Au journal Le Droit des Femmes (p. 61-96).


III

INFÉRIORITÉ
INTELLECTUELLE

III

INFÉRIORITÉ INTELLECTUELLE

Depuis qu’un poëte, au sortir d’un amphithéâtre, s’avisa de bâtir une théorie sur ses impressions, la physiologie sert de base à tout système un peu convenable au sujet des femmes. Pour cela, il n’est pas nécessaire de la savoir, au contraire. La moindre variation sur le thème connu suffit, et l’orateur, ou l’écrivain, s’y livre généralement avec d’autant plus de faconde qu’il est plus éloigné de mériter un diplôme de la Faculté.

— Quoi ! vous imposeriez d’abstraits calculs à ce frêle cerveau ? Sans pitié, vous soumettriez aux luttes de la vie un système nerveux d’une telle sensitivité que tout y vibre au moindre contact et que bientôt d’affreux désordres…

Suit la peinture obligée de l’hystérie. L’hystérie a fait depuis quelques années dans les livres, dans les journaux, dans les discours, des ravages affreux. On a prouvé de même que la femme, différente de l’homme en toutes choses, par le sentiment, par le cerveau, ne demandait qu’à être guidée, soutenue, maîtrisée, rudoyée même ; que son bonheur, son orgueil à elle, était de se suspendre au bras de l’homme comme un lierre à son appui. Tout le monde connaît à présent cette créature, je veux dire cette création, mobile, capricieuse, tour à tour sublime et fantasque, éthérée et rampante, douce et horrible, animalement tendre, digne de tous les adjectifs, et qu’aucun substantif ne réalise, pétrie de toutes les quintessences et de toutes les abjections, fille de l’antithèse, et sœur de la périphrase. Toute la rhétorique dont se compose la philosophie actuelle s’est épuisée là-dessus ; toutes les serinettes ont vulgarisé ces airs ; on sait tout cela par cœur.

De ces profondes études, il résulte que la femme est incapable des hautes conceptions et même d’un travail suivi ; que l’étude lui est contraire ; qu’elle n’est faite que pour adorer l’homme et lui obéir. Et comme preuve de ces assertions, le cerveau féminin serait plus petit que le cerveau mâle.

Si ce n’était pas trop indiscret, — je demanderais à ces amateurs de physiologie, qui affirment si carrément la différence du cerveau masculin et du cerveau féminin, s’ils en ont beaucoup disséqué des deux sortes ?

Et ce point éclairé, en supposant qu’il soit résolu par l’affirmative, je demanderais de nouveau s’ils ont trouvé dans le cerveau quelque organe particulier au sexe, ou des différences organiques ?

Sur ce point, la réponse est connue d’avance. Non, rien de tel n’existe.

La seule différence qu’on allègue est celle du poids de la matière cérébrale, plus lourde généralement, assure-t-on, du côté masculin.

Lourde est malsonnant en pareille affaire ; mais passons. — Dans ces pesages comparés, a-t-on tenu compte des conditions particulières à chaque individu ? de l’âge, des proportions de taille, de structure, enfin, et surtout, de l’éducation ?

Et puis, est-il bien certain qu’ici la quantité et la qualité soient, au contraire du dicton, en raison directe ?

Est-ce d’étendue et de volume qu’il s’agit ? Qualités acquises — pour une part au moins — par la nature et la diversité des occupations du cerveau ? Ou bien de pénétration ? qualité propre et première.

Avez-vous, en ces expériences délicates, saisi et pesé, dans sa valeur intrinsèque, le germe — souvent endormi — de la puissance ? ou seulement ses effets ?

Enfin — j’y reviens — n’a-t-on comparé que des êtres nés et développés dans des conditions identiques ? les a-t-on comparés en nombre suffisant pour que l’action du hasard fût conjurée ?

Non pas ; on a fouillé des cimetières ; on a disséqué des inconnus.

Parmi les malheureux que la misère jette à ce triste et dernier écueil, l’amphithéâtre, il se trouve souvent des hommes qui avaient reçu de l’instruction, quelquefois très-étendue. Soit par fausse vocation, ou manque d’énergie ; soit débauche ; souvent par l’encombrement des fonctions, les carrières libérales et littéraires fournissent à l’hôpital nombre de victimes.

Chez les femmes, au contraire, celles qui sont nées dans des conditions heureuses, ou moyennes, d’éducation, généralement y restent, soit pour y vivre, soit pour y languir ; mais elles ne tentent point la fortune, et par conséquent n’en sont point trahies. Les malheureuses qui meurent à l’hôpital, appartiennent donc presque toutes à cette condition misérable, qui laisse à l’esprit encore moins de chances de développement que n’en a le corps.

