La Femme et le Féminisme avant la Révolution/II/5

Éditions Ernest Leroux (p. 413-428).

CHAPITRE V
LE RÔLE SOCIAL DE LA FEMME
i. Les rapports sociaux. Théorie de Rousseau. — ii. Féminisme littéraire. — iii. Féminisme économique. — iv. Revendications des professions libérales. Elle reste académique. — v. La question de la capacité politique. Discussion sur la loi salique. — vi. Le premier plaidoyer de Condorcet.


Quel doit être en dehors de la famille le rôle de la femme ? Achèvera-t-on, par des lois nouvelles, cette évolution des mœurs qui tend à faire participer en fait les femmes d’une manière de plus en plus large à la vie sociale et politique du pays ? Leur donnera-t-on plus largement, par la suppression des dernières entraves légales, les moyens de gagner leur vie ? Leur reconnaîtra-t-on le droit, pour elles-mêmes et pour la plus grande gloire de leur patrie, d’élever leur esprit, ou va-t-on les ramener à la vie de famille et les cloîtrer dans le gynécée ? Sur ces points encore, l’on discute et les avis sont partagés.


i. Les rapports sociaux entre les sexes :
Théorie de Rousseau


Rousseau, qui tient à marquer de toutes les manières l’inégalité des sexes et l’impossibilité pour la femme de prétendre au même rôle, aux mêmes occupations que l’homme, referme rigoureusement sur la femme les portes du gynécée.

« Les hommes à l’extérieur, les femmes à l’intérieur, telle est la loi de la nature. » Et, croyant constater que la nature a doué les hommes et les femmes de goûts et d’inclinations différents, goûts et inclinations aussi divers que les fonctions que la nature leur impose, et que leurs amusements ne diffèrent pas moins que leurs devoirs, il interdit aux deux sexes une fréquentation quotidienne. « N’est-ce pas un usage constant, chez tous les peuples du monde, excepté les Français et ceux qui les imitent, que les hommes vivent entre eux, les femmes entre elles ? S’ils se voient les uns, les autres, c’est plutôt par entrevue et presqu’à la dérobée, comme les époux de Lacédémone. On ne voit pas les sauvages, même, indistinctement mêlés, hommes et femmes. Le soir, la famille se rassemble, chacun passe la nuit auprès de sa femme. La séparation recommence avec le jour et les deux sexes n’ont plus de commun que les repas tout au plus. Tel est l’ordre que son universalité montre le plus naturel[1]. « Suivre la nature, telle est donc sur ce point comme sur tant d’autres la doctrine de Rousseau (de Rousseau qui ne se doute pas que justement la nature établit à l’origine une complète promiscuité). La société qu’il conçoit ressemble singulièrement à la société des républiques grecques ou à la société musulmane : la femme claquemurée chez elle tandis que le mari vit au dehors, nuls rapports sociaux, nuls rapports mondains entre les sexes et par conséquent nulle possibilité pour la femme d’exercer un métier en dehors de celui de mère, et même nulle vie de société !

Si Rousseau aperçoit nettement cette dernière conséquence de sa doctrine, c’est fort délibérément qu’il en prend son parti. Ne tient-il pas la société mondaine pour particulièrement mauvaise et corruptrice et ne la juge-t-il pas responsable aussi bien de la décadence littéraire que de la corruption des mœurs ?

Dans la maison de Wolmar, qui est une vraie petite république, — la république familiale qui répond à l’idéal de Rousseau, — on a pris soin d’empêcher qu’il n’y ait, chez le personnel domestique, de communications trop fréquentes entre les sexes. « On regarde cet article comme très important… Pour prévenir entre les deux sexes une familiarité dangereuse, on ne les gêne pas par des lois positives qu’ils seraient tentés d’enfreindre en secret. Mais sans paraître y songer, on établit des usages plus puissants que l’autorité même[2].

Comme toujours, Restif de la Bretonne suit de très près son maître : les femmes sont faites pour aimer et distraire leurs maris et pour élever leurs enfants. Il leur a suffi, nous l’avons vu, d’apprendre la pudeur et la modestie.

