CHAPITRE VI.


Après une matinée très-orageuse, nous nous trouvions, absolument parlant, sans autre asyle que le carosse de remise que Lavalé nous avait loué ; en montant dans la voiture, il avait donné l’ordre de nous mener à la barrière du Trône, pour avoir le tems de nous concerter de quel côté nous porterions nos pas ; mais à peine étions-nous en marche, que Lavalé réfléchit que mon frère ne pouvait quitter Paris sans exhiber sa carte, et il n’en avait pas ; il fit arrêter la voiture avant que nous ne fussions devant le district des Enfans Trouvés, et nous pria avec instance de venir chez lui jusqu’à ce que nous eussions avisé un moyen pour sortir de Paris sans nous compromettre. Pendant que nous délibérions, la pluie tombait comme jamais on ne l’avait vu ; le cocher jurait et menaçait de nous laisser au milieu de la rue ; un homme, comme il s’en trouvait beaucoup alors, lui conseilla de se ranger et d’entrer dans la voiture avec nous ; le conseil ne fut pas plutôt donné qu’il fut exécuté, et il nous fallut faire place à notre cocher pour attendre que l’averse fut cessée. Dans toute autre circonstance, nous n’eussions pas souffert cette impertinence, mais nous étions plus que suspects ; près d’un district qui ne badinait pas, la moindre résistance eut amené une dispute, on nous conduisait au comité, et dieu sait comment nous nous en serions tirés.

Tout en arrangeant, nous prîmes notre parti ; la pluie cessa, et Lavalé ne pouvant plus nous consulter, donna ordre au cocher de nous mener chez lui ; le tems, ajouta-t-il, n’étant pas assez beau pour aller en campagne.

Nous voici donc rentrés dans le cœur de Paris, sans trop savoir comment nous en sortirions ; et à la merci du jeune Lavalé qui, à la vérité, mettait tant de délicatesse dans sa conduite, que nous lui accordions toute notre confiance.

Lavalé paya la journée du cocher, qui demanda si nous en avions encore besoin ; on lui répondit que non, et fort heureusement cet incident nous arriva, car notre cocher fut questionné par Dorothée et sa grand’mère, pour savoir où il nous avait menés : la grand’mère, par curiosité ; et la pauvre Dorothée, pour satisfaire son cœur. Nous passâmes la journée chez Lavalé ; le soir devint fort embarrassant ; Lavalé n’avait qu’un lit qu’il avait partagé avec mon frère ; mais nous étions quatre ; nous décidâmes de passer la nuit : mon frère exigea que madame Bontems et moi nous nous couchassions et que lui et Lavalé passeraient fort bien la nuit sur des fauteuils. Il fallut consentir à cet arrangement. À la pointe du jour, Lavalé fut chercher lui-même notre déjeûner, et nous amena un juif fort honnête homme, qui nous acheta pour mille louis de diamans ; nous lui en vendîmes aussi pour des assignats.

Lavalé nous proposa d’acheter une carte de sûreté à un homme qui montait ordinairement la garde pour lui, et dont le signalement était très-ressemblant avec celui de mon frère ; nous adoptâmes avec empressement ce moyen de quitter la Capitale, et nous priâmes Lavalé de ne rien épargner pour nous procurer ce passeport indispensable. Il revint sur le midi avec la carte, un fiacre, et l’adresse d’une maison qu’il nous dit être fort agréable. Mon frère, étant de la même taille que Lavalé, endossa une redingotte uniforme, et nous nous embarquâmes.

