Dialogue rustique « Marianne » (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 54-64).
DIALOGUE RUSTIQUE


 
MARIANNE

Je fus à toi depuis que je te vis là-haut
À coups égaux
Couper des branches près du ciel ;
Quand ceux d’en bas faisaient appel
À ta prudence,
Tu t’élançais plus haut encor

Et ta hache frappait plus fort
Et répandait comme en cadence
Là mort ;
Le vent te balançait par-dessus les dangers
Et je craignais pour toi, pourtant j’aimais l’audace
De tes gestes puissants dans le vent et l’espace !
Et quand, le soir, tu descendais prompt et léger,
Tu te cueillais au pied des troncs, parmi les souches,
Une fleur d’or
Pour en orner ta bouche.


PIERRE

J’étais bien jeune alors.


MARIANNE

Tu l’es toujours quand tu veux l’être,



PIERRE

Non pas ; mais jeune ou vieux je veux rester le maître,
Depuis bientôt dix ans
Que nous vivons, en vrais époux, de notre champ,
Nulle minute
Ne fut encor vouée aux cris et aux disputes
Qu’on prodigue dans les hameaux.
Certes, je ne m’en vante guère,
Et chacun porte ou cache un vieux lot de misères
Dans ses poches ou sur son dos.


MARIANNE

Je fais ce que je puis et même le dimanche
Je soigne jusqu’au soir ma chèvre et mon bétail ;
C’est à peine si l’on m’assiste en mon travail :
La litière est curée et les croupes sont blanches
Et chaque bête est abondante en lait.



PIERRE

Que tu fasses ce que tu fais
Plus strictement qu’une autre femme,
Je le constate et le proclame.
Pourtant, si notre jeune et complaisant voisin
Te donnait moins souvent son brusque coup de main,
Je serais plus encor content de notre étable.


MARIANNE

Ton cœur serait-il donc à tel point irritable
Qu’il prît ombrage et peur de l’aide d’un enfant ?


PIERRE

Si j’en parle, c’est pour en rire
Et voir comme aussitôt ton amour se défend.



MARIANNE

On ment si aisément quand on n’a rien à dire.


PIERRE

Je veux que notre bien soit le bien de nous seuls,
Que notre seul apport lui soit richesse et force :
Ainsi pensaient, dûment, mon père et ton aïeul
En leur âme têtue, ombrageuse et retorse.


MARIANNE

Un simple enfant, dont l’aide est un secours léger !…


PIERRE

N’importe ! Il est pour moi l’intrus et l’étranger.
Et puis, ne sais-tu pas que mon oreille est fine,

Que ce qu’on n’entend pas
Elle le sait et le devine :
Mes pas ont beau marcher vers mon travail là-bas,
J’écoute ici, en ma maison, un autre pas
Aller avec le tien du fournil à l’étable.
Quelqu’un s’assied chez moi, sur ma chaise, à ma table,
Parle de mon bétail et s’abreuve à mon broc :
Sa place est chaude encore au moment où j’arrive
Et quand je me rassieds lui peut-être s’esquive
Par le chemin couvert qui contourne mon clos.


MARIANNE

Jaloux !


PIERRE

Si je l’étais, je viendrais te surprendre
Sous le hangar, l’après-midi, soudainement,
Quand mon frère t’a vue embrasser ton amant.



MARIANNE

Tels yeux voient un feu rouge où ne dort qu’une cendre
Et des enlacements où n’existent que jeux.


PIERRE

Alors pourquoi, dans la grange, juste au milieu
La paille plate est-elle au ras du sol jetée ?


MARIANNE

Ami, c’est que la chatte y mit bas sa portée.


PIERRE

Alors pourquoi voit-on, dans le chemin d’en bas,
L’empreinte de tes pas, si proche d’autres pas
Que vos deux corps ont dû s’y toucher et s’étreindre ?



MARIANNE

C’est que mes pieds et mes genoux avaient à craindre
Les morsures d’un chien dont l’aboi me frôlait.


PIERRE

Alors pourquoi, quand je m’en fus au bois retrait,
Ai-je trouvé, comme au hasard, près des fontaines,
Dans le gazon meurtri cette boucle châtaine
Qui certe appartenait à tes cheveux défaits ?


MARIANNE

C’est que je peigne au bord de l’eau ma chevelure
Depuis que mon miroir en tes mains s’est brisé.



PIERRE

Ô femme dont l’astuce est plus fine et plus dure
Que les éclats pointus d’un caillou fracassé !


MARIANNE

Je te dis vrai, tu peux me croire,
Et si tu veux fouiller et la huche et l’armoire
Tu n’y trouveras rien
Qui ne soit tien ou ne soit mien.
Et puis voici mes yeux : regarde ;
Craignent-ils plus tes faux soupçons
Que le seuil de notre maison
Craint l’ombre qui s’y attarde ?
Nous nous entendons bien ; pourquoi troubler l’accord
Qui malgré toi demeurera tenace et fort
Lorsque tu comprendras quelle fut ta folie ?



PIERRE

Comme tu sais adroitement sucrer la lie
Du vin que je dois boire et bois à tes côtés.
Pourtant, si, par hasard ou par male aventure,
J’allais au bois et abattais un soir d’été
Celui qui, grâce à toi, me fut rage et torture ?


MARIANNE

J’en pleurerais.


PIERRE

Et si j’oublie, et si l’ardeur et si la fièvre
Et si ma lâcheté redemandaient tes lèvres ?



MARIANNE

Je chanterais ;
Vois-tu, tu n’as jamais cessé un instant d’être
L’homme que mes deux yeux ont vu, là-haut,
À coups égaux
Écimer près du ciel les chênes et les hêtres,
Celui que menaçaient le vent et le danger
Mais qui, toujours prompt et léger,
Descendait sur le sol cueillir parmi les souches,
Pour en orner sa bouche,
Une fleur d’or.