Amyot (p. 156-168).
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IX

LE LENDEMAIN.

Le ciel commençait à peine à se teinter de nuances d’opale ; dans les sombres profondeurs du ciel, quelques étoiles brillaient encore faiblement çà et là.

Il était environ trois heures et demie du matin.

Dans la locanda (auberge), les hommes et les animaux dormaient encore de ce calme sommeil qui précède le lever du soleil. Nul bruit, si ce n’est par intervalles les aboiements d’un chien hurlant à la lune, ne troublait le silence qui planait sur le pueblo de San José.

La porte du cuarto où reposaient les frères de lait s’ouvrit avec précaution. Un mince filet de lumière filtra à travers l’entrebaillement, et Valentin et le comte sortirent.

Don Luis n’avait aucune raison de s’éloigner sans être vu, il n’avait pas de motifs pour se cacher ; s’il prenait autant de précautions, c’était seulement dans la crainte de troubler le sommeil des autres voyageurs de l’hôtellerie, qui, sans doute, n’avaient pas d’aussi bonnes raisons que lui pour se lever à cette heure presque indue, et que, par conséquent, il était inutile de réveiller.

Arrivé dans le patio, don Luis prépara les harnais de son cheval pendant que Valentin, après l’avoir fait sortir du corral, le bouchonnait avec soin et le faisait boire.

Lorsque tout fut en ordre, Valentin ouvrit la porte charretière, les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main, et don Luis s’élança dans les ténèbres de la seule rue du pueblo, où il ne tarda pas à disparaître au milieu des aboiements des chiens errants réveillés en sursaut sur son passage, et qui le poursuivaient, en hurlant avec fureur après les jambes de son cheval.

Valentin demeura un instant immobile et pensif, écoutant machinalement le bruit décroissant des pieds du cheval sur la terre durcie.

— Peut-être n’aurais-je pas dû le pousser dans cette voie, murmura-t-il ; qui sait ce qui l’attend au bout ? Un soupir étouffé s’exhala de sa poitrine. Bah ! ajouta-t-il après un instant, toutes les routes n’aboutissent-t-elles pas au même point, la mort ! À quoi bon se laisser dominer par de stupides pressentiments ? Qui vivra verra !

Ce digne chasseur, un peu réconforté par ces réflexions philosophiques, rentra dans le patio et se mit en devoir de refermer la porte charretière, avant que d’aller pendant une heure ou deux se jeter sur son cuadro.

Pendant qu’il se livrait à cette occupation, il entendit derrière lui un bruit de pas qui se rapprochaient ; il tourna la tête et reconnut don Cornelio.

— Ah ! ah ! cher ami, lui dit-il gaiement en lui tendant la main, que l’autre serra affectueusement, vous voilà debout de bien bonne heure !

— Eh ! répondit en riant l’Espagnol, je vous trouve charmant de me dire cela, par exemple.

— Pourquoi donc ?

— Parce que si je me suis levé de bonne heure, il paraît que vous ne vous êtes pas couché, vous ?

Valentin se mit à rire.

— Parbleu ! vous avez raison ; le fait est que, à part vous et moi, il est certain que tout le monde dort dans le pueblo, et maintenant que cette porte est refermée, avec votre permission je vais aller en frire autant pendant une heure ou deux.

— Comment ! vous allez vous recoucher ?

— Très-bien.

— Pourquoi faire ?

— Mais pour dormir, apparemment.

— Pardonnez-moi, ce n’est pas cela que je voulais vous dire.

— Je m’en doute.

— Et vous savez ce que j’ai à vous dire ?

— Moi ? pas le moins du monde ; seulement, comme vous êtes un homme beaucoup trop intelligent pour employer à vous promener le temps que vous pouvez passer beaucoup plus agréablement en dormant, je suppose que si vous voilà, c’est que vous avez pour cela de fortes raisons.

— C’est, ma foi, vrai.

— Vous voyez bien !

— Oui, mais ce n’est pas positivement à vous que je voudrais parler ?

— Et à qui donc ?

— À don Luis.

— Hum ! et vous de pouvez pas me dire cela à moi ?

— Dame ! peut-être. Pourtant je crois qu’il vaudrait mieux lui parler à lui-même.

— Diable !

Don Cornelio fit le mouvement des épaules qui, dans tous les pays du monde et dans toutes les langues, signifie la même chose, c’est-à-dire que l’on décline toute responsabilité d’un fait.

— Et, reprit Valentin, c’est probablement important ce que vous avez à communiquer à don Luis ?

— Beaucoup.

