Tresse & Stock (p. 60-72).


VI



Il ne fallait pas se plaindre, décidément. — On pouvait espérer mieux, certes, mais il y avait eu tant de bêtes remmenées du marché qu’il fallait s’estimer heureux d’avoir vendu les douze bœufs quatre cents francs pièce, l’un dans l’autre. Mme Goron avait compté sur cinquante pistoles, mais comme son mari ne s’attendait pas à plus de dix écus par tête, la moyenne était bonne. Tout allait pour le mieux. Il fallait maintenant racheter des bêtes maigres, et l’année d’après, on pouvait s’attendre à des bénéfices qui permettraient de rembourser l’hypothèque prise sur la ferme.

Ainsi pensaient les époux Goron. Mais pour le moment il fallait s’occuper de ramasser les pommes. Pas un moment à perdre, si on ne voulait pas voir pourrir celles qui, tombées au pied des arbres, par la cause de grands vents, ne seraient plus bonnes qu’à faire de l’eau-de-vie.

Or, Mme Goron était d’avis de ne point brasser ni bouillir, ce sont des frais à n’en plus finir. Mieux valait vendre les pommes à un fabricant de cidre de Rouen. Ce qui fut fait. Tous frais défalqués, huit cents francs entraient dans le tiroir des époux Goron.

— Hein ? Quand je te disais que cela rapportait plus que d’avoir des fermiers ?

Cyrille n’osait pas faire remarquer que ces huit cents francs étaient le seul argent que rapportait la ferme, puisque le foin servirait à la nourriture, pendant l’hiver, des bœufs maigres que l’on achèterait avec l’argent rentré de la vente des bœufs gras.

Il craignait que sa femme, grisée par un semblant de succès, en vînt à tout engager d’un coup dans cette opération. Ce qui eut lieu.

— Pourquoi, lui dit-elle, au lieu de douze bœufs, n’en aurions-nous pas vingt ? Il y a bien assez d’herbe pour les nourrir, et, sans dérangement, ce serait le double, presque de bénéfice.

Les vingt bœufs furent achetés.

À la maison, la vie devenait monotone. À chaque repas, Mme Goron parlait de sa ferme, toujours et à propos de tout. C’étaient de longues inquiétudes pour l’état maladif d’un des bœufs, pour la chute d’un pommier abattu par un coup de vent. Et, comme il ne fallait pas songer à contracter un nouvel emprunt sur hypothèque, on vivait sur les huit cents francs qu’avait rapportés la vente des pommes. Cette somme touchant à sa fin, Mme Goron se privait des petites douceurs qu’elle aimait autrefois à se payer. Plus de café après le dîner. Elle avait prétendu que cette boisson l’empêchait de dormir.

Cyrille devenait triste. Mme Goron s’en apercevait, et, quoique toujours confiante en la réussite de son entreprise, comprenait que, pour tirer de la ferme tout le parti possible, il ne suffisait pas d’y élever des bœufs et d’en récolter les pommes et le foin. Combien d’argent elle y aurait pu gagner si elle y passait tout son temps, au lieu d’y faire des visites inutiles ! Elle ne pouvait, en l’état actuel, ni avoir une basse-cour, ni soigner les arbres fruitiers. En y tenant la main, quelle jolie laiterie elle pouvait avoir !

C’était trop difficile pour songer un seul instant à cela, car, on est rentier ou on ne l’est pas, et Cyrille, déjà très ennuyé de voir sa femme se donner tant de mal à aller visiter les bœufs, ne voudrait certes pas la laisser travailler à son âge. Ils avaient eu assez de mal, autrefois, dans la petite boutique de la rue Jeanne-d’Arc, pour avoir le droit de se reposer maintenant. Cependant, avec les souvenirs de son enfance, un immense amour pour la terre s’emparait d’elle. Elle s’ennuyait, au temps où les fermiers apportaient régulièrement l’argent du terme. Maintenant qu’elle avait en tête une préoccupation constante, les journées lui semblaient moins longues, et puis, c’était l’inconnu. Elle songeait à des bénéfices illimités à tirer de cette ferme, qu’elle dirigerait avec un soin et une âpreté de paysanne de race.

Mais il n’y fallait pas songer. Cyrille, paresseux au fond, ne voudrait pas changer son genre de vie. Pourvu qu’à l’heure coutumière il eût son assiette de soupe et sa bouteille de cidre, c’est tout ce qu’il demanderait.

Alors, toutes ses conversations furent dirigées vers ce but : arriver à passer l’eau et habiter la ferme. D’ailleurs, si son mari ne voulait pas, elle irait seule, avec un domestique et la femme de ménage. Cyrille resterait à la maison de Jumièges, où elle irait le rejoindre tous les soirs.

