Amyot (p. 82-95).
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III

UNE MALADRESSE.


Plusieurs jours s’écoulèrent sans que les deux amis reprissent leur conversation interrompue.

Ils avaient continué leur marche vers San-Francisco sans incident digne d’être noté.

Grâce à l’habileté de Valentin et à celle de Curumilla, bien que ce fût la première fois qu’ils s’avançassent aussi loin des régions qu’ils étaient habitués à parcourir, leur sagacité suppléait si admirablement à la connaissance des lieux, qu’ils évitaient avec un bonheur extrême les dangers qui menaçaient le succès de leur voyage et prévoyaient les obstacles encore éloignés, mais que l’habitude du désert leur faisait deviner comme par intuition.

Les deux anciens amis s’observaient, ils s’étudiaient pour ainsi dire : après une longue séparation, ils avaient besoin de se remettre en communion d’idées l’un avec l’autre ; cette communion de pensées et de sentiments qui si longtemps avait existé entre eux pouvait, par suite des milieux différents dans lesquels ils s’étaient trouvés jetés, et des circonstances qui avaient modifié leurs caractères, s’être rompu pour toujours ; chacun d’eux, grandi par les événements, ayant acquis la conscience de sa valeur personnelle et de sa puissance intellectuelle, était peut-être en droit de ne plus admettre sans discussion préalable certaines théories qui jadis étaient reconnues sans conteste.

Cependant entre les deux Français, l’amitié était tellement vive, la confiance si entière et le dévouement si vrai, qu’après quinze jours de voyage côte à côte, quinze jours pendant lesquels ils abordèrent tour à tour les sujets les plus différents sans cependant toucher, même superficiellement, à celui qu’ils avaient tant d’intérêt à traiter à fond, ils se convainquirent qu’ils étaient vis-à-vis l’un de l’autre absolument dans une position identique à celle qu’ils occupaient avant leur séparation.

Soit lassitude, soit déférence, soit plutôt reconnaissance tacite de la supériorité incontestable de son frère de lait sur lui, pendant ces quinze jours, le comte Louis, heureux peut-être d’avoir trouvé l’homme qui l’avait habitué à penser et à agir pour lui, n’essaya pas un instant de prendre une position indépendante devant l’ancien spahis, et se replaça insensiblement sous la tutelle morale que celui-ci avait si longtemps exercée sur lui.

Les deux autres personnages vivaient entre eux dans la meilleure intelligence : don Cornelio par insouciance peut-être, Curumilla par orgueil.

L’Espagnol, amoureux de la liberté, heureux de vivre au grand air, sans ennui ni entraves d’aucune sorte, piquait ses novillos, râclait sa jarana et chantait à perdre haleine l’interminable romancero del rey Rodrigo, qu’il recommençait imperturbablement dès qu’il l’avait fini, malgré les observations réitérées de Valentin sur le silence qui doit se garder au désert, afin d’éviter les embuscades que, comme autant de toiles d’araignées, tendent incessamment les Indiens sous les pas des voyageurs imprudents ; l’Espagnol écoutait docilement et d’un air contrit les remontrances du chasseur ; puis, lorsqu’elles étaient terminées, il râclait une ritournelle et reprenait son romancero, philosophie que le chercheur de pistes, tout en la blâmant, ne pouvait s’empêcher d’admirer.

Curumilla était toujours l’homme que nous avons connu, prudent, prévoyant et silencieux, mais avec une forte dose de prudence, de prévoyance et de taciturnité de plus ; toujours l’œil ouvert et l’oreille tendue, le chef araucan voltigeait sans dire un mot d’une extrémité de la caravane à l’autre, veillant si bien à sa sûreté, que, ainsi que nous l’avons dit, aucun accident fâcheux ne vint attrister le voyage, jusqu’au moment où nous reprenons notre récit.

Ils descendirent ainsi les revers boisés de la Sierra-Nevada et entrèrent dans les plaines nues et sablonneuses qui s’étendent jusqu’à la mer et dans lesquelles, à part San-José et Monterey, villes agonisantes et à demi ruinées, le voyageur ne trouve que des arbres rabougris et des buissons épineux disséminés à de longues distances.