Et c’est sur de telles données qu’on prononce !

Tandis que les maîtres poursuivent lentement, silencieusement, leur œuvre patiente, et jugent que ce n’est pas trop de toute une vie pour arriver à un peut-être, des amateurs de passage, vulgarisateurs improvisés, qui n’ont fait que poser l’oreille à la porte du sanctuaire, s’en vont crier, sur le résultat du jour ou de l’heure, une conclusion scientifique de plus.

À cette époque où la science à peine sort de son berceau, chaque jour la vérité définitive nous est révélée. Depuis qu’il est admis que tout système doit s’appuyer sur les faits, chaque fait isolé fait éclore un système. Jamais on ne vit tant de conclusions aussi prestement tirées ; jamais on n’entendit sur tant de carrefours, tant de gens crier à tant d’échos : Voilà ! j’ai trouvé ! je tiens la vérité même. Bonnes gens, approchez !

Nous visitions dernièrement les catacombes. Près de nous, deux hommes posés et diserts, qui semblaient jouir (soit du gré des autres et du leur, soit du leur seulement, je l’ignore) d’une confortable importance — ces deux hommes s’arrêtant devant une des rangées de crânes qui festonnent les monotones murailles d’ossements, dirent, en désignant tels et tels du bout de leurs cannes : Voici un crâne de femme ! en voici un autre ! un autre !…

C’étaient les plus déprimés et les plus petits.

— Vraiment ? dis-je.

— Assurément ! répondirent-ils. Cela ne fait pas le moindre doute.

Et ils continuèrent leur étude, ou plutôt leur inspection, n’hésitant pas une seconde, tant leur conviction était complète et leur coup d’œil sûr ! On ne pouvait que rester confondu par tant de preuves.

Au reste, s’il est des physiologistes qui affirment la différence des cerveaux, il est des physiologistes qui la nient.

Et pour citer un exemple qui ne manque de valeur, voici ce que dit à ce sujet Von Scherzer dans son grand ouvrage sur le Voyage de la Novara. Dans ce voyage autour du monde, à travers tant de races diverses, Von Scherzer lui aussi, à tort ou à raison, a mesuré des crânes. Il en a mesuré incontestablement davantage, et en des conditions tout autrement variées, que nos physiologistes d’occasion ne l’ont pu faire dans un coin de Paris, sur cet écueil de l’amphithéâtre, que les mêmes flots à peu près viennent toujours battre. Voici cet qu’il dit :

« Chez les femmes, la largeur de la tête est en général analogue à la largeur de la tête chez les hommes ; mais chez toutes elle est relativement plus grande… En tenant compte de la différence des tailles, le crâne de la femme est chez tous les peuples plus haut, plus long et en même temps plus large que le crâne masculin. »

Espérons qu’ils sont généralement égaux, cela vaut mieux. L’assertion de Scherzer à cet égard n’est pas, en l’absence d’un principe certain de recherches, plus concluante que les autres. J’ai voulu seulement rétablir l’égalité des affirmations.

Ce que l’on peut affirmer sûrement, c’est que si la raison humaine a besoin du contrôle des faits, et doit en beaucoup de cas s’y soumettre, c’est elle aussi qui, pour une grande part, les crée :

La différence qu’on veut établir serait prouvée par de laborieuses comparaisons, faites dans les conditions d’équité les plus sérieuses, que cela servirait uniquement à constater l’état des choses présentes et n’impliquerait point l’avenir.

Lorsque l’intelligence de la femme aura cessé d’être systématiquement enfermée dans les premiers moules de la conception humaine ; quand on lui aura rendu l’air et la liberté ; quand elle recevra une instruction semblable à celle de l’homme, — ce qui ne veut pas dire semblable à celle d’à présent, — alors nos physiologistes pourront reprendre leurs balances et recommencer leurs calculs. Jusque-là, le bon sens et l’équité leur commandent de ne pas se montrer si pressés.

Mais qu’ai-je dit ? une instruction semblable à celle de l’homme ! Hérésie ! Eh quoi ! n’est-il pas établi qu’instruire une femme c’est nuire à son cœur ? Pour nos philosophes modernes, comme pour l’Église, la science conduit à l’enfer.