La vie qu’elles doivent mener, une fois munies de ces connaissances indispensables, — avec défense d’en acquérir d’autres, — sera essentiellement « sédentaire ». Elles ne doivent ni aller dans le monde, ni fréquenter les Académies et les Universités, ni exercer un autre métier que celui de mères de famille. Le gynécée, voilà l’idéal de Restif comme celui de Rousseau.

ii. Féminisme littéraire

Nombreux sont, au contraire, les écrivains qui, constatant qu’en fait les femmes sortent de leur foyer et que les conditions économiques présentes ne permettent pas d’envisager leur retour à ce foyer, ont demandé, pour la femme, une plus large place dans la vie économique, ou qui, admirant tant de femmes intelligentes et lettrées, ont revendiqué pour elles le droit de tenir une place parmi les génies littéraires et scientifiques qui distribuent leurs lumières aux humains.

Cette dernière forme de féminisme est la plus fréquente. Elle est tellement commune qu’on ne saurait énumérer tous ses sectateurs. Il nest pas une — ou presque — des innombrables femmes de lettres du xviiie siècle, depuis Mme de Lambert jusqu’à Mme Leprince de Beaumont et Mme de Graffigny, qui n’ait revendiqué le droit, pour les femmes, de cultiver à son gré les lettres et les sciences.

Mme de Lambert, qui cependant n’est pas un bas-bleu, qui se défend, même, d’être une femme de lettres professionnelle, ne peut supporter que les hommes aient l’air de faire fi de littérature féminine. Protestant contre les critiques, injustifiées à son gré, dont ont été l’objet certaines œuvres littéraires dues aux femmes, elle ajoute : « Les femmes ne peuvent-elles pas dire aux hommes : Quel droit avez-vous de nous défendre l’étude des sciences et des beaux-arts ? Celles qui s’y sont attachées n’y ont-elles pas réussi dans le sublime et dans l’agréable[3] ? »

Mme de Graffigny, Mme Riccoboni jugent de même et tiennent que les femmes, assimilant bien mieux que les hommes les connaissances qu’elles ont acquises, sont au moins aussi capables qu’eux de produire des chefs-d’œuvre. Mme de Puisieulx, elle, revendique pour la femme une culture supérieure comme condition, non seulement de la production des chefs-d’œuvre littéraires, mais de l’exercice de tous les emplois. Et elle dénonce cette pétition de principes : « Pourquoi le savoir nous est-il inutile ? Parce que nous sommes exclues des charges. Pourquoi sommes-nous exclues des charges ? Parce que nous n’avons pas le savoir[4] ? »

Comme Poulain de la Barre, son maître, Caffiaux tient la femme pour apte à tous les emplois et revendique pour elle, dans les mêmes termes que Poulain de la Barre, toutes les professions libérales. Tous les écrivains n’ont pas suivi les femmes de lettres sur ce terrain et la plupart d’entre eux, s’ils admettent qu’une femme tienne à orner toujours davantage son esprit, à approfondir les sciences, non moins que la littérature, jugent qu’elle ne doit, ce faisant, poursuivre que des buts désintéressés.

Après avoir fait un véritable panégyrique des femmes savantes et de Mme du Chatelet en particulier, Voltaire écrit, et il faut citer ce curieux passage : « N’est-il pas vrai qu’une femme qui abandonnerait les devoirs de son état pour cultiver les sciences serait condamnable même dans ses succès ? Mais, madame, le même esprit qui mène à la connaissance de la vérité est celui qui porte à remplir ses devoirs… Permettez-moi de vous dire encore qu’une des raisons qui doivent faire estimer les femmes qui font usage de leur esprit, est que le goût seul les détermine. Elles ne cherchent en cela qu’un nouveau plaisir. Et c’est en cela qu’elles sont bien louables[5]. »

On ne saurait dire cependant que ce soit là le dernier mot de Voltaire. Il a adressé tant d’éloges à ses « consœurs » en littérature qu’on peut croire que, parfois, la rigueur de ses principes fléchit ou plutôt que la qualité de professionnelle des sciences et des lettres, qui lui paraît peu convenable à une grande dame comme Mme du Chatelet, lui paraît parfaitement convenir aux bourgeoises auxquelles s’adressent ses madrigaux.

Thomas, lui, ne croit pas les femmes destinées à produire de grandes œuvres littéraires : « L’imagination, semble-t-il, est leur vrai partage ; elles sont plus sensibles ; le monde réel ne leur suffit pas… des forces inconnues, des liens secrets transmettent rapidement à elles toutes les impressions. » « Mais ces impressions qu’elles ressentent elles-mêmes si fortement, peuvent-elles les faire ressentir aux autres en les exprimant avec une force égale ? Non, car ces impressions sont mobiles, fuyantes, forment « des images plus que des tableaux », car le sens de la composition leur manque, car éprouvant l’amour, elles restent entravées par une réserve naturelle et ne savent pas en peindre les transports. « En un mot, elles manquent d’esprit créateur[6]. »

