Amyot (p. 169-181).
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X

OÙ L’ON PARLE DE LA VENTE DU TROUPEAU.

Ce que doña Angela avait dit à don Cornelio était vrai, son père attendait réellement le matin même son majordome, afin de s’entendre avec lui au sujet de certaines améliorations qu’il voulait introduire dans une de ses haciendas, et entre autres des bestiaux qu’il voulait acheter afin de repeupler ses prairies, dévastées pendant la dernière incursion périodique que les Indiens apaches et comanches ont pris l’habitude de faire sur le territoire mexicain.

Cependant doña Angela, en véritable créole qu’elle était, ne s’était jamais jusque-là occupée des affaires domestiques de son père, ayant trop à faire de songer à sa toilette et à ses plaisirs ; elle ne savait donc comment s’y prendre pour amener tout doucement la question sur ce point, sans laisser soupçonner l’intérêt qu’elle y attachait. Mais ce que femme veut Dieu le veut, la plus simple devient rusée dès que son intérêt est en jeu. Après que l’Espagnol se fut retiré, la jeune fille demeura quelques instants pensive ; puis un sourire se dessina sur ses lèvres roses, elle frappa joyeusement ses petites mains l’une contre l’autre, et elle s’endormit en murmurant doucement :

— J’ai trouvé.

Les Mexicains sont matineux, afin de jouir de la fraîcheur des premières heures de la journée. À sept heures et demie, doña Angela ouvrit les yeux et fit dévotement ses oraisons du matin à la Vierge ; puis, aidée par Violanta, son espiègle camérista, elle procéda au charmant mystère de sa toilette de jeune fille.

Son sommeil avait été paisible comme celui d’un oiseau ; aussi était-elle calme, reposée et belle à ravir.

Au moment où Violanta attachait la dernière épingle destinée à retenir les longues et épaisses nattes de sa magnifique chevelure, on frappa.

C’était le général.

Don Sebastian était revêtu du riche costume des campagnards sonoriens, mais ses traits mâles et caractérisés, la fixité hautaine de son regard, ses longues moustaches, et plus que tout, sa démarche décidée le faisaient, au premier coup d’œil, reconnaître pour militaire, malgré l’habit qu’il avait cru devoir endosser.

Le général avait depuis bien des années déjà, pris l’habitude de venir ainsi chaque matin souhaiter le bonjour à sa fille ; le franc et naïf sourire de son enfant faisait pénétrer dans son cœur un doux rayon de soleil, dont le reflet l’aidait, pendant tout le reste de la journée, à supporter les ennuis inséparables du pouvoir.

Violanta se hâta d’ouvrir.

Le général entra.

Doña Angela épiait sournoisement l’expression de sa physionomie ; elle fit un geste de joie en croyant s’apercevoir qu’il était satisfait malgré l’apparence sévère qu’il cherchait à donner aux traits de son visage.

Don Sébastian embrassa affectueusement sa fille, et s’assit sur une butacca que lui avait avancée Violanta.

— Oh ! mon enfant, dit-il, comme te voilà fraîche et radieuse, ce matin ; il est facile de voir que tu as passé une excellente nuit.

— Du moins, mon père, répondit-elle avec une petite moue maligne, si elle n’a pas été telle, ce n’a pas été de ma faute, je vous assure, car j’avais grandement envie de dormir, lorsque je me suis retirée hier soir.

— Que veux-tu dire ? ton sommeil aurait-il été troublé ?

— Oui, à plusieurs reprises.

Caramba ! chère petite, c’est comme moi ; je ne sais quel drôle s’est obstiné à râcler sur la guitare les airs les plus mélancoliques du monde, il faisait une musique à agacer les chats, qui m’a tenu éveillé une partie de la nuit. Au diable le musicien et son sot instrument.

— Ce n’est pas cela, mon père ; je n’ai même qu’à peine entendu l’homme dont vous me parlez.

— Qu’est-ce donc alors ? je ne sache pas qu’il se soit fait cette nuit d’autres bruits que celui-là.

— Mon Dieu ! je ne pourrais vous expliquer positivement ce que j’ai entendu, mais Violanta a été de même que moi réveillée à plusieurs reprises.

— Est-ce vrai, petite ? demanda le général en se tournant vers la camérista, fort occupée en apparence en ce moment à mettre tout en ordre dans le cuarto.

— Oh ! señor général ! s’écria-t-elle en joignant les mains, c’était un tapage infernal, un bruit à réveiller les morts.

— Que diable cela pouvait-il être ?

— Je ne sais pas, répondit-elle en prenant son air le plus ingénu.

