Amyot (p. 70-81).
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II

APRÈS QUINZE ANS DE SÉPARATION.


La réception faite par don Cornelio aux chasseurs fut empreinte de cette gracieuse bienveillance et de cette charmante désinvolture qui distinguent si éminemment le caractère espagnol.

Bien que les ressources de l’aventurier fussent fort restreintes, cependant il offrit si complaisamment et avec tant de bonne humeur le peu qu’il possédait à ses hôtes, que ceux-ci ne surent bientôt comment le remercier des attentions qu’il leur prodiguait.

Après avoir soupé tant bien que mal avec du tasajo et des tortillas de maïs arrosées de pulque et de mescal, ils s’enveloppèrent avec soin dans leurs zarapès, s’étendirent sur la terre, les pieds au feu, et bientôt ils semblèrent plongés dans un profond sommeil.

Don Cornelio reprit sa jarana, et s’adossant au tronc d’un mélèze il chanta à demi-voix, tout en s’accompagnant en sourdine, une de ces interminables chansons du romancero espagnol afin de se tenir éveillé en attendant le retour de son associé.

Le campement où se trouvaient nos personnages ne manquait certes pas d’un aspect pittoresque, aux lueurs incertaines du feu qui se reflétaient fantastiquement sur les têtes de cent ou cent cinquante novillos couchés près les uns des autres, ruminant ou dormant, et des chevaux qui broyaient leur provende à pleine bouche, en renâclant et frappant du pied, tandis que l’Espagnol râclait sa guitare et que les deux chasseurs dormaient paisiblement. Cette scène, si simple et si singulière à la fois, était digne du crayon de Callot, le peintre de la fantaisie.

Deux heures s’écoulèrent ainsi sans que rien vînt troubler le repos dont jouissait le campement ; la lune baissait de plus en plus à l’horizon. Les doigts de don Cornelio s’engourdissaient, ses yeux se fermaient, et parfois, malgré ses efforts pour demeurer éveillé, sa tête tombait sur sa poitrine. En désespoir de cause, l’Espagnol, vaincu malgré lui par la fatigue, allait s’abandonner au sommeil qui l’accablait, lorsqu’un bruit soudain le tira brusquement de la somnolence qui l’envahissait, et lui rendit la plénitude de ses idées et de ses autres facultés.

Peu à peu ce bruit, vague d’abord et indistinct, devint plus fort, et un cavalier armé d’un long aiguillon déboucha dans la clairière, chassant devant lui une douzaine de novillos et de taureaux à demi sauvages.

Après avoir été aidé par don Cornelio à parquer les animaux égarés qu’il venait de ramener, l’associé, qui n’était autre que le comte Louis de Prebois-Crancé, mit pied à terre, et s’assit devant le feu, avec cette nonchalance et cette mollesse de mouvements que produisent sur les natures énergiques, non pas la fatigue, mais le découragement et la lassitude morale.

— Ah ! fit-il en jetant un regard de côté sur les deux hommes étendus devant le feu, et qui, malgré le bruit causé par son arrivée, dormaient toujours où du moins en avaient l’apparence, il nous est venu des visiteurs.

— Oui, répondit don Cornelio, deux chasseurs des grandes prairies ; je n’ai pas cru devoir leur refuser l’hospitalité.

— Vous avez bien fait, don Cornelio ; nul n’a le droit au désert de refuser à l’étranger qui le demande courtoisement la chaleur du foyer et la moitié de son tasajo.

— C’est ce que j’ai pensé.

— Maintenant, mon ami, étendez-vous auprès de nos hôtes, et reposez-vous ; cette longue veille, après la dure journée d’hier, doit vous avoir fatigué outre mesure.

— Mais vous, don Luis, pourquoi ne dormez-vous pas quelques instants ? le repos vous doit être encore plus nécessaire qu’à moi-même.

— Laissez-moi veiller, mon ami, répondit le comte avec un sourire triste ; le repos n’est plus fait pour moi.

Don Cornelio n’insista pas ; habitué depuis longtemps au caractère de son compagnon, il jugea inutile de faire de plus longues objections. Quelques minutes plus tard, enveloppé de son zarapé et la tête sur sa jarana en guise d’oreiller, il dormait d’un profond sommeil.