Trois jours avant d’arriver à San-José, misérable pueblo (village) qui sert de lieu de repaire aux chasseurs et aux arrieros qui fréquentent ces parages, mais où la population décimée par les fièvres et la misère ne peut, malgré toute sa bonne volonté, être d’aucun secours aux forasteros (voyageurs), qui, au contraire, la nourrissent et l’habillent, la caravane campa sur les bords d’un ruisseau perdu, à l’abri de quelques arbres du Pérou et mesquites étiolés qui avaient poussé là par le hasard, et que le vent de la mer secouait incessamment et couvrait de ce sable fin des plages américaines, qui entre dans les yeux, les narines et les oreilles, sans qu’on puisse s’en garantir.

Le soleil se plongeait dans la mer sous la forme d’une grosse boule de feu ; il ventait grand frais ; au loin, sur l’azur du ciel, apparaissaient quelques voiles blanches qui, comme de légers alcyons redoutant la tempête, se hâtaient de gagner San-Francisco ; les coyotes commençaient à aboyer avec fureur dans la plaine, et les quelques oiseaux tapis çà et là sur les branches, mettaient la tête sous l’aile et se préparaient à dormir.

Les feux furent allumés, les bestiaux parqués, et après avoir soupé, chacun se hâta à réparer, par quelques heures d’un repos indispensable, les fatigues d’une longue journée de marche sous un ciel torride.

— Dormez, dit Louis, je ferai la première veille, celle des paresseux, ajouta-t-il en souriant.

— Je prendrai donc la seconde, répondit Valentin.

— Non, fit Curumilla, moi je la prendrai. Les yeux d’un Indien voient clair dans la nuit.

— Hum ! reprit le chasseur, il me semble que ma vue n’est pas mauvaise, pourtant.

Curumilla, sans répondre, posa son doigt sur sa bouche.

— C’est bon, reprit le chasseur, puisque vous le voulez, veillez donc à ma place, chef. Seulement, lorsque vous serez fatigué, vous me réveillerez.

L’Indien baissa affirmativement la tête.

Les trois hommes s’enveloppèrent dans leurs zarapés et s’étendirent sur le sol. Don Luis seul demeura éveillé.

La nuit était magnifique ; le ciel, d’un bleu profond, était moucheté d’une infinité d’étoiles qui scintillaient comme des clous de diamant ; la lune répandait à profusion sa lueur blafarde et fantastique ; l’atmosphère, d’une pureté et d’une transparence sans égale, laissait distinguer les accidents du paysage à une énorme distance. La brise du soir s’était levée et rafraîchissait délicieusement l’air ; la terre exhalait des parfums âcres et embaumés, les flots venaient avec de mystérieux murmures mourir amoureusement sur la plage, et dans les lointains indistincts de la plaine on voyait errer les silhouettes noires et indécises des coyotes qui rôdaient en hurlant lugubrement, attirés par les fumets des novillos.

Louis, séduit par cette splendide soirée et affaissé, malgré lui, par cette langueur des savanes qui abat les esprits les mieux trempés, se laissait aller doucement à une molle rêverie.

Il en était arrivé à cet état de somnolence intellectuelle qui n’est plus la veille sans être encore le sommeil ; il savourait délicieusement la fantasmagorie évoquée par son esprit, lorsqu’il fut brusquement arraché à cette sensation pleine de charmes énervants par une main qui se posa lourdement sur son épaule, tandis qu’une voix murmurait faiblement à son oreille ce seul mot :

— Prudence !

Louis, rappelé tout à coup au sentiment de sa position présente, ouvrit tout grand ses yeux à demi clos et se retourna vivement.

Curumilla était penché sur lui, et lui réitérait par un geste d’une signification terrible sa recommandation.

Le comte saisit son rifle posé auprès de lui.

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il d’une voix sourde.

— Venez, en vous tenant dans l’ombre, répondit Curumilla sur le même ton.

Louis obéit à cette recommandation dont il reconnut l’importance ; s’étendant sur le sol, il glissa doucement dans la direction que lui indiquait l’Indien.

Bientôt il se trouva à l’abri derrière un épais buisson, où il vit don Cornelio et Valentin en embuscade, le corps penché en avant, et interrogeant les ténèbres avec anxiété.

— Pour Dieu ! mes amis, dit le comte, que signifie cela ? Le plus profond silence règne autour de nous, tout semble tranquille ; pourquoi cette alerte ?