— Non pas, allèguent-ils, nous disons seulement que la science ne peut-être dispensée de la même manière à cet être délicat et fragile ; qu’il faut sur toutes choses ne point masculiniser la femme, trier soigneusement ce qui lui convient, et, de même que les oiseaux ne servent à leurs petits qu’une nourriture déjà digérée, ne donner à ce tendre esprit que des choses préparées pour lui, saines à garder, faciles à comprendre. Car l’homme et la femme ne pensent point de même et ne s’approprient rien de la même façon. Comme l’abeille de cent fleurs extrait son miel, de même il faut extraire de toutes choses pour la jeune fille le suc féminin, etc…

Il y a longtemps qu’on parle du masculin et du féminin des choses : je ne m’oppose pas à leur existence ; mais il serait temps de procéder à une classification certaine. Car enfin, selon la méthode adoptée de ne rien affirmer a priori, c’est par l’analyse qu’on doit s’être élevé à cette synthèse. Je demande donc une bonne fois le partage net, précis. Cela est plein d’importance ; il faut bien vérifier, et puis il s’agit d’éducation. Qu’on mette donc de côté, d’une part, les vérités d’ordre masculin ; de l’autre, celles d’ordre féminin ; qu’on sépare les sciences qui concernent uniquement l’homme de celles qui s’adressent à la femme uniquement ; ou bien, si le partage doit être fait au sein de chaque ordre de connaissances, qu’on démêle en syntaxe, en mathématiques, en logique, ce qui appartient à l’un ou à l’autre esprit.

En astronomie, par exemple, mettrons-nous le soleil d’un côté, de l’autre la lune ? L’histoire naturelle est mâle et femelle, très-bien — mais les rapports sont nécessaires. Et la géométrie, comment la diviser ? s’arrêter au pont aux ânes ? soit ; mais si la petite veut aller plus loin ? Et l’histoire ? fera-t-on le triage des siècles ou celui des faits, laissant les causes et leurs enchaînements s’arranger comme bon leur semble ? Tout cela paraît difficile ; on n’imagine guère comment il y aurait deux manières d’enseigner et de concevoir les propriétés du rayon solaire, ou l’assassinat d’Henri IV.

— Peut-être est-ce de mesure surtout qu’il s’agit et ne devrait-on enseigner aux femmes que les éléments de toute chose ? — Mais c’est le plus grand, le plus profond, le plus vaste ! le détail n’en est plus que la démonstration, nécessaire d’ailleurs.

— Ou bien, c’est entre les diverses branches de la connaissance humaine qu’il faut opérer le triage, donner à l’homme par exemple les sciences exactes et… — Mais la femme vit de la nature aussi bien que lui et fait, bon gré, mal gré, tous les jours, de la géométrie, de la physique et de la chimie, à la manière de M. Jourdain. Et l’hygiène, si nécessaire à la mère de famille, et qui touche à toutes les sciences ?… Garderez-vous plutôt les sciences humaines ? — Mais il n’y a pas plus d’histoire, de langue et de littérature sans la femme qu’il n’y a d’humanité.

Cependant, puisqu’on affirme si bien ces limites, sans aucun doute, on les voit ; il serait donc utile de les exposer nettement. Qu’on montre enfin les deux faces de la justice, les deux sexes de la pensée ! Tous les esprits ingénieux qui se sont exercés déjà sur les deux morales, doivent entreprendre cette tâche ; elle est digne de leur valeur.

De deux choses l’une : ou les lignes qui séparent les deux ordres de conception sont visibles, nettes, et vous pouvez nous les retracer fidèlement ; ou bien, ce ne sont que linéaments si subtils, qu’ils se perdent pour la vue et la description dans un vague pareil à la ténuité des fantômes. En ce dernier cas, peut-être le plus probable, que faire ? quel parti prendre ? — Je n’en vois qu’un : enseigner bravement aux filles et aux garçons, indistinctement, telles qu’elles sont, la science et la vérité. Dieu reconnaîtra les siens.

Car, si l’esprit de la femme est naturellement différent de celui de l’homme, elle saura d’elle-même distinguer ce qui lui convient et rejeter le reste. — Vous criez au meurtre ; vous affirmez que ce serait lui gâter le cœur et l’esprit ! Il est une chose que je ne puis m’expliquer : c’est, d’un côté, la ferme confiance que vous avez en la femme de votre idéal, en cette créature sensitive, pétrie de charmes et de faiblesses, dont la nature, d’après vous, a si bien marqué le caractère et les bornes, — et la crainte folle que vous éprouvez de vous la voir changer en nourrice par une autre éducation.