Mais, de ce que Thomas ne juge pas les femmes capables de produire, comme les hommes, de hauts chefs-d’œuvre, il ne s’ensuit pas qu’il leur dénie le droit de l’essayer. On ne trouverait pas chez lui de diatribe contre la femme bel esprit. Or, Thomas est un esprit peu original ; ses idées représentent assez bien une opinion moyenne. Il est donc évident que malgré les épigrammes dont, par habitude, quelques chroniqueurs continuaient de les cribler, malgré les sourires peu indulgents des gens de leur monde, les femmes de lettres commençaient d’être acceptées par l’opinion publique. Leur nombre en est une preuve.

Les femmes mêmes qui cultivent les sciences, non seulement en amateurs, mais en professionnelles, trouvent autant d’admirateurs que de critiques. On admet qu’une femme, comme un homme, puisse apporter sa contribution au progrès des lumières. C’est donc, depuis les Femmes savantes et la satire sur les Femmes, de Boileau, une très sensible évolution et qui prépare celle, décisive, du xixe et du xxe siècle.

iii. Le féminisme économique

Produire de belles œuvres littéraires, contribuer à l’avancement des sciences, voilà qui n’intéressait que quelques privilégiées. Comme parmi les émancipées, les intellectuelles étaient les plus en vue, celles surtout qui ont attiré l’attention ; ce sont leurs initiatives qui ont soulevé le plus de discussions. Pourtant, quelques écrivains, très peu nombreux d’ailleurs, ont porté leur regard sur la foule des femmes de la petite bourgeoisie ou du peuple que la difficulté qu’elles éprouvaient à gagner elles-mêmes leur vie, les entraves apportées par les lois de l’État et les usages corporatifs à l’exercice des métiers, réduisaient à un mariage contraire à leurs sentiments, poussaient au couvent ou jetaient à la vie galante. En un mot, l’on voit poindre dans la seconde moitié du xviiie siècle, ce fcminisme économique qui, à la fin du xixe siècle, sera la base même des revendications féministes et qui n’est alors que l’un de leurs aspects.

Les plus marquants des « philosophes » ont dédaigné cet aspect. Voltaire constate que la nature interdit aux femmes les travaux pénibles « de la charpente, de la maçonnerie, de la métallurgie, de la charrue » [7] (sans remarquer qu’en fait, les femmes du peuple sont contraintes, au champ et à la manufacture, à de biens durs travaux), et passe outre. Il est évident que le grand redresseur de torts n’a jamais réfléchi à la misère des filles pauvres et que, s’il y a réfléchi, il n’y voit de remèdes que dans les lois protectrices de la maternité et non dans l’émancipation économique.

Montesquieu, Diderot, Helvétius n’abordent même pas le problème. Mais Rousseau, qui a passé une grande partie de sa vie au milieu du peuple, Rousseau, uni à une simple ouvrière, Thérèse Levasseur, a pu observer bien des choses que n’observaient pas ses contemporains, en particulier la misère, où la concurrence masculine dans leurs propres métiers et la difficulté qu’elles éprouvent à placer les produits de leur travail, réduisent les filles pauvres. Et il revendique, pour la femme, le monopole de tous les métiers délicats. « Si j’étais souverain, dit-il, je ne permettrais la couture et les métiers à l’aiguille qu’aux femmes et aux boiteux réduits à s’occuper comme elles[8]. » Cette idée fait son chemin : Mercier, qui est l’un des observateurs les plus pénétrants de son siècle, qui, lui, s’est penché avec sympathie sur le peuple parisien et particulièrement sur les femmes, dont il admire le courage et plaint la détresse, pose en principe que toute femme doit avoir une occupation sous peine d’être malheureuse et de devenir la proie du vice. Sans la prostitution, constate-t-il, des dizaines de milliers de femmes mourraient de faim. Est-ce là le signe d’une société bien organisée ?

Mais s’il en est ainsi c’est que, d’une part, la femme ne peut pas exercer librement tous les métiers et que, dans ceux mêmes qui sont convenables à son sexe, elle doit se défendre contre l’accablante concurrence masculine. Et Mercier esquisse de larges réformes, pour lesquelles il réclame nettement le concours du législateur. « Qui ne sent, dit-il, la nécessité d’une nouvelle loi propre à remédier à ce qui ne s’était pas vu dans les siècles anciens ? » Avant tout il faut, selon lui, poser en principe que toute femme du peuple puisse exercer, sans gêne ni contrainte, « le métier qu’elle aura choisi ».

