitant le velours. a. m.
  12. Un des plus beaux édifices de Londres, où la Société royale tient ses séances. a. m.
  13. Un des six ou sept journaux du matin qui paraissent tous les jours à Londres. Il s’en publie autant le soir. a. m.
  14. Pièce dramatique de Shéridan. a. m.
  15. Bois des corbeaux. a. m.
  16. Verset de la Bible. a. m.
  17. Personnage des Mille et une Nuits. a. m.
  18. Titre du fils aîné d’un baron ou vicomte. a. m.
  19. Condition de l’insolvable. a. m.
  20. Président de la cour supérieure d’Écosse, composée de quinze juges. Il fut tué d’un coup de pistolet dans High-Street, à Édimbourg, par John Chiesley, de Dalry, en 1689. Ce fut dans un accès de désespoir que cet homme commit cet acte de vengeance, auquel il avait été porté par l’opinion où il était qu’il avait été injustement condamné, par une sentence arbitraire prononcée par le président, au paiement d’une provision alimentaire d’environ 95 livres sterling à sa femme et à ses enfants. On dit qu’il avait d’abord formé le dessein de tuer le juge pendant qu’il assisterait au service divin, mais qu’il en fut détourné par respect pour la sainteté du lieu. Lorsqu’on fut sorti de l’église, il suivit sa victime jusqu’au bout de la ruelle au sud de Lawn-Market, où était la maison du président, et il l’étendit raide mort à l’instant où il allait entrer chez lui. Cette action eut lieu en présence d’un grand nombre de spectateurs. L’assassin ne chercha pas à fuir, mais il se glorifia de son crime en disant : « J’ai appris au président à rendre la justice. » Il l’avait bien averti, au moins, comme dit Jack Cade (qui fut chef d’une insurrection à Londres) dans une occasion semblable. Le meurtrier, après avoir été livré à la torture en vertu d’un acte spécial du parlement, fut mis en jugement devant le lord prévôt d’Édimbourg, en qualité de grand shériff, et condamné à être traîné sur une claie jusqu’au lieu de l’exécution, à avoir le poing droit coupé pendant qu’il était encore vivant, et enfin à être pendu, ayant le pistolet avec lequel il avait tué le président suspendu à son cou. La sentence fut exécutée le 3 avril 1689, et cet événement fut long-temps cité comme un exemple terrible de ce que les livres de jurisprudence nomment le perfervidum genium Scutorum, le caractère bouillant des Écossais. a. m.
  21. C’étaient des espèces de bisons. a. m.
  22. Fameuse bataille qui eut lieu, sous Jacques IV d’Écosse, entre les Écossais et les Anglais, et où ce prince et presque toute sa noblesse périrent. C’est le sujet d’un poème de Marmion, par Walter Scott. a. m.
  23. Graham est le nom de famille du duc de Montrose. Le Graham qui fut tué à la bataille de Killie-Krankie (gorge des montagnes au nord de l’Écosse) portait un uniforme vert, alors celui d’Écosse. Bruce est le nom des rois d’Écosse avant la maison des Stuarts ; et Saint-Clair est le nom de famille des comtes de Rosslyn. L’histoire de l’araignée, et le passage de l’Ord, rivière d’Écosse, sont des contes populaires. a. m.
  24. En Angleterre on donne le titre de madame à toute femme, mariée ou non, quand on ne la connaît pas ; mais ici nous savons que le jeune étranger connaît Lucy, et nous la lui faisons appeler mademoiselle, contrairement au texte. a. m.
  25. Il y avait probablement des croix de Saint-André sur les anciennes monnaies d’Écosse. Se signer est une vieille expression pour faire le signe de la croix. Le sens de tout ceci est que le jeune homme n’a plus un sou à lui. a. m.
  26. Nom imaginaire dont le sens est pèlerine renversée a. m.
  27. Espèce d’entraves qui servaient à tenir en exposition les jambes des délinquants
    pour des vols, comme chez nous le carcan. Ce genre de punition est tombé en désuétude. a. m.
  28. Celui qui ne peut payer de sa bourse paie de sa personne. a. m.
  29. C’est à dire ; « Lord qui marche mal, avec peine et lentement. » a. m.
  30. Satire mordante contre l’abus qui règne dans les commissions judiciaire en Écosse, où un seul magistrat délibère quelquefois pour tous ses collègues absents, mais censés présents. a. m.
  31. Coupes de diverses grandeurs, formées de petites douves retenues ensemble par des cerceaux. On se servait ordinairement du quaigh pour boire le vin ou l’eau-de-vie ; il pouvait tenir environ une roquille, et était souvent fait de bois précieux et garni en argent avec beaucoup de goût. Le mot écossais bicker rappelle l’italien bicchiere, verre. a. m.
