La Femme et le Pantin/Chapitre 3

Comment, et pour quelles raisons, André ne se rendit pas au rendez-vous de Concha Perez.


Le lendemain matin, André Stévenol eut un réveil rayonnant. La lumière entrait largement par les quatre fenêtres du mirador ; et toutes les rumeurs de la ville, pas de chevaux, cris de vendeurs, sonnettes de mules ou cloches de couvents, mêlaient sur la place blanche leur bruissement de vie.

Il ne se souvenait pas d’avoir eu depuis longtemps une matinée aussi heureuse. Il étira ses bras, qui se tendirent avec force. Puis il les serra contre sa poitrine, comme s’il voulait se donner l’illusion de l’étreinte attendue.

« Comme la vie est facile ! répéta-t-il en souriant. Hier, à cette heure-ci j’étais seul, sans but, sans pensée. Il a suffi d’une promenade, et ce matin me voici deux. Qui donc nous fait croire aux refus, aux dédains ou même à l’attente ? Nous demandons et les femmes se donnent. Pourquoi en serait-il autrement ? »

Il se leva, mit un pungee, chaussa des mules et sonna pour qu’on fît préparer son bain. En attendant, le front collé aux vitres, il regarda la place pleine de jour.

Les maisons étaient peintes de ces couleurs légères que Séville répand sur ses murs et qui ressemblent à des robes de femme. Il y en avait de couleur crème avec des corniches toutes blanches, d’autres qui étaient roses, mais d’un rose si fragile ! d’autres vert-d’eau ou orangées, et d’autres violet pâle. — Nulle part les yeux n’étaient choqués par l’affreux brun des rues de Cadiz ou de Madrid ; nulle part, ils n’étaient éblouis par le blanc trop cru de Jérez.

Sur la place même, des orangers étaient chargés de fruits, des fontaines coulaient, des jeunes filles riaient en tenant des deux mains les bords de leur châle comme les femmes arabes ferment leur haïck. Et de toutes parts, des coins de la place, du milieu de la chaussée, du fond des ruelles étroites, les sonnettes des mules tintaient.

André n’imaginait pas qu’on pût vivre ailleurs qu’à Séville.

Après avoir achevé sa toilette et bu lentement une petite tasse d’épais chocolat espagnol, il sortit au hasard.

Le hasard, qui fut singulier, lui fit suivre le plus court chemin, des marches de son hôtel à la plaza del Triunfo ; mais, arrivé là, André se souvint des précautions qu’on lui conseillait, et, soit qu’il craignît de mécontenter sa « maîtresse » en passant trop directement devant sa porte, soit au contraire qu’il ne voulût point paraître à ce point tourmenté du désir de la voir plus tôt, il suivit le trottoir opposé sans même tourner la tête à gauche.

De là, il se rendit à Las Delicias.

La bataille de la veille avait jonché la terre de papiers et de coquilles d’œufs qui donnaient au parc splendide une vague apparence d’arrière-cuisine. À de certains endroits, le sol avait disparu sous des dunes croulantes et bariolées. D’ailleurs, le lieu était désert, car le carême recommençait.

Pourtant, par une allée qui venait de la campagne, André vit venir à lui un passant qu’il reconnut.

« Bonjour, don Mateo, dit-il en lui tendant la main. Je n’espérais pas vous rencontrer si tôt.

— Que faire, Monsieur, quand on est seul, inutile, et désœuvré ? Je me promène le matin, je me promène le soir. Le jour, je lis ou je vais jouer. C’est l’existence que je me suis faite. Elle est sombre.

— Mais vous avez des nuits qui consolent des jours, si j’en crois les murmures de la ville.

— Si on le dit encore, on se trompe. D’aujourd’hui au jour de sa mort, on ne verra plus une femme chez don Mateo Diaz. Mais ne parlons plus de moi. Pour combien de temps êtes-vous encore ici ? »

Don Mateo Diaz était un Espagnol d’une quarantaine d’années, à qui André avait été recommandé pendant son premier séjour en Espagne. Son geste et sa phrase étaient naturellement déclamatoires. Comme beaucoup de ses compatriotes, il accordait une importance extrême aux observations qui n’en comportaient point ; mais cela n’impliquait de sa part ni vanité, ni sottise. L’emphase espagnole se porte comme la cape, avec de grands plis élégants. Homme instruit, que sa trop grande fortune avait seule empêché de mener une existence active, don Mateo était surtout connu par l’histoire de sa chambre à coucher, qui passait pour hospitalière. Aussi André fut-il étonné d’apprendre qu’il avait renoncé si tôt aux pompes de tous les démons ; mais le jeune homme s’abstint de poursuivre ses questions.