Cela suppose de profonds changements dans les mœurs et dans les lois. Apprendre aux femmes les métiers propres à leur sexe, c’est créer une instruction professionnelle qui, à cette époque est, nous l’avons vu, presque inexistante. Leur permettre d’embrasser « sans aucune espèce de tyrannie », tous les métiers qui doivent la nourrir, c’est supprimer la maîtrise et les impossibilités pécuniaires « qui la rendent inaccessibles ». C’est donc établir définitivement un régime de liberté du travail[9].

Mais cette liberté elle-même sera inutile si les hommes continuent, comme les lois le leur permettent, de faire concurrence aux femmes sur leur propre terrain. Il faudrait donc rendre aux femmes la pleine propriété des métiers qui leur appartiennent et interdire aux hommes les métiers féminins (nous retrouvons ici Rousseau) : « N’est-il pas ridicule de voir des coiffeurs de femmes, des hommes qui tirent l’aiguille et qui usurpent la vie sédentaire, tandis que celles-ci sont obligées de se livrer à des travaux pénibles ou de s’abandonner à la prostitution ? »

Et il signale, avec éloges, une initiative du gouvernement du Portugal qui, « voici quelques années, a défendu aux hommes de se mêler de faire telle profession réservée à cette belle moitié de l’espèce humaine à qui la nature n’a accordé que sa faiblesse et ses charmes » [10].

Ces réformes accomplies, les femmes du peuple auront gagné la liberté, leur misère disparaîtra et une industrie nouvelle pourra naître. Ce dernier point de vue, sur lequel malheureusement Mercier n’insiste pas, est fait intéressant. Comme nombre de féministes modernes, Mercier envisage que les femmes, entrant plus largement dans les industries de luxe et y apportant leurs qualités propres, sont susceptibles de rénover ces industries. Comme Mercier, Beaumarchais a aperçu la misère des ouvrières ; comme lui, il les a vues, du fait même de cette misère, en proie à la séduction : « Hommes ingrats, s’écrie Marceline, qui flétrissez les jouets de vos passions alors que vos magistrats nous laissent enlever… tout honnête moyen de subsister !.,. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient droit à toute la parure des femmes. On y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe… » Mais Mercier et Beaumarchais ne furent pas suivis.

iv. Revendication des professions libérales

Les femmes de lettres, qui ont combattu en faveur de l’émancipation de leur sexe, n’ont guère aperçu la misère des ouvrières ou, en tout cas, elle ne les a guère préoccupées. Néanmoins, quelques-unes d’entre elles ont revendiqué pour la femme le droit d’exercer toutes les professions masculines. C’est d’ailleurs avec discrétion qu’elles le font et sous forme de suggestions plutôt que de revendications. Aucune d’entre elles, en effet, ne demande au gouvernement de faire des lois nouvelles qui permettent à la femme d’embrasser toutes les carrières. Sans doute, craindraient-elles les brocards de leurs confrères. Mais, soit dans les discussions académiques sur l’égalité des sexes, soit dans des ouvrages fantaisistes, contes ou romans, elles insinuent qu’il ne serait ni extraordinaire, ni ridicule, ni contraire au vœu de la nature et à l’ordre social, de voir des femmes exercer tous les métiers intellectuels ou manuels que l’usage réserve au sexe fort.

Il faut avouer, d’ailleurs, que leur plaidoyer n’est pas très original et que lorsqu’elles ne se contentent pas d’insinuer, comme Mme Robert, que dans la planète Saturne les hommes n’ont aucune supériorité sur les femmes autre que celle que la science, le bon sens et la raison leur donnent[11], elles semblent démarquer le Traité de l’égalité des sexes. « C’est, dit Mme de Puisieulx, la coutume et la loi du plus fort, non la nature et la raison qui empêchent la femme d’exercer tous les métiers libéraux pour lesquels elle serait douée tout comme l’homme. Et le barreau leur conviendrait aussi bien que l’exercice de la médecine, l’enseignement dans les Universités et même la théologie. » Elle voit très bien une femme lire une carte d’état-major et diriger les évolutions d’une armée… quand la pratique des exercices physiques lui aura rendu toute sa force naturelle…[12]. Mme de Coicy reprend, sous une forme un peu différente, les mêmes arguments. Elle voit la femme douée par la nature pour exercer, à l’égal de l’homme, les charges honorifiques et les petits métiers qui lui permettraient de gagner honorablement sa vie. Ainsi la bureaucratie judiciaire, « si lucrative à des légions d’hommes » et qui reste fermée pour les femmes. Se plaçant déjà au point de vue qu’adopteront, vers 1830, les féministes français, elle trouve injuste que les différends mêmes que les femmes ont entre elles soient examinés par des hommes, jugés par des hommes ? « et qu’une femme injuriée, insultée, frappée dans son honneur, n’ait point de femme qui puisse plaider pour elle »[13]. Elle envisage donc la femme avocat, magistrat. Les emplois ecclésiastiques, la culture et l’enseignement des lettres et des sciences ne lui paraissent pas supérieures au génie féminin. Mieux, avec un évident esprit de paradoxe, elle déclare que la femme est éminemment faite pour les emplois militaires, « qu’elle préfère à tous les autres » et où elle devrait acquérir distinction, gloire et fortune, n’était la mauvaise volonté du gouvernement qui « a établi pour elle une éducation si faible et si mauvaise, qu’en lui laissant le désir de partager la gloire des défenseurs de l’État, elle lui a ôté la force et la liberté de concourir elle-même à ce partage »[14].