— Curumilla a reconnu ce soir, une heure avant la halte, des traces d’Indiens Yaquis. Tu sais, frère, que ces démons sont les plus effrontés rôdeurs qui soient ; il est évident qu’ils en veulent à nos bestiaux.

— Mais qui vous fait supposer cela ? Ces traces, dont je ne nie pas l’existence, peuvent appartenir à des voyageurs aussi bien qu’à des vagabonds ; rien, jusqu’à présent ne nous fait supposer que c’est à nous qu’en veulent ces gens, que nous n’avons pas même vus.

Un sinistre sourire pinça les lèvres minces du chef, et touchant du doigt le bras du comte, tandis qu’en même temps il soulevait son manteau, il lui montra une chevelure sanglante pendue à sa ceinture.

— Oh ! oh ! fit don Luis, ces démons se sont-ils aventurés aussi près de nous ?

— Oui, et sans Curumilla, dont l’œil ne se ferme jamais et l’esprit est constamment en éveil, probablement nos bestiaux seraient enlevés il y a déjà plus d’une heure.

— Grand merci pour sa vigilance, alors, fit le comte avec une expression de dépit qu’il ne put entièrement dissimuler ; mais vous connaissez les Indiens, compagnons, dès qu’ils se voient découverts, ils ne sont plus à craindre, je crois que maintenant, après la leçon qu’ils ont reçue, nous sommes en sûreté et que nous n’avons pas besoin de nous occuper d’eux davantage.

— Non pas, frère, tu te trompes ; regarde tes novillos, ils sont inquiets : à chaque instant, ils relèvent la tête et ne broient pas leur provende avec franchise. Dieu a donné aux animaux un instinct de la conservation qui ne les trompe jamais ; crois-moi, ils redoutent un danger et sentent des ennemis non loin d’eux.

— Au fait, c’est possible ; veillons donc.

Les quatre hommes demeurèrent alors silencieux et attentifs.

Une heure environ se passa ainsi sans que rien vînt corroborer leurs soupçons.

Cependant les taureaux se pressaient les uns contre les autres, ils avaient cessé de manger ; leur inquiétude, au lieu de diminuer, semblait, d’instant en instant, s’accroître.

La position devenait d’autant plus critique pour les aventuriers, que le silence le plus profond continuait à régner, que rien ne bougeait dans la plaine, qu’il n’apparaissait aucune silhouette indienne, et que pas le plus léger indice n’indiquait de quel côté viendrait ce danger que chacun sentait imminent.

Soudain Curumilla allongea le bras dans la direction du N.-N.-E., et après avoir laconiquement murmuré d’une voix étouffée :

— Ne pas bouger !

Il donna son rifle à tenir à Valentin, s’étendit sur le sol, et avant que ses amis eussent eu le temps de soupçonner la direction qu’il avait prise, il avait disparu dans l’ombre.

Les trois chasseurs échangèrent un regard muet, et armèrent silencieusement leurs rifles, afin d’être prêts à tout événement.

Il n’existe pas au monde de position plus pénible que celle de l’homme brave qui, dans un pays inconnu, par une nuit sombre, est contraint de se mettre en garde contre un danger dont il ne peut calculer la portée. En butte à des inquiétudes aggravées par la silencieuse majesté de la solitude, il se crée des chimères cent fois plus redoutables que le danger même, et sent son courage s’envoler par parcelles sous la dure pression de l’attente vaine qui le glace malgré lui.

Telle était la situation dans laquelle se trouvaient les trois hommes, et cependant c’étaient trois cœurs de lion, accoutumés de longue date à l’acharnement des luttes indiennes, et que nul péril, si terrible qu’il eût été, n’aurait eu la puissance d’émouvoir sous les chauds rayons du soleil ; mais, pendant les ténèbres, l’imagination se crée de si horribles fantômes, que, s’il nous est permis d’employer une comparaison triviale, nous dirons qu’ils en étaient peu à peu arrivés à avoir peur, non pas du danger en lui-même, mais de la crainte de ce danger.

Les trois hommes étaient depuis assez longtemps déjà dans cette situation perplexe, lorsque tout à coup un cri horrible s’éleva dans l’air, suivi d’un bruissement de branches, de la chute d’un corps sur le sol et de la fuite de plusieurs hommes dont les noires silhouettes se dessinèrent dans l’ombre.

