La Femme pauvre/Partie 2/13

G. Crès (p. 299-303).
Deuxième partie


XIII



Il fallut croupir six mois. Il y eut d’abord le printemps qui rajeunit et dilata la pestilence, puis l’été qui la fit bouillir et l’exalta. Une végétation pisseuse, galeuse, hypocondriaque et vindicative se déclara dans le jardin, où coururent des légions d’insectes noirs. Des fleurs, autrefois semées par des mains réfractaires à toute bénédiction valable et qui eussent détérioré le flair d’un dogue, balancèrent sur l’étroit sentier leurs cassolettes habitées par des pucerons effrayants.

Ensuite, comme si tout cela n’était pas assez, une maison colossale, babélique, se dressa tout à coup dans le voisinage immédiat. Une armée de maçons qui ne connaissaient pas le Saint Jour secoua le plâtre sur ce paysage qu’il eût été si louable de désinfecter.

Pendant les deux derniers mois, quatre-vingts fenêtres en construction, percées dans des murs impies dont le pauvre lambeau de ciel était offusqué de plus en plus, tamisèrent obstinément l’asphyxie et le désespoir. La chaux en poussière envahit les meubles, les vêtements, le linge, poudra les têtes et les mains, brûla les yeux. On en mangea et on en but. Vainement on essayait de se calfeutrer, quand on se croyait assez forts pour affronter, un instant, la fermentation impétueuse de l’intérieur. Le dentifrice implacable se glissait par toutes les fentes, comme les cendres fameuses qui ont étouffé Pompei, et s’épandait invinciblement par les chambres closes.

La chaleur, qui fut excessive cette année-là, fit paraître les nuits encore plus atroces que les jours. On vit alors galoper partout des punaises à frimas, des punaises blanchâtres et amidonnées qui réalisèrent le dernier degré de la dégoûtation et de l’horreur.

Nul remède à toutes ces choses, nulle plainte à essayer, nulle réclamation à entreprendre. C’était bien connu. Les héros qui font bâtir sont peut-être encore plus adorables que les demi-dieux qui ont déjà bâti, et l’indigent est une négligeable crotte entre l’une et l’autre majesté. Le Deutéronome des goujats vainqueurs, le Code civil et carnassier que Napoléon promulgua, ne daigne pas remarquer seulement son existence, et cela répond à tout.

Léopold et Clotilde prenaient la fuite aussi souvent qu’ils pouvaient. Ils allaient dans les églises qui sont, aujourd’hui, les seules cavernes où les fauves au cœur saignant se puissent réfugier encore. Ils se promenaient dans la paix sublime des cimetières, s’agenouillant, çà et là, sur les tombes en ruine des plus vieux morts, dont quelques-uns, sans aucun doute, avaient autrefois crucifié leurs frères. Puis, pour retarder autant qu’il était en eux l’exécrable instant du retour, ils s’asseyaient devant un café et regardaient passer les fantômes.

Plus rarement, lorsqu’un peu d’argent tombait sur eux, ils se ruaient à la campagne, lisant ou causant, une journée entière, dans les coins les plus écartés des bois. Mais il fallait reprendre bientôt la puanteur, la suffocation, l’insomnie, l’épouvante, le vomissement, le chagrin noir au fond d’un puits noir, et leurs âmes vêtues de patience dérivaient dans l’ombre…

Souvent seule à la maison, Clotilde songeait à son enfant sous la terre. De tout son courage, elle tâchait habituellement d’écarter l’image précise, l’image terrible, mais l’obsession était la plus forte.

C’était d’abord un point, rien qu’un point au bord du cœur, qui lui coupait brusquement la respiration. Un peu après, son aiguille s’échappait de ses doigts, sa jolie tête se renversait en arrière dans un mouvement d’agonie, ses mains se crispaient, se contracturaient au-dessus de son visage. — Fiat voluntas tua ! gémissait-elle, et sa détresse était infinie.

Si elle faisait assez de pitié à Celui qui regarde tourner les mondes pour qu’un flot de larmes vînt la secourir et que le supplice diminuât, elle en demeurait étourdie, somnolente, hallucinée.

— Ne va pas dans ce coin noir, mon enfant mignon ! — Ne touche pas à ce grand couteau qui pourrait percer ton petit cœur ! — Prends garde aux méchants hommes qui t’emporteraient ! — Viens dormir sur mes genoux, mon amour malade !

Prononçait-elle vraiment ces mots, où reparaissait la trace des anciens tourments ? Elle n’eût pu le dire, mais ils frappaient son oreille comme des sons que sa bouche aurait proférés, et le souvenir de cet être mort à onze mois se confondait tellement dans son esprit, avec l’idée lustrale de la Pauvreté, qu’elle le revoyait auprès d’elle, âgé de cinq ans… On ne sait pas ce que les âmes peuvent souffrir.

Aux très vieux temps, il était recommandé, dans les affres de la torture, d’invoquer le Bon Larron, et de rester immobile, de ne pas bouger, de ne pas remuer les lèvres, quelle que fût l’angoisse. Mais cela, ô Dieu ! c’est le secret de vos Martyrs, c’est la méthode sainte qui n’est pas facile aux chrétiens privés de miracles. Le partage de la multitude n’est-il pas d’expirer de soif au bord de vos fleuves !…

Enfin, on put quitter l’endroit effroyable, la cité gravéolente et moisie où, d’ailleurs, venait de s’abattre, attirée par l’odeur de mort, une congrégation de prostituées dont le propriétaire avait été ébloui. C’était le comble, et l’épreuve devenait impossible par son excès même.

Un recouvrement inespéré permit tout juste à ces orphelins de leur propre enfant de s’installer hors de Paris, dans un très humble pavillon de Parc-la-Vallière et d’y respirer en paix quelques jours.