La Femme pauvre/Partie 1/34

G. Crès (p. 221-226).
Première partie


XXXIV



Clotilde revint chez elle à trois heures du matin, escortée de ses amis Gacougnol, Marchenoir et Léopold, qui avaient tenu à la reconduire jusqu’à sa porte, dans ce quartier de marchands de salaisons du Pacifique et de souteneurs de la Pentapole, l’un des plus redoutables du Paris actuel.

Enivrée de cette soirée singulière, intolérable, sans doute, pour toute autre femme, où s’était affirmée, d’une manière si décisive, la prééminence de l’homme sur les animaux privés de grammaire ; habituée, d’ailleurs, à ne donner aucune attention à ce qui se passait chez la Séchoir, elle ne songea pas à s’étonner de voir qu’on veillait encore et ne voulut même pas remarquer, en traversant le vestibule pour gagner sa chambre, le chuchotement soudain de plusieurs voix dans le grand salon. Elle ne devait s’en souvenir que plus tard. Mais elle eut un vague frisson et, à peine rentrée, tira son verrou.

Vaillante comme elle était, cependant, elle ne tarda pas à se remettre complètement et à se moquer d’elle-même. Courte prière, déshabillage rapide et sommeil. Voici maintenant les fantômes qui passent devant les yeux ouverts de son âme.

Vêtue avec magnificence et beaucoup plus belle que les reines, elle se voit assise dans un lieu très-bas. Elle a froid et elle a peur, mais pour le salut du monde, il ne lui serait pas possible de remuer le bout d’un doigt. Le silence est énorme et l’obscurité, à quelques pas, est si compacte, si coagulée, si poisseuse, que le soleil s’y éteindrait.

Les pensées ou les sentiments qu’elle faisait marcher devant elle, quand elle était vive et forte, sont engloutis dans ces ténèbres.

Son puissant désir de vivre a disparu. Il lui semble que son cœur est vide, que Dieu est infiniment loin, et que son corps inerte est une petite colline triste au fond d’un immense abîme.

Sans doute que tout est détruit sur la terre. Pourtant elle n’a pas vu la Croix de Feu qui doit apparaître quand Jésus viendra dans sa gloire, pour juger vivants et morts. Elle n’a rien vu et rien entendu.

— Ai-je donc été jugée pendant mon sommeil ? songe-t-elle.

Le silence, à la fin, s’émeut et se plisse, comme une eau de plomb où s’éveilleraient des bêtes inconnues. Elle entend un bruit…

Oh ! mais si faible, si lointain, qu’on dirait d’un de ces pauvres trépassés qui n’ont presque pas la permission d’appeler à leur secours et que les vivants cruels n’écoutent jamais.

Le cœur de la pitoyable fille bat à gros coups contre les murailles de son sein, cloche sourde et muette dont le branle désespéré ne troublerait pas un atome…

Le bruit extérieur augmente. Un moment, on cogne, on vocifère, puis le silence retombe.

Or, il n’y a plus de ténèbres. Elles ont pris la fuite, comme un troupeau noir qu’une panique aurait dispersé. Clotilde voit une étendue morne et pâle, « une terre déserte, sans voie et sans eau », selon les paroles du Prophète, et le bon Gacougnol lui apparaît.

Il est mort, il a un couteau planté dans le cœur et sa poitrine est inondée de sang. Il ne marche pas, il glisse ainsi qu’une masse légère poussée par le vent. Il passe tout près d’elle, la regarde de ses yeux éteints, avec une compassion douloureuse, et lui dit :

— Vous êtes nue, ma pauvre fille ! prenez mon manteau.

Elle découvre, alors, qu’elle est entièrement nue. Mais le spectre, déjà, n’a plus de manteau à lui donner, plus de visage, plus de mains, et le geste qu’il voulut faire a suffi pour le dissiper.

Marchenoir surgit à son tour. Celui-là, du moins, paraît vivre. Mais on ne distingue pas sa figure, tant il marche courbé, et quel fardeau ! — Dieu de miséricorde ! — quel fardeau épouvantable sur ses épaules !

Ensuite, c’est fini. Personne ne passera plus. Une impénétrable forêt a jailli du sol, une de ces forêts du tropique où la foudre allume des incendies. En voilà un précisément qui éclate. Effrayant et magnifique spectacle !

Ô Jésus en agonie ! n’est-ce pas Léopold qu’elle aperçoit au centre de la fournaise, avec sa haute et dédaigneuse face ravagée par d’inconcevables tourments ? Il aura été surpris, le malheureux ! Le voilà qui lutte contre ces cascades de feu, comme il lutterait contre une armée d’hippopotames en colère. Mais sa chevelure s’est enflammée, il se croise les bras et brûle, impassible, comme un flambeau…

La dormeuse a pu, enfin, jeter un grand cri. Réveillée instantanément, elle s’élance hors de son lit, arrache d’une main ferme ses rideaux en feu, les foule sous un tapis et ouvre la fenêtre pour chasser l’odeur suffocante.

Il fallait vraiment qu’elle fût bien troublée ou bien assommée, pour avoir oublié de souffler sa bougie avant de s’endormir. Elle met ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les palpitations.

— Tu n’as pas assez prié Dieu ce soir, Desdémone ! dit-elle, se rappelant les lectures de l’atelier. Quel horrible cauchemar !

Elle se souvient, une fois de plus, de la prédiction mystérieuse du Missionnaire : Quand vous serez dans les flammes… Bien souvent, le jour, elle y pensait ; faudra-t-il, maintenant, qu’elle y pense le long des nuits !…

Mais pourquoi ce Léopold, qu’elle a vu à peine, quelque-fois, et qui est pour elle un inconnu ? Pourquoi lui est-il montré d’une manière si tragique et qui correspond si exactement à sa plus secrète préoccupation ?

Le sommeil qui charge de chaînes le corps humain a le pouvoir de restituer à l’âme, pour la durée d’un éclair, la simplicité de vision qui est le privilège de l’Innocence. C’est pour cela que les impressions d’horreur ou de joie reçues dans les songes ont une énergie dont la conscience est humiliée quand la mécanique de luxure a ressaisi son empire.

La physionomie de pirate ou de condottière de Léopold avait paru à Clotilde si surnaturelle, dans le décor de son rêve, qu’elle crut que ce personnage énigmatique lui était révélé. Elle vit en lui un de ces héros en désuétude, criblés d’ombre et de dédains par un monde ignoble, qui ne peuvent se manifester que dans quelque soudaine et inimaginable conflagration.

Et cela devint aussitôt pour elle un autre rêve si profond que tout s’y noya. L’image, terrible pourtant, de son bienfaiteur poignardé, celle de Marchenoir écrasé sous le poids d’une vie aussi lourde que les contreforts du ciel, disparurent. Faiblement, elle s’étonna de son versatile cœur qu’elle ne pouvait retenir, qui s’en allait spontanément vers un étranger.

— Allons ! je suis une sotte, s’écria-t-elle, refermant la fenêtre d’où venait un air glacial, une sotte rêveuse et une ingrate !

Elle s’agenouilla devant son lit pour une prière et se rendormit dans cette posture, en sanglotant.