Les aventuriers tirèrent au juger et s’élancèrent rapidement du côté où ils entendaient la lutte, qui semblait toujours continuer.

Au moment où ils arrivèrent, Curumilla qu’ils reconnurent, tenait le genou droit appuyé sur la poitrine d’un homme renversé sous lui, tandis que sa main gauche lui comprimait fortement la gorge et le réduisait à l’impuissance la plus complète.

— Ooah ! fit l’Araucan en se tournant vers ses compagnons avec une expression de férocité inexprimable, un chef !

— Bonne prise ! dit Valentin ; plantez votre couteau dans la poitrine de ce drôle, et finissons-en.

Curumilla leva son couteau, dont la lame lança un éclair bleuâtre.

— Un instant ! s’écria don Luis ; voyons d’abord qui il est ; nous serons toujours à même de le tuer, si nous le voulons.

Valentin haussa les épaules.

— Laisse le chef se charger de cette besogne, dit-il, il s’y entend mieux que nous. Lorsqu’on tient une de ces vipères sous le talon, il faut l’écraser, de crainte qu’elle ne se redresse plus tard.

— Non, reprit résolûment le comte, je ne consentirai jamais à voir assassiner un homme devant moi ! Ce pauvre misérable a agi selon sa nature ; agissons, nous, selon la nôtre. Curumilla, Je vous en prie, laissez à votre prisonnier la faculté de se relever ; seulement, surveillez-le, afin qu’il ne s’échappe pas.

— Tu as tort, frère, répondit l’implacable chasseur, tu ne connais pas aussi bien que moi ces démons ; cependant fais à ta guise, plus tard tu reconnaîtras que tu as commis une folie.

Le comte ne répondit pas, seulement il réitéra d’un geste à Curumilla l’injonction de faire ce qu’il lui ordonnait.

L’Araucan obéit avec répugnance ; cependant il aida son prisonnier, à demi suffoqué à se relever, et tout en le surveillant avec soin, il le conduisit auprès du feu, où les chasseurs l’avaient déjà précédé.

Le comte examina l’Indien d’un regard rapide.

C’était un homme d’une taille herculéenne, vigoureusement charpenté. Jeune encore, aux traits hautains, sombres et cruels ; bref, bien que son extérieur fût celui d’un individu plutôt beau que laid, il y avait dans toutes ses manières une expression de fourberie, de bassesse et de férocité qui ne prévenait nullement en sa faveur.

Il portait une espèce de blouse de chasse sans manches, en calicot rayé et serrée aux hanches par un large ceinturon de cuir de daim non tanné ; des caleçons de même étoffe que la blouse lui tombaient un peu au dessous du genou, le bas de ses jambes était garanti des piqûres des reptiles par des tuyaux de cuirs attachés au genou et à la cheville ; il portait aux pieds des moksens artistement travaillés, et garnis par derrière de plusieurs queues de loup, marque de distinction qui n’est permise qu’aux guerriers renommés ; ses cheveux, nattés, étaient relevés de chaque côté de la tête, tandis que par derrière ils tombaient jusqu’au bas de son dos et étaient entremêlés de plumes de toutes couleurs ; il avait pendu au cou plusieurs médailles, au nombre desquelles s’en trouvait une plus grande que les autres, représentant tant bien que mal le général Jackson, ancien président de l’Union américaine. Le visage de cet homme était peint de quatre couleurs différentes : bleu, noir, blanc et rouge.

Dès qu’il fut en présence des chasseurs assis devant le feu, il croisa les bras sur sa poitrine, redressa fièrement la tête, et attendit, impassible, qu’il leur plût de lui adresser la parole.

— Qui es-tu ? lui demanda don Luis en espagnol.

— Mixcoatzin[1].

— Hum ! murmura à part lui Valentin, le coquin est bien nommé ; jamais je n’ai vu aussi ténébreuse face que la sienne.

— Que voulait Mixcoatzin dans mon camp ? reprit Louis.

— Le yori[2] ne le sait-il pas ? répondit imperturbablement l’Indien ; Mixcoatzin est un chef parmi les Yaquis.

— Tu voulais voler mes bestiaux, n’est-ce pas ?

— Les Yaquis ne sont pas des voleurs, tout ce qui est sur leur terre leur appartient ; les visages pâles n’ont qu’à retourner chez eux de l’autre côté du grand lac salé.

