Amyot (p. 108-120).
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LA SUITE D’UNE RITOURNELLE.

V


Pendant que la conversation que nous avons rapportée dans le précédent chapitre, avait lieu entre les deux frères de lait, des événements que nous devons expliquer au lecteur se passaient dans le cuarto où s’étaient retirés Curumilla et don Cornelio.

À peine entré dans le cuarto, au lieu de se coucher sur le cuadro qui lui étût destiné, Curumilla avait proprement disposé son zarapé sur le parquet carrelé de la salle, s’était étendu dessus et avait immédiatement fermé les yeux.

Don Cornelio, au contraire, après avoir pendu la lampe à un clou fiché dans la muraille, avait ravivé la mèche charbonneuse avec la pointe de son couteau, s’était assis sur le bord de son cuadro, les jambes pendantes en dehors, puis, d’une voix éclatante, il avait imperturbablement commencé le romance du roi Rodrigo.

À cette musique tant soit peu hors de saison, Curumilla avait à demi ouvert un œil, sans cependant protester autrement contre cette perturbation insolite de son repos.

Don Cornelio s’était ou ne s’était pas aperçu de la protestation de l’Indien, mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’en tint aucun compte et continua en donnant à sa voix assez forte toute l’étendue qu’elle comportait.

— Ooah ! fit le chef en relevant la tête.

— Je savais bien, répondit don Cornelio avec un sourire amical, que cette musique vous plairait.

Et il redoubla ses fioritures.

L’Araucan se leva, s’approcha du chanteur, et lui touchant légèrement l’épaule :

— Il faut dormir, lui dit-il de sa voix gutturale, avec une grimace de mauvaise humeur.

— Bah ! laissez donc, chef, la musique délasse de tout, elle fait oublier le sommeil ; Écoutez, plutôt :

¡Oh si yo naciera ciego !
¡O tù sin beldad nacieras !
Maldito sea el punto y[1]

L’Indien paraissait l’écouter avec une attention soutenue, le corps penché en avant et les yeux obstinément fixés sur lui. Don Cornelio se félicitait intérieurement de l’effet qu’il s’imaginait produire sur cette nature primitive, lorsque soudain Curumilia, le saisissant par les hanches, le serra dans ses mains nerveuses comme dans des tenailles de fer, et l’enlevant avec autant de facilité que s’il n’eût été qu’un enfant, il l’emporta malgré sa résistance jusque dans le patio, et le déposant sur la margelle du puits :

— Ooah ! fit-il, ici la musique est bonne ; et sans rien ajouter, il tourna le dos à l’Espagnol, regagna le cuarto, s’étendit sur son zarapé et s’endormit immédiatement.

Dans le premier moment, don Gornelio fut tout étourdi de cette brusque attaque, et ne sut s’il devait rire ou se fâcher de la façon assez leste dont son compagnon s’était débarrassé de sa société ; mais don Cornelio était un philosophe doué d’un excellent caractère. Ce qui lui arrivait lui sembla si drôle, que, sans garder autrement rancune à l’Indien, il se laissa aller à un rire homérique qui dura plusieurs minutes.

— C’est égal, dit-il, lorsqu’il fut enfin parvenu à reprendre son sérieux, l’aventure est curieuse, et j’en rirai longtemps. Après cela, cet homme n’a pas tout à fait tort ; je suis ici on ne peut mieux placé pour chanter et pincer ma jarana autant que cela me fera plaisir ; au moins je ne risque d’interrompre le sommeil de personne, puisque je suis seul.

Et, après cette consolation, qu’il s’administrait à lui-même pour satisfaire son orgueil un peu froissé, il se disposa à continuer sa sérénade.

La nuit était claire et sereine, le ciel, diapré d’une profusion d’étoiles au milieu desquelles étincelait l’éblouissante croix du sud ; une légère brise chargée des parfums du désert rafraîchissait doucement l’air, le plus profond silence planait sur San-José, car, dans les pueblos retirés du Mexique, chacun rentre de bonne heure chez soi ; tout, dans le meson, paraissait dormit ; seulement, à quelques fenêtres brillaient derrière les rideaux de calicot la faible et mourante lueur des candiles.

Aussi don Cornelio, subissant malgré lui l’influence de cette magnifique soirée, laissa de côté les quatre premiers vers du romancero et entonna d’une voix harmonieuse, après un prélude savant, la sublime description de la nuit qui le suit :

A l’escâso resplendor
De cualque luciente estrella,
Que en el medroso silencio
Tristemente centellea[2].

Et il continua ainsi les yeux levés vers le ciel, le front brillant d’enthousiasme jusqu’à la fin du romance, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il eût chanté les quatre-vingt-seize vers dont se compose cette touchante poésie.

