La Femme et le Pantin/Chapitre 4

La Femme et le Pantin : roman espagnol
Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 55-72).

Apparition d’une petite moricaude dans un paysage polaire.


Il y a trois ans, Monsieur, je n’avais pas encore les cheveux gris que vous me voyez. J’avais trente-sept ans ; je m’en croyais vingt-deux ; à aucun instant de ma vie je n’avais senti passer ma jeunesse et personne encore ne m’avait fait comprendre qu’elle approchait de sa fin.

On vous a dit que j’étais coureur : c’est faux. Je respectais trop l’amour pour fréquenter les arrière-boutiques, et je n’ai presque jamais possédé une femme que je n’eusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles-là, vous seriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encore, en en faisant de mémoire le compte facile, je songeais que je n’avais jamais eu de maîtresse blonde. J’aurai toujours ignoré ces pâles objets du désir.

Ce qui est vrai, c’est que l’amour n’a pas été pour moi une distraction ou un plaisir, un passe-temps comme pour quelques-uns. Il a été ma vie même. Si je supprimais de mon souvenir les pensées et les actions qui ont eu la femme pour but, il n’y resterait plus rien, que le vide.

Ceci dit, je puis maintenant vous conter ce que je sais de Concha Perez.

C’était donc il y a trois ans, trois ans et demi, en hiver. Je revenais de France un 26 décembre, par un froid terrible, dans l’express qui passe vers midi le pont de la Bidassoa. La neige, déjà fort épaisse sur Biarritz et Saint-Sébastien, rendait presque impraticable la traversée du Guipuzcoa. Le train s’arrêta deux heures à Zumarraga, pendant que des ouvriers déblayaient hâtivement la voie ; puis il repartit pour stopper une seconde fois, en pleine montagne, et trois heures furent nécessaires à réparer le désastre d’une avalanche. Toute la nuit, ceci recommença. Les vitres du wagon lourdement feutrées de neige assourdissaient le bruit de la marche et nous passions au milieu d’un silence à qui le danger donnait un caractère de grandeur.

Le lendemain matin, arrêt devant Avila. Nous avions huit heures de retard, et depuis un jour entier nous étions à jeun. Je demande à un employé si l’on peut descendre ; il me crie :

« Quatre jours d’arrêt. Les trains ne passent plus. »

Connaissez-vous Avila ? C’est là qu’il faut envoyer les gens qui croient morte la vieille Espagne. Je fis porter mes malles dans une fonda où don Quichotte aurait pu loger ; des pantalons de peau à franges étaient assis sur des fontaines, et le soir, quand des cris dans les rues nous apprirent que le train repartait tout à coup, la diligence à mules noires qui nous traîna au galop dans la neige en manquant vingt fois de culbuter était certainement la même qui mena jadis de Burgos à l’Escorial les sujets du roi Philippe-Quint.

Ce que j’achève de vous dire en quelques minutes, Monsieur, cela dura quarante heures.

Aussi, quand, vers huit heures du soir, en pleine nuit d’hiver et me privant de dîner pour la seconde fois, je repris mon coin à l’arrière, alors je me sentis envahi par un ennui démesuré. Passer une troisième nuit de wagon avec les quatre Anglais endormis qui me suivaient depuis Paris, c’était au-dessus de mon courage. Je laissai mon sac dans le filet, et, emportant ma couverture, je pris place comme je pus dans un compartiment d’une classe inférieure qui était plein de femmes espagnoles.

Un compartiment, je devrais dire quatre, car tous communiquaient à hauteur d’appui. Il y avait là des femmes du peuple, quelques marins, deux religieuses, trois étudiants, une gitane et un garde civil. C’était, comme vous le voyez, un public mêlé. Tous ces gens parlaient à la fois et sur le ton le plus aigu. Je n’étais pas assis depuis un quart d’heure et déjà je connaissais la vie de tous mes voisins. Certaines personnes se moquent des gens qui se livrent ainsi. Pour moi, je n’observe jamais sans pitié ce besoin qu’ont les âmes simples de crier leurs peines dans le désert.

Tout à coup le train s’arrêta. Nous passions la Sierra de Guadarrama, à quatorze cents mètres d’altitude. Une nouvelle avalanche venait de barrer la route. Le train essaya de reculer : un autre éboulement lui barrait le retour. Et la neige ne cessait pas d’ensevelir lentement les wagons.

C’est un récit de Norvège, que je vous conte là, n’est-il pas vrai ? Si nous avions été en pays protestant, les gens se seraient mis à genoux en recommandant leur âme à Dieu ; mais, hors les journées de tonnerre, nos Espagnols ne craignent pas les vengeances soudaines du ciel. Quand ils apprirent que le convoi était décidément bloqué, ils s’adressèrent à la gitane, et lui demandèrent de danser.