L’occasion se présenta d’en parler ; malheureusement, avec chance de succès. Un matin, Mme Goron s’aperçut en entrant à la ferme que deux bœufs avaient une singulière mine :

« Bien sûr, ils étaient malades, ces pauvres malheureux. Mais, comment cela se faisait-il ? Si bien portants, trois jours avant ! »

Le vétérinaire appelé dit qu’il n’y avait rien à faire, que c’était très grave, qu’une épizootie sévissait dans le Calvados et qu’il n’y avait rien d’étonnant si on s’apercevait que cela gagnait du terrain. On isola les malades ; mais, malgré cette précaution, le typhus attaqua tout le troupeau.

C’était bien curieux tout de même, les bestiaux du voisin n’avaient rien.

Et racontant à son mari ce qui se passait, Mme Goron dit :

— Tu sais, j’apprendrais que les Rouland ont jeté du mal-fait, je ne m’en étonnerais pas.

Mais Cyrille souriait, ne croyant pas au mauvais surnaturel. C’étaient des contes de bonne femme.

La situation était grave, cependant ; chaque matin, Mme Goron avait des angoisses en allant à la ferme où elle s’attendait à voir tout le troupeau couché sur le flanc. Quatre bœufs étaient morts. Une perte d’au moins cent cinquante pistoles, car c’étaient les plus forts et ceux qui s’engraissaient le mieux.

— Tout ça ne serait pas arrivé, dit Mme Goron à son mari, si on était tout le temps sur place ; mais c’est bien désolant tout de même de penser qu’en s’y prenant au commencement on aurait pu les soigner.

— Quoi qu’tu veux, répondait philosophiquement Cyrille, c’est comme ça !

Bien qu’ennuyé de cette perte d’argent, il pensait que cette mésaventure rabattrait un peu l’orgueil de sa femme, insupportable tant qu’elle avait triomphé. Il n’avait jamais été très partisan de l’élevage des bœufs. Ah ! qu’il regrettait de n’avoir pas fait de concessions à Rouland.

La petite diminution demandée par le fermier les aurait peu gênés. Au lieu de cela, des hypothèques étaient mises sur la ferme. Il faudrait les rembourser, un jour ou l’autre ; les intérêts couraient et il ne pourrait même point les payer à la date fixée si les bœufs ne se vendaient pas bien. Et puis, vivre, par là-dessus. C’est que sa femme restreignait les dépenses du ménage ! Elle n’achetait plus de rôti, le dimanche, et lui reprochait le cidre qu’il buvait !

Mme Goron, voyant que ce n’était pas Cyrille qui, le premier, lui parlerait de la ferme, aborda carrément la question.

— Ça ne va pas comme je voudrais, lui dit-elle, un soir, en rentrant. Je suis désolée de tout ce que j’ai vu de perdu là-bas.

Et elle raconta ses projets. Prendre un valet de ferme et faire valoir la propriété. Elle traverserait tous les matins la Seine et reviendrait tous les soirs. Et elle disait les avantages à tirer de l’élevage des poules, des cochons, de la récolte des légumes et des fruits. Elle ferait tailler les haies d’où l’on retirerait d’excellents fagots ; les pommiers morts seraient abattus, on les scierait. Tout cela ne pouvait être fait que si on était là constamment, avec une surveillance active.

Et, pendant qu’elle parlait, ses yeux cherchaient à deviner sur la face alourdie de Cyrille l’impression produite.

— Oui, dit-il, enfin, mais ça va être des frais. Il va falloir acheter tous les ustensiles de la laiterie et tout le reste, un cheval.

Elle l’interrompit :

— Un cheval ? on s’en passera, on louera pour la journée celui des voisins quand on en aura besoin.

Elle avait bien l’intention d’en acheter un, ainsi qu’une voiture pour aller au marché, mais l’avouer, ç’aurait été effrayer Cyrille.

— Mais, dit celui-ci, et la cuisine ? Faudra bien que tu fasses manger ces gens-là, et puis toi…

Elle avait réponse à tout. Elle emporterait le nécessaire de la batterie de Jumièges. En laissant un déjeuner froid pour Cyrille, tous les matins, et revenant en temps pour lui préparer son dîner, c’était facile à faire. Il n’en souffrirait pas.

La literie pour le domestique ? N’avait-elle pas un lit au grenier, où ne couchait pas la femme de ménage, qui préférait aller toutes les nuits chez sa mère malade pour la soigner. Le lit était assez bon pour le domestique, qui n’était pas un prince.

Cyrille se dit peut-être qu’il serait encore plus débarrassé de la présence de sa femme qui devenait hargneuse et le maltraitait presque, lui reprochant son insouciance et son laisser aller.

Il accepta en disant :

— Ah ! mais, fais comme tu voudras !

D’ailleurs la dépense à faire pour acheter les jeunes volailles et le cochon n’était pas grosse. Quant aux trois vaches que voulait Mme Goron, on les trouverait à échanger contre deux des bœufs du troupeau.