Les Mexicains, enfants des Andalous, ces musiciens et ces danseurs par excellence, n’ont pas dégénéré en cela de leurs premiers pères ; au contraire, ils ont — si cela est possible — exagéré encore ces deux passions, auxquelles ils sacrifient tout.

Lorsque don Cornelio avait commencé à chanter, le patio, ainsi que nous l’avons fait observer, était complétement désert ; mais peu à peu, au fur et à mesure que le musicien s’animait, de tous les coins de la cour, des portes s’ouvraient, des hommes et des femmes apparaissaient, s’avançaient doucement vers le chanteur, se groupaient autour de lui ; si bien qu’après la ritournelle finale il se trouva entouré d’un cercle d’auditeurs enthousiasmés qui l’applaudirent avec frénésie.

Don Cornelio se leva de la margelle sur laquelle il était assis, ôta son chapeau et salua gracieusement l’assistance.

— Voilà, dit-il à part lui, ce qui donnerait à réfléchir à cet animal d’Indien qui apprécie si peu la bonne musique.

— Capa de Dios ! s’écria un arriero, voilà ce que j’appelle chanter.

— Pauvre señor don Rodrigo, a-t-il dû souffrir ! observa une jeune criada au jupon court et au grand œil fripon.

— Et ce perfide picaro de comte Julien, qui a introduit les Mores en terre catholique ! fit l’hôtelier avec un geste de colère.

— Dieu soit loué ! s’écria en chœur l’assistance, espérons qu’il rôtit au plus profond des enfers.

Don Cornelio était en proie à la jubilation la plus grande ; jamais il n’avait obtenu un tel succès.

Tous ses auditeurs le remerciaient du plaisir qu’il leur avait procuré avec ces démonstrations bruyantes et ces cris de joie qui distinguent les races méridionales. L’Espagnol ne savait à qui entendre ni de quel côté se tourner ; les acclamations prenaient un tel caractère d’enthousiasme que le chanteur commençait à redouter de ne pouvoir de toute la nuit se débarrasser de son frénétique auditoire.

Heureusement pour lui, au moment où, moitié de gré moitié de force, il se préparait, à la demande générale, à recommencer son romance, il se fit un mouvement dans la foule, elle s’écarta à droite et à gauche et livra passage à une grande et belle jeune fille aux traits mutins, à l’œil noir bien ouvert, bordé de longs cils de velours, à la jambe faite au tour emprisonnée dans un bas de soie à coins d’or, qui, le rebozo (voile) coquettement drapé et la chevelure inondée d’une profusion de fleurs de jasmin, se posa résolûment devant le chanteur, en lui disant avec un gracieux sourire qui laissa voir la double rangée de perles de ses dents :

— N’êtes-vous pas, caballero, un noble hidalgo d’Espagne nommé don Cornelio.

Nous devons rendre à don Cornelio cette justice d’avouer qu’il fut tellement ébloui par cette délicieuse apparition qu’il resta pendant quelques secondes les yeux effarés et la bouche ouverte sans trouver un mot.

La jeune fille frappa du pied avec impatience.

— Avez-vous donc été subitement métamorphosé en pierre ? reprit-elle d’un ton légèrement moqueur.

— Dieu m’en garde ! señorita, dit-il enfin.

— Alors, veuillez répondre à la question que je Vous ai adressée.

— Rien de plus facile, señorita. Je suis en effet, celui qu’on nomme don Cornelio Mendoza y Arrizabal, et j’ai l’honneur d’être gentilhomme espagnol.

— Voilà qui est parler clairement et catégoriquement, fit-elle d’un petit air mutin. S’il en est ainsi, caballero, je vous prierai de me suivre.

— Au bout du monde ! s’écria le jeune homme avec élan. Vive Dieu ! jamais je ne voyagerai en aussi douce compagnie.

— Je vous remercie du compliment, caballero, mais je n’ai pas l’intention de vous conduire aussi loin ; je veux seulement vous accompagner auprès de ma maîtresse, qui désire vous voir et vous entretenir un instant.

— Rayo del cielo ! si la maîtresse est seulement aussi jolie que la camériste, je ne regretterai pas le voyage dût-il durer huit jours.

La jeune fille sourit encore.

— C’est dans cette hôtellerie même, à quelques pas à peine, qu’habite en ce moment ma maîtresse.

— Tant pis, tant pis ! j’eusse de beaucoup préféré avoir plusieurs lieues à faire avant que de la rencontrer.

— Trêve de galanteries. Êtes-vous disposé à me suivre ?

— À l’instant, senorita.