Je le répète : si la femme est réellement ce que vous la dites ; elle restera elle-même, soyez-en-sûrs. Ou les caractères sont spécialement différents, et la nature gardera son plan et son œuvre ; ou ils sont propres à se confondre, au gré des aptitudes individuelles, et alors quel motif avez-vous d’en empêcher ?

Le motif… Ah !… Tenez, soyons francs : Vous en êtes encore à la Bible et à l’interdiction des fruits de la science, interdiction à l’envie rééditée par tous les représentants en ce monde du Père éternel. Mais, alors, soyez conséquents : baisez la mule du pape et soumettez-vous de bonne grâce à la monarchie de droit divin. La science est un danger pour la femme comme elle l’était pour le peuple. Vous croyez être de votre temps ; vous vous trompez : dans cette aube confuse où luttent la lumière et l’ombre, au milieu de ces ruines, entre lesquelles percent et croissent malaisément les germes nouveaux, vous êtes du parti de la nuit ; vous êtes les disciples du passé.

D’où venez-vous, cependant ? Et où allez-vous ? le savez-vous bien ?

Quoi ! la science serait pernicieuse ! Quoi ! vous, esclaves qu’elle a délivrés, vous la reniez déjà ! Elle serait mauvaise pour la femme, étant bonne pour vous ? Elle aurait cet étrange effet que, précieuse à la raison, elle serait funeste pour le cœur ! Et que deviendrait en ce cas la moralité de l’homme ? Que conclure d’un tel aveu ?

Cette question de la femme a cela de particulier qu’elle agit comme dissolvant immédiat sur l’intelligence, et brouille et confond toute notion précise. Ainsi, l’opinion générale qui admet l’infériorité intellectuelle chez la femme, par contre, se plaît à lui attribuer la supériorité en fait de sentiment. En sorte que de ces deux termes : faiblesse de corps et incapacité d’esprit, résulterait l’inspiration sublime, chantée sur les lyres de tous les poëtes, ce cœur de la femme, inépuisable trésor ! merveille ! abîme ! fleuve ! océan ! révélation divine ! etc, etc.

Il faudrait pourtant raisonner un peu :

De bonne foi, croyez-vous que l’être humain soit un composé de pièces rapportées, sans lien entre elles, ou d’antithèses, comme votre prose ? Pensez-vous qu’un être sans raison, ou de raison faible, puisse en un cas donné discerner le mieux et le bien comme vos Seigneuries ? Non évidemment, cela ne se peut. Ou bien vous supposeriez que le cœur serait à sa manière un organe pensant ? Mais à quoi bon ce double organisme ? Et puis, c’est par trop d’abus de littérature. Le cœur, tout le monde le sait, n’est qu’un muscle creux… définition épouvantable ! — mais la science ne respecte rien.

Donc, ce muscle tant célébré — (tout-à-fait en dehors de ses mérites) — organe précieux et indispensable de la circulation du sang, n’est que nominalement coupable de tant d’élégies et de dithyrambes. Le siége du sentiment est le cerveau, le même que celui de la pensée.

Et vous venez assurer que le cerveau de la femme est plus petit que celui de l’homme ! Où logez-vous donc cette « mer de lait » d’amour, dans laquelle se noie votre lecteur attendri ? Cette immensité de sentiment qui à vos yeux constitue la femme ? — Car les femmes, c’est bien entendu, sont toutes organiquement bonnes, dévouées, aimantes… ou ce sont des monstres. — Donc, cette petitesse de cerveau m’inquiète, et j’ai peur que sur ce point les besoins de la cause n’aient été mal compris.

Avant tout, il faudrait encore donner la définition respective, exacte, de l’intelligence et du sentiment, et la limite précise qui les sépare. S’ils sont deux choses opposées, comme on le prétend, rien n’est plus facile.

Il est seulement gênant de les voir ainsi réunis dans le même lieu ; car enfin ils pourraient se toucher et s’enchevêtrer en quelque point, et le scalpel n’a pas encore aussi bien délimité leur domaine que l’a fait la plume des écrivains amateurs de physiologie, pathologie, psychologie, phrénologie, etc., etc.

