CHAPITRE VII.


À la campagne, une belle matinée est plus séduisante qu’à la ville ; nous étions dans les commencemens du printems, les premiers rayons du soleil venaient me caresser, je regardais autour de moi avec ce contentement de l’ame qu’on sent bien vivement, mais qu’il est difficile d’exprimer ; je repassais dans mon imagination tout ce qui m’était arrivé depuis ma sortie de l’Abbaye, et je bénissais le destin qui nous avait conduits dans cette habitation qui m’avait paru délicieuse, malgré la pluie qui nous avait privés du plaisir de la parcourir. Tandis que je m’abandonnais avec une douce mélancolie à toutes ces réflexions, mon frère impatient de se promener seul, et qui avait déjà fait deux ou trois fois le tour du jardin, m’appela de toutes ses forces ; il me donna à peine le tems de m’habiller. Viens donc, me disait-il, j’ai cueilli deux jolis bouquets de violettes pour notre bonne tante ; je t’attends pour les lui porter : tu dors, tandis que j’ai déjà ramassé toute la rosée des gazons. Il ne mentait pas, il était mouillé jusqu’à la ceinture ; je voulais absolument qu’il changeât d’habit, mais il prétendit qu’il était devenu paysan, et qu’il ne pouvait faire trois ou quatre toilettes par jour. Il me fit parcourir, en moins de rien, notre jardin, qui réunissait parfaitement l’utile et l’agréable.

Mon frère s’était déjà pourvu de tous les outils de jardinage qu’il croyait lui être nécessaires. Il avait envoyé une des filles acheter des volailles en grande quantité, et avait écrit une lettre fort honnête au fermier, pour le prier de passer à la maison, ou lui indiquer l’heure à laquelle il pourrait le trouver chez lui. J’avais peine à me faire à ces politesses ; mon frère était bien plus affable que moi ; je conservais cette hauteur dans laquelle j’avais été élevée, et j’éloignais, par mon air dédaigneux, ceux qui auraient pu me rendre de grands services. Je me suis surprise vingt fois (tant les préjugés de l’enfance s’effacent difficilement) à remercier Dorimond et Lavalé, avec un air de protection fort déplacé, vu les services signalés qu’ils nous rendaient. Mon frère me représenta avec douceur, qu’il fallait que je me corrigeasse de ce défaut qui m’attirerait des ennemis, et m’en donna sur-le-champ l’exemple, vis-à-vis du fermier qui s’était rendu à son invitation. Il le reçut avec cette politesse aisée, qui dit aux gens : vous me ferez plaisir d’en user de même. Il traita si bien cet honnête fermier, qu’en moins d’une heure qu’ils furent ensemble, il en fit un ami. M. Durand, c’est ainsi qu’il s’appelait, lui vendit trois vaches, deux chèvres, une demi-douzaine de brebis, une coche pleine, les fourrages et grains nécessaires pour nourrir tous ces animaux. Il se faisait un grand plaisir d’offrir à madame Daingreville, à son lever, tous ces nouveaux habitans ; il engagea M. Durand à dîner avec nous. Celui-ci promit de s’y rendre, et nous quitta pour aller vaquer à ses travaux champêtres. St-Julien, (c’est ainsi que je nommerai dorénavant mon frère) était impatient de ce que madame Daingreville tardait tant à paraître ; il faisait un bruit épouvantable en appelant Lavalé, qui ne paraissait pas davantage ; enfin, à sa grande satisfaction, ils descendirent ensemble dans la salle à manger. Saint-Julien fit servir sur-le-champ le déjeûner, et eut grand soin de dire à madame Daingreville que les œufs étaient de sa basse-cour, et le lait de ses vaches. Nous lui offrîmes les premiers bouquets du jardin, qu’elle reçut avec une satisfaction inexprimable.

