Au journal Le Droit des Femmes (p. 45-60).

II

INFÉRIORITÉ PHYSIQUE DE LA FEMME


II

INFÉRIORITÉ PHYSIQUE DE LA FEMME

Comment se pourrait-il faire que la femme fût physiquement inférieure à l’homme ?

Comme homme, soit ; au point de vue de la lutte, sa force physique serait inférieure. Mais elle est femme, et comme telle sa force doit être portée vers d’autres objets, et dépensée d’une autre manière.

On ne peut déclarer un être inférieur, par le seul fait qu’il diffère d’un autre ; surtout quand cette différence est précisément la faculté qui le distingue, et qui détermine sa destinée.

Si la femme est inférieure à l’homme en tant que manœuvre, elle est, comme reproducteur principal de l’espèce, le premier ouvrier de l’humanité.

On fait valoir au delà de son importance l’infériorité musculaire de la femme.

En fait, historiquement, la femme fut la première bête de somme.

En fait, actuellement, elle partage avec l’homme la plupart des travaux pénibles.

Parce que la force physique de la femme n’est identique à celle de l’homme, il ne s’en suit pas qu’elle ne soit pas égale.

Qu’on ne se récrie pas trop. L’appréciation n’est pas si paradoxale ; elle se base sur des faits.

La gestation, la crise terrible de l’enfantement, la dépense de forces que l’allaitement exige, les soins, les veilles, l’attention, toujours en éveil, que réclame, pendant ses premières années, le doux fardeau si actif, si remuant, si impérieux, qui plie le corps à tant d’attitudes pénibles, tout cela compose un ensemble de fatigues, qui dépassent de beaucoup celles du travail le plus dur ; c’est un effort suprême, en vue duquel s’accomplit secrètement une réserve de forces extérieures. Parmi les maris, très-rares, qui interviennent dans les soins de jour ou de nuit donnés à l’enfant, il en est peu, ce fait est bien connu, qui les puissent partager longtemps. Ceux qui accomplissent journellement un travail musculaire, en sont tout à fait incapables, et tous à cet égard se déclarent vaincus par l’énergie persistante de la mère.

La plupart des médecins, émerveillés de la constance de la femme, au milieu des souffrances les plus vives, mettent son courage fort au-dessus de celui de l’homme.

Or, si l’on supprimait tous les petits cris, toutes les pâmoisons, qu’inspire à une femme bien élevée le sentiment légal et littéraire de sa faiblesse et de sa sensitivité,

Si l’éducation, au lieu de l’étioler par une oisiveté systématique, et de l’alourdir par une gaucherie voulue, s’attachait à développer en elle les grâces et les énergies de la force et de la santé,

On s’apercevrait mieux que la femme possède contre la douleur, contre la fatigue, pour les travaux et les luttes de la vie — dont, quoi qu’on en dise, les plus rudes épreuves ont été réservées à cette prétendue faiblesse — une force, particulière sans doute, contenue, latente, en rapport avec les aptitudes de l’être auquel elle appartient ; mais qui peut en somme, comme valeur absolue, soutenir la comparaison avec la force plus extérieure de l’homme.

Voyez, à l’abri des saules de la fontaine, penchée sur le lavoir, cette femme aux manches retroussées, qui tord son linge, d’une paire de bras rouges et vigoureux, tandis que près de là jouent, ou braillent, plusieurs marmots ? Elle va tout à l’heure prendre sur un bras son paquet de linge ruisselant et lourd, et de l’autre son nourrisson, qui ne marche pas encore, pour s’en aller à la maison préparer le repas du soir.

De tout le jour, elle ne s’est pas reposée ; car sur elle pèse le soin de tout. À peine si l’enfant qu’elle nourrit l’a laissée jouir pendant la nuit de quelques heures de sommeil ; et cependant, levée dès l’aube, elle va, d’un ouvrage à l’autre, haletante, courbée, soignant presque toujours deux ou trois choses à la fois ; et le soir, quand l’homme, revenu du travail du jour, s’assied vis-à-vis du souper fumant, elle, debout, le sert, se couche la dernière, et ne recueille pour récompense, de cet incessant labeur (plus fatigant pour le corps et pour l’esprit, qu’un travail plus dur, mais régulier), que des grossièretés souvent, quelquefois des coups.

Celle-ci, à coup sûr, n’est point un lierre gracieux et flexible ; mais un arbre robuste, aux rejetons vigoureux. Souvent, après la mort du mari, ou par son insuffisance, car la vie et l’activité de cette faible femme survivent généralement à celles de son compagnon, vous la verrez prendre en main la direction du petit ménage, ou de la ferme, et c’est alors, je vous jure, que tout marchera droit et bien.

— Ce n’est point une femme que cette virago, me répondrez-vous.