Essayons toutefois d’apporter une pierre à l’édifice : n’a-t-on pas remarqué, à mesure que nos idées changent et que notre esprit s’étend, que nos sentiments se modifient ? Qui n’a entendu parler des effets surprenants de l’imagination sur les sens, quand elle arrive, en supposant la réalité, à la créer pour ainsi dire et à produire des impressions ? L’imagination est une faculté de la pensée ; ou plutôt, n’est-ce pas la pensée elle-même à l’état inculte, privée de règle et de mesure, ou brisant à plaisir ces liens, effleurant l’objet, sans étude, au gré de sa fantaisie ? C’est pour cette raison qu’on attribue aux femmes plus d’imagination, parce que leur pensée a moins de culture.

Telle personne par exemple — et ceci n’est pas une supposition, mais de l’histoire — qui dans son enfance et sa jeunesse, fut, en raison de son éducation et de son milieu, fort aristocrate, reconnaissant plus tard l’égalité, la servira de toute son âme, parce que, suivant ses croyances, ses sentiments auront changé.

Comment les choses en seraient-elles autrement ? Imaginons un peu un être chez qui le sentiment irait d’un côté, la pensée de l’autre.

Il ne s’agit pas d’indécision, c’est-à-dire d’aperceptions multiples et diverses ; non, mais d’inspirations différentes : le sentiment juste, la pensée fausse ; là, dans le même être, indélicatesse du cerveau, et probité du cœur. Cela ne se conçoit guère. Prenons, pour mieux approfondir, un exemple : l’ambitieux, César ou Napoléon. Conservons à ces deux hommes leur sentiment effréné pour la fausse gloire et pour la puissance ; mais, au second, donnons l’intelligence de Condorcet, à l’autre, la pensée de Caton… Ne sent-on pas que c’est absurde ? que pareil désaccord constitue une individualité impossible ? en dehors de l’unité nécessaire à l’existence ; en dehors de toute action imaginable de toute loi connue ?

C’est que l’accord est la loi de l’ordre moral aussi bien que de l’organisme. Quand l’hésitation se produit en nous, quand nous sommes à la fois poussés par quelque désir et retenus par quelque crainte, c’est tout simplement que nous voyons tour à tour l’avantage et l’inconvénient.

Ce n’est pas nous qui sommes doubles, mais les probabilités ; notre esprit hésite seulement sur les conséquences. Le désir, cependant, va-t-il jusqu’à la passion ? alors, notre raison est de la partie. « La passion aveugle. » Ce dicton, incontestable, suffit à prouver que le sentiment et la raison subissent les mêmes influences, et qu’un lien profond les unit. Tout sentiment qui hésite est un esprit qui doute. L’amour est une foi.

Aussi, le sentiment n’est-il — à mon avis, — que l’ensemble des conceptions incarnées dans l’être : — antérieurement, soit par l’hérédité, soit par une vie précédente ; — en cette vie, soit par l’éducation, soit par des réflexions devenues croyances. L’intelligence et le sentiment, c’est l’action et le souvenir ; c’est le mouvement et la durée ; le présent et le passé ; la charrue et le sillon. Ils diffèrent de date, non pas de nature, et les séparer est si malaisé que dans ce chapitre où je n’en voulais traiter qu’un seul, je n’ai pu m’empêcher de les confondre.

Dès que le sentiment cesse de s’appuyer sur un motif — c’est-à-dire sur une pensée — il n’est plus qu’un instinct. Respecter le sentiment chez la femme et le conserver par l’ignorance, en bon français donc, cela ne veut dire qu’une chose : abandonner la femme à ses instincts. C’est à cette conclusion anti-progressive, anti-civilisatrice, qu’aboutit ce beau système, qui fait de l’homme et de la femme deux êtres différents, nés pour représenter chacun une part de l’être, sur la foi d’une antinomie qui n’existe, ni dans la nature des choses, ni d’après les lois du sens commun.

Reste de l’esprit de caste et de privilége, que cette manie de tout séparer, parquer, étiqueter, les facultés comme les êtres ! La vérité en toutes choses, dans la nature comme dans l’esprit, c’est la liberté, c’est l’espace. La vie est pénétration incessante, échange, consentement, unité.

On allègue, pour prouver l’infériorité intellectuelle de la femme, l’infériorité de sa production scientifique, littéraire et artistique dans l’humanité.

Cette infériorité est évidente. Mais depuis quand les effets comptent-ils à part des causes ?

On ne fait point difficulté de reconnaître que par l’atrophie des facultés intellectuelles dans le peuple, l’humanité n’ait perdu, ne perde encore des trésors incalculables. Reproche-t-on au peuple ce malheur ?