À peine mon frère nous donna-t-il le tems de déjeûner : il voulait conduire madame Daingreville à la basse-cour, au jardin, lui faire tout voir en un clin-d’œil ; il était au comble de la joie : rien ne pouvait plus, disait-il, altérer notre bonheur ; je le désirais aussi fortement que lui ; mais un certain je ne sais quoi me disait : tu n’as pas encore tout éprouvé.

Quand Saint-Julien eut tout fait examiner à madame Daingreville, nous entrâmes dans la maison. Lavalé et notre bonne tante adoptive s’étaient occupés de nous pendant que nous les croyions dans les bras du sommeil. Madame Daingreville nous remit une contre-lettre bien cimentée, par Lavalé, dans laquelle elle déclarait que la maison nous appartenait, quoiqu’elle parut en être la propriétaire. Il y eut un grand combat de générosité de la part de mon frère, qui ne voulait point absolument partager ma dot : je suis jeune, garçon, il me faut beaucoup moins qu’à ma sœur ; je puis faire ma fortune ; et elle, son sexe lui interdit toute entreprise. Oui, lui répondis-je, tu feras une grande fortune avec ta bêche et ton râteau. Hé bien, je te déclare que je quitte à l’instant la maison, si tu te refuses à partager avec moi. Madame Daingreville lui dit qu’elle connaissait trop bien ma façon de penser, pour avoir fait l’écrit différemment. Enfin, après l’avoir sermonné pendant une heure, nous lui fîmes, comme malgré lui, accepter la moitié de la maison.

Lavalé, qui avait eu grand soin de flatter l’amour-propre du tabellion, et qui avait eu ses raisons, ayant appris qu’il était maire du village, engagea mon frère à lui aller faire une visite, afin d’obtenir une carte ; car la vôtre, lui dit-il, n’est qu’une location, et il serait même dangereux qu’on vous en trouvât muni : laissez-moi parler chez le maire, je ne vous demande que de dire amen. Dans toute autre circonstance, je me ferai un devoir de vous écouter ; mais, dans celle-ci, j’ai plus d’expérience que vous, et je vous prie de permettre que je sois votre mentor. Saint-Julien rit beaucoup de son mentor, et, cependant, consentit à suivre ses conseils. Ils allèrent ensemble chez le maire ; Lavalé lui dit que Saint-Julien désirant se fixer à J… il était important pour lui d’avoir une carte de la municipalité, celle qu’il avait de Paris, ne pouvant lui être d’aucune utilité dans les autres communes où il déclarerait habiter à J… Il endoctrina si bien le maire, qu’en moins d’une heure, mon frère eut une carte de citoyen, domicilié à J…, fut inscrit dans la garde nationale, fit son don patriotique, et en tira un reçu. Le procureur de la commune, qui se trouvait être le fermier qui était venu le matin, signa tout ce qu’il fallut signer. Mon frère amena dîner avec nous le maire et ce fermier. Après le dîner, Lavalé prit congé de nous, et se chargea d’une lettre pour Dorimond, que nous engageâmes à venir nous voir ; il nous promit de n’être pas long-tems absent. Cet honnête jeune homme nous quitta les larmes aux yeux ; et je vous avoue que je ne le vis pas partir sans un serrement de cœur, qui m’avertissait de l’intérêt qu’il m’inspirait. Mon frère le conduisit avec le fermier, qui lui avait prêté fort obligeamment sa petite carriole. Je me crus, le soir, abandonnée de toute la nature. Depuis un mois, je m’étais fait une douce habitude de la société de Lavalé, et son absence m’était insupportable. Mon frère vint nous rejoindre avec le bon Durand, qui passa la soirée avec nous ; il avait une instruction au-dessus de son état. Mon frère le pria de permettre que nous allassions lui faire visite, en l’assurant que nous serions flattés de cultiver sa société. Il nous remercia, et nous pria d’être convaincus du plaisir qu’il en ressentirait. Ce brave homme ne s’est jamais démenti, et nous a été d’une grande utilité dans les événemens singuliers qui ont si long-tems traversé notre bonheur.