  32. Montagnes les plus élevées d’Écosse. a. m.
  33. C’est-à-dire crime ou complicité. a. m.
  34. Tragédie de Lee et Dryden. a. m.
  35. Soixante centimes de France. a. m.
  36. Sorte de liqueur faite avec des pommes, du sucre et de la bière. a. m.
  37. Nom de la prison d’Édimbourg. a. m.
  38. Krain, dit le texte, pour désigner certaine quantité de poulets que les fermiers doivent donner à leurs maîtres. a. m.
  39. L’Église presbytérienne. a. m.
  40. Imprimeur des romans de Walter Scott à Édimbourg. a. m.
  41. Claverhouse, général royaliste qui paraît dans Old Morality. a. m.
  42. Il chantera dans le désert. a. m.
  43. Mot écossais qui veut dire pays des fées. a. m.
  44. Espèce de petit cheval bien constitué et alerte. C’est un nom générique. a. m.
  45. « Courage ! Talbot ; huau ! allons, mes garçons, allons ! » Talbot et Teviot sont des noms de chiens de chasse. a. m.
  46. De réparer l’ancienne maison. a. m.
  47. Play the truant, dit le texte, phrase dont le sens indique un écolier qui s’absente de l’école sans permission. a. m.
  48. L’auteur veut ici désigner la ville d’Édimbourg. a. m.
  49. Hatled kitt, dit le texte ; mot écossais pour désigner une espèce de fromage à la crème, composé d’un mélange de lait frais et de lait caillé, et que l’on mange avec du sucre. a. m.
  50. Wut a wins, hélas ! ou mon Dieu ! exclamation usitée en Écosse. a. m.
  51. Nom d’une soupe écossaise faite avec du mouton et des petits pois. On voit ici combien Walter Scott aime à créer des mots plaisants. a. m.
  52. Wolf’s Hope veut dire « l’espérance du loup » ; mais hope est une corruption de haven, qui signifie baie, port ou havre. a. m.
  53. Eau-de-vie de genièvre importée de Hollande. a. m.
  54. Discours de Burke sur la réforme économique, tome III de ses Œuvres, p. 256. a. m.
  55. Mot qui sert à désigner le commandant d’un petit bâtiment marchand. a. m.
  56. A stone of butter, dit le texte ; ce qui veut dire un poids de quatorze livres. a. m.
  57. Un feuar est un petit propriétaire anglais qui possède un petit coin de terre pour lequel il paie à son seigneur baronnial une redevance annuelle de quelques shillings sous le nom de feu. Il peut revendre sa propriété, mais elle demeure grevée de ce droit. a. m.
  58. Ville du midi de l’Écosse. a. m.
  59. Allusion à celui qui travaille sans règle, c’est-à-dire sans dessein arrêté. Via facti, voie de fait. La rivière de Forth sépare les terres hautes ou highlands des terres basses ou lowlands. a. m.
  60. Toute l’infanterie anglaise a l’uniforme rouge. a. m.
  61. Foi due au seigneur ou au monarque. a. m.
  62. Maggy Lauder, Marguerite Lauder, nom d’un air écossais. a. m.
  63. Nom dont le sens serait mauvaise petite bière. a. m.
  64. « Il y a de la soupe froide à Aberdeen ; » titre d’une chanson écossaise. a. m.
  65. Gibbie est une abréviation de Gilbert, et girder veut dire un faiseur de cercles en fer, ce qui s’applique très bien au tonnelier. a. m.
  66. Mot qui veut dire corps léger. a. m.
  67. Le jacobus et le georges étaient des guinées à l’effigie du roi Jacques et du roi Georges. a. m.
  68. Le hallan est une cloison entre la porte extérieure et la cuisine ; le but est proprement la cuisine, qui communique au ben, la meilleure pièce de la maison. a. m.
  69. Comme qui dirait la mère saute-muraille. a. m.
  70. Étoffe grisâtre et commune dont les paysannes écossaises font leurs robes. a. m.
  71. Saluted signifie à la fois embrasser ou saluer. Toutefois il n’y a guère que les proches parents qui s’embrassent en Angleterre. a. m.
  72. Bide-the bent, mot à mot souffre-le-pli. a. m.
  73. Cuff, coup de poing ou soufflet ; cushien, coussin, comme qui dirait bat-le-coussin. Au reste, ces mots, forgés par Walter Scott, n’ont pas toujours un sens aussi exact. a. m.