— Diable, diable ! c’est fâcheux, puce qu’il est impossible que vous lui parliez.

— Bah ! pourquoi donc ?

— Parce qu’il y a un empêchement.

— Pour moi ?

— Pour vous comme pour tout le monde.

— Oh ! oh ! Et quel est cet empêchement, don Valentin, s’il vous plaît ?

— Oh ! mon Dieu ! je ne vous en ferai pas mystère ; je suis plus contrarié que vous de ce qui arrive ; cet empêchement c’est tout uniment que don Luis est parti.

— Parti ! don Luis ! s’écria l’autre avec étonnement.

— Mon Dieu ! oui.

— Comme cela, sans parler à personne, de but en blanc ?

— Sans parler à personne, oui ; de but en blanc, non ; il avait des raisons urgentes de presser son départ ; et, tenez, j’étais encore occupé à refermer la porte lorsque vous êtes arrivé : un moment plus tôt vous le rencontriez.

— Quelle fatalité !

— C’est vrai ; mais que voulez-vous ? en résumé, le malheur n’est pas aussi grand qu’il peut vous paraître d’abord. Dans quelques jours nous le reverrons.

— Vous en êtes sûr ?

— Pardieu ! puisque c’est convenu entre nous. Aussitôt que j’aurai réussi à vendre le troupeau, nous irons rejoindre notre ami ; ainsi, prenez patience, don Cornelio, notre séparation ne sera pas longue. Sur ce, consolez-vous et bonsoir.

Valentin se détourna et fit quelques pas.

L’Espagnol l’arrêta.

— Que voulez-vous encore ?

— Un mot seulement.

— Dites-vite, je tombe de sommeil.

— Pardon, c’est que vous avez tout à l’heure dit une chose qui m’a vivement frappé.

— Ah ! quoi donc ?

— Vous avez dit que don Luis vous avait chargé de vendre le troupeau ?

— En effet ; eh bien ?

— Eh bien ! c’est justement à ce sujet que je voulais lui parler.

— Bah !

— Oui, j’ai trouvé un acheteur.

— Vous avez trouvé un acheteur pour le troupeau, vous ?

— Moi !

— Le troupeau tout entier ?

— D’un seul bloc.

— Tiens, tiens, tiens ! fit Valentin en fixant sur lui son œil perçant, voilà qui simplifierait singulièrement les choses.

— N’est-ce pas ?

— Pardieu ! et où donc avez-vous, depuis hier au soir, déterré cet acheteur fantastique ?

— Il n’est pas fantastique le moins du monde, je vous assure, je l’ai trouvé ici.

— Ici ? dans cette hôtellerie ?

— Ma foi, oui.

— Ah ! ça, permettez, fit Valentin, je connais trop bien la gravité de votre caractère pour supposer que vous ayez l’intention de vous moquer de moi.

— Oh !…

— C’est que tout cela est tellement extraordinaire…

— Je suis aussi étonné que vous de ce qui arrive.

— Vraiment ?

— D’autant plus que j’ignorais que don Luis voulût vendre le troupeau ici.

— En effet.

— Et que, par conséquent, la proposition ne vient pas de moi.

— C’est juste. Ainsi, on vous a offert…

— D’acheter le troupeau aujourd’hui même ; oui.

— Voilà qui est étrange… Contez-moi donc cela, mon cher ami ; quel malheur que Louis soit parti !

— N’est-ce pas ?

— Enfin !… Vous disiez donc ?

— Permettez… si cela vous est égal, nous nous rendrons dans votre cuarto, où nous serons, pour causer, beaucoup plus commodément qu’ici.

— Vous avez raison, d’autant plus que voilà qu’on commence à s’éveiller dans la maison.

En effet, les domestiques de l’hôtellerie et les muletiers étaient déjà debout et allaient et venaient autour des deux hommes, qu’ils examinaient curieusement, tout en vaquant à leurs matinales occupations.

Valentin et don Cornelio quittèrent le patio et se rendirent dans le cuarto du chasseur.

Dès qu’ils furent installés dans la chambre.

— Maintenant, dit le Français, je suis tout oreilles ; parlez, mon brave, je vous avoue que j’ai hâte d’avoir le mot de cette énigme.

Don Cornelio savait l’amitié qui liait l’un à l’autre Valentin et don Luis ; il ne fit donc pas la moindre difficulté de raconter au chasseur, dans ses moindres détails, ce qui lui était arrivé la nuit même.

— C’est tout ? lui dit Valentin, qui l’avait écouté avec la plus grande attention.

— Absolument. Que pensez-vous de cela ?