— Si je te condamne à mourir, que diras-tu ?

— Rien ; c’est la loi de la guerre ; la face pâle verra comment un chef yaqui supporte la douleur.

— Tu reconnais donc que tu mérites la mort ?

— Non ; le visage pâle est le plus fort, il est le maître.

— Si je te laisse aller, que penseras-tu ?

L’Indien haussa les épaules.

— Le face-pâle n’est pas fou, dit-il.

— Mais enfin si j’agis de cette façon ?

— Je dirai que le face-pâle a peur.

— Peur ! et de quoi ?

— De la vengeance des guerriers de ma nation.

Ce fut au tour de don Luis de hausser les épaules.

— Ainsi, dit-il encore, si je te rendais la liberté, tu ne m’en conserverais pas de reconnaissance ?

— Pourquoi serais-je reconnaissant ? un guerrier doit tuer son ennemi quand il le tient. S’il ne le fait pas, c’est un lâche.

Les chasseurs ne purent retenir un geste d’étonnement à l’énoncé de cette singulière théorie.

Don Luis se leva.

— Écoute, lui dit-il, je ne te crains pas et je vais t’en donner la preuve.

D’un geste prompt comme la pensée il saisit la longue queue de cheveux qui pendait derrière le dos du chef et la trancha avec son couteau.

— Maintenant, ajouta-t-il en le souffletant avec la tresse qu’il venait de lui ravir, pars, misérable, tu es libre ; je te dédaigne trop pour t’infliger une autre punition que celle que tu viens de subir ; retourne dans ta tribu et dis à tes amis comment les blancs se vengent d’ennemis aussi méprisables que toi et ceux qui te ressemblent.

À l’insulte mortelle qu’il avait reçue, les traits de l’Indien, décomposés par la fureur, étaient devenus hideux ; il éprouva un instant de stupeur, causé par la honte et la colère ; mais par un effort surnaturel il dompta subitement l’émotion qu’il éprouvait, il saisit le bras de don Luis, et approchant son visage du sien :

— Mixcoatzin est un chef puissant, dit-il d’une voix creuse, que le yori se rappelle son nom, car il le reverra.

Et bondissant comme un tigre aux abois, il s’élança dans la plaine, où il disparut presqu’aussitôt.

— Arrêtez ! s’écria Louis à ses amis, qui se précipitaient à sa poursuite, laissez le fuir ; que m’importe la haine de ce misérable ! il ne peut rien contre moi.

Les chasseurs revinrent de mauvaise grâce reprendre leur place autour du feu.

— Hum ! ajouta Louis, j’ai peut-être commis une sottise.

Valentin le regarda.

— Pis qu’une sottise, frère, lui dit-il, une maladresse ; prends garde à cet homme, un jour ou l’autre il se vengera de toi.

— Qui sait ? fit le comte avec insouciance. Mais depuis quand redoutes-tu donc autant les Indiens, frère ?

— Depuis que j’ai appris à les connaître, répondit froidement le chasseur ; tu as fait à cet homme une de ces insultes qui veulent du sang, sois certain qu’il saura t’en faire repentir.

— À la grâce de Dieu ! peu m’importe !

Après ces quelques mots, les chasseurs reprirent leur sommeil interrompu.

Le reste de la nuit s’écoula sans nouvel accident.

Au lever du soleil, les aventuriers continuèrent leur route, et le soir, après une journée de fatigues incroyables au milieu des sables arides de la savane, ils arrivèrent enfin au pueblo ou lugar de San José, où les habitants les reçurent avec des cris de joie, persuadés que les étrangers ne les quitteraient pas sans les fournir de quelques-uns de ces objets de première nécessité dont ils sont privés et qu’ils n’ont aucun moyen de se procurer.

Le pueblo de San José est la dernière étape sérieuse des caravanes avant d’arriver à San-Francisco ; les voyageurs avaient accompli, à travers des dangers et des difficultés sans nombre, un trajet de près de cent quatre-vingts lieues en moins de trois semaines, célérité dont jusqu’alors il n’y avait pas eu d’exemple.

  1. Le Serpent de nuage : de mixtli, nuage, et coati, serpent.
  2. Nom que les Indiens de la Sonora donnent aux blancs.