  74. Mit qui veut dire tonneau ou barrique. a. m.
  75. Port d’Édimbourg, sur le golfe de Forth. a. m.
  76. Monnaie écossaise. a. m.
  77. Notre texte a ce mot écrit de la sorte ; mais peut-être faut-il lire Littlebrain, qui signifie petit cerveau ou peu de cervelle. a. m.
  78. Corps léger, avons-nous dit. a. m.
  79. Surnom de l’ours en anglais. a. m.
  80. Hoop-willow, osier. a. m.
  81. L’Écossais qui manquera d’argent, de crédit et de prudence, ne pourra triompher de ses ennemis et ne vivra pas long-temps. a. m.
  82. Dette du fonds ou de la terre. a. m.
  83. Jeu de mots qui veut dire gorge dans le crime, et dont le sens est homme coupable ; et craig in peril signifie cou en danger, d’être pendu. a. m.
  84. C’est-à-dire qu’il sera pendu. Le texte emploie le mot plack, ancienne petite monnaie d’Écosse comme nos centimes. a. m.
  85. Le château d’Édimbourg diffère de la prison en ce qu’on n’y renferme que les prisonniers d’état, au lieu que la prison est pour les malfaiteurs. a. m.
  86. Rends à chacun ce qui lui appartient. a. m.
  87. Celui qui tue les taureaux en Espagne. Le mot propre est torendor. a. m.
  88. Il paraît qu’il est question du marquis d’Athol, qui fut toujours attaché à la maison des Stuarts. a. m.
  89. Ennemi très-ami. a. m.
  90. Le fidèle Achate de l’Énéide. a. m.
  91. Le texte dit Thomas the rhymer ; c’était un célèbre rimeur écossais qui faisait des prophéties à la manière de Nostradamus. a. m.
  92. Le texte dit : the kelpie’s flow, pour signifier un sable mouvant couvert par la marée, et où l’on s’enfonce au point de disparaître pour jamais à la marée montante. Le kelpy est un malin esprit que les paysans d’Écosse croient habitant des rivières pour attirer et noyer les voyageurs. a. m.
  93. Excisemen, dit le texte ; ce sont les jaugeurs, quand ils exercent dans l’intérieur, et les douaniers ou custom-housemen, quand ils visitent les bâtiments dans les ports d’Angleterre. a. m.
  94. Comme il vous plaira, comédie de Shakspeare. a. m.
  95. Ville du comté de Fife, en Écosse. Ceci est un proverbe écossais. a. m.
  96. Mots celtiques signifiant le coup de l’étrier, c’est-à-dire le verre d’eau-de-vie ou de bière que les Écossais prenaient avant de partir. a. m.
  97. Guillaume d’Orange, qui succéda à Jacques II, quand ce prince fut chassé du trône d’Angleterre. La reine, femme de Guillaume, était la fille de Jacques II. a. m.
  98. Famille noble très-ancienne, et qui fut très-puissante sous le règne des Stuarts. a. m.
  99. La masse est la marque de la dignité du lord garde des sceaux, comme le sceptre est celle du monarque. Le président de la chambre des communes a toujours devant lui la masse, emblème de son autorité. a. m.
  100. L’épée cède à la toge. a. m.
  101. Ruban qui retient leurs cheveux, et que les jeunes filles en Écosse ne remplacent par un bonnet que le lendemain de leurs noces. a. m.
  102. Nous avons dit ailleurs que raven veut dire corbeau, et woods, bois. a. m.
  103. Mot qui veut dire pousser à travers ou percer. a. m.
  104. « Accompagnez chaque verre d’une histoire. » Ce qui répond au proverbe anglais : « Bon compagnon, ne prêchez pas en buvant. » a. m.
  105. C’est-à-dire, brave soldat. Nous avons déjà expliqué ce mot dans les notes de Rob Roy. a. m.
  106. Le monde est fou, mes maîtres. a. m.
  107. Sur quoi, moi, Jedediah Cleishbotham, je demande la permission de remarquer, primo (ce qui signifie en premier lieu), qu’ayant vainement demandé au cabinet de lecture de Gandercleugh, bien qu’il abonde en pareilles futilités, ce Middleton et son Mad world, on me le montra enfin parmi d’autres vieilles fadaises soigneusement compilées par un certain Dodsley, qui, sans doute fut bien récompensé pour la perte d’un temps précieux ; et après avoir mal employé autant du mien qu’il en fallait pour l’objet qui m’occupait, je trouvai que, dans cette pièce, un acteur est introduit comme laquais et qu’un chevalier le salue facétieusement avec l’épithète de Bas de fil, soixante milles par jour.
