La Femme pauvre/Partie 1/21

G. Crès (p. 140-146).
Première partie


XXI



On a vu plus haut que Gacougnol était sorti dès le matin et qu’il avait déployé pour Clotilde une activité extraordinaire.

Au retour, il trouva devant sa porte une vieille qu’il prit de loin, étant un peu myope, pour un très long prêtre desséché par d’apostoliques travaux et profondément affligé de la pestilence des cœurs.

La mère Chapuis, vêtue de noir, s’abritait, en effet, sous un immense chapeau en calèche, d’une antiquité fabuleuse, qu’elle avait dû découvrir sur des alluvions d’immondices, et se tamponnait activement les yeux avec un sordide mouchoir à carreaux qui eût été fort à sa place dans quelque rigole de faubourg.

Ce fut d’une voix agonisante qu’elle se fit connaître au peintre dont la première pensée fut de l’envoyer au diable, mais qui se ravisa en songeant à la tranquillité de Clotilde que pouvait rendre impossible cette mère ignoble.

Il se résigna donc à la faire entrer, se disant qu’une pareille ordure, après tout, ne tiendrait pas une place énorme et qu’ensuite on pourrait brûler quelque parfum.

L’ingression de la chipie fut, d’ailleurs, une belle chose qui le récompensait déjà de sa vertu. Elle parut glisser, s’appuyant au mur, comme ne pouvant plus porter son fardeau, en même temps qu’elle ouvrait une large écluse de ces gloussements singultueux qui donneraient à penser à tout l’univers que les forces d’une pauvre mère sont décidément épuisées, qu’il n’y a plus moyen du tout de soutenir une croix si pesante et que si le secours d’en haut se fait plus longtemps attendre, elle va succomber dans quelques instants.

À tout autre moment, l’énorme dégoût d’une telle présence eût été plus fort que le sentiment même du ridicule et Pélopidas aurait, à coup sûr, manqué de douceur. Mais il avait l’âme joyeuse, ayant fait exactement ce qui lui plaisait, et le caricaturiste l’emporta.

— Madame, dit-il, soyez persuadée que votre visite me plonge dans le ravissement. Par malheur, mes travaux ne me permettant pas de m’abandonner plus de cinq minutes aux délices probables de votre conversation, je vous serais infiniment obligé de vouloir bien me dire en deux mots votre petite affaire.

Arrivée au centre de la vaste pièce, la mère Chapuis s’arrêta, laissant tomber ses deux mains ouvertes, la paume en dehors, à l’extrémité de ses deux longs bras collés aux flancs, dans la posture soigneusement étudiée d’une chrétienne généreuse devant un farouche proconsul.

Simultanément, son menton, par deux savantes oscillations, décrivait une courbe rentrante sur sa gorge avachie d’antique farceuse, élevant à droite et à gauche une gueule de Cymodocée des anciens trottoirs, aspirant à la céleste patrie.

— Ma fille ? expira-t-elle enfin, qu’avez-vous fait de ma pauvre enfant ? Et cette réclamation maternelle était comme le plus suprême des souffles passant à travers une flûte parthénienne.

Pélopidas, que l’aspect de cette vieillarde confite emplissait provisoirement de cocasseries, eut, une minute, la tentation de lui adresser la même parole qui avait produit, vingt-quatre heures auparavant, un si surprenant effet et fut sur le point de lui crier : « Déshabillez-vous ! » Mais aussitôt une horrible peur lui vint d’être pris au mot et il se contenta de cette réponse :

— Votre fille est chez elle, probablement. Comme j’aurai besoin de sa pose très souvent et que votre quartier est au diable, je lui ai conseillé de vivre désormais un peu moins loin. C’est pour cela que je vous ai envoyé une dépêche hier soir.

À ces mots, la martyre parut chanceler. Se prenant le front à deux mains, elle poussa ce cri pathétique :

— Ah ! mon Dieu, c’est le dernier coup. Cette fois, c’est bien la fin. Vous me punissez, doux Jésus, pour avoir trop aimé mon enfant. Oh ! mon pauvre cœur !

Ce précieux organe étant devenu, apparemment, trop onéreux pour sa faiblesse, elle jeta autour d’elle des yeux égarés et, aucune âme charitable ne se hâtant de lui présenter un siège, s’avança dans la direction du canapé, imitant avec succès les petits pas ataxiques des cabotins de mélodrame.

L’effroi du peintre fut extrême à la pensée que cette houri de cauchemar allait se vautrer sur le meuble confident de ses méditations les plus sublimes. Il se précipita et, la saisissant par l’os du coude qui coupait autant qu’un silex, la retourna vers la porte.

— Ah ! ça, dites donc, chère Madame, est-ce que vous vous croyez à la Morgue, par hasard ? J’ai eu l’honneur de vous exprimer, le plus respectueusement que j’ai pu, mon sensible chagrin de ne pouvoir vous écouter avec tout le recueillement imaginable. J’ai moins encore le temps de contempler vos grimaces de désespoir, bien qu’elles soient exécutées assez proprement, je le reconnais. Si donc vous n’avez rien à me notifier de plus palpitant je vous conjure de vouloir bien disparaître.

