La Femme pauvre/Partie 1/20

G. Crès (p. 136-140).
Première partie


XX



Une parenthèse est ici nécessaire. Les bonnes gens qui n’aiment pas la digression ou qui regardent l’Infini comme un hors-d’œuvre sont dévotement suppliées de ne pas lire ce chapitre qui ne modifiera rien ni personne et qui sera probablement regardé comme la chose la plus vaine qu’on pût écrire.

À tout prendre, ces gracieux lecteurs feraient encore mieux de ne pas ouvrir du tout le présent volume qui n’est lui-même qu’une longue digression sur le mal de vivre, sur l’infernale disgrâce de subsister, sans groin, dans une société sans Dieu.

L’auteur n’a jamais promis d’amuser personne. Il a même quelquefois promis le contraire et a fidèlement tenu sa parole. Aucun juge n’a le devoir de lui demander davantage. La fin de cette histoire est, d’ailleurs, si sombre, quoique illuminée de bien étranges flambeaux, — qu’elle viendra toujours assez tôt pour l’attendrissement ou l’horreur des sentimentales punaises qui s’intéressent aux romans d’amour.

Il est incontestable que le fait de recevoir des présents, et surtout ce qu’on est convenu d’appeler des cadeaux utiles, est, aux yeux du monde, l’effet évident d’une monstrueuse dépravation, quand la femme qui les reçoit est disponible et que l’homme, célibataire ou non, qui a l’audace de les offrir, n’est ni son proche parent ni son fiancé. Mais la dépravation, de simplement monstrueuse qu’elle était, devient excessive si les objets — offerts d’une part et franchement acceptés de l’autre — sont d’usage intime et, conséquemment, significatifs de turpitudes. L’oblation d’une chemise, par exemple, crie vers le ciel…

À ce point de vue l’indéfendable Clotilde eût été réprouvée par les moralistes économes, avec une énergie presque surhumaine. Du côté des femmes, cependant, les plus hautes bégueules eussent été forcées de reconnaître, au cours de leurs anathèmes, que Gacougnol avait fait à peine son devoir et que ses dons, quels qu’ils fussent, — en supposant même la magnificence de plusieurs califes, — n’auraient jamais pu être qu’une défectueuse et insuffisante offrande.

Les femmes sont universellement persuadées que tout leur est dû. Cette croyance est dans leur nature comme le triangle est inscrit dans la circonférence qu’il détermine. Belle ou laide, esclave ou impératrice, chacune ayant le droit de se supposer la Femme, nulle n’échappe à cet instinct merveilleux de conservation du sceptre dont la Titulaire est toujours attendue par le genre humain.

L’affreux cuistre Schopenhauer, qui passa sa vie à observer l’horizon du fond d’un puits, était certes bien incapable de soupçonner l’origine surnaturelle du sentiment dominateur qui précipite les hommes les plus forts sous les pieds des femmes, et la chiennerie contemporaine a glorifié sans hésitation ce blasphémateur de l’Amour.

De l’Amour, assurément, car la femme ne peut pas être ni se croire autre chose que l’Amour lui-même, et le Paradis terrestre, cherché depuis tant de siècles, par les dons Juans de tous les niveaux, est sa prodigieuse Image.

Il n’y a donc pour la femme, créature temporairement, provisoirement inférieure, que deux aspects, deux modalités essentielles dont il est indispensable que l’Infini s’accommode : la Béatitude ou la Volupté. Entre les deux, il n’y a que l’Honnête Femme, c’est-à-dire la femelle du Bourgeois, réprouvé absolu qu’aucun holocauste ne rédime.

Une sainte peut tomber dans la boue et une prostituée monter dans la lumière, mais jamais ni l’une ni l’autre ne pourra devenir une honnête femme, — parce que l’effrayante vache aride qu’on appelle une honnête femme, et qui refusa naguère l’hospitalité de Bethléem à l’Enfant Dieu, est dans une impuissance éternelle de s’évader de son néant par la chute ou par l’ascension.

Mais toutes ont un point commun, c’est la préconception assurée de leur dignité de dispensatrices de la Joie. Causa nostræ lætitiæ ! Janua cœli ! Dieu seul peut savoir de quelle façon, parfois, ces formes sacrées s’amalgament à la méditation des plus pures et ce que leur mystérieuse physiologie leur suggère ! …

Toutes — qu’elles le sachent ou qu’elles l’ignorent, — sont persuadées que leur corps est le Paradis. Plantaverat autem Dominus Deus paradisum voluptatis a principio : in quo posuit hominem quem formaverat. Par conséquent, nulle prière, nulle pénitence, nul martyre n’ont une suffisante efficacité d’impétration pour obtenir cet inestimable joyau que le poids en diamants des nébuleuses ne pourrait payer.

Jugez de ce qu’elles donnent quand elles se donnent et mesurez leur sacrilège quand elles se vendent !

Or voici la conclusion tirée des Prophètes. La femme a RAISON de croire tout cela et de prétendre tout cela. Elle a infiniment raison, puisque son corps, — cette partie de son corps ! — fut le tabernacle du Dieu vivant et que nul, pas même un archange, ne peut assigner des bornes à la solidarité de ce confondant mystère !