Ils se promenèrent quelque temps au bord du fleuve, que don Mateo, en propriétaire riverain, et aussi en patriote, ne se lassait pas d’admirer.

« Vous connaissez, disait-il, cette plaisanterie d’un ambassadeur étranger qui préférait le Manzanarès à toutes les autres rivières, parce qu’il était navigable en voiture et à cheval. Voyez le Guadalquivir ; père des plaines et des cités ! J’ai beaucoup voyagé, depuis vingt ans, j’ai vu le Gange et le Nil et l’Atrato, des fleuves plus larges sous une plus vive lumière : je n’ai vu qu’ici cette majestueuse beauté du courant et des eaux. La couleur en est incomparable. N’est-ce pas de l’or qui s’effile aux arches du pont ? Le flot se gonfle comme une femme enceinte, et l’eau est pleine, pleine de terre. C’est la richesse de l’Andalousie que les deux quais de Séville conduisent vers les plaines. »

Puis ils parlèrent politique. Don Mateo était royaliste et s’indignait des efforts persistants de l’opposition, au moment où toutes les forces du pays eussent dû se concentrer autour de la faible et courageuse reine pour l’aider à sauver le suprême héritage d’une impérissable histoire.

« Quelle chute ! disait-il. Quelle misère ! Avoir possédé l’Europe, avoir été Charles Quint, avoir doublé le champ d’action du monde en découvrant le monde nouveau, avoir eu l’empire sur lequel le soleil ne se couchait point ; mieux encore : avoir, les premiers, vaincu votre Napoléon — et expirer sous les bâtons d’une poignée de bandits mulâtres ! Quel destin pour notre Espagne ! »

Il n’aurait pas fallu lui dire que ces bandits-là fussent les frères de Washington et de Bolivar. Pour lui, c’étaient de honteux brigands qui ne méritaient même pas le garrot.

Il se calma.

« J’aime mon pays, reprit-il. J’aime ses montagnes et ses plaines. J’aime la langue et le costume et les sentiments de son peuple. Notre race a des qualités d’une essence supérieure. À elle seule, elle est une noblesse, à l’écart de l’Europe, ignorant tout ce qui n’est pas elle, et enfermée sur ses terres comme dans une muraille de parc. C’est pour cela, sans doute, qu’elle décline au profit des nations du Nord, selon la loi contemporaine qui pousse aujourd’hui de toutes parts le médiocre à l’assaut du meilleur… Vous savez qu’en Espagne on appelle hidalgos les descendants des familles pures de tout mélange avec le sang maure. On ne veut pas admettre que, pendant sept siècles, l’Islam ait pris racine sur la terre espagnole. Pour moi, j’ai toujours pensé qu’il y avait ingratitude à renier de tels ancêtres. Nous ne devons guère qu’aux Arabes les qualités exceptionnelles qui ont dessiné dans l’histoire la grande figure de notre passé. Ils nous ont légué leur mépris de l’argent, leur mépris du mensonge, leur mépris de la mort, leur inexprimable fierté. Nous tenons d’eux notre attitude si droite en face de tout ce qui est bas, et aussi je ne sais quelle paresse devant les travaux manuels. En vérité, nous sommes leurs fils, et ce n’est pas sans raison que nous continuons encore à danser leurs danses orientales au son de leurs « féroces romances ».

Le soleil montait dans un grand ciel libre et bleu. La mâture encore brune des vieux arbres du parc laissait voir par intervalles le vert des lauriers et des palmiers souples. De soudaines bouffées de chaleur enchantaient ce matin d’hiver d’un pays où l’hiver ne se repose point.

« Vous viendrez déjeuner chez moi, j’espère ? dit don Mateo. Ma huerta est là, près de la route d’Empalme. Dans une demi-heure, nous y serons, et, si vous le permettez, je vous garderai jusqu’au soir afin de vous montrer mes haras où j’ai quelques nouvelles bêtes.

— Je serai très indiscret, s’excusa André. J’accepte le déjeuner, mais non l’excursion. Ce soir, j’ai un rendez-vous que je ne puis manquer, croyez-moi.