Elle dansa, C’était une femme d’une trentaine d’années au moins, très laide comme la plupart des filles de sa race, mais qui semblait avoir du feu entre la taille et les mollets. En un instant, nous oubliâmes le froid, la neige et la nuit. Les gens des autres compartiments étaient à genoux sur les bancs de bois, et, le menton sur les barrières, ils regardaient la bohémienne. Ceux qui l’entouraient de plus près « toquaient » des paumes en cadence selon le rythme toujours varié du baile flamenco.

C’est alors que je remarquai dans un coin, en face de moi, une petite fille qui chantait.

Celle-ci avait un jupon rose, ce qui me fit deviner aisément qu’elle était de race andalouse, car les Castillanes préfèrent les couleurs sombres, le noir français ou le brun allemand. Ses épaules et sa poitrine naissante disparaissaient sous un châle crème, et, pour se protéger du froid, elle avait autour du visage un foulard blanc qui se terminait par deux longues cornes en arrière.

Tout le wagon savait déjà qu’elle était élève au couvent de San José d’Avila, qu’elle se rendait à Madrid, qu’elle allait retrouver sa mère, qu’elle n’avait pas de novio[1] et qu’on l’appelait Concha Perez.

Sa voix était singulièrement pénétrante. Elle chantait sans bouger, les mains sous le châle, presque étendue, les yeux fermés ; mais les chansons qu’elle chantait là, j’imagine qu’elle ne les avait pas apprises chez les sœurs. Elle choisissait bien, parmi ces coplas de quatre vers où le peuple met toute sa passion. Je l’entends encore chanter avec une caresse dans la voix :

Dime, niña, si me quieres;
Por Dios, descubre tu pecho…

ou :

Tes matelas sont des jasmins,
Tes draps des roses blanches,
Des lis tes oreillers,
Et toi, une rose qui te couches.

Je ne vous dis que les moins vives.

Mais soudain, comme si elle avait senti le ridicule d’adresser de pareilles hyperboles à cette sauvagesse, elle changea de ton son répertoire et n’accompagna plus la danse que par des chansons ironiques comme celle-ci, dont je me souviens :

Petite aux vingt novios
(Et avec moi vingt et un),
Si tous sont comme je suis
Tu resteras toute seule.

La gitane ne sut d’abord si elle devait rire ou se fâcher. Les rieurs étaient pour l’adversaire et il était visible que cette fille d’Égypte ne comptait pas au nombre de ses qualités l’esprit de repartie qui remplace, dans nos sociétés modernes, les arguments du poing fermé.

Elle se tut en serrant les dents. La petite, complètement rassurée désormais sur les conséquences de son escarmouche, redoubla d’audace et de gaieté.

Une explosion de colère l’interrompit. L’Égyptienne levait ses deux mains crispées :

« Je t’arracherai les yeux ! Je t’arracherai…

— Gare à moi ! » répondit Concha le plus tranquillement du monde et sans même lever les paupières. Puis, au milieu d’un torrent d’injures, elle ajouta de la même voix très calme :

« Gardes ! qu’on me fournisse deux chulos », comme si elle était devant un taureau.

Tout le wagon était en joie. Olé, disaient les hommes. Et les femmes lui jetaient des regards de tendresse.

Elle ne se troubla qu’une fois, sous un outrage plus sensible : la gitane l’appelait : « Fillette ! »

« Je suis femme », dit la petite en frappant ses seins naissants.

Et les deux combattantes se jetèrent l’une sur l’autre avec de vraies larmes de rage.

Je m’interposai : les batailles de femmes sont des spectacles que je n’ai jamais pu regarder avec le désintéressement que leur témoignent les foules. Les femmes se battent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le coup de main qui terrasse, mais le coup d’ongle qui défigure ou le coup d’aiguille qui aveugle. Elles me font peur.

Je les séparai donc et ce n’était pas facile. Fou qui se glisse entre deux ennemies ! Je fis de mon mieux ; après quoi elles se renfoncèrent chacune dans son coin avec le battement de pied de la fureur contenue.

Quand tout fut apaisé, un grand escogriffe vêtu d’un uniforme de garde civil[2] surgit d’un compartiment voisin. Il enjamba de ses longues bottes la barrière de bois qui servait de dossier, promena ses regards protecteurs sur le champ de bataille où il n’avait plus rien à faire, et avec cette infaillibilité de la police qui frappe toujours le plus faible, il appliqua sur la joue de la pauvre petite Concha un soufflet stupide et brutal.