La pluie affreuse qui nous avait pensé mettre dans l’embarras la veille, nous servit supérieurement ; la sentinelle regarda à peine les cartes des voyageurs qui les lui présentaient avec assurance. Quand nous eûmes passé la barrière, je crus être quitte de tous mes maux ; je respirai avec le plaisir qu’on éprouve quand on revient d’une forte oppression ; mon étourdi de frère baisait sa carte et pressait les mains de Lavalé ; il était si prévoyant, qu’il avait négligé de voir sous quel nom il était sorti de Paris. Par un hasard fort heureux, le nom de famille du vendeur de carte se trouvait celui de baptême de mon frère. Ah ! s’écria-t-il en riant, mon Sosie ne peut m’empêcher de me nommer comme lui, et par droit d’acquisition et par droit de naissance. Nous nous en assurâmes, croyant que c’était une nouvelle plaisanterie ; et comme c’était la vérité, nous convînmes que mon frère s’appellerait Saint-Julien, et que moi je me nommerais aussi Saint-Julien. Madame Bontems nous dit qu’elle était dans l’intention de reprendre le nom de son mari, que l’inconstance de la fortune l’avait forcée de quitter lorsqu’elle devint ma gouvernante ; elle était munie de son contrat de mariage, et nous déclara, qu’à dater de ce moment, il fallait la nommer madame Daingreville ; cette disposition nous convint à merveille, parce que cela dérouterait davantage madame Lavalé dans ses recherches.

Au bout de deux heures, nous arrivâmes à J… sur la route de Fontainebleau. Nous descendîmes dans une maison de peu d’apparence, mais extrêmement commode, meublée simplement, et cependant rien n’y avait été oublié ; le jardin était très-vaste, il contenait environ vingt arpens ; des prairies, et des vignes en dehors du clos. On voulait vendre le tout meublé, et l’on abandonnait la jouissance à l’instant, ce qui nous arrangeait fort. Le maître de la maison paraissait très-pressé de vendre, et nous fit en conséquence une proposition à laquelle mon frère et moi accédâmes sur-le-champ. Mais la prudente madame Daingreville arrêta notre pétulence, et parut n’être pas si amoureuse que nous de cette habitation, afin de tirer un meilleur parti du vendeur. Après bien des débats, nous convînmes de lui payer sa maison et les dépendances cinquante mille livres, dont moitié comptant, et l’autre moitié après les lettres de ratification : une des clauses secrètes était cinq cents louis de pot de vin que nous comptâmes sur-le-champ.

Lavalé, qui était avocat au parlement de Paris, avant la révolution, rédigea l’acte, et nous fîmes venir le tabellion qui le dressa.

Dès le même soir, notre vendeur voulut nous laisser libres dans notre nouvelle demeure ; nous fîmes mille instances pour l’engager à rester encore quelques jours, mais rien ne put l’y faire consentir ; il profita du fiacre qui nous avait amenés, et nous quitta ; depuis ce jour nous n’en avons plus entendu parler. La porte cochère n’était pas encore refermée, que mon frère avait déjà fait une vingtaine de sauts dans le salon : il tenait la tête de notre bonne Daingreville dans ses mains, et la serrait de manière à l’étouffer.

Nous voici donc chez nous, s’écriait-il ; ah ! ma chère, nous allons mener une vie de patriarches. Nous cultiverons notre jardin comme la jardinière de Vincennes. Qui sait si Hortense ne trouvera pas quelque comte de Grigny, comme la belle Flore ; et moi, la bêche à la main, je donnerai peut-être dans l’œil à quelque veuve, comme Maronville. Toutes ses belles acclamations furent interrompues par la présence du jardinier et de sa femme, qui vinrent nous prier de les garder à notre service : oui, répondit mon frère, à condition que vous m’apprendrez votre métier. Madame Daingreville, avec plus de gravité que mon frère, les assura que son intention n’était point de rien changer dans la maison, et qu’elle espérait qu’ils auraient pour nous le même attachement que pour leur ancien maître, qui se louait beaucoup de leur zèle. Ensuite elle les pria de nous procurer une cuisinière et une fille de basse-cour, son intention étant d’avoir des bestiaux, chose indispensable quand on habite la campagne. La jardinière, après vingt révérences, offrit ses deux filles, qui étaient très-fortes. On les fit venir ; elles furent acceptées et gagées, et nous, nous trouvâmes une maison montée sur-le-champ.

Mon frère ne voulut pas attendre au lendemain pour visiter la maison, que nous n’avions vue qu’en courant, notre désir d’acheter surpassant, s’il était possible, celui du propriétaire de vendre sur-le-champ. Nous forçâmes madame Daingreville de prendre l’appartement le plus commode ; nous assignâmes celui de Lavalé et du bon Dorimond ; mon frère voulait toujours que celui de Dorothée fût près du sien, si elle venait nous voir : toutefois, ajouta-t-il, si notre ami Lavalé ne s’y oppose pas.

Lavalé lui répondit fort sérieusement, que quand bien même il aurait eu des vues sur Dorothée, que tous les événemens qui lui étaient arrivés depuis un mois, auraient bien changé ses projets, et qu’il voyait trop que sa destinée le condamnait au célibat pour toute sa vie. En finissant sa phrase, il me regarda : je me sentis émue malgré moi, et la rougeur qui couvrit mon front, lui apprit trop, sans doute, que je comprenais son discours, malgré la précaution qu’il prenait pour l’entortiller. Mon frère, dont l’esprit était très-pénétrant, prit la main de son ami, et lui dit : mon cher, encore quelques tems, et tout cela s’accommodera : depuis deux ans, nous avons vu des choses plus extraordinaires.

On nous servit un souper du produit de notre jardin, qui nous parut délicieux.

Nous avions été si occupés depuis la scène occasionnée par le jeune Blançai, qu’il ne m’avait pas été possible de demander pourquoi ce jeune homme était venu comme une bombe au milieu de nous, occasionner tout ce tintamarre. Dès ma première question, mon frère s’empressa de disculper son ami : c’est moi, dit-il, qui ai conseillé à Blançai d’aller trouver notre bonne tante, en l’assurant qu’elle était très-prudente, et de bon conseil ; et qu’assurément les choses s’arrangeraient à merveille, si elle consentait de s’en charger. Je suis, je te le jure, continua-t-il, enchanté que tout cela ait tourné de cette manière ; les plus petits événemens amènent de grandes choses ; et sans mon étourderie, (ainsi que Lavalé l’a qualifiée) nous ne serions pas ici : madame Daingreville aurait voulu mettre des procédés avec cette vieille Lavalé : Dorimond n’est pas aussi expéditif que notre ami ; je n’aurais pas une carte de citoyen ; je ne saurais encore quel nom prendre ; je ne bêcherais pas demain notre jardin, je ne mangerais pas ce soir d’excellens légumes et des fruits divins qui viennent du sol destiné à nous nourrir, vêtir, etc. Tu vois, ma chère sœur que Panglose avait raison ; tout est pour le mieux : nous sommes ici dans le pays d’Eldorado, jouissons du présent, oublions le passé, et tâchons de rendre heureux l’avenir.

Cette philosophie est fort aimable, reprit madame Daingreville ; mais mon cher neveu, n’oubliez pas que la prudence prévient de grands maux.

Oh ! si vous voulez lui parler sérieusement, vous ne gagnerez rien avec lui, nous dit Lavalé. Croiriez-vous qu’il a failli me quereller lorsque je rentrai, et que j’improuvai sa conduite quand il me raconta qu’il venait d’envoyer Blançai chez Dorimond, en lui conseillant de dire que c’était de ma part et de la sienne ? Mais comment, Blançai vous connaît donc ? Sans doute, il est le fils du régisseur de la terre de Chabry ; tous les étés j’y accompagnais mon père, et Blançai était mon camarade d’étude et de plaisir. Et vous avez consenti qu’il vous nommât devant madame Lavalé ? Sans doute. Quelle étourderie ! Enfin mesdames, il ne pouvait concevoir que madame Lavalé trouvât cela mauvais ; il m’a fallu employer toute ma rhétorique pour le convaincre de l’embarras dans lequel vous deviez être. Il se faisait au contraire une image très-riante de la reconnaissance de l’oncle et du neveu, de l’étonnement de madame Lavalé ; et regretait de n’être pas présent à cette scène qui, disait-il, ferait un grand effet sur le théâtre.

Comme la chose avait tourné plus avantageusement que nous ne pouvions l’espérer, mon frère prétendit se justifier par les résultats.

Nous passâmes le reste de la soirée à converser agréablement, et nous nous séparâmes fort satisfaits de notre journée.