Comme Mme de Puisieulx et Mme de Coicy, Mlle Archambault qui, dans le Mercure de France, a fait, dès 1734, un véritable manifeste féministe, déclare la femme capable de tous les emplois civils et militaires. Elle le prouve et par l’histoire et par la préhistoire. Déjà, comme les féministes du xxe siècle, elle montre la société primitive civilisée par les femmes dont le génie inventif créa les arts et les métiers utiles ; ce que la femme a pu faire dans une époque de barbarie, rien n’empêcherait qu’elle le refit aujourd’hui[15]. Quant au Père Caffiaux, il n’est dans toute cette partie de son plaidoyer qu’un plagiaire, d’ailleurs fier de l’être, de Poulain. N’allons pas, cependant, comparer Mme de Coicy, Mme de Puisieulx, Mlle Archambault aux féministes de notre époque ou à celles de 1880, menant une campagne pour l’accès des femmes à toutes les professions, faisant des démarches pour convaincre l’opinion, agissant auprès des pouvoirs publics. Non, si hardies que soient leurs idées, elles revêtent toujours une forme académique et il semble que ces féministes du xviiie siècle aient été plus éloignées que Christine de Pisan elle-même, d’envisager une solution pratique à leurs suggestions. Soit convaincues de l’impossibilité présente d’aboutir, soit effrayées de leur hardiesse, soit plutôt qu’elles n’aient considéré leurs plaidoyers que comme de simples tournois intellectuels destinés à prouver leur propre virtuosité, elles abdiquent, dans leur conclusion, toutes les prétentions qu’elles avaient élevées dans leurs prémisses. Rien de plus piquant que le contraste entre l’ampleur de leur exposé des motifs et la mesquinerie de leurs requêtes finales. Mlle Archambault n’a déployé, à l’en croire, toutes les ressources de sa dialectique et de son érudition qu’afin de prouver que la femme, plus que l’homme, est capable de constance ; Mme de Coicy termine sa longue et précise étude sur les professions féminines en demandant l’octroi d’une décoration à toutes les femmes dont les maris se seraient distingués. Mme de Puisieulx qui, plus que toutes les autres, semble consciente de la haute dignité de son sexe et dont l’ardeur combative rappelle parfois celle des féministes contemporaines, ne demande aucun changement dans la situation et les droits respectifs des deux sexes. « Que les choses, conclut-elle, restent dans l’état où elles sont ! » Que seulement les femmes s’instruisent pour forcer le respect des hommes. Chaque fois la montagne accouche d’une souris.

v. La capacité politique de la femme

Ce qui, pour nos contemporains, a longtemps synthétisé le féminisme, c’est la revendication par la femme des droits politiques. Naturellement, il ne peut être question, pour la femme, de réclamer des droits dont les hommes mêmes ne sont pas pourvus, et d’ailleurs, nous l’avons vu, certaines privilégiées possèdent une part des droits politiques masculins. Cependant, la question de la capacité politique des femmes s’est posée et semble avoir préoccupé, à mainte reprise, non seulement les apologistes professionnelles du sexe faible, mais les plus marquants des écrivains. C’est même ceux-ci, plus que celles-là, qui insistent sur une question si importante aujourd’hui pour les femmes, mais qui, alors, et jusqu’à l’apparition de l’ouvrage de Condorcet sur la Constitution et les fonctions des assemblées provinciales, n’avait pour eux qu’un intérêt historique. Naturellement, Mme de Coicy, Mme de Puisieulx, Mlle Archambault et avec elles Mme Galien(1)[16], Mme Gacon-Dufour[17] rompent des lances en faveur de l’égalité des aptitudes politiques entre les deux sexes. Et elles évoquent, avec les Sémiramis, les Nitocris, toutes les reines d’Orient plus ou moins légendaires, les Élisabeth, les Catherine de Médicis et, si elles vivent à la fin du siècle, les Marie-Thérèse et les Catherine II. Mais il s’agit seulement de prouver par là que les deux sexes ont reçu en partage les mêmes facultés, et non de réclamer des droits politiques et une part quelconque au gouvernement de l’État. La question n’a donc qu’un aspect théorique. D’ailleurs, quelles revendications pratiques les femmes pourraient-elles faire ?

