Tresse & Stock (p. 73-79).


VII



La ferme était en pleine activité. Chaque jour, Mme Goron s’y rendait et sa surveillance active empêchait le coulage qui, d’après elle, avait été la cause de la gêne de Rouland.

Cyrille n’avait rien changé à son genre de vie. Il profitait maintenant de ce que sa femme, levée dès le petit jour, n’était plus là, pour faire la grasse matinée. Il engraissait à vue d’œil, ce qui faisait dire à sa femme :

— Ah ! si les cochons gonflaient comme toi, ça irait bien !

Quand il s’était levé, vers les huit heures, il allait se promener sur la berge, puis rentrait manger une bouchée. Ensuite il jardinait toute l’après-midi, avec des poses de sommeil lourd, sous la petite tonnelle, pleine de fraîcheur, où soufflait, embaumé par les clématites, le vent venant de la Seine.

Le soir, à la nuit tombante, il retournait sur la berge, à l’endroit où sa femme débarquait avec le père Sandré, enchanté de cet appoint régulier.

On avait traité le passage à forfait pour cinq sous par jour.

Et les semaines passaient avec monotonie. Mme Goron ne parlait plus de la ferme. Pour ce que Cyrille semblait s’y intéresser, était-ce bien utile ? Elle avait assez de souffrir sans en rien dire, car elle voyait, se l’avouant à peine, que le moment approchait de payer au prêteur de Caudebec l’intérêt des hypothèques.

Tous comptes faits, avec la vente des bœufs gras, des produits qui, régulièrement partaient au marché, on pourrait à peine recueillir une somme suffisante pour acheter des bœufs maigres et de nouveaux élèves, après avoir prélevé les impositions, les gages des domestiques. Et puis, cet intérêt était d’un taux trop élevé !

Et Mme Goron avait trouvé le moyen de tout arranger. Maintenant qu’elle faisait valoir la ferme, il n’y avait plus raison pour habiter la maison de Jumièges. Pourquoi ne la vendrait-elle pas ? Elle économisait ainsi de nombreux frais et remboursait avec l’argent de la vente la moitié au moins des hypothèques.

Cyrille, lorsqu’elle lui en parla, fit la grimace.

C’était dans sa vie un profond dérangement. Et puis, il se plaisait tant à Jumièges ! Mais devant la nécessité il n’y avait pas à hésiter un seul instant. Alors une terreur le prit : comment passer l’eau ?

Ah ! cette fois, par exemple, c’était trop bête ! Mme Goron s’emportait. Comment, depuis plus d’un an, chaque jour, elle traversait la Seine, sur le bac du père Sandré, matin et soir, lui était-il arrivé le moindre accident ? Il fallait se raisonner, enfin. Cyrille n’était plus un gamin ! Puis il refusait énergiquement :

— Ah ! j’passerai pas ! j’passerai pas ! Et, avec un entêtement féroce, il répétait cette phrase :

— Qui que tu veux ? c’est plus fort que moi !

Une lettre de Rouen, arrivée le matin, annonçait qu’un des petits-enfants était malade. Il fut décidé que Cyrille irait le voir à Rouen, il pourrait traverser la Seine sur un pont et revenir à la ferme.

Mais, quel détour ! Faire des lieues et des lieues, dépenser un argent fou, quand c’était si facile de monter sur un bateau, plat comme une voiture !

La maison de Jumièges fut mise en vente. Et, malgré que dans le pays Mme Goron eût pris soin d’expliquer que, maintenant, la maison leur était inutile, que c’était pour cela qu’ils s’en débarrassaient, on ne la crut point.

Le bruit courait que Mme Goron avait eu une mauvaise idée, que Cyrille ne tarderait pas à être ruiné. Il fallait qu’ils fussent bien bas pour se défaire d’une maison que leurs parents avaient pris tant de soins à bâtir, et si coquette et si pleine de commodités !

Les Rouland étaient de braves gens et Mme Goron serait punie quand elle aurait à se repentir d’avoir été si dure avec eux ! Quant à Cyrille, il était vraiment trop bête de laisser sa femme le mener ainsi par le bout du nez.

Le père Sandré, ennuyé d’avoir perdu une bonne cliente, ne lui donnait pas raison, non plus.

En transportant sur son bac les meubles de la maison de Jumièges, il disait à Mme Goron :

— Enfin, on se reverra, j’espère bien ! Faudra-t-y aller vous chercher, le dimanche, pour que vous veniez à la messe ?

Mais non, c’était fini. Mme Goron irait à la messe à une autre paroisse, du côté de sa ferme, car Cyrille ne pourrait pas aller d’un côté, elle de l’autre.

Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle souffrirait trop de revenir à Jumièges, où elle voyait qu’on se rendait compte de sa situation.