Amyot (p. 121-133).
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UNE BONNE FORTUNE.

VI


La position de nos deux personnages vis-à-vis l’un de l’autre était assez singulière.

Tous deux semblaient s’épier et se chercher réciproquement le défaut de la cuirasse.

Mais dans cette lutte d’un homme contre une femme, celle-ci devait incontestablement l’emporter.

Don Cornelio avait de lui-même une opinion peut-être un peu exagérée ; ce fut ce qui le perdit et le livra pieds et poings liés à son redoutable adversaire.

Doña Angela appuyée coquettement sur le coude, le menton dans la paume de sa main mignonne, fixait sur lui ses yeux pétillans de malice, sans que l’Espagnol, pour ainsi dire fasciné par l’éclair de ce regard irrésistible, eût seulement la volonté de détourner la tête pour se soustraire au charme trompeur qui le maîtrisait.

— Violanta, dit la jeune fille d’une voix suave et pure comme le chant du centzontle, le rossignol américain, n’as-tu pas quelques rafraîchissements à offrir à ce cavalier.

— Oh que oui ! s’écria l’espiègle camérista, d’un petit air narquois à damner un saint.

Et elle se leva vivement pour exécuter les ordres de sa maîtresse.

Don Cornelio, intérieurement flatté de cette galanterie à laquelle il était loin de s’attendre, jugea cependant nécessaire de se confondre en excuses.

Mais doña Angola y coupa court en lui disant elle-même :

— Vous me pardonnerez, caballero, de vous recevoir si mal ; je ne comptais pas avoir l’honneur de votre visite. J’étais si loin d’espérer de vous rencontrer dans ce pueblo perdu !

Naturellement don Cornelio, infatué des avantages qu’il croyait posséder, prit ces paroles pour un compliment.

Angela pinça malicieusement ses lèvres rosées et continua en s’inclinant :

— Mais maintenant que j’ai été assez heureuse pour retrouver un ancien ami, car, observa-t-elle, j’espère que vous me permettez de vous donner ce nom ?

— Oh ! señorita, fit le jeune homme avec un mouvement de joie.

— Je me flatte que j’aurai le plaisir de jouir quelques fois de votre compagnie.

— Señorita, croyez que je serais trop heureux…

— Je connais votre galanterie, don Cornelio, interrompit-elle avec un sourire, je sais que vous saisirez toutes les occasions de me présenter vos hommages.

— Dieu m’en est témoin, señorita ; malheureusement le destin contraire, qui s’obstine après moi, en ordonnera peut-être autrement.

— Comment cela ?

— Vous n’êtes que de passage dans cette misérable hôtellerie.

— Oui. Mon père se rend au Tepic, où sa nouvelle position de gouverneur de la province exige qu’il réside.

— C’est vrai. Vous voyez bien, madame, qu’il est presqu’impossible que nous nous revoyions jamais.

— Le croyez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Hélas ! j’en ai une peur atroce.

— Pourquoi donc ? fit-elle en penchant curieusement le corps en avant.

— Parce que, selon toute probabilité, demain, au lever du soleil, nous prendrons chacun des directions diamétralement opposées, señorita.

— Oh ! ce n’est pas possible.

— Malheureusement il n’est que trop vrai.

— Expliquez-moi donc cette énigme.

— Je voudrais que cela en fût une, malheureusement rien n’est plus simple.

— Mais je ne vous comprends pas du tout, moi.

— Je vais m’expliquer plus clairement.

— Voyons.

— Lorsque demain, vous et votre père, madame, vous prendrez la direction du Tepic, mes amis et moi nous nous mettrons en route pour San-Francisco.

— Pour San-Francisco ?

— Hélas ! oui.

— Et quel besoin avez-vous d’aller à San-Francisco, vous ?

— Moi, aucun.

— Eh bien ! alors…

Don Cornelio fit le geste de tous les hommes embarrassés, c’est-à-dire qu’il se gratta la tête.

— C’est, dit-il enfin, que je ne puis abandonner mes amis.

— Quels amis ?

— Mais ceux dans la compagnie desquels je me trouve.

— Ils ont donc besoin d’aller à San-Francisco, eux ?

— Oui.

— Pourquoi faire ?

— Ah ! voilà, répondit l’Espagnol de plus en plus embarrassé par l’obligation d’avouer le trafic auquel il se livrait, trafic, qui, dans sa pensée, devait extraordinairement le rabaisser dans l’esprit de la jeune femme, dont il croyait avoir touché le cœur.