Don Luis jeta quelques brassées de bois sec dans le feu, qui menaçait de s’éteindre, croisa les bras sur sa poitrine, et appuyant le dos contre un arbre, les yeux fixés devant lui, avec cette expression vague de l’homme pour qui les objets extérieurs n’existent plus, il se concentra en lui-même et s’abîma dans ses pensées, tristes et bien amères sans doute, car bientôt deux larmes jaillirent de ses yeux et coulèrent lentement sur ses joues pâlies, tandis que des soupirs étouffés s’exhalaient de sa poitrine et que des paroles entrecoupées s’échappaient de ses lèvres, brisées entre ses dents par la douleur.

Aussitôt que le comte, après avoir obligé don Cornelio à prendre du repos, s’était laissé aller accablé au pied d’un arbre, le chasseur, qui paraissait dormir si profondément, avait soudain ouvert les yeux, s’était levé, et doucement, pas à pas, s’était rapproché de lui.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, Louis, toujours plongé dans ses tristes réflexions, Valentin, debout derrière lui appuyé sur son rifle et fixant sur lui un regard d’une expression étrange.

Cependant les étoiles s’éteignaient les unes après les autres dans les profondeurs du ciel ; une bande couleur d’opale commençait à rayer faiblement l’horizon ; les oiseaux s’éveillaient sous la feuillée ; le lever du soleil était proche.

Don Luis laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

— Pourquoi lutter plus longtemps ? murmurait-il d’une voix basse et sombre ; à quoi bon aller plus loin ?

— Voilà des paroles bien désespérantes dans la bouche d’un homme aussi fort que le comte Louis de Prébois-Crancé, dit avec un ton de reproche doux et sympathique une voix basse, mais ferme à son oreille.

Le comte tressaillit comme s’il avait reçu un choc électrique, un frémissement convulsif agita tous ses membres, et, d’un bond, il fut debout, examinant d’un œil hagard, le front pâle et les traits décomposés, l’homme qui venait si à l’improviste de répondre aux paroles que lui avait arrachées la douleur.

Le chasseur n’avait pas changé de position ; son œil restait obstinément fixé sur lui, avec une expression de mélancolique pitié et de bonté paternelle.

— Oh ! murmura le comte avec épouvante en passant sa main sur son front moite de sueur, ce n’est pas lui, ce ne peut être lui ! Valentin, mon frère ! toi que je n’osais plus espérer revoir ! réponds, au nom du ciel ! est-ce toi ?

— C’est moi, frère, répondit doucement le chasseur, moi que Dieu met une seconde fois sur ta route lorsque tout semble de nouveau te manquer.

— Oh ! fit le comte avec une expression impossible à rendre, voici bien longtemps que je te cherche, bien longtemps que je t’appelle.

— Me voilà !

— Oui, reprit-il en secouant la tête avec découragement, te voilà, Valentin ; mais maintenant, hélas ! il est trop tard. Tout est mort en moi désormais : foi, espoir, courage ; il ne me reste plus rien, rien que le désir de me coucher enfin dans le sépulcre où sont enfouies toutes mes croyances et tout mon bonheur disparu, hélas ! à jamais.

Valentin demeura muet pendant quelques minutes, couvrant son ami d’un regard à la fois doux et sévère ; un flot de souvenirs monta au cœur du chasseur, deux larmes brillantes s’échappèrent de ses yeux et coulèrent lentement sur ses joues brunies.

Puis, peu à peu, sans effort apparent, il attira à lui le comte, appuya sa tête sur sa large et loyale poitrine, et le baisant au front :

— Tu as donc bien souffert, mon pauvre Louis, lui dit-il avec tendresse. Hélas ! hélas ! je n’étais pas là pour te soutenir et te protéger ; mais, ajouta-t-il en dirigeant vers le ciel un regard d’amère tristesse et de résignation sublime, moi aussi, Louis, moi aussi, au fond de ces déserts, où j’avais cherché un refuge, j’ai enduré de cuisantes douleurs ; bien des fois je me suis senti étreindre par le désespoir ; souvent mes tempes se sont serrées sous la pression de la folie furieuse qui envahissait mon cerveau, mon cœur s’est brisé au choc des angoisses terribles dont j’étais abreuvé, et pourtant, frère, ajouta-t-il d’une voix douce et remplie d’une mélodie ineffable, pourtant je vis, je lutte et j’espère ! dit-il si bas que ce fut à peine si le comte put l’entendre.

— Oh ! que béni soit le hasard qui nous rassemble enfin, lorsque je désespérais de te revoir, Valentin ?

— Le hasard n’existe pas, frère, c’est Dieu qui prépare l’accomplissement de tous les événements ; je te cherchais.

— Tu me cherchais, moi ! par ici ?

