Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 278-281).



CHAPITRE XXVIII.

entretien de bucklaw et de craigengelt.


Vit-on jamais femme courtisée de cette manière ? Vit-on jamais femme subjuguée de cette manière ? Je l’épouserai.
Shakspeare, Richard III.


Un an s’était écoulé depuis le départ du Maître de Ravenswood. On n’avait pas cru que son absence dût être de si longue durée ; mais sa mission, ou, suivant un bruit généralement répandu, des affaires personnelles le retenaient encore sur le continent. Pendant ce laps de temps, il s’était opéré un grand changement dans la famille Ashton, et, pour en donner une idée au lecteur, nous allons rapporter la conversation suivante, qui eut lieu entre Bucklaw et son cher compagnon de bouteille, le fameux capitaine Craigengelt.

Ils étaient assis dans la salle à manger du château de Girnington, aux deux côtés d’une immense cheminée construite en pierre de taille, et qui ressemblait à un monument sépulcral. Un feu de bois brillait dans la grille ; une table ronde, en bois de chêne, placée entre eux, soutenait une bouteille d’excellent vin de Bordeaux, deux larges coupes et quelques autres objets propres à exciter la sensualité des deux amis. Cependant le maître du château avait un air d’irrésolution, de doute et de mécontentement, tandis que le parasite appelait à son secours toutes les ressources de son invention pour se garantir des effets de ce qu’il appelait un accès de mauvaise humeur de la part de celui dont il voulait se conserver la protection. Après un long silence qui n’était interrompu que par la retraite du diable, que Bucklaw battait avec le bout de sa botte contre la pierre du foyer, Craigengelt se hasarda enfin à prendre la parole.

« Que le diable me rompe les jambes, dit-il, si vous ressemblez en rien à un homme qui va se marier ! On vous prendrait plutôt pour un malheureux condamné au gibet… — Grand merci du compliment, répondit Bucklaw ; mais je m’imagine qu’en parlant ainsi, vous pensez à la position dans laquelle probablement vous vous trouverez vous-même un jour. Dites-moi un peu, je vous prie, capitaine Craigengelt, si Votre Honneur veut bien condescendre à me répondre, pourquoi j’aurais l’air gai, quand je suis triste, diablement triste ? — Et c’est là ce qui me met l’âme à l’envers, dit Craigengelt. Vous êtes sur le point de conclure un mariage, le meilleur mariage de tout le pays, un mariage enfin pour lequel vous montriez tant d’impatience, et vous paraissez d’aussi mauvaise humeur qu’une ourse à qui on a enlevé ses petits. — Je ne sais, répondit le laird d’un ton bourru, si je le conclurais ou non, si je n’étais trop avancé pour reculer. — Reculer ! » s’écria Craigengelt, jouant parfaitement la surprise ; « ce serait là jouer à qui perd gagne. Reculer ? Mais la dot de la fille n’est-elle pas ?… — De la jeune lady, s’il vous plaît, » reprit Hayston.