— J’attends, fit-elle en fronçant imperceptiblement le double arc de ses sourcils.

Don Cornelio, poussé dans ses derniers retranchements, résolut de trancher nettement la question.

— Il faut que vous sachiez, dit-il d’une voix mielleuse, que mes amis sont chasseurs.

— Ah ! fit-elle.

— Oui.

— Et alors ?

— Alors, dame, ils chassent, reprit-il, décontenancé par le ton de son interlocutrice.

— C’est probable, reprit-elle avec un petit rire cristallin. Et que chassent-ils ?

— Hum ! ils chassent un peu toutes sortes de bêtes.

— Mais encore ?

— Les taureaux sauvages, par exemple.

— Fort bien ; nous disons donc qu’ils chassent les taureaux sauvages ?

— Oui.

— Pourquoi plutôt ces animaux que d’autres ?

— Je vais vous le dire.

— Vous me ferez plaisir.

Don Cornelio salua.

— Il faut que vous sachiez qu’à San-Francisco…

— Encore San-Francisco !

— Hélas ! oui.

— Très-bien ; continuez.

— Les bœufs, les taureaux, et en général tous les animaux qui servent à l’alimentation sont fort chers.

— Ah !

— Mon Dieu oui ! Vous comprenez, on s’occupe beaucoup dans ce pays à trouver de l’or, et fort peu à chercher de la nourriture.

— C’est juste.

— Alors, mon ami a fait un raisonnement.

— Quel ami ?

— Le chasseur don Luis.

— Don Luis ?

— Oui, celui qui, lors de l’attaque des bandits, il y a trois ans, est si heureusement arrivé et que je n’ai plus quitté depuis.

Doña Angela éprouva une émotion si vive qu’une pâleur subite envahit son visage. Don Cornelio, tout à son récit, ne s’aperçut pas de l’effet que ce nom jeté tout à coup à travers sa narration avait produit, et continua :

— Si bien, fit-il, qu’il se dit : les taureaux coûtent en Californie un prix fou ; au Mexique, ils sont presque pour rien. Allons en acheter ou en lasser au Mexique.

— Si bien ?

— Si bien que nous sommes partis.

— Vous étiez donc en Californie ?

— À San-Francisco, avec don Luis.

— Et maintenant ?

— Nous avons un magnifique troupeau de novillos que nous amenons de fort loin, et dont nous espérons nous défaire fort avantageusement à San-Francisco.

— Je le souhaite.

— Madame, je vous remercie, d’autant plus que nous avons eu une peine énorme à nous le procurer.

— Mais tout cela ne me dit pas pourquoi vous ne pouvez pas vous séparer de vos amis.

— Pas avant du moins de nous être défaits du troupeau ; vous comprenez, señorita, qu’agir autrement serait entièrement manquer de procédés.

— C’est vrai, mais pourquoi vous obstiner à ne vendre vos bestiaux qu’à San-Francisco.

— Ce n’est nullement obstination de notre part.

— Ainsi, en supposant que vous en trouviez un bon prix ici, vous le donneriez ?

— Je n’y verrais aucun inconvénient.

Doña Angela fit un mouvement de joie, que naturellement don Cornelio interpréta à son avantage.

— Cela pourrait s’arranger, dit-elle.

— Vous croyez ?

— Oui, si vous n’êtes pas trop exigeant.

— Vous ne devez pas le redouter, señorita.

— Mon père possède à quelques lieues d’ici une hacienda ; je sais qu’il est dans l’intention de remonter son ganado, c’est même afin d’avoir une entrevue avec le mayordomo que mon père s’est arrêté ici aujourd’hui.

— Oh ! mais c’est un hasard providentiel !

— N’est-ce pas ?

— En effet. Est-ce que le mayordomo est arrivé ?

— Pas encore ; nous ne l’attendons que demain. Je crois qu’une journée de retard ne vous causera pas un grand préjudice.

— Pas le moindre.

— Eh bien ! si vous y consentez, tandis que nous sommes ensemble, nous terminerons cette affaire ; c’est-à-dire, ajouta-t-elle en se reprenant, que vous me direz les prix, afin que j’en fasse part à mon père.

— Ah ! fit-il avec une certaine hésitation, malheureusement je ne puis vous rien dire à ce sujet.

— Comment cela ? n’êtes-vous donc pas propriétaire du troupeau ?

— Pardonnez-moi.

— Eh bien ! alors, interrompit-elle en le regardant fixement.