La vieille, comprenant qu’elle allait être jetée dans la rue et qu’avec un tel homme il ne fallait pas compter exclusivement sur des effets pathétiques, prit le parti de se déclarer.

— Monsieur, gémit-elle, rendez-moi ma fille ! C’est la seule consolation de mes vieux jours. Vous n’avez pas le droit de séparer une mère de son enfant. Elle doit être cachée dans votre maison, puisqu’elle n’a pas d’argent pour vivre à l’hôtel… Mon Dieu, je n’y verrais pas encore trop de mal si ce cher trésor avait trouvé une bonne amitié. Je vois bien que vous êtes un brave et honnête monsieur qui savez vivre, et vous ne voudriez faire de tort à personne, n’est-ce pas ? Seulement, voyez-vous, c’est une enfant qui n’a pas d’expérience et rien ne remplace les conseils d’une tendre mère. Le ciel m’est témoin que je l’ai élevée saintement !… Vous ne voudriez pas la tromper, vous êtes trop consciencieux pour ça, je vois bien que vous êtes un peintre loyal. Et puis, on peut toujours s’entendre, quand on est des personnes bien. Moi, voyez-vous, Monsieur, j’ai connu l’adversité, mais vous comprenez que je ne suis pas la première venue. Oh ! j’ai une belle naissance, allez ! On voit bien que je ne suis pas une femme du peuple. J’ai du savoir-vivre et des manières comme il faut. Le malheur a voulu que j’aie épousé un homme indigne de moi, qui a fait le deuil de ma vie et qui m’a couronnée d’épines. Mais tout le monde pourra vous dire que j’ai noblement supporté l’infortune. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai toujours marché droit et j’ai donné le bon exemple à ma fille…

Tenez ! ajouta-t-elle, transportée soudain et comme une femme qui ne résiste plus à son cœur, en ouvrant les bras à Pélopidas qui recula terrifié, si vous vouliez nous serions si heureux ensemble ! On ne se séparerait plus, je viendrais vivre auprès de vous avec mon chéri et ce serait la famille du bon Dieu !

Le coup était direct et atteignit en plein le destinataire dont toutes les patiences furent au moment de chavirer. Cependant, l’oblation imprévue du père Chapuis, envisagé comme futur compagnon d’une existence familiale, raviva une minute sa gaîté.

— En effet, dit-il, gravement, c’est un avenir. Ce chéri dont vous me parlez, c’est sans doute le joli garçon qui était ici avant-hier ? Je vous fais mon compliment ; vous avez bon goût pour une femme comme il faut et vous êtes parfaitement assortis. Il vous roule à coups de bottes, n’est-ce pas ?

— Oh ! Monsieur, pouvez-vous dire ? Un si noble cœur et qui aime tant notre chère Clotilde !

— Oui, et qui voudrait bien coucher avec, hein ? pendant que la vertueuse mère tiendrait la chandelle… Ah ! vieille sorcière, cria-t-il, enfin déchaîné, vous êtes venue pour essayer de me vendre votre fille que vous avez peut-être volée autrefois, car il n’est pas croyable qu’elle soit jamais sortie de votre paillasse à vermine. Ce serait à déconcerter le tonnerre de Dieu ! Et vous espérez me carotter de l’argent, pas vrai ? ma belle. Vous avez fait ce joli calcul avec votre voyou, que la pauvre fille était devenue ma maîtresse et qu’on pourrait me taper à volonté en me faisant des scènes à domicile. Vous me prenez donc pour un conscrit !… Écoutez-moi bien, une bonne fois pour toutes. Je ne vais pas perdre mon temps à vous expliquer que Mlle Clotilde n’est et ne doit être pour moi qu’une amie. Vous ne comprendriez jamais qu’une jeune fille élevée par vous puisse être autre chose qu’une putain. Mais comme vous croyez avoir des droits sur elle, ce qui est vraiment bien drôle, je vous avertis, dans votre intérêt, qu’il n’y a rien à faire avec moi, rien de rien, et que je ne suis pas de ceux qui se laissent embêter. Votre fille ira vous voir, si elle veut, ça la regarde. Pour moi, je vous dé-fends de remettre les pieds ici. Mon atelier n’est pas un salon de roulures et je ne suis pas patient tous les jours. Quant à votre salaud, je l’engage à se tenir tranquille, s’il tient à sa carcasse. Maintenant, assez causé. Foutez le camp et tâchez de filer raide, sinon je vous fais ramasser par les sergots. Allons, houp !

La porte se referma et la femelle d’Isidore, transférée magiquement sur l’asphalte, s’enfuit, larmoyante et enragée, mais comblée d’une crainte salutaire par ce diable d’homme dont la voix sonnait comme les cymbales de Josaphat.