Et rejetant sa jarana sur son dos, saluant une dernière fois l’assemblée qui s’ouvrait avec respect devant lui :

— Je suis à vos ordres, dit-il.

— Venez, reprit-elle.

La jeune fille se détourna et s’éloigna d’un pas rapide, suivie de près par l’Espagnol.

Don Cornelio, de même que tous les aventuriers que les hasards d’une vie beaucoup trop accidentée en Europe avaient jetés sur les plages américaines, nourrissait au fond du cœur un secret espoir, celui de rétablir tout à coup, par un riche mariage, sa fortune plus que compromise. Plusieurs exemples, bien que rares à la vérité, de mariages contractés de cette façon romanesque, avaient ancré d’une manière immuable cette idée dans la cervelle tant soit peu éventée de l’Espagnol.

Il était jeune, noble, beau, du moins il le croyait, il possédait donc tout ce qu’il fallait pour réussir ; il est vrai que, jusqu’à ce moment, la fortune n’avait pas encore paru daigner lui sourire ; aucune jeune fille n’avait semblé se soucier de ses œillades assassines, ni voulu répondre à ses avances intéressées ; mais ce mauvais succès ne l’avait nullement rebuté, et ce qui lui arrivait en ce moment avait l’air de donner raison à ses prévisions, en lui offrant, lorsqu’il y comptait le moins, cette occasion si longtemps attendue.

Une seule chose attristait son front et troublait la joie intérieure qu’il éprouvait, le délabrement de son costume fort maltraité par les ronces, et écorché par les pointes aigües des rochers pendant le long voyage qu’il avait fait en Sonore ; mais avec cette fatuité caractéristique qui est innée chez les Espagnols, il se consola en réfléchissant que ses avantages personnels compenseraient largement le délabrement de sa mise, et que la dame qui l’avait fait mander devait, si elle éprouvait pour lui un intérêt quelconque, attacher peu de prix à un manteau neuf ou à une plume fanée.

Ce fut dans ces dispositions conquérantes que don Cornelio arriva, à la suite de la camérista, à la porte d’un cuarto, devant laquelle elle s’arrêta.

— C’est ici, dit-elle en se retournant vers lui.

— Fort bien, reprit-il en se redressant et en tendant le jarret ; nous entrerons quand vous le voudrez.

Elle sourit d’un petit air narquois, en clignant malicieusement son œil noir, et fit jouer la clé dans la serrure.

La porte s’ouvrit.

— Señora, dit la camériste, je vous amène le gentilhomme.

— Fais-le entrer, Violanta, répondit une voix douce.

La jeune fille s’effaça pour faire place à don Cornelio, qui entra en relevant la tête et en retroussant sa moustache d’un air vainqueur.

La chambre dans laquelle il se trouva était petite, un peu mieux meublée que les autres cuartos de l’hôtellerie, grâce sans doute aux choses indispensables que la personne qui habitait provisoirement ce cuarto avait eu la précaution d’apporter avec elle ; plusieurs bougies roses brûlaient dans des chandeliers en argent, et sur un sopha, enfouie dans la mousseline comme un colibri frileux dans un nid de roses, une jeune fille de seize à dix-sept ans au plus, belle à ravir, fixait sur le cavalier espagnol deux grands yeux noirs pétillants de finesse, de malice et de curiosité.

Malgré l’immense dose d’amour-propre dont il était cuirassé et la conviction intime qu’il avait de son mérite, don Cornelio s’arrêta tout interdit sur le seuil de la porte et salua profondément sans oser faire un pas en avant dans l’intérieur de ce cuarto, qui lui semblait un sanctuaire.

Par un geste charmant, la jeune femme l’engagea à s’approcher d’elle et lui indiqua une butacca placée à deux pas du sopha sur lequel elle était étendue.

Le jeune homme hésita ; la camerista, en riant comme une petite folle, le poussa par les épaules et le contraignit à s’asseoir.

Cependant la position de nos deux personnages en face l’un de l’autre était assez singulière : don Cornelio, en proie à l’embarras le plus fort qu’il eût jamais éprouvé, tortillait entre ses mains les rebords de son feutre, en lançant à droite et à gauche des regards sournoisement interrogateurs, tandis que la jeune fille, non moins confuse, baissait craintivement les yeux et semblait à présent presque regretter la démarche inconsidérée à laquelle elle s’était laissée, malgré elle, entraîner.

Cependant, comme dans toutes les positions difficiles de la vie, les femmes possèdent une volonté d’initiative plus grande que celle des hommes, parce qu’elles se font une force de leur faiblesse et savent du premier coup prendre le biais des questions les plus ardues, ce fut elle qui reconquit d’abord son sang-froid et entama l’entretien.