— Pourquoi non ? Toi-même, n’est-ce pas afin de me retrouver que tu es venu au Mexique ?

— Oui, mais comment l’as-tu appris ?

Valentin sourit.

— Il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans. Si tu le désires, en quelques mots je te prouverai que je suis beaucoup mieux informé que tu ne le supposes, et que je sais à peu près tout ce qui t’est arrivé depuis notre séparation à l’hacienda de la Paloma[1].

— Cela est étrange.

— Pourquoi donc. Il y a trois mois environ, toi-même ne te trouvais-tu pas à l’hacienda del Milagro ?

— En effet.

— Tu la quittas après y avoir passé quelques jours au retour d’une course que tu avais entreprise dans le far West, à la recherche d’un riche gisement aurifère.

— C’est vrai.

— Pendant cette expédition, pleine de péripéties sombres et terribles, deux hommes t’accompagnaient[2] ?

— Oui, un chasseur canadien et un chef comanche.

— Très-bien. Le chasseur se nommait Belhumeur et le chef indien la Tête-d’Aigle, n’est-ce pas cela !

— En effet.

— Ne te souviens-tu pas d’avoir découvert à Belhumeur, digne et loyal chasseur du reste, les causes de la morne tristesse qui te dévore, et pour quelle raison, sans espoir de jamais réussir dans tes recherches, sur de vagues soupçons, tu étais venu au Mexique afin de retrouver ton ami le plus cher, dont, depuis bien des années, tu étais séparé ?

— Oui, je me rappelle lui avoir dit tout cela.

— Le reste n’est pas difficile à comprendre. Lié depuis longtemps avec Belhumeur, Dieu sans doute nous mit face à face pendant une chasse sur le rio Colorado. Un soir, assis devant le feu où rôtissait notre souper, après avoir causé de mille choses indifférentes, Belhumeur, que tu n’avais quitté que quelques jours à peine auparavant, en vint peu à peu à me parler de toi. Dans le premier moment, absorbé par mes propres pensées, je n’attachai que peu d’importance à ses récits ; mais, lorsqu’il en arriva à me raconter les incidents de votre rencontre dans le désert avec le comte de Lhorailles, ton nom, prononcé sans intention sans doute par Belhumeur, me fit soudain tressaillir. Alors ce fut à moi de l’interroger à mon tour. Lorsque je fus parvenu à tout savoir en lui faisant vingt fois recommencer le même récit, ma résolution fut immédiatement prise ; deux jours plus tard, je me mettais sur tes traces. Voilà trois mois que je te suis à la piste ; enfin je t’ai retrouvé. Cette fois, j’espère que ce sera pour toujours, fit-il avec un soupir étouffé ; seulement j’ignore ce que tu es devenu depuis trois mois. Conte-moi ce que tu as fait, je t’écoute.

— Oui, je vais tout le dire. Aussi bien, à part la joie que j’éprouve à te retrouver, mon but, en te cherchant était de réclamer de toi l’accomplissement d’une promesse solennelle.

Le front du chasseur se rembrunit, ses sourcils se froncèrent.

— Parle, dit-il, je t’écoute. Quant à la promesse à laquelle tu fais allusion, lorsque le moment sera venu, je saurai la tenir.

— Voici le soleil qui se lève, répondit Louis avec un triste sourire, il faut que je m’occupe du soin que réclame mon troupeau.

— Je t’aiderai, tu as raison, ces pauvres bêtes ne doivent pas être négligées.

En effet, en ce moment les ténèbres se dissipaient comme par enchantement, le soleil apparaissait radieux à l’horizon, et les milliers d’oiseaux de toutes sortes tapis sous le couvert célébraient gaîment sa venue en lui chantant leur hymne matinal.

Don Cornelio et Curumilla secouèrent la torpeur du sommeil et ouvrirent les yeux.

Le chef indien se redressa, et du pas lent et majestueux qui lui était habituel il rejoignit Valentin.

— Frère, dit celui-ci en prenant la main de l’Araucan dans la sienne, je n’étais pas seul à te chercher ; j’avais près de moi un ami dont le cœur et le bras n’ont jamais failli, et que j’ai toujours trouvé prêt à me venir en aide dans la joie comme dans la douleur.

Don Luis regarda d’un œil incertain celui que lui désignait le chasseur et qui se tenait immobile et impassible devant lui ; puis peu à peu ses traits se détendirent, le souvenir lui revint et il tendit affectueusement la main à l’Indien en lui disant d’une voix émue :

— Curumilla, mon frère !