« Bien ! bien ! je n’ai pas eu l’intention de lui manquer de respect. Mais la dot de miss Ashton n’est-elle pas égale à la plus belle que vous puissiez trouver dans le Lothian ? — D’accord ; mais je me soucie fort peu de sa dot ; j’ai assez de ma fortune personnelle. — Et sa mère qui vous aime comme si vous étiez un de ses enfants ? — Plus que certain de ses enfants, je crois ; car sa dépense d’affection est bien légère. — Et le colonel Sholto Douglas Ashton, qui désire ce mariage plus que toute autre chose au monde ? — Parce qu’il espère qu’à l’aide de mon crédit il sera élu membre du parlement. — Et le père, qui est aussi impatient de voir ce mariage se conclure que je l’ai jamais été de gagner une partie ? — Sans doute, » repartit Bucklaw avec ironie : « il entre dans la politique de sir William Ashton d’assurer à sa fille le meilleur parti qui se présente, puisqu’il a échoué dans son projet de la donner en échange du beau domaine de Ravenswood, que le parlement s’apprête à arracher de ses griffes. — Mais la jeune lady elle-même, qu’en pensez-vous ? C’est la plus jolie femme de toute l’Écosse. Vous en étiez amoureux, lorsqu’elle ne voulait pas de vous, et aujourd’hui qu’elle consent à vous épouser et à renoncer à son engagement avec Ravenswood, voilà que vous tournez tout cela en plaisanterie ! il faut vraiment que vous ayez le diable au corps ; vous ne savez ni ce que vous voulez, ni ce qu’il vous faut. — Je vais vous expliquer cela en deux mots, » répondit Bucklaw en se levant et en se promenant dans la chambre ; « j’ai besoin de savoir quel est le motif qui a engagé miss Ashton à changer d’avis aussi subitement. — Et qu’avez-vous besoin de vous en inquiéter, dès que le changement est en votre faveur ? — Je vais vous le dire. Quoique je n’aie jamais beaucoup connu toutes ces belles dames du grand ton, je n’ignore pas qu’elles sont capricieuses en diable, mais il y a dans le changement de miss Ashton quelque chose de trop subit, de trop sérieux, pour qu’il ne provienne que d’un pur caprice. Je gage que lady Ashton y a beaucoup contribué : elle connaît tous les rouages qu’il faut faire jouer pour dompter l’esprit humain, et elle s’en sert comme un habile écuyer emploie le bridon, la martingale et le caveçon pour dompter un jeune cheval. — Comment diable parviendrions-nous à les dresser sans cela ? — Cela est encore vrai, » dit Bucklaw en suspendant sa marche et en s’appuyant sur le dos d’une chaise ; » et d’ailleurs, voilà encore Ravenswood sur mon chemin : pensez-vous qu’il renonce à l’engagement de Lucy ? — Oui, sans doute, il y renoncera ; pourquoi y tiendrait-il, quand il est sur le point de prendre une autre femme, elle un autre mari ? — Et vous croyez sérieusement qu’il va épouser la dame étrangère dont vous avez entendu parler ? — Vous avez entendu vous-même ce que le capitaine Westenho a dit à ce sujet, ainsi que des préparatifs que l’on fait pour la célébration de ces brillantes noces. — Le capitaine Westenho vous ressemble un peu trop, mon cher Craigie, pour faire ce que sir William Ashton appellerait un témoin irrécusable. Il boit bien, joue bien, jure bien, et s’il s’agit de mentir et de tromper, je pense qu’il ne s’en acquitte pas moins bien : ces qualités sont fort utiles, Craigengelt, lorsqu’elles ne sortent pas de leur sphère particulière ; mais elles sentent un peu trop le flibustier pour figurer convenablement dans une cour de justice. — Eh bien ! en croirez-vous le colonel Douglas Ashton, qui a entendu le marquis d’Athol dire en pleine compagnie, sans savoir qu’il fût présent, que son parent avait pris des arrangements trop avantageux pour donner le domaine de son père en échange de la fille, au teint pâle et blême d’un fanatique sans crédit, et que Bucklaw était le bien-venu à chausser les vieux souliers de Ravenswood ? — L’a-t-il dit ? » s’écria Bucklaw en se livrant à un de ces accès irrésistibles de colère auxquels il était naturellement sujet ; « si je l’avais entendu, de par le ciel ! je lui aurais arraché la langue devant ses flatteurs et ses favoris, devant ses fanfarons de Highlanders eux-mêmes. Comment le jeune Ashton ne lui a-t-il pas passé son épée au travers du corps ? — Je veux être capot si je le sais. Assurément le marquis le méritait bien ; mais c’est un vieillard, un ministre d’État, et il y aurait plus de danger que d’honneur à avoir une affaire avec lui. Mieux vaut songer à dédommager miss Ashton du tort que ces discours peuvent lui faire, plutôt que de vous en prendre à un homme trop vieux pour se battre, et placé trop haut pour que vous puissiez l’atteindre. — Je l’atteindrai cependant quelque jour, ainsi que son cher parent Ravenswood. En attendant, je ferai ce qu’exige le soin de la réputation de miss Ashton : elle ne doit pas souffrir de ce propos outrageant. C’est une tâche qui ne m’amuse guère pourtant, et je voudrais qu’elle fût terminée. Je suis toujours embarrassé quand je lui parle… Mais remplis nos verres, Craigie, et buvons à sa santé. Il se fait tard, et un bonnet de nuit de bon bordeaux vaut mieux que les bonnets de toutes les têtes pensantes de l’Europe.