Sans daigner expliquer cette sentence sommaire, il fit passer l’enfant dans un autre compartiment, revint lui-même dans le sien par une seconde enjambée de ses bottes caricaturales, et croisa gravement les mains sur son sabre, avec la satisfaction d’avoir rétabli l’ordre public.

Le train s’était remis en marche. Nous passâmes Sainte-Marie-des-Neiges dans un paysage de prodige. Un cirque immense de blancheurs sous un précipice de mille pieds se refermait à l’horizon par une ligne de montagnes pâles. La lune éclatante et glacée était l’âme même de la sierra neigeuse et nulle part je ne l’ai vue plus divine que pendant cette nuit d’hiver. Le ciel était absolument noir. Elle seule luisait, et la neige. Par moments, je me croyais en route dans un train silencieux et fantastique, à la découverte d’un pôle.

J’étais seul à voir ce mirage. Mes voisins dormaient déjà. Avez-vous remarqué, cher ami, que les gens ne regardent jamais rien de ce qui est intéressant ? L’an dernier, sur le pont de Triana, je m’étais arrêté en contemplation devant le plus beau coucher de soleil de l’année. Rien ne peut donner une idée de la splendeur de Séville dans un pareil moment. Eh bien, je regardais les passants : ils allaient à leurs affaires ou causaient en promenant leur ennui ; mais pas un ne tournait la tête. Cette soirée de triomphe, personne ne l’a vue.

…Comme je contemplais la nuit de lune et de neige et que mes yeux se lassaient déjà de son éblouissante blancheur, l’image de la petite chanteuse traversa ma pensée, et je souris du rapprochement. Cette jeune moricaude dans ce paysage scandinave, c’était une mandarine sur une banquise, une banane aux pieds d’un ours blanc, quelque chose d’incohérent et de cocasse.

Où était-elle ? Je me penchai par-dessus la barrière d’appui et je la vis tout près de moi, si près que j’aurais pu la toucher.

Elle s’était endormie, la bouche ouverte, les mains croisées sous le châle, et dans le sommeil sa tête avait glissé sur le bras de la religieuse voisine. Je voulais bien croire qu’elle était femme, puisqu’elle-même nous l’avait dit ; mais elle dormait, Monsieur comme un enfant de six mois. Presque tout son visage était emmitouflé dans son foulard à cornes qui se moulait à ses joues en boule. Une mèche ronde et noire, une paupière fermée des cils très longs, un petit nez dans la lumière et deux lèvres marquées d’ombre, je n’en voyais pas plus, et pourtant je m’attardai jusqu’à l’aube sur cette bouche singulière, tellement enfantine et sensuelle ensemble, que je doutais parfois si ses mouvements de rêve appelaient le mamelon de la nourrice ou les lèvres de l’amant.

Le jour vint, comme nous passions l’Escorial. L’hiver sec et terne des alrededores avait remplacé, dans l’horizon des vitres, les merveilles de la Sierra. Bientôt nous entrâmes en gare, et comme je descendais ma valise, j’entendis une petite voix qui criait, déjà sur le quai :

« Mira ! mira ! »

Elle montrait du doigt les massifs de neige qui, d’un bout à l’autre du train, couvraient le toit des wagons, s’attachaient aux fenêtres, coiffaient les tampons, les ressorts, les ferrures ; et auprès des trains intacts qui allaient quitter la ville, l’aspect lamentable du nôtre la faisait rire aux éclats.

Je l’aidai à prendre ses paquets ; je voulais les faire porter, mais elle refusa. Elle en avait six. Rapidement, elle enfila les six anses comme elle put, une à l’épaule, la seconde au coude, et les quatre autres dans les mains.

Elle s’enfuit en courant.

Je la perdis de vue.

Vous voyez, Monsieur, combien cette première rencontre est insignifiante et vague. Ce n’est pas un début de roman : le décor y tient plus de place que l’héroïne, et j’aurais pu n’en pas tenir compte ; mais quoi de plus irrégulier qu’une aventure de la vie réelle ? Cela commença vraiment ainsi.

J’en jurerais aujourd’hui : si l’on m’avait demandé, ce matin là, quel était pour moi l’événement de la nuit, quel souvenir j’aurais plus tard de ces quarante heures entre cent mille, j’aurais parlé du paysage et non de Concha Perez.

Elle m’avait amusé vingt minutes. Sa petite image m’occupa une fois ou deux encore, puis le courant de mes affaires m’entraîna autre part et je cessai de penser à elle.


  1. Novio, et le féminin novia, correspondent exactement à ce que les ouvriers français appellent une connaissance. C’est un mot délicat en ceci qu’il ne préjuge rien et qu’il désigne à volonté l’amitié, l’amour ou le plus simple concubinage.
  2. Gendarme espagnol.