— C’est-à-dire que je n’en suis pas seul propriétaire.

— Vous avez des associés ?

— Oui, j’en ai un.

— Et cet associé ?

— Tenez, madame, je préfère être franc avec vous et vous dire nettement ce qui en est.

— Je vous écoute, caballero.

— Je suis propriétaire, sans l’être…

— Je ne vous comprends plus du tout.

— C’est cependant bien simple, vous allez voir.

— Je ne demande pas mieux.

— Figurez-vous que don Luis, après m’avoir guéri de mes blessures, s’est, épris pour moi d’une de ces franches et loyales amitiés de chasseurs qui n’ont pas de pendant dans la vie des villes ; non-seulement il ne voulut pas consentir à ce que je le quittasse, mais, sachant que par suite de revers, trop longs à vous rapporter, je me trouvais à peu près sans ressources, il exigea que j’entrasse, bien que n’apportant aucune espèce d’apport social, dans toutes les opérations qu’il lui plairait de tenter ; si bien que sans avoir rien déboursé, je suis de moitié dans la propriété ; de façon, vous le comprenez, que je ne puis rien traiter ni faire sans avoir au préalable pris ses instructions.

— Ceci est on ne peut pas plus juste, il me semble.

— Et à moi aussi, madame ; voilà pourquoi, malgré le vif désir que j’aurais de terminer cette affaire séance tenante avec vous, je suis dans l’impossibilité de le faire.

Dona Angela sembla réfléchir un instant, puis elle reprit avec un vif battement de cœur et un tremblement dans la voix qu’elle ne put complétement dissimuler, malgré tous ses efforts :

— Mais ceci, à mon avis, est la chose la plus simple du monde et peut s’arranger très-facilement.

— Je ne demande pas mieux ; seulement je vous avoue à ma honte que je ne vois pas trop quel moyen je pourrai employer.

— C’est la moindre des choses : demain, avant l’arrivée du mayordomo, je causerai avec mon père ; il sera, je n’en doute pas, charmé d’être agréable à l’homme qui, dans une circonstance critique, lui a rendu un grand service. Vous avertirez votre ami, il viendra s’entendre avec mon père, et tout sera dit.

— En effet, madame, je n’avais pas songé à cela ; tout peut s’arranger ainsi.

— À moins que votre ami, don Luis vous l’appelez, n’est-ce pas ?

— Don Luis, oui, madame. Il paraît que c’est un gentilhomme d’une des plus nobles et des plus anciennes familles de France.

— Ah ! tant mieux ! À moins, dis-je, qu’il ne consente pas à traiter avec mon père.

— Et pourquoi n’y consentirait-il pas, señorita ?

— Mon Dieu, je ne sais ; mais lors de notre première rencontre, après nous avoir sauvé la vie à mon père et à moi, ce caballero s’est montré si singulier envers nous, que je crains…

— Vous avez tort, madame, de supposer que don Luis puisse refuser une offre aussi avantageuse que celle que vous lui faites ; du reste, je causerai avec lui, et je suis certain de l’amener à mon avis.

— Mon Dieu ! fit-elle négligemment, je n’ai dans tout cela qu’un intérêt fort médiocre ; je ne voudrais pas que cette proposition vous attirât la moindre contrariété avec votre associé ; je ne vois là-dedans que votre intérêt, don Cornelio.

— J’en suis convaincu, madame, et je vous en remercie humblement, répondit-il d’un accent pénétré.

— Je ne connais que vous seul. Votre associé, bien qu’il m’ait rendu un grand service, n’est pour moi qu’un étranger, surtout après la manière péremptoire dont il a refusé les avances d’amitié et les offres de service de mon père.

— Vous avez parfaitement raison, señorita ; croyez bien que j’apprécie à toute sa valeur la délicatesse de votre procédé.

— Cependant, reprit-elle d’une voix insinuante et légèrement railleuse, je vous avoue que je ne serais pas fâchée de me retrouver face à face avec cet homme étrange, ne fût-ce que pour juger si je me suis trompée dans l’opinion que je me suis faite de lui.

— Don Luis, madame, répondit complaisamment l’Espagnol, est un vrai caballero, bon, noble et généreux, toujours prêt à venir en aide de sa bourse ou de son épée à ceux qui réclament son appui ; depuis que j’ai l’honneur de vivre en sa compagnie, j’ai été maintes fois à même d’apprécier la grandeur de son caractère.