— Me reconnaissez-vous, don Cornelio ? lui demanda-t-elle d’un petit ton délibéré qui fit tressaillir l’Espagnol.

— Hélas ! señorita, répondit-il, en cherchant à marivauder, ou aurais-je pu avoir le bonheur de vous voir jamais ? je n’ai vécu jusqu’à présent que dans l’enfer, avec les damnés.

— Parlons sérieusement fit-elle avec un imperceptible froncement de sourcils ; regardez-moi bien en face, caballero, et répondez-moi franchement ; me reconnaissez-vous, oui ou non ?

Don Cornelio leva timidement les yeux, obéit à l’ordre qu’il avait reçu d’une façon si péremptoire, puis, au bout de quelques secondes :

— Non, señorita, fit-il avec un soupir étouffé, je ne vous reconnais pas, je ne crois pas avoir eu le bonheur de me rencontrer avec vous avant aujourd’hui.

— Vous vous trompez, répondit-elle.

— Moi ! oh ! c’est impossible !

— Ne jurez pas, don Cornelio, je vais vous prouver la vérité de ce que j’avance.

Le jeune homme secoua négativement la tête.

— Lorsqu’un homme a eu le bonheur de vous voir une fois, murmura-t-il…

Elle l’interrompit brusquement.

— Vous ne savez ce que vous dites, votre galanterie est déplacée ; avant de me donner un démenti, vous feriez mieux d’écouter ce que j’ai à vous apprendre.

Don Cornelio se récria.

— Je vous répète, fit-elle nettement, que vous êtes fou ; pendant deux jours, vous avez voyagé dans la compagnie de mon père et la mienne.

— Moi ?

— Oui, vous.

— Oh !

Il y a trois ans de cela. À cette époque je n’étais qu’une enfant, j’avais quatorze ans à peine ; il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que vous m’ayez oubliée. À cette époque vous chantiez votre inévitable romance du roi Rodrigo, dont je ne dirai pas de mal, au reste, ajouta-t-elle avec un sourire enchanteur, puisque c’est à ce chant que j’ai pu vous reconnaître. Mon père, maintenant gouverneur et chef politique de l’État de Sonora, n’était encore que colonel.

L’Espagnol se frappa le front.

— Je me souviens, s’écria-t-il, vous vous rendiez de Guanajuato au Tepic, lorsqu’au milieu de la nuit j’eus le bonheur de vous rencontrer.

— Oui.

— C’est cela ; votre père se nomme don Sébastian Guerrero, et vous…

— Et moi ? fit-elle avec une petite moue interrogatrice.

— Vous, señorita, répondit-il galamment, vous êtes doña Angela[3] ; quel autre nom pourriez-vous porter ?

— Allons ! s’écria-t-elle en frappant ses mignonnes mains l’une contre l’autre en riant, je vois avec plaisir que vous avez plus de mémoire que je ne le croyais.

— Oh ! murmura-t-il avec reproche.

— Il nous arriva, je crois, avec des bandits, continua-t-elle, une aventure assez désagréable.

— Fort désagréable, puisque je fus à demi massacré.

— C’est vrai, je me rappelle quelque chose comme cela. Ne fûtes-vous pas secourus par un chasseur, un coureur des bois ? je ne me souviens plus au juste.

— Un noble gentilhomme, señorita, répondit don Cornelio avec feu, auquel je dois la vie.

— Ah ! fit-elle avec distraction, c’est possible. Cet homme vous secourut, vous soigna, puis vous vous êtes séparés ?

— Non pas.

— Comment ! non pas ! s’écria-t-elle avec agitation ; vous avez continué à vivre ensemble ?

— Oui.

— Toujours ?

— Oui.

— Mais maintenant ? fit-elle avec une certaine hésitation dans la voix.

— Je vous répète, señorita, que nous ne nous sommes plus quittés.

— Ainsi… il est ici ?

— Oui.

— Dans cette hôtellerie ?

— Il n’y a que la cour à traverser.

— Ah ! murmura-t-elle en laissant tomber sa tête sur sa poitrine.

— Qu’a-t-elle donc ? se demanda tout bas l’Espagnol.

Et respectant la rêverie subite dans laquelle était tombée la jeune fille, il attendit respectueusement qu’il lui plût de renouer l’entretien.

  1. Oh ! si j’étais né aveugle !
    Ou bien si tu étais née laide !
    Maudit soit le jour et l’heure…
  2. À la faible lueur
    De quelque claire étoile
    Qui, au milieu du sombre silence,
    Brille tristement.
  3. Angel, en espagnol, vent dire ange ; angela en est le féminin.