— Hum ! reprit le chasseur pensif, s’il faut vous donner mon opinion, cela me paraît maintenant un peu moins clair que tout à l’heure.

— Bah !

— C’est mon avis ; cependant il ne faut pas négliger cette occasion qui se présente si à l’improviste de nous débarrasser avantageusement de nos animaux.

— C’est ce que je pense.

— Fort bien ; alors, ne bougez pas ; surtout ne dites pas un mot du départ de don Luis.

— Vous croyez ?

— C’est important.

— Comme vous voudrez.

— Puis, lorsqu’on vous appellera ?

— J’irai.

— Non, nous irons tous deux, cela sera plus convenable. C’est entendu ?

— Parfaitement.

— Alors, bon soir ; je vais dormir un peu. S’il y avait du nouveau, avertissez-moi.

— Soyez tranquille.

Don Cornelio se retira.

Valentin n’avait nullement envie de dormir, il voulait être seul pour réfléchir à ce qu’il venait d’apprendre. Il avait parfaitement compris que la jeune fille avait joué avec l’Espagnol comme un chat avec une souris, feignant pour lui un intérêt qu’elle n’éprouvait nullement. Mais quel était son but dans tout cela ? aimait-elle don Luis ? la jeune fille avait-elle conservé dans son cœur le souvenir de l’aventure arrivée à l’enfant ? chez elle la reconnaissance s’était-elle tout doucement, à son insu, changée avec les années en amour ?

Voilà ce que le chasseur ne pouvait deviner. Valentin n’avait jamais été bien expert en fait de femmes, leur cœur était pour lui lettre morte, livre indéchiffrable dans lequel il lui était impossible de lire un mot.

La vie que le Français avait constamment menée dans le désert, toujours en lutte, soit avec les Indiens, soit avec les bêtes fauves, n’avait nullement été favorable pour le faire arriver à la connaissance du cœur féminin ; et puis l’amour profond de sa première jeunesse, amour dont le souvenir était toujours palpitant dans son cœur, l’avait empêché de songer à s’occuper de quelque façon que ce fût des autres femmes que le hasard avait parfois jetées sur sa route, et qui n’avaient jamais été pour lui que des créatures faibles, sans défense, que son devoir était de protéger.

Aussi, dans cette circonstance, le digne chasseur était fort empêché, et ne savait comment parvenir à deviner les intentions de la jeune fille ; il était évident pour lui que doña Angela avait un but caché qu’elle voulait atteindre, et que l’achat des novillos n’était qu’un prétexte pour se rapprocher de don Luis. Mais quel était ce but ? pourquoi voulait-elle voir son ami ? Voilà ce qu’il cherchait vainement sans pouvoir le découvrir.

Enfin, murmura-t-il en résumant le chaos de pensées qui se heurtaient dans son cerveau, peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi et qu’elle ne voie pas Louis : qui sait ce qui serait résulté de cette entrevue ? Le père de cette dame est gouverneur de la Sonora, tâchons surtout de ne pas nous brouiller avec lui : qui sait si nous n’aurons pas besoin de lui plus tard ? C’est singulier, je ne sais où j’ai entendu prononcer le nom de cet homme, mais il est évident que je ne l’entends pas aujourd’hui pour la première fois : Guerrero, don Sebastian Guerrero. Dans quelle circonstance ce nom a-t-il pu être prononcé devant moi ?

Le chasseur en était là de son monologue, lorsque la porte s’ouvrit doucement, et un homme entra.

Cet homme était Curumilla.

Valentin fit un mouvement de joie en l’apercevant.

— Soyez le bienvenu, chef, lui dit-il.

L’Araucan lui pressa la main et s’assit silencieusement à ses côtés.

— Eh bien ! chef, reprit Valentin au bout d’un instant, vous êtes réveillé, avez-vous fait une promenade dans le pueblo ?

L’Indien sourit avec dédain.

— Non, dit-il.

Une idée traversa la cervelle du chasseur.

— Mon frère devrait descendre dans le patio de l’hôtellerie, dit-il, il paraît qu’il y a d’autres voyageurs que nous, il les verrait.

— Curumilla les a vus.

— Ah !

— Il les connaît.

Valentin fit un geste d’étonnement.

— Comment ! vous les connaissez ? s’écria-t-il.

— L’homme seulement ; Curumilla est un chef, sa mémoire est longue.

— Ah ! ah ! reprit le chasseur, serait-il donc possible que j’obtienne ainsi les renseignements que je me creuse vainement la cervelle à chercher ?

L’Indien sourit en baissant la tête.