— Et ce bruit a duré longtemps ?

— Toute la nuit, fit-elle, en enchérissant encore sur ce qu’avait dit sa maîtresse.

— Hum ! mais cela ressemblait à quelque chose pourtant ?

— Certes, mon père ; mais je ne sais à quoi je pourrais le comparer.

— Et toi, petite luronne, ne pourrais-tu pas deviner à peu près ?

— Je crois le savoir.

— — Ah ! eh bien ! alors, dis-nous donc cela de suite, au lieu de nous laisser ainsi patauger.

— Voilà, seigneurie. Ce matin, profitant de ce que mademoiselle s’était endormie, je suis descendue tout doucement afin de rechercher la cause du tapage qui toute la nuit nous a tenu éveillées.

— Et tu l’as trouvé ?

— Je crois que oui.

— Très-bien, continue.

— Il paraît qu’il est arrivé hier des chasseurs du désert avec un troupeau nombreux de novillos, toros, etc., qu’ils conduisent, je crois, en Californie. Ce sont ces animaux qui, en frappant du pied, en renâclant et bramant, nous ont empêchées de dormir, d’autant plus que le corral dans lequel on les a placés touche au corps de logis que nous habitons.

— Et comment as-tu appris tout cela, petite friponne ?

— Ah ! bien facilement, seigneurie ; le hasard a voulu que je m’adressasse justement à l’un des propriétaires du troupeau même.

— Voyez-vous cela, petite fûtée ! Voilà un hasard bien complaisant.

Violanta rougit ; le général ne le remarqua pas et continua :

— Tu es certaine que ce ne sont pas des vaqueros appartenant à quelque hacienda ?

— Oh ! non, seigneurie, ce sont des chasseurs.

— Bon ! et ils veulent vendre leur ganado (bétail) ?

— L’homme auquel j’ai parlé me l’a dit.

— Sans doute il en demande un prix élevé ?

— Pour cela, je ne sais pas.

— C’est juste. Eh bien ! mon enfant, ajouta-t-il en se levant et en se tournant vers sa fille, dès que tu seras prête, nous déjeunerons, et peut-être te délivrerai-je du tapage infernal de ces animaux.

Le général embrassa une dernière fois sa fille et sortit.

Dès que les deux jeunes filles se trouvèrent seules, elles se mirent à rire comme deux petites folles.

Du reste, pour être juste, nous devons convenir que toutes deux elles avaient joué leurs rôles dans la perfection, et avec un si grand naturel que, sans qu’il s’en doutât, elles avaient amené en quelques minutes à peine le général à faire entièrement leur volonté, tout en le laissant persuadé qu’il n’agissait que d’après sa propre impulsion.

Disons, pour nous consoler, que depuis que le monde existe, dans tous les pays et dans tous les temps, il en a été continuellement ainsi et que l’homme le plus fort a toujours été le jouet de la femme la plus simple lorsque celle-ci a voulu s’en donner la peine.

Quelques minutes plus tard, doña Angela rejoignit son père dans le cuarto qui servait de salle à manger.

Le majordome était arrivé, le général n’attendait, plus que la présence de sa fille pour se mettre à table.

Ce majordome, déjà connu du lecteur, n’était autre que le capitaine don Isidro Vargas, qui avait accepté cette place comme retraite.

Les haciendas mexicaines, surtout en Sonora, ont parfois huit et dix lieues d’étendue. Pour surveiller un aussi grand espace de terrain, sur lequel paissent en liberté d’immenses troupes de chevaux sauvages et de grands troupeaux de bestiaux, on prend ordinairement un homme jeune, robuste et actif, ce qu’on appelle dans le pays un hombre de a caballo. En effet, le métier de majordome est excessivement dur ; il faut être constamment à cheval, galopant jour et nuit, au froid et au chaud, faisant tout et voyant tout par soi-même, obligeant à travailler les péones qui sont les individus les plus paresseux qui existent et les plus voleurs que l’on puisse imaginer.

Don Isidro n’était pas jeune, tant s’en fallait ; à l’époque où nous le remettons en scène, il avait près de soixante-dix ans ; mais cet homme long et maigre sur les os duquel une peau jaune et sèche comme du parchemin semblait collée, était aussi droit et aussi vigoureux que s’il n’eût eu que trente ans ; l’âge n’avait pas de prise sur cette organisation d’élite, composée seulement de muscles et de nerfs.