    Secundo (c’est-à-dire, en langue vulgaire, secondement), sous le bon plaisir de M. Pattieson, je remarquerai que quelques personnes qui ne sont pas tout à fait aussi vieilles qu’il voudrait le faire croire, se rappellent cette espèce de domestiques ou coureurs. Pour preuve de quoi, moi, Jedediah Cleishbotham, quoique mes yeux me servent encore très-bien, je me souviens d’avoir vu un des gens de cette classe, vêtu de blanc et portant une canne, qui courait journellement devant la voiture de cérémonie de feu John, comte de Hopeton, père du comte actuel, Charles, auprès de qui l’on peut dire avec raison que la Renommée joue le rôle de courrier ou d’avant-coureur ; et, comme le dit le poète, « Mars, toujours à ses côtés, l’anime de son courage, et la Renommée le suit, un laurier à la main ».
  108. Le lecteur sait que les voyageurs croisent leurs jambes en diligence. a. m.
  109. Allusion aux deux factions qui divisaient les cirques des deux villes. a. m.
  110. Ce qui veut dire le trou du renard. a. m.
  111. Le mille d’Écosse vaut trois milles anglais ou une lieue de France. a. m.
  112. Abréviation de Barbara, nom de femme très-commun, surtout en Écosse. a. m.
  113. Collation qui a lieu en Écosse dans la maison mortuaire, immédiatement après l’enterrement ; elle se compose de gâteaux et de vin chez les riches, ou d’eau-de-vie de grains et de bière chez les pauvres. a. m.
  114. petite ville d’Écosse. a. m.
  115. Johnie, diminutif de John ou Jean ; Morts-heugh veut dire creuseur du trou du défunt, ou fossoyeur. a. m.
  116. Mot qui veut dire salle noire. C’est aussi un nom de famille en Écosse. a. m.
  117. Pinnywinkles, dit le texte ; espèce de siège où l’on exposait, il y a quelque cents ans, les vieilles femmes accusées de sorcellerie. a. m.
  118. Faul thief, terme écossais pour désigner le diable. a. m.
  119. Une livre d’Écosse vaut deux francs de notre monnaie.
  120. Ce sont les juges des assises ; ils font leur tournée tous les trois mois. Lorsqu’ils arrivent aux villes où se tiennent les assises, les trompettes du roi jouent un certain air devant eux. a. m.
  121. Où se donna la bataille décrite dans les Puritains d’Écosse. a. m.
  122. Noms de trois airs écossais. Le Mullin dhu signifie la Tabatière noire ; et les Cummers, les jeunes Dumes du pays d’Athol. a. m.
  123. Mots écossai qui signifient saute-fossé. a. m.
  124. Gut, dit le texte. Ce mot signifie boyau. a. m.
  125. Dans le texte, l’auteur cite les noms de plusieurs espèces de gâteaux doux : carcakes, sweet-scones, cookies, etc. a. m.
  126. La plus belle chambre de la maison. a. m.
  127. Duke or drake, dit le texte : jeu de mots pour exprimer le canard mâle (drake) et le canard femelle (duke). Dans la langue écossaise, les deux mots qui signifient le duc et le canard diffèrent pour l’orthographe, mais se prononcent de même. a. m.
  128. Capricieux. a. m.
  129. Serviteurs de la Providence. a. m.
  130. Une des principales rues d’Édimbourg. a. m.
  131. Devant les tribunaux compétents. a. m.
  132. Entre mineurs. a. m.
  133. De Shakspeare. a. m.
  134. En Écosse, quand un homme n’épouse pas la personne à laquelle il a fait la cour, on dit qu’elle porte un saule-pleureur, the willow. a. m.
  135. Prisonner at large, dit le texte, pour indiquer une personne surveillée sans qu’elle s’en doute. Il existe en anglais une comédie de ce titre. a. m.
  136. Les Écossais donnent à ces maladies le nom de oncomes. a. m.
  137. Allusion à la manière dont on brûlait autrefois les sorcières en Écosse. a. m.
  138. Personnage dans la Tempête, de Shakspeare. a. m.
  139. Autre personnage de la Tempête, de Shakspeare. C’est la mère de Caliban. a. m.
  140. Moonshine, clair de lune qui s’applique à merveille à un contrebandier. a. m.
  141. Personnage d’une comédie anglaise ayant pour titre : Have a wife and rule a wife, mot à mot « avoir une femme et la gouverner. » a. m.
  142. Fête de Noël, qui est pour les Anglais ce qu’est pour nous le nouvel an. a. m.
  143. Promenade du duc, près d’Édimbourg. a. m.
  144. Silver tippence, deux pence d’argent, petite monnaie qui n’existe plus, et qui valait tout au plus cinq centimes de la nôtre. a. m.