La Femme pauvre/Partie 2/12

G. Crès (p. 293-299).
Deuxième partie


XII



Léopold et Clotilde avaient été heureux trois ans. Trois ans ! Il fallait payer cela et ils virent bientôt que la mort de leur enfant ne suffisait pas. Songeant que leur part de joie dans le triste monde avait bien pu représenter les délices de dix mille hommes, ils se demandèrent si n’importe quoi suffirait jamais.

Il y avait d’abord ce logis odieux, ce cabanon de pestilence et d’effroi qu’ils ne pouvaient fuir sur-le-champ, où la misère les condamnait à l’atrocité inexprimable d’un deuil puant.

Qu’on se représente l’horreur démoniaque de ceci. Au moment où les croque-morts allaient le coucher dans sa bière, Clotilde avait voulu baiser une dernière fois son petit Lazare que ne ressusciteraient les larmes d’aucun Dieu, et l’infâme vapeur qui l’avait tué, rôdant alors autour de ce front charmant, avait failli la suffoquer.

Pourquoi cette souffrance hideuse ? Pourquoi cette affliction de réprouvés ? ô Seigneur ! On ne refusait pas de souffrir, mais souffrir précisément comme cela ! Était-ce possible ?

L’inexplicable fétidité parut devenir plus dense, plus lourde, plus tenace, plus lente. Ils la trouvèrent à la fois partout. Elle imprégnait leurs vêtements et courait avec eux dans Paris, sans que pluie ou gel pût la dissiper. Ils en vinrent à supposer un cadavre caché dans quelque épaisseur de maçonnerie, conjecture que rendait singulièrement plausible le caractère spécial des visions ou des cauchemars qui ne cessaient de harceler Clotilde, aussi bien dans sa veille que dans son sommeil. C’était à croire qu’un crime avait dû se consommer là et qu’en cherchant bien, on en trouverait des traces.

Léopold écrivit au propriétaire une lettre véhémente qui n’eut d’autre pouvoir que de faire apparaître la plus répugnante figure de basse fripouille.

C’était un marchand d’habits décrochés, un lessiveur de vieux pantalons, un mastoc frotté de pommade qui pouvait passer pour avoir été construit avec des quartiers de viande juive et des rognures volées à quelque fondoir, monstrueusement surcollés à une carcasse de souteneur parisien. Une énorme pipe de maquignon cossu et batifolard, toujours fumante à sa gueule, et toute une bijouterie contrôlée sur les boulevards extérieurs, complétaient sa physionomie.

Le drôle trouva Clotilde seule, salua d’un tout petit geste protecteur, sans se découvrir ni retirer son brûlot, frotta sur le parquet ses bottes boueuses, fit quelques pas dans les chambres, lâcha de la fumée et de la salive, eut le clin d’yeux entendu et le réticent sourire d’un geôlier malin à qui on n’en donne pas à garder, enfin coupa court aux doléances que la pauvre femme, figée de dégoût, essayait de pousser dans le vestibule de son attention, déclarant d’un ton péremptoire qu’aucun locataire jusqu’alors ne s’était plaint du tabernacle, qu’on avait eu, d’ailleurs, tout le loisir de l’examiner avant la signature de l’engagement et que, pour lui, quelle que fût sa bonne volonté, il ne voyait rien à faire.

Quelques jours après, sur la menace d’une enquête administrative, il daigna expédier son architecte, personnage avantageux et bien affilé qui trancha instantanément toutes les questions et conclut dans le sens de son envoyeur.

Une démarche à la Salubrité publique, où sa patience fut exercée par une vingtaine de culs-de-plomb à moutarde répartis dans des bureaux inaccessibles, apprit du moins à Léopold qu’il n’y avait rien à espérer de cette administration. Il fallait écrire au préfet de la Seine sur une feuille de papier timbré, exposer clairement et respectueusement le grief à ce haut seigneur, puis attendre, la paix dans l’âme, — en payant régulièrement les termes de loyer, — qu’on voulût bien donner une suite quelconque au placet, dans un nombre indéterminé de mois.

Les empoisonnés s’adressèrent au commissaire de police, sans obtenir plus de réconfort. Le délégué affirma que l’odeur de cadavre était une illusion. Peut-être, en effet n’existait-elle pas ce jour-là. Peut-être aussi le miasme infernal ondulait-il cauteleusement autour de ce visiteur, sans impressionner son appareil olfactif, ainsi qu’on l’avait observé diverses fois. Au total rien à faire, comme l’avait dit l’aimable propriétaire, absolument rien, surtout pour des pauvres. La société est extra-fine et la propriété immobilière admirablement gardée.