À cette preuve de souvenir et d’amitié après tant d’années, à cette émotion si franche et si vraie de la part de l’homme auquel il avait donné jadis tant de marques de dévouement, la couche de glace qui entourait le cœur de l’Indien se fondit tout à coup, son visage prit une teinte terreuse, un tremblement convulsif agita tout son corps.

— Oh ! mon frère Luis ! s’écria-t-il avec un accent impossible à rendre.

Un sanglot semblable à un rugissement déchira sa poitrine, et honteux d’avoir ainsi dévoilé sa faiblesse, le chef se détourna vivement et cacha son visage sous les plis de son manteau.

De même que toutes les natures primitives et énergiques, cet homme, contre lequel l’adversité ne pouvait rien, venait d’être brisé comme un faible enfant par la joie immense qu’il avait éprouvée en revoyant don Luis, l’homme que Valentin aimait plus qu’un frère et dont il pleurait depuis si longtemps l’absence.

— Ainsi, tu ne me quittes plus, frère ? demanda Louis avec inquiétude.

— Non, rien ne nous séparera désormais.

— Merci, répondit le comte.

— Allons, allons, fit gaîment Valentin, occupons-nous des bestiaux.

Tout fut bientôt en rumeur dans le campement.

Don Cornelio ne comprenait rien à ce qu’il voyait ; ces étrangers arrivés quelques heures à peine auparavant, déjà si liés avec son ami, causant avec lui comme de vieilles connaissances, faisaient naître en lui une série d’idées plus extravagantes les unes que les autres. Mais don Cornelio était philosophe, et, de plus, fort curieux. Certain que tout finirait tôt ou tard par s’expliquer à la satisfaction générale, il prit gaîment son parti, il ne songea même pas à demander des renseignements, d’autant plus que les deux aides que le hasard lui envoyait ne laissaient pas que de lui être fort utiles pour la conduite des animaux indisciplinés dont le comte et lui s’étaient chargés et qu’ils devaient encore mener si loin.

Il faut avoir fait soi-même le rude métier de vaquero dans les grandes savanes américaines pour se faire une idée des difficultés sans nombre que l’on rencontre à guider, pendant des centaines de lieues à travers des forêts vierges et des plaines arides et sablonneuses, des novillos et des taureaux indomptés, de les défendre contre les bêtes fauves qui les suivent à la piste et les happent jusque sous vos yeux si vous n’y prenez garde, et comme le lion rugissant de l’Évangile, errant sans cesse autour du troupeau en quête d’une proie à dévorer. D’autres fois c’est contre la folie furieuse, ou estampide, causé par le manque d’eau et la réverbération du soleil qu’il faut défendre les bestiaux pris soudain de vertige, courant à l’aventure dans tous les sens, bramant, mugissant et frappant de leurs cornes ceux qui les veulent ramener.

Il fallait être un homme désespéré comme don Luis ou un philosophe insouciant comme don Cornelio, pour ne pas avoir reculé devant tous les périls et toutes les difficultés d’un métier si hasardeux ; car dans les éventualités que nous avons énumérées, nous n’avons pas parlé des temporales ou tempêtes qui, en quelques minutes, bouleversent le sol, creusent des lacs et font surgir des montagnes là où la plaine était unie et la route ouverte, ni des Indios bravos ou Indiens nomades qui guettent les caravanes, volent les marchandises et massacrent les conducteurs ou marchands.

Valentin se creusait vainement la tête pour comprendre comment son ami, qu’il avait connu si efféminé et si faible, avait pu se résoudre à adopter un tel genre de vie.

Mais son étonnement devint presque de l’admiration lors qu’il le vit à l’œuvre et qu’alors il reconnut la complète métamorphose qui s’était opérée en lui au physique comme au moral, l’énergie froide et indomptable qui avait remplacé la nonchalante faiblesse du gentilhomme et l’irrésolution première de son caractère.

Il l’étudia ainsi silencieusement pendant tout le temps qu’il employa à mettre de l’ordre dans le troupeau et à tout organiser pour la traite de la journée.

— Oh ! fit-il à part lui, cette organisation d’élite s’est épurée par le malheur : il reste au fond de ce cœur à demi brisé quelques nobles fibres que je saurai faire vibrer lorsque l’heure sera venue.

Et pour la première fois depuis bien des jours, un sentiment de joie intime fit tressaillir doucement le chercheur de pistes.

  1. Voir le Grand chef des Aucas, 1 vol. in-12. Amyot, éditeur
  2. Voir la Grande Flibuste. 1 vol. in-12. Amyot, éditeur.