Si ce n’est point la femme, telle que vous l’imaginez, c’est la femme de la nature. La villageoise compte pour les trois quarts environ de la population féminine, et l’argument a quelque valeur. Car enfin, en dépit des jolies choses qu’on se plaît à publier sur la femme, ce n’est pas de fantaisie, mais de réalité qu’il s’agit.

Ce n’est pas la femme complète ? — Non sans doute. Mais le paysan vous semble-t-il homme complet ? Pas davantage. Ici, comme partout, les mêmes conditions subies produisent sur l’homme et la femme les mêmes effets.

Dans le parti où l’on s’est jeté de différencier l’homme et la femme, jusqu’à en faire deux contraires, on s’est plu à exagérer la faiblesse féminine, oubliant qu’il faut bien que cette prétendue faiblesse recèle la force, puisqu’elle la donne. La force résistante et reproductive de la femme dans l’ordre physique, est l’équivalent de la force masculine, plus extérieure. En faire l’équivalent d’une force intellectuelle créatrice, réservée à l’homme seul, c’est confondre arbitrairement des ordres de choses distincts ; c’est bâtir en l’air sa théorie, sorte de construction familière aux entrepreneurs de ces thèses.

Et maintenant, au point de vue du droit, qu’importe ? Admettons cette absurdité que la femme soit jugée sur le plan de l’homme et non sur le sien à elle ; oublions son rôle spécial, et la nécessité qui s’en suit de forces spéciales et autrement réparties ; supposons qu’elle soit réellement l’être faible et chétif, pâle et vaporeux, qu’un faux idéal lui donne pour modèle, en résultera-t-il qu’elle doive être déclarée inférieure et subordonnée, au point de vue moral et intellectuel ?

Depuis quand est-il établi que la force physique et l’intelligence soient en raison directe l’une de l’autre ?

Il faudrait à ce compte recruter nos hommes d’État parmi les clowns ; or, sans méconnaître les rapports qui existent entre ces deux classes d’équilibristes, il serait difficile de soutenir qu’on ne peut trouver mieux ailleurs.

Hercule avait de grandes qualités ; mais il n’a point inventé la poudre, qui lui eût beaucoup servi. Le grand Goliath fut abattu par le petit David, et dans ces légendes, où l’humanité met, en même temps que ses rêves, ses conceptions, toujours la force brute du géant ou de l’ogre, est narguée et vaincue par la malice des nains, ou l’esprit de quelque bonne petite fée.

On aurait donc plutôt le préjugé contraire, si préjugé il y a, celui qu’un grand développement matériel s’unit rarement à une grande puissance d’esprit.

Objectera-t-on les nerfs des femmes ? — Nous mettrions bien volontiers les petites maîtresses hors de concours, avec la conviction profonde que dès que les nerfs ne seront plus en faveur, ils séviront beaucoup moins. Ce qu’on peut affirmer, c’est que la santé, l’équilibre des forces, paraît nécessaire au plein exercice de la raison, et que sous ce rapport, l’éducation des femmes, dites bien élevées, a besoin de réformes. En attendant, il ne manque pas d’illustres exemples qui infirmeraient cette règle, pourtant si juste. Les nerfs de Voltaire et son état souffreteux, ne nuisirent point à son immense bon sens.

C’est grâce à Voltaire, et à d’autres, qu’on cherche maintenant dans la nature la légitimation des faits sociaux, ou la justification des théories. Il ne faut pas oublier cependant que l’homme sorti parfait des mains de l’auteur de la nature, n’est qu’une fantaisie de rhéteur, et que la civilisation, ou, pour employer un terme moins contestable, la raison humaine, a pour tâche de réformer et de perfectionner l’être primitif par un travail incessant création légitime, puisqu’elle tend à réaliser de plus en plus un but conforme à la fois à la nature et à l’esprit, la justice.

Aussi, quand certains partisans de la subordination de la femme, vont chercher dans la force physique de l’homme, au point de vue de l’union des sexes, une indication naturelle de suprématie, émettent-ils une brutalité sans portée. Qu’on nous ramène alors à la forêt primitive, au droit du plus fort et à toutes les violences de l’état sauvage ; qu’on cesse de définir l’amour : échange et consentement. Ou bien, si tous les efforts de l’intelligence et de la conscience tendent à substituer le droit à la barbarie, qu’on laisse pour ce qu’ils valent de tels arguments.

Au point de vue de la société, le droit du plus fort n’existe pas. C’est la première abdication que le contrat social exige, et il faut qu’elle soit complète. Il n’y a point entre deux situations, entre deux principes, d’opposition plus marquée. Le principe d’association, qui est au fond celui d’équité (réalisé suivant la conception de chaque époque), a précisément pour but de combattre l’abus de la force ; et plus le système de l’association s’étend et se perfectionne, plus le principe adverse recule et s’anéantit. La science, l’adresse le remplacent ; tout progrès nouveau concourt à l’annihiler ; il agonise ; qu’on n’en parle plus.