La Femme pauvre/Partie 1/33

G. Crès (p. 218-221).
Première partie


XXXIII



La vigueur de cette harangue parut avoir dégoûté Bohémond de toute entreprise nouvelle sur un adversaire intraitable dont il admirait, d’ailleurs, l’intransigeance et la « catapultuosité », dénominatif monstrueux qu’il avait puisé dans le gueuloir de Flaubert, autrefois beaucoup trop connu.

— Pauvre Bohémond ! marmotta cette bonne rosse d’Apémantus, depuis qu’en un soir d’ivresse il a vendu son reflet à Catulle Mendès, pour quelques centimes, comme dans le conte allemand, il est devenu incapable de se retrouver lui-même, fût-ce à tâtons !

Les autres, que Marchenoir avait traînés par des chemins où ils n’avaient pas coutume d’aller, se récupérèrent et s’orientèrent comme ils purent. Gacougnol, très satisfait d’une si belle défense des idées qu’il croyait avoir, félicita bruyamment le grandiloque et fit circuler des boissons.

Clotilde, cependant, restait sur son appétit d’émotions intellectuelles. Il lui semblait que tout n’était pas fini. Quelque chose qu’elle n’aurait pu dire manquait à cette primitive, à cette neuve qui voulait son héros tout à fait sublime et, d’instinct, elle attendait un rais de foudre.

Aussi les pulsations de son âme se multiplièrent lorsque Druide, visiblement égaré depuis que Marchenoir avait arraché la langue à Boliémond, l’interpella en ces termes qui ne permettaient aucune évasion

— De tout ce que vous nous avez dit, Marchenoir, je ne peux et ne veux retenir qu’un mot qui me précipite, je suis forcé de l’avouer, dans un gouffre de stupéfaction. Suis-je un artiste ! avez-vous crié tout à l’heure, de l’air d’un corsaire qu’on menacerait d’enchaîner au banc d’une chiourme. Notre ami vous en a exprimé son étonnement qui n’a pas dû être médiocre. Voulez-vous me permettre une question ? Si vous n’êtes pas artiste, qu’êtes-vous donc ?

— Je suis Pèlerin du Saint Tombeau ! répondit Marchenoir de sa belle voix grave et claire qui fait ordinairement osciller les crêtes et les caroncules. Je suis cela et rien de plus. La vie n’a pas d’autre objet, et la folie des Croisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine. Antérieurement au crétinisme scientifique, les enfants savaient que le Sépulcre du Sauveur est le Centre de l’univers, le pivot et le cœur des mondes. La terre peut tourner autant qu’on voudra autour du Soleil. J’y consens, mais à condition que cet astre, qui n’est pas informé de nos lois astronomiques, poursuive tranquillement sa révolution autour de ce point imperceptible et que les milliards de systèmes qui forment la roue de la Voie lactée continuent le mouvement. Les cieux inimaginables n’ont pas d’autre emploi que de marquer la place d’une vieille pierre où Jésus a dormi trois jours.

Né, pour ma désolation indicible, dans un fantôme de siècle où cette notion rudimentaire est totalement oubliée, pouvais-je mieux faire que de ramasser le bâton des vieux voyageurs qui crurent à l’accomplissement infaillible de la Parole de Dieu ?

Il me suffit de croire avec eux que le Lieu Saint doit redevenir, au temps marqué, le Siège épiscopal et royal de cette Parole qui jugera toutes les paroles. Ainsi sera résolue l’Anxiété fameuse que les Politiciens nomment si sottement la Question d’Orient.

Alors, que voulez-vous que je vous dise ? Si l’Art est dans mon bagage, tant pis pour moi ! Il ne me reste, que l’expédient de mettre au service de la Vérité ce qui m’a été donné par le Mensonge. Ressource précaire et dangereuse, car le propre de l’Art, c’est de façonner des Dieux !

…Nous devrions être horriblement tristes, ajouta l’étrange prophète, comme se parlant à lui-même. Voici que le jour descend et que vient la nuit où personne ne travaille plus. Nous sommes très vieux et ceux qui nous suivent sont plus vieux encore. Notre décrépitude est si profonde que nous ne savons même pas que nous sommes des IDOLÂTRES.

Quand Jésus viendra, ceux d’entre nous qui « veilleront » encore, à la clarté d’une petite lampe, n’auront plus la force de se tourner vers Sa Face, tellement ils seront attentifs à interroger les Signes qui ne peuvent pas donner la Vie. Il faudra que la Lumière les frappe dans le dos et qu’ils soient jugés par derrière !…