— Quel est cet homme, chef ? est-ce un ami ?

— C’est un ennemi.

— Un ennemi, vrai Dieu ! Je savais bien que déjà j’avais entendu prononcer son nom.

— Que mon frère écoute, reprit le chef ; Curumilla a vu le visage pâle ; il le tuera.

— Hum ! n’allez pas ri vite en besogne, chef ; dites-moi d’abord qui il est ; puis nous verrons ce que nous aurons à faire. Malheureusement nous ne sommes pas ici dans les prairies : la mort de cet individu, quel qu’il soit, pourrait nous coûter cher !

— Les visages pâles sont des femmes ! reprit l’Indien avec mépris.

— C’est possible, chef, c’est possible ; mais soyons prudents, demain n’est pas passé, comme vous dites, vous autres, et tout vient à point à qui sait attendre. Provisoirement, tenons-nous cois, nous ne sommes pas les plus forts.

Curumilla haussa les épaules, il était évident que le digne Indien n’était pas partisan de la temporisation ; cependant il ne se permit pas la moindre observation.

— Voyons, chef, dites-moi qui il est et dans quelles circonstances nous avons eu maille à partir avec lui.

Le chef se leva et se posa debout, bien en face de Valentin.

— Mon frère ne se souvient pas ? lui demanda-t-il.

— Non.

— Ooah ! la conspiration du paso del Nerte, où Curumilla a tué Face-de-Chien.

— Oh ! s’écria Valentin en se frappant le front j’y suis ; cet homme est le général qui commandait les troupes mexicaines et à qui don Miguel de Zarate s’est rendu[1] ?

— Oui.

— Eh ! mais, c’est un rude et loyal soldat alors, il a noblement tenu la parole qu’il avait donnée à notre ami, je ne puis lui en vouloir.

— C’est un traître !

— À votre point de vue, chef, c’est possible, mais pas au mien. C’est vrai, je me le rappelle parfaitement maintenant, le général Guerrero, pardieu ! Ce pauvre général Ibañez m’en a bien souvent parlé ; il ne l’aimait pas non plus, lui. Cette coïncidence est étrange ! Bon, ne craignez rien, chef, je veillerai, ami ou ennemi cet homme ne m’a jamais vu ; il ne sait pas qui je suis ; j’ai donc sur lui un grand avantage, puisque, moi, je le connais. Merci, chef.

— Mon frère est content ?

— Vous m’avez rendu un immense service tout simplement, chef ; jugez si je suis content.

Curumilla sourit.

— Ooah ! fit-il, tant mieux.

— Oui, chef, tant mieux, et déjeunons ; je me sens un appétit féroce depuis que, grâce à vous, je commence à voir un peu clair dans tout ce gâchis.

Curumilla et don Cornelio avaient dans leur cuarto préparé leur frugal repas, composé de haricots rouges au piment, de quelques varas de viande séchée et de tortillas de maïs, le tout humecté de pulque d’aloès de première qualité, et de quelques tragos d’excellent refino de Catalogne.

Les trois amis mangèrent de bon appétit, et ils se préparaient à allumer leurs cigares, corollaire obligé de tout repas américain, lorsqu’ils entendirent frapper discrètement à la porte, qui n’était que poussée.

— Entrez, dit Valentin.

Un criado parut ; après avoir salué poliment l’assistance.

— Mon maître, Son Excellence le général don Sebastian Guerrero, dit-il, présente ses civilités aux caballeros ici réunis, et désire que le señor don Cornelio et le señor don Luis le favorisent d’une minute d’entretien, si leurs occupations le leur permettent.

— Dites à Son Exellence, répondit Valentin, que nous allons avoir l’honneur de nous rendre à ses ordres.

Le domestique salua et se retira.

— Mais vous savez bien, señor, dit alors don Cornelio, que don Luis est absent.

— Qu’importe, ne suis-je pas là, moi ?

— C’est vrai, mais…

— Laissez-moi faire, interrompit vivement le chasseur, je réponds de tout.

— Fort bien ! agissez à votre guise.

— Rapportez-vous en à moi. ; qu’est-ce que cela fait à cet homme que ce soit don Luis ou un autre qui traite avec lui, pourvu que le ganado soit jeune, vigoureux et bon marché ?

— C’est juste, cela lui doit être égal.

— Pardieu ! Allons, venez, vous verrez comme je terminerai avantageusement cette affaire-là.

Et il sortit.

Don Cornelio le suivit l’oreille un peu basse, car il n’était pas entièrement convaincu.

  1. Voir le Chercheur de Pistes, 1 vol., Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix.