Amyot (p. 317-330).

XXII

LA RÉVOLTE.


Nous laisserons don Luis et Valentin galoper sur la route de Guaymas, et nous expliquerons au lecteur ce qui s’était passé dans cette ville pendant l’absence du comte.

La Compagnie française formée à San-Francisco n’était pas entièrement au complet lorsque le chasseur vint apporter à son ami les fonds dont celui-ci avait besoin ; une dizaine d’hommes environ manquaient encore. Pressé par le temps, et désirant se rendre le plus tôt possible en Sonora, don Luis négligea d’employer les mêmes précautions pour l’enrôlement de ces dix hommes que celles dont il avait usé envers les autres. Il prit un peu ce qu’il trouva sous sa main. Malheureusement, au nombre de ces nouveaux enrôlés se glissèrent quatre ou cinq mauvais sujets auxquels tout frein était insupportable, et qui n’étaient entrés dans la compagnie que poussés par cet instinct du mal qui gouverne les natures vicieuses, c’est-à-dire avec l’intention secrète de commettre tous les méfaits qui leur seraient profitables dès qu’ils arriveraient au Mexique.


Pendant la traversée de San-Francisco à Guaymas, et même tout le temps que le comte demeura dans la ville, ces individus évitèrent avec soin de se faire connaître pour ce qu’ils étaient, craignant avec raison un châtiment ; mais aussitôt que le comte eut eût quitté Guaymas pour se rendre au Pitic, ils levèrent le masque et, en compagnie de quelques drôles de leur espèce qu’ils avaient raccolés dans les mauvais lieux du port, ils commencèrent une vie de désordre et de débauche.

Le Comte Florès et don Antonio ne manquèrent pas de profiter, avec leur habileté féline, des mauvaises dispositions de ces individus, après lesquels ils détachèrent des gens qui, loin de chercher à les faire rentrer dans le devoir, les excitèrent encore par tous les moyens à redoubler d’inconduite.

Ces émissaires, convenablement stylés par les deux ennemis du comte, firent adroitement courir le bruit que don Luis avait sciemment trompé ses compagnons, que les mines de la Plancha de Plata n’existaient pas, qu’il n’avait obtenu aucune concession et que son but était tout différent de celui qu’il avait déclaré à ses compagnons.

Ces calomnies, d’abord faibles et pour ainsi dire honteuses de se manifester au grand jour, prirent en peu de temps de la consistance, et une grande fermentation se manifesta dans la compagnie.

Les officiers, justement inquiets de ce qui se passait, se réunirent en conseil et résolurent d’avertir le comte de l’état alarmant des choses et des dangers qui menaçaient l’expédition.

Le colonel Florès, comme délégué du gouvernement, assistait à ce conseil ; il fut d’avis d’expédier séance tenante un courrier au comte.

Ce courrier fut en effet expédié, mais intercepté presque aussitôt.

Ceci se passait le troisième jour après le départ du comte. L’officier auquel il avait laissé le commandement après son départ, rassuré par l’envoi du courrier et voulant mettre sa responsabilité à couvert en exécutant les ordres qu’il avait reçus, fit le quatrième jour au matin sonner l’assemblée et donna l’ordre du départ.

Des murmures éclatèrent de toutes parts, des cris et des vociférations se firent entendre, pendant quelque temps ce fut un désordre et un chaos inextricables.

Le colonel Florès était accouru à la nouvelle de ce qui se passait ; il insinua qu’il serait peut-être imprudent de quitter Guaymas dans l’état d’effervescence où les soldats se trouvaient, que de grands malheurs pourraient être la suite de ce départ, que peut-être vaudrait-il mieux attendre le retour du comte, qui, averti par le courrier expédié la veille, ne tarderait sans doute pas à arriver, et cent autres raisons plus ou moins spécieuses.

liais le commandant par intérim était un vieux soldat d’Afrique, rompu à la discipline, qui ne connaissait que sa consigne. Il répondit brusquement au colonel qu’il le priait de se mêler de ses affaires ; que ce qui se passait ne le regardait nullement ; que quant à lui, il avait des ordres et qu’il les exécuterait, quelles qu’en dussent être les conséquences.

Le colonel Florès, se voyant si vertement admonesté et reconnaissant qu’il avait fait fausse route, changea immédiatement ses batteries, et se rangea complétement à l’avis de l’officier, qu’il engagea à persévérer dans la conduite qu’il avait tenue jusqu’alors, et à ne pas faiblir devant l’insubordination de ses soldats.

Le commandant haussa les épaules avec dédain à ces nouvelles suggestions du digne colonel, et s’avançant au milieu de la cour où les soldats, disséminés par groupes de trois ou quatre, péroraient en gesticulant, il ordonna aux clairons de sonner l’assemblée.

Ceux-ci obéirent.

Les aventuriers huèrent les clairons et redoublèrent de cris et de vociférations.

Le commandant restait impassible à la place qu’il avait choisie, les bras croisés sur sa poitrine.

Lorsque les clairons eurent fini de sonner, il tira sa montre et regarda froidement l’heure.

Les révoltés le surveillaient du coin de l’œil ; les autres officiers étaient venus se ranger autour de leur chef.

— Allez à vos sections, messieurs, leur dit-il d’une voix claire qui, bien, que ne sortant pas des limites de la conversation, fut cependant entendue distinctement de tous ; vos hommes ont cinq minutes pour prendre leurs rangs ; nous partons dans un quart d’heure.

Un ricanement prolongé accueillit ces paroles.

Le commandant remit son sabre au fourreau, et d’un pas mesuré il s’avança droit vers un des mauvais drôles cause du tumulte, et qui semblait particulièrement le narguer.

Cet homme tressaillit en voyant son chef se diriger vers lui ; instinctivement il jeta un regard en arrière.

Les cris avaient cessé ; les aventuriers examinaient en chuchottant entre eux ce qui allait se passer.

Lorsque le commandant ne fut plus qu’à deux pas de l’homme dont nous avons parlé, il s’arrêta, et le regardant bien en face :

— Est-ce que c’est de moi que vous vous moquiez tout à l’heure ? lui dit-il.

L’autre hésita à répondre.

— Ce n’est pas votre chef qui vous parle en ce moment, continua l’officier, c’est l’homme que vous avez insulté.

L’aventurier sentait peser sur lui les regards de tous ses compagnons ; il reprit toute son effronterie.

— Eh bien ! après ? dit-il insolemment.

— Après ? reprit paisiblement l’officier, vous êtes un drôle !

— Un drôle ! fit l’autre avec colère ; ah çà, dites donc vous, prenez garde à vos paroles, hein !

— Vous êtes un drôle ! je le répète, et je vais vous châtier.

— Me châtier ? dit-il en ricanant ; venez-y donc !

— Donnez un sabre à ce misérable, fit l’officier en se tournant vers les assistants.

— Un sabre, pourquoi faire ?

— Pour me donner satisfaction de votre insulte.

— Moi, est-ce que je sais me battre au sabre ?

— Ah ! c’est ainsi ! reprit l’officier ; vous m’insultez parce que vous vous croyez soutenu par vos camarades, et que moi, je suis seul ; mais vos camarades sont de braves gens ; ils me connaissent et ne voudraient pas m’insulter.

— Non, non, reprirent quelques voix.

— Tandis que vous, vous êtes un misérable lâche, indigne de faire plus longtemps partie de la société. Je vous chasse ! vous n’êtes pas Français !… allez !

Alors, avec une force dont on était loin de se douter, l’officier saisit cet homme par le collet de son habit, le fit pirouetter et le lança à vingt pas.

Il se releva et se sauva à toutes jambes poursuivi par une huée générale.

L’officier ne s’était pas trompé, cet homme n’était pas Français, il était… mais à quoi bon divulguer sa nationalité, une nation toute entière ne doit pas être responsable des méfaits d’un seul homme.

Lorsqu’après cette exécution sommaire l’officier se retourna, tous les aventuriers avaient pris leurs rangs et se tenaient immobiles et silencieux.

Le commandant n’adressa de reproches à personne, il ne fit pas de récriminations, il n’eut pas l’air de se souvenir de la résistance que d’abord on avait opposée.

Tous les hommes sont les mêmes : pour les dompter, il faut bien leur prouver qu’on a sur eux une supériorité quelconque.

Le colonel Florès était stupéfait ; il ne comprenait rien à ce qui se passait sous ses yeux.

— Hum ! murmura-t-il intérieurement, quelle énergie ! quel courage ! Je crois que nous n’aurons pas facilement raison de pareils hommes !

Le commandant, après s’être d’un coup d’œil assuré que la compagnie était bien réellement rentrée dans le devoir, donna enfin l’ordre du départ.

Cet ordre, répété aussitôt par les officiers subalternes, fut exécuté sans le moindre murmure, et les aventuriers se mirent en marche, précédés d’une longue file de mules portant les bagages, et deux ou trois chariots contenant quelques malades. Les pièces de canon (car le comte avait jugé nécessaire d’augmenter son artillerie) venaient au centre, traînées par des mules. La marche était fermée par la cavalerie, dont un détachement de dix hommes seulement avait été soustrait pour fermer l’avant-garde de la colonne.

Don Antonio Pavo était venu se joindre à la troupe, afin de lui faire ses adieux.

Les Français traversèrent Guaymas au pas accéléré au milieu des cris de bon voyage et des souhaits de réussite de la population groupée sur leur passage.

Don Antonio accompagna la compagnie jusqu’à la sortie du rancho de San-José, qui est, pour ainsi dire, le faubourg de Guaymas. Arrivé là, il prit congé des officiers de la manière la plus amicale, en leur réitérant ses offres de service, et, après avoir serré la main du colonel Florès, qui, lui, continuait à accompagner les aventuriers, et avoir changé un coup d’œil avec lui, il retourna au port.

Il était tard lorsque les Français s’étaient mis en route ; la chaleur était accablante, il ne purent en conséquence faire beaucoup de chemin, tant à cause de la fatigue que de la lenteur de leur marche, retardée encore par les fourgons et les mules qu’ils emmenaient avec eux.

Au coucher du soleil, ils campèrent à l’entrée d’un petit village situé à peu près à cinq lieues de la ville.

Le commandant croyait avoir tout gagné en parvenant à faire quitter Guaymas à la compagnie : il se trompait, il n’en était rien ; les ferments de discorde adroitement répandus parmi les aventuriers couvaient silencieusement parmi eux, soigneusement entretenus par les hommes dont nous avons parlé. L’intérêt de ces hommes n’était nullement de s’enfoncer dans l’intérieur des terres, où ils ne rencontreraient plus ce qu’ils étaient venus chercher au Mexique, c’est-à-dire des occasions de vol, de pillage et de débauche. Aussi, loin de se sentir découragés par l’échec qu’ils avaient subi le matin même, avaient-ils l’intention de recommencer dès que l’occasion s’en présenterait.

Valentin, qui examinait attentivement ce qui se passait autour de lui, prit, aussitôt le campement terminé, le commandant à part, et l’avertit des mauvaises dispositions de la troupe. Celui-ci n’attacha pas grande importance aux observations du chasseur, persuadé qu’il était qu’après la manière vigoureuse dont il avait agi, les aventuriers n’oseraient pas se mutiner de nouveau.

Les prévisions de Valentin n’étaient que trop bien fondées ; le lendemain le commandant en eut la preuve, lorsqu’il voulut se remettre en marche.

Les aventuriers refusèrent tout net. Menaces, prières, rien n’y fit ; ils demeurèrent sourds à toutes les observations. Ce n’était plus de la mutinerie, c’était de la révolte.

Bientôt cette révolte se changea en anarchie complète.

Les fauteurs du désordre triomphaient ; malheureusement, ils ne parvinrent pas à décider leurs compagnons à retourner à Guaymas.

Par un dernier reste de ce sentiment du devoir qui n’abandonne jamais les soldats, les aventuriers ne voulaient pas abandonner le comte ; seulement ils revenaient aux premiers griefs qu’on leur avait suggères ; ils voulaient avoir la preuve que les mines existaient réellement, que leur chef avait une concession en règle et qu’il ne les avait pas trompés. En sus de ces réclamations, ils en ajoutaient une autre, qui compromettait complétement l’avenir de la compagnie, si on y acquiesçait. Ils voulaient que tous les officiers nommés par don Luis fussent cassés, et que, séance tenante, la compagnie eût la faculté d’en prendre d’autres à son choix, c’est-à-dire à l’élection.

Valentin leur fit observer qu’ils ne pouvaient rien faire en l’absence de leur chef ; qu’il fallait qu’ils attendissent son retour, sous peine de commettre une flagrante illégalité, car don Luis était libre de choisir qui il voulait pour officier puisqu’il était le seul chef de l’expédition et seul responsable de ses actes.

Les aventuriers se rendirent enfin à ces raisons, qui leur parurent justes, et afin d’en finir le plus tôt possible avec toutes ces discussions qui ne faisaient que retarder les affaires de la société, ils décidèrent que Valentin partirait le lendemain matin pour le Pitic, et qu’il ramènerait le comte avec lui.

Valentin leur promit de faire ce qu’ils désiraient, et la tranquillité pour le reste de la journée se rétablit à peu près.

Effectivement, le lendemain, au point du jour, Valentin monta à cheval et partit pour le Pitic.

Nous avons vu comment il avait été assez heureux pour rencontrer Louis, et de quelle façon il l’avait emmené avec lui.

En route, il lui avait rapporté dans les plus grands détails ce qui s’était passé. Aussi le comte brûlait-il d’arriver, afin d’arrêter le désordre et de conjurer la dissolution de la société, dont l’existence était sérieusement menacée, si cet état de choses durait seulement quelques heures de plus.

Au point du jour, les cavaliers atteignirent le campement.

Tout était sens dessus dessous, la confusion et le désordre régnaient partout. Les aventuriers ne voulaient rien entendre. Les officiers, réduits à l’impuissance, ne savaient plus que faire, ni comment détourner l’orage qui les menaçait. L’arrivée subite du comte fut un coup de foudre pour les mutins.

Don Luis se jeta en bas de son cheval et s’avança résolûment vers eux. À sa vue, les aventuriers sentirent malgré eux renaître dans leur cœur le sentiment du devoir, qu’ils avaient vainement cherché à étouffer.

— L’assemblée ! cria le comte d’une voix tonnante.

Subissant l’influence magnétique de cet homme, que depuis longtemps, déjà, ils étaient habitués à respecter, ils obéirent tant bien que mal à son ordre, et se groupèrent autour de lui.

— Pas ainsi, reprit-il, à vos rangs !

Le premier pas était fait, ils formèrent les rangs.

Le comte les examina un instant en promenant sur le front de bandière son regard profond.

Les aventuriers étaient silencieux et mornes ; ils se sentaient coupables ; ces dures natures tremblaient, non de peur mais de honte.

Le comte prit la parole :

— Que me reprochez-vous, mes compagnons, leur dit-il de sa voix douce et sympathique ; depuis que je vous ai réunis autour de moi, n’ai-je pas fait tout ce qui était en mon pouvoir pour améliorer la position dans laquelle vous êtes ? ne vous ai-je pas constamment traités comme mes enfants ? Parlez ; si j’ai blessé quelques-uns de vous, si j’ai commis une seule injustice, dites-le-moi ? On vous a fait croire que je vous trompais, que je n’étais pas concessionnaire de la Plancha de plata, que cette mine n’existait pas, que sais-je encore ; regardez, fit-il en tirant un papier de sa poitrine, voilà les papiers ; le traité est bien en règle, les étapes sont préparées jusqu’aux mines. Maintenant avez-vous foi en moi ? Supposez-vous encore que je vous abuse ? répondez !

Il se tut un instant, aucune voix ne s’éleva pour lui répondre.

— Ah ! c’est ainsi, fit-il, eh bien ! écoutez-moi ; les mines vers lesquelles je vous conduis renferment des richesses incalculables ; ces richesses seront pour vous ; moi, je rien prendrai que ce que vous m’en donnerez ; vous-mêmes ferez ma part. M’accuserez-vous encore de vouloir vous dépouiller à mon profit ? Vous demandez de nouveaux officiers choisis par vous. Je ne consentirai jamais à une telle condition ; vos officiers sont des hommes dans la capacité desquels j’ai pleine et entière confiance ; ils conserveront leurs grades. Parmi vous il y a des hommes qui se sont faits lâchement les agens de mes ennemis pour nous perdre. Ces hommes appartiennent tous à la deuxième section ; qu’ils se fassent justice eux-mêmes et ne m’obligent pas à les chasser !

Les aventuriers, séduits et entraînés par les franches et loyales paroles de leur chef, se précipitèrent vers lui en poussant des hurras et des cris de joie.

La paix était faite, tout était oublié.

Les meneurs, éconduits si brusquement, profitèrent de l’enthousiasme général pour s’éclipser sans bruit et disparaître.

— Un courrier ! dit tout à coup Valentin.

Le comte se retourna vivement. Un lancero accourait à toute bride.

El senor conde ? demanda-t-il.

— C’est moi, répondit don Luis.

Le soldat lui tendit un pli cacheté.

Le comte le prit avec un indicible serrement de cœur, il l’ouvrit et le parcourut rapidement des yeux.

Soudain il poussa un cri de joie.

— Écoutez, cria-t-il, voici l’ordre que j’attends depuis si longtemps. Le président de la République nous autorise à nous mettre immédiatement en marche pour les mines, à la Plancha de Plata ! Compagnons, à la Plancha de Plata !

— À la Plancha de Plata ! s’écrièrent les aventuriers.

En repliant le papier, don Luis aperçut quelques mots tracés en français au bas de l’enveloppe.

— Qu’est-ce ? murmura-t-il.

Il lut :

« Faites diligence ; peut-être a-t-on déjà donné contre-ordre ; vos ennemis veillent. »

— Oh ! fit le comte, que m’importe maintenant, je saurai bien déjouer toutes leurs ruses !

Les aventuriers se mirent gaiement à l’œuvre pour rendre les fourgons propres à parcourir la longue route qu’ils avaient à franchir. Les deux pièces de campagne furent assujetties avec soin sur leurs affûts. Enfin, toutes les précautions furent prises pour éviter les accidents inséparables d’un voyage à travers le désert.

Les aventuriers travaillèrent avec tant de cœur tour terminer leurs préparatifs, que deux heures plus tard la colonne se mettait en marche pour l’Apacheria.

La joie était à son comble, l’enthousiasme général.

Un homme seul doutait, cet homme c’était Valentin.

C’est que le chasseur connaissait le caractère mexicain, dont le fond n’est que ruse, fourberie et trahison, et malgré lui il tremblait pour ses compatriotes.