La Fermière (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 65-67).
LA FERMIÈRE


 
Dans son enclos ceint de hauts murs
Où pousse au long des prés l’armoise ou la jonquille,
Elle accepte son sort parmi les hommes durs,
La fermière à l’âme tranquille.

Lésine, orgueil, ruse, fureur,
Haine sournoise, ardeur brusque, rage funeste,
N’ont eu raison de sa constante bonne humeur
Ni du beau calme de son geste.

 
D’un seul mot clair et familier
Elle apaise l’envie et l’âpre violence ;
S’il faut dompter ceux-là qui ne veulent plier,
Rien n’est plus fort que son silence.

Elle peine de l’aube au soir,
Distribuant à tous ses paroles égales,
Et l’humble ouvrier trouve une place où s’asseoir
Autour de sa table frugale.

Ses cheveux, aux bandeaux vermeils,
Dorent tout son visage au jour de la croisée,
L’ombre est vaste qui suit aux champs, dans le soleil,
Sa grande marche balancée.

Ses pas sont lourds, mais confiants
Comme s’ils s’appuyaient sur le cœur de la terre.
Tout l’aime : le vent sain et l’air vivifiant,
Et le sol âpre et volontaire.

 
Elle a le vieux respect du grain
Et le serre en ses doigts, et sur son dos le charge ;
Avant que le couteau ne divise le pain,
Sa main y trace une croix large.

Ceux qui parlent des gens d’ici,
Entre eux, le soir, fumant leur pipe à la chandelle,
Avec des yeux sournois et des mots sans merci,
Changent de ton en parlant d’elle.

On l’aime et pourtant on la craint ;
Mais cette crainte même exalte et réconforte :
Car, bonne hôtesse, elle ouvre à ceux qui vont en vain
Frapper au seuil des autres portes.

Si bien qu’un vagabond dément
Qui voit, dit-on, bien au delà de la lumière,
Lui a prédit un long et bel enterrement
Quand elle ira dormir en bière.