— Une femme ? Ne craignez rien, je ne vous poserai pas de questions. Soyez libre. Je vous sais même gré de passer avec moi le temps qui vous sépare de l’heure fixée. Quand j’avais votre âge, je ne pouvais voir personne pendant mes journées mystérieuses. Je me faisais servir mes repas dans ma chambre, et la femme que j’attendais était le premier être à qui j’eusse parlé depuis l’instant de mon réveil. »

Il se tut un instant, puis, sur un ton de conseil :

« Ah ! Monsieur ! dit-il, prenez garde aux femmes ! Je ne vous dirai pas de les fuir, car j’ai usé ma vie avec elles, et si ma vie était à refaire, les heures que j’ai passées ainsi sont parmi celles que je voudrais revivre. Mais gardez-vous, gardez-vous d’elles ! »

Et comme s’il avait trouvé une expression à sa pensée, don Mateo ajouta plus lentement :

« Il est deux sortes de femmes qu’il ne faut connaître à aucun prix : d’abord celles qui ne vous aiment pas, et ensuite, celles qui vous aiment. — Entre ces deux extrémités, il y a des milliers de femmes charmantes, mais nous ne savons pas les apprécier. »

Le déjeuner eût été assez terne si l’animation de don Mateo n’eût remplacé, par un long monologue, l’entretien qui fit défaut ; car André, préoccupé de ses pensées personnelles, n’écouta qu’à demi ce qui lui fut conté. À mesure que l’instant du rendez-vous approchait, le battement de cœur qu’il avait senti naître la veille reprenait avec une insistance toujours plus pressante. C’était un appel assourdissant en lui-même, un impératif absolu qui chassait de son esprit tout ce qui n’était pas la femme espérée. Il aurait tout donné pour que la grande aiguille de la pendule Empire où il tenait ses yeux fixés fût avancée de cinquante minutes. — Mais l’heure qu’on regarde devient immobile, et le temps ne s’écoulait pas plus qu’une mare éternellement stagnante.

À la fin, contraint de demeurer et cependant incapable de se taire plus longtemps, il fit preuve d’une jeunesse peut-être un peu récente en tenant à son hôte ce discours imprévu :

« Don Mateo, vous avez toujours été pour moi un homme d’excellent conseil. Voulez-vous me permettre de vous confier un secret et de vous demander un avis ?

— Tout à votre disposition, dit à l’espagnole Mateo en se levant de table pour passer au fumoir.

— Eh bien… voici… c’est une question… balbutia André. Vraiment à tout autre qu’à vous je ne la poserais pas… Connaissez-vous une Sévillane qui s’appelle doña Concepcion Garcia ? »

Mateo bondit :

« Concepcion Garcia ! Concepcion Garcia ! Mais laquelle ? expliquez-vous ! Il y a vingt mille Concepcion Garcia en Espagne ! C’est un nom aussi commun que chez vous Jeanne Duval ou Marie Lambert. Pour l’amour de Dieu, dites-moi son nom de jeune fille. Est-ce P… Perez, dites-moi ? Est-ce Perez ? Concha Perez ? Mais parlez donc ! »

André, complètement bouleversé par cette émotion soudaine, eut un instant le pressentiment qu’il valait mieux ne pas dire la vérité ; mais il parla plus vite qu’il ne l’eût voulu, et, vivement, répondit :

« Oui. »

Alors Mateo, précisant chaque détail comme on torture une plaie, continua :

« Concepcion Perez de Garcia, 22, plaza del Triunfo, dix-huit ans, des cheveux presque noirs et une bouche… une bouche…

— Oui, dit André.

— Ah ! vous avez bien fait de me parler d’elle. Vous avez bien fait, Monsieur. Si je peux vous arrêter à la porte de celle-là, ce sera une bonne action de ma part, et un rare bonheur pour vous.

— Mais qui est-elle ?

— Comment ? Vous ne la connaissez pas ?

— Je l’ai rencontrée hier pour la première fois ; je ne l’ai même pas entendue parler.

— Alors, il est encore temps !

— C’est une fille ?

— Non, non. Elle est même, en somme, honnête femme. Elle n’a pas eu plus de quatre ou cinq amants. À l’époque où nous vivons, c’est une chasteté.

— Et…

— En outre, croyez bien qu’elle est remarquablement intelligente. Remarquablement. À la fois par son esprit, qui est des plus fins, et par sa connaissance de la vie, je la juge supérieure. Je ne lui ferai grâce d’aucun éloge. Elle danse avec une éloquence qui est irrésistible. Elle parle comme elle danse et elle chante comme elle parle. Qu’elle ait un joli visage, je suppose que vous n’en doutez pas ; et si vous voyiez ce qu’elle cache, vous diriez que même sa bouche… Mais il suffit. Ai-je tout dit ? »

André, agacé, ne répondit pas.