C’est à un point de vue tout théorique également que se placent, pour admettre ou nier la capacité politique de la femme, la plupart des philosophes. Rousseau, dont les idées sur la question féminine forment, somme toute, un système cohérent, dénie aux femmes toute capacité, tout droit politique. La société est une grande famille ; la femme y doit obéir. « La famille est l’image de la première société politique : le chef est l’image du père, » écrit-il dans le Contrat social.

Thomas qui, avec moins d’absolutisme, est sur ce point particulier, disciple de Rousseau ; Thomas qui ne refuse aux femmes ni la sûreté de jugement, ni le patriotisme et qui admet, ce qui n’est d’ailleurs que la constatation d’un fait, que les femmes puissent, par leur connaissance du cœur humain, exercer une grande influence dans la société ( « elles jouent de la société comme d’un clavecin » ), leur refuse absolument les dons qui font les hommes d’État. « On gouverne, non par les passions, mais par de grandes vues et la distinction des talents, la largeur des conceptions ; ce discernement des talents fait totalement défaut au sexe faible. Des petitesses, venant de passions mesquines, ont toujours gâté le gouvernement des femmes. Les grandes reines, au surplus, n’ont été grandes que par de grands ministres. » Argument bien faible, celui-là, que l’exemple éclatant de Catherine II et de Marie-Thérèse démentait à ce moment même et qui, cependant, sera repris maintes fois au siècle dernier et au nôtre par les adversaires de l’émancipation féminine.

Montesquieu et Voltaire sont, eux, dans le camp opposé. Et à propos de la loi salique qui, au xviiie siècle comme au xixe siècle, a été l’objet de longues discussions, ils soutiennent la théorie de la capacité politique des femmes : « La loi salique, dit Montesquieu, était une simple loi économique, donnant la maison et la terre dépendante de la maison aux mâles qui devaient l’habiter et à qui elle convenait le mieux. Elle n’avait point l’objet d’une certaine préférence d’un sexe à l’autre[18]. » Elle ne signifiait pas qu’on jugeât les femmes incapables du gouvernement.

Dire, comme tant d’auteurs, écrit Voltaire, que la couronne de France est si noble qu’elle ne peut admettre une femme, c’est une grande absurdité. Dire, avec Mézerai, que l’imbécilité du sexe ne permet pas aux femmes de régner, c’est être doublement injuste. Le règne de la reine Blanche et le règne glorieux de tant de femmes dans presque tous les pays d’Europe réfutent assez la grossièreté de Mézerai[19]. Pour Voltaire, la loi salique n’est pas une loi économique, mais une loi militaire, les filles ne sont exclues de la loi salique « que parce que tout seigneur était obligé de se trouver en armes aux assemblées de la nation ». Mais porter les armes et gouverner font deux et la loi salique ne prouve pas que les femmes sont incapables de tenir les rênes du gouvernement. Voltaire qui, dans l’essai sur les mœurs, a évoqué les grandes reines du moyen-âge, qui a adressé tant d’éloges à la Sémiramis du Nord, tient les femmes pour capables de faire d’excellents chefs de gouvernement. Avec lui, Montesquieu déclare que, « s’il y avait absurdité à remettre aux femmes, comme le faisaient les anciens Égyptiens, toute l’autorité dans la famille, il n’est contraire ni à la raison, ni à la nature que les femmes gouvernent un empire ». « Leur douceur, leur modération y feraient, dit-il, merveille. Car ce sont ces qualités qui font un gouvernement plutôt que les vertus dures et fortes[20]. »