— Je suis heureuse de ce que vous m’apprenez, señor, car je vous avoue que ce caballero m’avait laissé une fort mauvaise impression, sans doute à cause de la sauvagerie avec laquelle il s’est séparé de nous.

— Cette mauvaise impression était injuste, madame ; quant à la sauvagerie que vous lui reprochez, hélas ! ce n’est que de la tristesse.

— Comment ! s’écria-t-elle vivement, tandis qu’une teinte rosée envahissait tout à coup son front, de la tristesse, dites-vous ? ce gentilhomme serait-il malheureux ?

— Qui ne l’est pas ? répondit don Cornelio avec un soupir ?

— Mais peut-être vous trompez-vous.

— Hélas ! non, madame, don Luis a été victime d’affreux malheurs ; jugez-en vous-même : il adorait une femme qui l’avait rendu père de plusieurs enfants charmants ; une nuit les Indiens surprirent son hacienda, l’incendièrent, massacrèrent sa femme, ses enfants, toute sa famille, enfin ; et lui-même n’échappa que par miracle.

— Oh ! c’est horrible ! s’écria-t-elle en cachant sa tête dans ses mains. Pauvre homme ! maintenant je lui pardonne du fond du cœur ce que ses manières semblaient avoir de singulier. Hélas ! la société de ses semblables doit lui peser.

— Oui, madame, elle lui pèse, sans doute, car la douleur qu’il éprouve est de celles qui ne se peuvent consoler ; et pourtant, lorsqu’il sait une infortune à soulager, un bien quelconque à faire, il s’oublie lui-même pour ne plus songer qu’à ceux qu’il veut secourir.

— Oui, vous avez raison, caballero, cet homme est un noble cœur.

— Hélas ! madame, je resterais toujours au-dessous de la vérité dans ce que je vous dirais de lui ; il faut vivre de sa vie, être continuellement à ses côtés pour le bien comprendre et l’apprécier à sa juste valeur.

Il y eut quelques instants de silence.

La nuit s’avançait, les bougies commençaient à pâlir ; la camérista, qui n’avait à toute cette conversation qu’un fort médiocre intérêt, avait renversé sa tête sur le dossier de la butacca qui lui servait de siége, ses yeux s’étaient fermés et elle s’était bravement endormie, mais de ce sommeil de chat particulier aux femmes et à la race féline, et qui ne les empêche pas d’être continuellement aux aguets.

— Dites-moi, don Cornelio, reprit en souriant doña Angela, est-ce que pendant le long laps de temps qui s’est écoulé depuis notre rencontre, vous ne vous êtes jamais entretenu de notre rencontre avec don Luis.

— Jamais, madame.

— Ah !

— Une fois, une seule, je me rappelle que je voulus mettre, par quelques allusions assez directes, la conversation sur ce chapitre.

— Eh bien !

— Don Luis, qui jusqu’alors avait semblé prêter à ce que je lui disais une attention assez complaisante, me pria soudain, dans des termes fort clairs, de ne jamais revenir sur ce sujet, me disant qu’en cette circonstance il avait agi comme il le devait ; que, le cas échéant, il ferait encore de même, et que cela ne valait pas la peine qu’on s’en occupât davantage, d’autant plus que, selon toutes probabilités, jamais le hasard ne nous replacerait en présence des personnes auxquelles nous avions été assez heureux pour rendre ce léger service.

La jeune femme fronça les sourcils.

— Je vous remercie, dit-elle d’une voix légèrement émue, je vous remercie, don Cornelio, de la complaisance avec laquelle vous vous êtes prêté aux caprices d’une femme que vous ne connaissiez point.

— Oh ! madame, s’écria-t-il en se récriant, depuis longtemps je suis votre humble esclave.

— Je connais votre galanterie, mais je ne veux pas en abuser plus longtemps. Croyez bien que je conserverai un bon souvenir de notre longue conversation. Veuillez ne pas oublier que je vous ai prié de faire part à don Luis de mes propositions.

— Demain, madame, à l’heure que vous jugerez convenable, mon ami et moi nous aurons l’honneur de nous présenter au général.

— Ne vous dérangez pas, caballero ; un criado ira vous avertir lorsque, mon père pourra vous recevoir ; adieu.

— Adieu, répondit-il en s’inclinant respectueusement devant la jeune femme, qui le congédia d’un geste gracieux.

L’Espagnol sortit la joie dans le cœur.

— Oh ! murmura doña Angela dès qu’elle fut seule, je l’aime !

De qui parlait-elle ?