Don Mateo lui saisit les deux manches de son veston, et scandant par une secousse la moindre de ses paroles, il ajouta :

« Et c’est la pire des femmes, Monsieur, Monsieur, entendez-vous ? C’est la pire des femmes de la terre. Je n’ai plus qu’un espoir, qu’une consolation au cœur : c’est que le jour de sa mort, Dieu ne lui pardonnera pas. »

André se leva :

« Néanmoins, don Mateo, moi qui ne suis pas encore autorisé à parler de cette femme comme vous le faites, je n’ai aucun droit de ne pas me rendre au rendez-vous qu’elle m’a donné. Ai-je besoin de vous répéter que je vous ai fait une confidence et que je regrette d’interrompre les vôtres par un départ prématuré ? »

Et il lui tendit la main.

Mateo se plaça devant la porte :

« Écoutez-moi, je vous en conjure. Écoutez-moi. Il n’y a qu’un instant, vous me disiez encore que j’étais un homme d’excellent conseil. Je n’accepte pas ce jugement. Je n’en ai pas besoin, pour vous parler ainsi. J’oublie aussi l’affection que j’ai pour vous, et qui suffirait bien, cependant, à expliquer mon insistance…

— Mais alors ?…

— Je vous parle d’homme à homme, comme le premier venu arrêterait un passant pour l’avertir d’un danger grave et je vous crie : « N’avancez plus, retournez sur vos pas, oubliez qui vous avez vu, qui vous a parlé, qui vous a écrit ! Si vous connaissez la paix, les nuits calmes, la vie insouciante, tout ce que nous appelons le bonheur, n’approchez pas Concha Perez ! Si vous ne voulez pas que le jour où nous sommes partage votre passé d’avec votre avenir en deux moitiés de joie et d’angoisse, n’approchez pas Concha Perez ! Si vous n’avez pas encore éprouvé jusqu’à l’extrême la folie qu’elle peut engendrer et maintenir dans un cœur humain, n’approchez pas cette femme, fuyez-la comme la mort, laissez-moi vous sauver d’elle, ayez pitié de vous, enfin ! »

— Don Mateo, vous l’aimez donc ? »

L’Espagnol se passa la main sur le front et murmura :

« Oh ! non, tout est bien fini. Je ne l’aime ni ne la hais plus. La chose est passée. Tout s’efface…

— Ainsi, je ne vous blesserai pas personnellement si je m’abstiens de suivre vos avis ? Je vous ferais volontiers un sacrifice de ce genre ; mais je n’ai pas à m’en faire à moi-même… Quelle est votre réponse ? »

Mateo regarda André ; puis changeant tout à coup l’expression de ses traits, il lui dit sur un ton de boutade :

« Monsieur, il ne faut jamais aller au premier rendez-vous que donne une femme.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle n’y vient pas. »

André, à qui ce mot rappelait un souvenir particulier, ne put s’empêcher de sourire.

« C’est quelquefois vrai, dit-il.

— Très souvent. Et si, par hasard, elle vous attendait en ce moment, soyez sûr que votre absence ne ferait que déterminer son inclination pour vous. »

André réfléchit, et sourit de nouveau.

« Cela veut dire… ?

— … Que sans faire aucune personnalité, et quand même la jeune femme à laquelle vous vous intéressez se nommerait Lola Vasquez ou Rosario Lucena, je vous conseille de reprendre le fauteuil où vous étiez tout à l’heure et de ne plus le quitter sans raison sérieuse. Nous allons fumer des cigares en buvant des sirops glacés. C’est un mélange qui n’est pas très connu dans les restaurants de Paris, mais qui se fait d’un bout à l’autre de l’Amérique espagnole. Vous me direz tout à l’heure si vous goûtez pleinement la fumée du havane mêlée au sucre frais. »

Un court silence suivit. Tous deux s’étaient assis de chaque côté d’une petite table qui portait des puros et des cendriers ronds.

« Et maintenant, de quoi parlerons-nous ? » interrogea don Mateo.

André fit un geste qui signifiait : Vous le savez bien.

« Je commence donc », dit Mateo d’une voix plus basse ; et la feinte gaieté qu’il avait découverte un moment s’éteignit sous un nuage durable.