Aussi, par sa vigilance continuelle, son infatigable ardeur et son énergie peu commune, faisait-il le désespoir des pauvres diables que leur mauvais destin avait placés sous ses ordres, et qui n’étaient pas éloignés de supposer que leur majordome avait fait un pacte avec le démon, tant il les surveillait de près et se tenait au courant de leurs moindres faits et gestes.

Le majordome avait conservé ses botas vaqueras et ces éperons aux énormes molettes qui obligent à marcher sur la pointe du pied ; son zarapé et son chapeau en poil de vigogne étaient négligemment jetés dans un coin sur une butacca, et à son côté gauche, passé dans un anneau de fer, pendait un machete sans fourreau.

Aussitôt qu’il aperçut la jeune fille, il s’approcha d’elle, lui souhaita le bonjour et l’embrassa affectueusement.

Le capitaine avait vu naître doña Angela, il l’aimait comme sa fille ; celle-ci, de son côté, avait une grande amitié pour le vieux soldat, avec lequel elle avait joué étant enfant, et qu’elle se plaisait encore à taquiner, ce à quoi le digne mayordomo se prêtait de la meilleure grâce du monde.

On se mit à table.

Cette expression est un peu prétentieuse lorsqu’il s’agit d’un déjeuner mexicain.

Nous avons déjà fait observer souvent que les Hispanos-Américains sont les gens les plus sobres du monde ; la moindre chose leur suffit Ainsi le déjeuner en question ne se composait que d’une toute petite tasse ou jijara, de cet excellent chocolat que seuls les Espagnols savent confectionner, de quelques tortillas de maïs et d’un grand verre d’eau.

Ce repas, si c’en est un, est commun à toutes les classes de la société au Mexique.

Les convives se mirent donc à table ; doña Angela prononça le Benedicite, et le chocolat fut servi.

La conversation fut, dans le principe, complètement tenue par le général et le capitaine, et roula exclusivement sur ce qui s’était passé à l’hacienda depuis que le général n’y était allé ; puis insensiblement on arriva à la question du ganado.

— À propos, dit don Sebastian, avez-vous, capitaine, retrouvé quelques-unes des têtes que ces démons d’Apaches nous ont enlevées dans leur dernière attaque ?

— Pas une, général. Valga me Dios ! autant poursuivre le vent et la tempête que chercher à atteindre des diables rouges.

— Ainsi, nous avons perdu…

— Ma foi ! tout ce qui s’est trouvé à leur portée, c’est-à-dire environ deux mille cinq cents têtes.

— Hum ! c’est dur ; et comment avez-vous complété ?

— Je n’ai encore réussi à trouver que quinze cents têtes ; c’est même à propos de cela, si vous vous le rappelez, que vous m’aviez donné rendez-vous ici.

— Je me le rappelle parfaitement ; seulement, je ne vois pas trop, à moins d’acheter d’autres animaux, ce que nous pouvons faire.

— Dame, c’est le seul moyen que nous ayons de compléter nos troupeaux.

— En avez-vous quelques-uns en vue ?

— En ce moment ?

— Oui.

— Ma foi, non, le ganado devient hors de prix, la découverte de l’or en Californie y a fait affluer une quantité énorme d’aventuriers de tous pays. Vous savez ce que sont les gringos[1], il leur faut absolument de la viande ; ces misérables hérétiques sont tellement gloutons, qu’ils ne sauraient s’en passer, de façon qu’ils ont absorbé tout le ganado qu’ils ont pu se procurer aux environs, et maintenant ils sont contraints d’en faire venir de cent et deux cents lieues ; vous comprenez que cela fait augmenter le ganado dans des proportions gigantesques.

— C’est fâcheux.

— Et tenez, général, il n’y a qu’un instant, en mettant mon cheval au corral, j’ai vu le plus magnifique troupeau de novillos qui se puisse imaginer ; il est évident que ces pauvres animaux ont au moins fait cent lieues, tant ils paraissent fatigués.

Doña Angela jeta un regard à la dérobée à sa camérista debout derrière elle.

— On m’en a parlé, dit négligemment le général, ce sont des bestiaux que l’on conduit, je crois, à San-Francisco.

— Que disais-je il n’y a qu’un instant ? s’écria le capitaine en frappant du poing sur la table ; caraï ! si on les laisse faire, ces gringos endiablés, avant dix ans auront dévoré tous nos bestiaux.

— Ne pourrions-nous pas essayer d’acheter ceux-ci ?

— Ce serait une excellente affaire pour nous, quand même nous les paierions cher ; mais leurs propriétaires ne voudront pas les vendre.

— Qui sait ! je crois, au contraire, qu’ils ont l’intention de s’en défaire.

Rayo de Dios ! achetons alors.

— Oui, mais à quel prix.

— Il est certain que le bétail devient de plus en plus rare ; offrons pour chaque tête prise ici le prix qu’on la paierait à San-Francisco.

— Hum ! à combien est le marché là-bas.

— Dix-huit piastres, environ.

— Oh ! oh ! c’est-à-dire pour six cents têtes

— Dix mille huit cent piastres ; mettons dix mille.

— C’est cher !

— Dame ! que voulez-vous, il faut en passer par là.

— C’est vrai, mais c’est dur.

Le général réfléchit un instant, puis il se tourna vers sa fille :

— Angela, dit-il, comment nommez-vous ces chasseurs qui sont propriétaires du troupeau ?

La jeune fille tressaillit.

— Moi, mon père ! répondit-elle avec un feint étonnement, je ne sais, en vérité, ce que vous me voulez dire ; j’ignore même s’il y a un troupeau quelconque dans cette hôtellerie.

— C’est vrai, fit le général en se ravisant. Où diable ai-je donc la tête ? c’est, je crois, votre camérista qui a parlé à l’un de ces individus.

— Mais oui, mon père.

— Pardonnez-moi. Voyons, Violants, mon enfant, pouvez-vous nous dire le nom de cet homme ?

La jeune fille s’approcha en baissant les yeux et tortillant entre ses doigts, d’un air embarrassé, les bouts de son fin tablier de batiste. Il était évident qu’elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour rougir.

Le général attendit vainement sa réponse pendant plusieurs minutes ; enfin, la patience lui échappa :

— Voyons, petite sotte, s’écria-t-il, vous déciderez-vous à parler, oui ou non ? Ne dirait-on pas que je vous adresse une de ces questions auxquelles une jeune fille ne saurait répondre ?

— Je ne dis pas cela, général, fit-elle avec hésitation.

— Assez de simagrées comme cela ; comment se nomme le propriétaire de ce ganado ?

— Ils sont deux, général.

— Quels sont leurs noms alors ?

— L’un est Français, l’autre est Espagnol, seigneurie.

— Eh ! que m’importe de quel pays sont ces drôles ? c’est leur nom seul que je veux savoir.

— Le premier se nomme don Cornelio.

— Et l’autre ?

— Don Luis.

— Mais ils ont d’autres noms que ceux là ?

Violanta échangea un rapide coup d’œil avec sa maîtresse.

— Je les ignore, dit-elle.

— Hum ! fit le général d’un ton railleur, il paraît que vous ne connaissez les gens que sous leur nom de baptême ; c’est bon à savoir.

Cette fois, la jeune fille rougit réellement et se recula toute confuse.

Don Sebastian fit un signe à un peon qui se tenait respectueusement à quelques pas.

— Gregorio, dit-il, allez présenter aux señores don Luis et don Cornelio les compliments du général don Sebastian Guerrero, et priez-les de lui faire l’honneur d’une visite. Vous m’avez compris ?

Le peon s’inclina sans répondre et sortit.

— Il faut être poli avec ces gens, observa le général ; maintenant que la découverte des placeres californiens a bouleversé toutes les classes de la société, qui sait à qui nous sommes exposés à avoir affaire ?

Et il accompagna cette remarque d’un rire railleur, auquel le capitaine, en digne Mexicain qu’il était, fit bruyamment chorus.

Nous ferons observer, en passant, que le général Guerrero, ainsi que la plupart de ses compatriotes, professait la haine la plus invétérée contre les Européens, haine que du reste rien ne justifiait, si ce n’est cette supériorité que les créoles ont été obligés de reconnaître aux Européens, supériorité qu’ils subissent en frémissant, mais devant laquelle ils sont contraints malgré eux de se courber.

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Enfin le péon rentra.

— Eh bien ? lui demanda le général.

— Seigneurie, lui répondit respectueusement le peon, ces caballeros vont avoir l’honneur de se rendre aux ordres de Votre Excellence. Ils me suivent.

— Très-bien ! servez une bouteille de refino de Catalogne et des verres ; je sais par expérience que ces gens-là n’ont aucun goût pour l’eau pure.

Après cette nouvelle plaisanterie, le général tordit un papelito, l’alluma, et attendit.

Au bout de cinq minutes à peine, un bruit de pas se fit entendre dans le corridor ; la porte s’ouvrit et deux hommes parurent.

— Ce n’est pas lui, murmura à voix basse doña Angela, dont les regards étaient anxieusement fixés sur la porte.

Ces deux hommes étaient Valentin et don Cornelio.




  1. Terme de mépris employé pour désigner les protestants.