Maints exemples, d’ailleurs, en témoignent. Dans les Indes, on se trouve bien du gouvernement des femmes[21] ; on se trouve bien aussi du gouvernement des femmes en Afrique. Si l’on ajoute l’exemple de la Moscovie et de l’Angleterre, on verra que les femmes réussissent également bien dans le gouvernement despotique et dans le gouvernement modéré. Caffiaux, marchant toujours sur les traces de Poulain de la Barre, soutient que les femmes sont, par leur finesse et leur intelligence, plus aptes à gouverner que les hommes, qui ne les ont privées de leurs droits que par une injuste usurpation ! « C’est le droit naturel, ajoute-t-il, qui donne aux femmes le gouvernement des cités, car le gouvernement dérive de la famille et, d’après les lois naturelles, la mère a plus d’autorité que le père sur ses enfants. » Voilà, pour la première fois, esquissée la théorie du matriarcat.

Un historien, dont les œuvres ne sont pas sans valeur, l’abbé Guyon, reprend la même thèse et la développe largement. Son Histoire des Amazones, où ne manquent pas les vues intéressantes, l’a amené non à considérer seulement la capacité politique des souveraines, mais même la possibilité d’un gouvernement gynécocratique. Le témoignage de l’histoire, où apparaissent des figures comme celle de Catherine de Médicis, l’observation quotidienne qui nous montre tant de « maisons, de biens considérables, de terres, de campagnes conduits par des femmes », plaident en faveur de la capacité politique du sexe faible.

Bien que, somme toute, assez rarement agitées, ces idées ne pénétraient pas moins dans l’opinion et on jugeait leur exposé susceptible d’intéresser le public. Plusieurs collaborateurs anonymes, d’ailleurs, de l’Année littéraire, exposent des thèses vraiment féministes : « Que les femmes, écrit l’un d’eux, sortent du cercle étroit où elles sont renfermées ; qu’elles ne craignent point le ridicule que les femmes jalouses de leur mérite ou des hommes incapables de le sentir voudraient jeter sur elles ; qu’elles travaillent avec les hommes et elles trouveront des forces pour partager avec eux la gloire du génie et le gouvernement du monde[22]. » C’est donc bien une exhortation à toutes les femmes à se lancer dans la vie publique. La question même a été portée au théâtre. Voltaire l’a fait dans Tanéride. L’un des héros de cette pièce, Argire, évoque ces climats :

.................
Où le sexe élevé, loin d’une triste gêne,
Marche avec les héros et s’en distingue à peine.

Et la fille de celui-ci, Amenaïde, fiancée malheureuse de Tancrède, que celui-ci croit coupable d’avoir conspiré et qui manqua d’être, de ce fait, condamnée, réclame contre l’injustice des lois qui permettent à la femme la honte, non la gloire :

Et le sexe en ces lieux, conduit à l’échafaud,
Ne pourra se montrer qu’au milieu des bourreaux.
L’injustice, à la fin, produit l’indépendance !…

Olympe de Gouges n’a-t-elle pas, plus tard, paraphrasé ces vers, lorsqu’elle a dit : « Les femmes doivent avoir droit à la tribune comme elles ont droit à l’échafaud !… » Les Amazones, de Mme du Bocage, tragédie qui obtint un certain succès d’estime, met à la scène un royaume des femmes et, bien que l’auteur ait voulu nous montrer, tel plus tard Marcel Prévost dans les Vierges fortes, l’orgueil de l’indépendance féminine vaincu par l’amour, elle ne manque pas de mettre dans la bouche de ses héroïnes, mainte profession (1) de foi féminine, « Les droits des hommes, déclare à son captif Thésée, Ménalippe, premier ministre des Amazones,

… nés de la force et non des dons de l’âme,
… nés Révoltent l’équité… »

« Le gouvernement féminin, dit encore Ménalippe dans une assez longue tirade, est plus sage que le gouvernement masculin. Ministres et rois, en effet, ne se décident que sous l’influence d’inconstantes favorites. Dans les conseils féminins, au contraire,

Nul intérêt secret ne porte à la vengeance,
Et le seul bien public y réunit les voix… »

Comme nous le voyons, la question de la participation des femmes au gouvernement n’est abordée que fort indirectement et par des détours littéraires ou historiques.

vi. Le premier plaidoyer de Condorcet

Le premier, Condorcet a le courage de renoncer aux discussions sur la loi salique, à l’évocation des Amazones et de traiter, en juriste et en homme politique, la question des droits politiques féminins et de réclamer des réformes immédiates, ouvrant aux femmes l’accès de la vie politique.

L’occasion lui en est offerte en 1788.