Cependant, lorsque chez un enfant pauvre des facultés exceptionnelles venaient, par hasard, à s’affirmer aux yeux de quelque privilégié, respectueux des choses de l’esprit, on se chargeait de l’éducation du petit prodige ; on secondait sa vocation. En était-il ainsi pour les petites filles ? — Non pas. On aurait dit à quoi bon ? On le dit encore. Le préjugé s’ajoute à la pauvreté pour les refouler dans une ignorance systématique.

En toutes conditions, d’ailleurs, même arrêt. La sagesse des pères de famille bourgeois comprime avec soin chez leurs filles les germes inquiétants d’une intelligence hors ligne, et s’empresse d’arrêter l’instruction aux limites fixées par l’usage. Encourager chez une fille le savoir ! Qu’en ferait-elle ? Et à quoi cela lui servirait-il, sinon à ne pas trouver de mari ? Ce garçon peut donner à la société un mathématicien, un penseur, un général. Elle doit-être une mère de famille, et rien de plus.

Alors, sur cette enfant, arrachée à l’étude, agissent les sollicitations de la vanité, celles de l’exemple, les ordres de sa mère et les influences de l’opinion, l’énervement des soins frivoles, enfin l’intérêt personnel immédiat, le seul que voient les enfants, et qui présente à celle-là, comme seul avenir à saisir, ou à poursuivre, le mariage. Tout cela, au moment précis où la vocation se décide, où l’étude la développe et l’assure, de dix-sept à vingt ans, avant l’âge où le caractère existe. Une fois mariées, l’amour, la maternité, la tyrannie des soins domestiques et celle de l’usage, l’occasion perdue, les moyens refusés, la crainte de la raillerie, l’absence de liberté, le préjugé toujours ennemi… N’en est-ce point assez pour cette explication qu’on demande, et qui est si facile à saisir, du petit nombre des femmes, parmi les élus de la science, de l’art et de la pensée ? On consacre à l’amour la femme encore enfant ; on écarte d’elle tout autre but ; on arrête le développement de ses facultés à l’âge où elles prennent l’essor et on lui demande compte, ironiquement sans doute, non-seulement de ce qu’elle n’a point reçu, mais de ce qu’on s’est appliqué à lui ravir. Ce développement que tout excite chez l’homme, chez la femme, tout le combat. Pour l’étouffer en elle, la société arme toutes ses forces, toutes ses influences et de plus le propre cœur de la femme et ses trop précoces devoirs.

— Soit, dira-t-on. Mais ces obstacles ne sont-ils pas le fait même de la nature et de la destinée féminines ?

— Non, il ne résulte pas de la nature et de la destinée féminines qu’une femme doive être mère avant d’être formée d’esprit et de corps. Il est de sa destinée, comme de celle de tout être humain, de savoir ce qu’elle fait, à quoi elle s’engage, de stipuler pour elle-même en toute connaissance, en toute liberté, d’être capable enfin des devoirs qu’elle embrasse. Ah ! ce n’est pas le moindre désordre causé par la conception ignoble et stupide, qui voit dans la femme avant tout un agent de reproduction, ou de plaisir, que l’inconsistance voulue, décrétée, de celle qui plus particulièrement renouvelle la race, donne à l’être individuel sa première impulsion, et à l’être social la famille, sa première forme.

Que l’éducation de l’intelligence soit aussi large, aussi complète pour la femme que pour l’homme, et l’on verra ce que devient ce prétexte d’infériorité. Mais on rougit presque de combattre des affirmations aussi spécieuses, aussi évidemment nées des besoins d’une cause perdue. L’esprit de la femme inférieur à celui de l’homme ! Et comment cela ? En vertu de quelle loi ? Sur quelles preuves ? Où sont les raisons de ce phénomène, sans exemple dans le reste de l’univers, et qui se produirait précisément au sein de l’espèce la plus intelligente ? Où tracer la démarcation entre ces deux êtres, que tout réunit, mêle et confond, entre lesquels la seule différence incontestable qui existe n’est qu’un motif d’attraction plus particulière et de plus profonde union ? Tout ce qui diffère d’essence, diffère aussi de semence et d’origine. Eux, les mêmes causes les créent et le même sein les nourrit. Au moins, pour appuyer de tels dires, faudrait-il constater différents éléments de formation, et démontrer avec quel soin mystérieux la bonne nature ferait, au sein de conditions identiques, le triage de cet élément viril — qui s’épanouit en si merveilleux effets de moralité sociale et de dignité civique et de cet autre, uniquement composé, comme on sait, de tendresse et de faiblesse, qui serait créé pour adorer l’autre et le reproduire — sans mélange aucun.