Une vérité incontestable, c’est que le chrétien, le vrai chrétien pauvre, est le plus désarmé de tous les êtres. N’ayant pas le droit ni la volonté de sacrifier aux idoles, que peut-il faire ? Si son âme est haute et forte, les autres chrétiens, vautrés devant tous les simulacres, se détournent de lui en criant d’horreur. Les divinités infâmes le regardent avec leurs faces de bronze et les renégats humiliés par sa constance demandent qu’on le livre aux bêtes. S’il tend la main pour implorer une aumône, cette main plonge dans une fournaise…

Léopold tombé de son art ne put éviter le cloaque au milieu duquel sa chute le précipitait. On l’y enfonça le plus possible. Comme il tentait de se mettre à genoux pour mieux souffrir, d’anciens amis piétinèrent, tassèrent l’ordure au-dessus de lui, et on fit passer là des chars de triomphe où s’étalaient le maquerellage et le putanat. Ensuite on l’accusa de paresse, de scatologie,… d’ingratitude.

Il expérimenta cette loi, toujours invraisemblable et toujours promulguée, qu’un artiste est invariablement exécré au prorata de sa grandeur et que si, la meute féroce venant à le pourchasser, sa vigueur s’épuise, il ne trouvera pas même un garçon de charrue assez généreux pour ne pas lui jeter son coutre à travers les jambes. La Fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel.

Combien de métiers n’essaya-t-il pas, l’infortuné dans l’âme de qui vacillaient encore tous les luminaires du Moyen Âge ! Les Invisibles qui versent à boire aux agonisants qu’on abandonne en furent témoins.

Il sut alors, exactement, ce qu’avait pu être la célèbre tribulation de Marchenoir, dont la vie entière s’était passée à ramer sur ce banc de galériens et qui allait mourir, l’un des plus hauts écrivains du siècle, sans avoir obtenu ni sollicité de ses contemporains les plus intrépides le cordial hospitalier d’un doigt de justice.

L’enlumineur lui avait dû quelques-unes de ses meilleures inspirations. Il lui devait surtout, en grande partie, d’être devenu un chrétien profond, et parce qu’il tâchait de voir en plein la Face de Dieu, il désira d’être configuré aux souffrances de ce supplicié.

De son côté, Clotilde avait trouvé d’homicides coutures chiennement payées et on subsistait ainsi, l’un par l’autre, sans lendemain, de façon très-rigoureuse.

« Les renards ont leurs tanières », dit la Parole. Le plus bas degré de la misère est, assurément, de n’avoir pas ce qui peut s’appeler un domicile. Quand le poids du jour a été écrasant, quand l’esprit et les membres n’en peuvent plus, et qu’à force de souffrir on a entrevu l’abomination réelle de ce monde qui est le spectacle des Séraphins épouvantés, — quel rafraîchissement de se retirer en un lieu quelconque où on est vraiment chez soi, vraiment seul, vraiment séparé, où on peut décoller le masque exigé par l’indifférence universelle, et fermer sa porte, et prendre sa douleur par la main, et la presser longuement sur sa poitrine, à l’abri des douces murailles qui cachent les pleurs ! Cette consolation des plus pauvres était refusée aux deux misérables.

— Chère amie, dit un soir Léopold à sa femme, qui n’avait pu retenir une crise de sanglots, je crois lire dans ta pensée. Ne me dis pas non. Quelques-unes de tes paroles m’ont averti depuis longtemps. Tu te reproches d’être funeste à ceux qui t’aiment, n’est-il pas vrai ? Je ne sais si une telle crainte est permise à une chrétienne qui mange tous les jours le Corps de son Juge. En vérité, je ne le sais pas et peut-être les plus forts ne le savent-ils pas davantage. Mais je veux, un instant, la supposer légitime. Te voilà donc terrible. Ta présence attire les bourdons de la mort, le bruit de tes pas éveille le malheur, ta voix douce encourage la coalition de l’aspic et du basilic. À cause de toi, on est massacré, on devient aveugle, on meurt de chagrin, on est captif dans les lieux infects… Qu’est-ce que cela prouve, sinon que ton importance est grande et ta voie très exceptionnelle ? Pourquoi ne serais-tu pas, en vertu de quelque décret préalable à ta naissance, une excitatrice de Dieu, une pauvre petite personne qui met en émoi sa justice ou sa bonté ? Il y a des êtres comme cela et l’Église en a catalogué un certain nombre sur ses Diptyques. Ils ont le pouvoir, inconnu d’eux-mêmes, de circonscrire instantanément une destinée, d’accumuler, dans la pression de leur main ou dans leur baiser, tout l’éventuel et tout le possible qui s’échelonnent le long du chemin de l’individu responsable, et de faire éclater d’un coup la floraison de cette ronce de douleur. Avant de te connaître, ma Clotilde, je croyais vivre, parce qu’il me semblait que mes passions étaient quelque chose. J’étais une brute, rien de plus. Tu m’as congestionné de vie supérieure et nos trente mois heureux ne tiendraient pas dans tout un siècle. Appelles-tu cela être funeste ? Aujourd’hui nous sommes invités à monter plus haut que le bonheur. Ne crains rien, j’ai de quoi te suivre.

Clotilde lui ferma la bouche avec ses lèvres.

— Tu as raison, sans doute, mon bien-aimé. J’ai honte d’être si peu devant toi, mais puisque tu oses prétendre que j’en ai le pouvoir, je t’emprisonne volontiers dans la vie éternelle.