À cette date, l’ancien régime fait une dernière tentative de réformes et, suivant tardivement les conseils de Turgot et de Necker, le gouvernement royal tente d’organiser, en plusieurs provinces, des assemblées provinciales. À cette occasion, Condorcet écrit un Essai sur la constitution et les jonctions des assemblées provinciales. Quelles sont, se demande Condorcet, les conditions nécessaires à l’exercice du droit de cité ? Tl faut, répond-il, distinguer parmi les habitants d’un territoire donné, deux catégories : les propriétaires qui exerceront le droit de cité directement ; les non propriétaires qui exerceront le droit de cité par représentants. Condorcet se montre ici un fidèle disciple des physiocrates. Mais dans ce système physiocratique, il implique fort habilement le droit des femmes. Que les femmes soient aujourd’hui privées du droit de cité, c’est une « privation contraire à la justice, quoiqu’autorisée par une pratique presque générale ».

Le droit de s’occuper directement, ou par des représentants, des affaires de leur pays, est un droit que les hommes tiennent « non de leur sexe, mais de leur qualité d’êtres raisonnables qui leur est commune avec les femmes ».

D’ailleurs, une pratique constante n’a-t-elle pas consacré les droits des femmes ou tout au moins de certaines femmes ? Le règlement provisoire pour les élections aux assemblées provinciales ne stipule-t-il pas que les femmes, propriétaires de fiefs, auront les mêmes droits que les seigneurs, mais en les faisant exercer par des représentants ? Et voilà, dit Condorcet, qui sans doute ne se donne pas la peine de réfléchir aux raisons historiques d’une telle anomalie, voilà une injustice absurde et monstrueuse. On a fait dépendre le droit de cité pour les femmes « non de leur qualité de propriétaire, mais de la nature de leur propriété ». « Abolissons donc ce système suranné et décrétons que les femmes, comme les hommes, pourront jouir du droit de cité et l’exerceront dans des conditions à peu près semblables. » « Il serait juste d’établir que, dans le premier cas, la femme propriétaire peut nommer un représentant ; dans le second cas[23], elle concourrait à l’élection d’un député. »

Le féminisme de Condorcet est d’une nature toute particulière, D’abord, il ne doit se réaliser que dans une société réorganisée, suivant le système des physiocrates. Les vrais citoyens, les vraies citoyennes sont les propiétaires. Mais qui donc alors songe au suffrage universel ? Bien peu d’esprits éclairés, même parmi les philosophes.

Ensuite, si Condorcet veut bien admettre et professer que l’égalité politique des hommes et des femmes est conforme au droit naturel, il lui paraît difficile de soutenir que la femme, même propriétaire, doit user en personne des droits que lui confère sa qualité d’être raisonnable. C’est pourquoi il ne donne jamais à celle-ci que des droits politiques indirects.

C’est qu’en l’esprit de Condorcet se heurtent, sans doute, la logique et le préjugé. La logique qui, éclairée des lumières de la raison, lui commande d’admettre intégralement la capacité politique des femmes ; le préjugé universel (si universel que bien des philosophes le partagent), qui lui ordonne de la repousser.

Le plaidoyer de Condorcet mérite, néanmoins, d’attirer tout particulièrement l’attention, d’abord parce qu’il est, avant la Révolution française, la seule manifestation en faveur du droit politique des femmes, ensuite parce qu’il est l’ébauche d’une œuvre bien autrement importante que Condorcet écrira deux ans plus tard : l’Essai sur l’admission des femmes au droit de cité.

En somme, à la veille de la Révolution, la question de la capacité politique des femmes s’est posée plus que celle de leurs droits politiques. C’est seulement sous la Révolution que les deux questions en feront une seule et que, plaider pour la capacité politique des femmes, équivaudra à réclamer, pour elles, l’attribution immédiate des droits politiques.

  1. La nouvelle Héloise, 4e partie, lettre n° 10.
  2. « On ne leur défend pas de se voir, mais on fait en sorte qu’ils n’en aient ni l’occasion, ni la volonté. On y parvient en leur donnant des habitudes, des goûts, des plaisirs entièrement différents. « (Ibid).
  3. Réflexions sur les femmes.
  4. La femme n’est pas inférieure à l’homme.
  5. Voltaire. Épître d’éducation d’Alzire à Mme du Chatelet.
  6. Thomas. Loc. cit.
  7. Dictionnaire philosophique, article Femme (Œuvres complètes).
  8. Émile, livre III (Œuvres complètes, édit. de 1846).
  9. Mercier écrit après le rétablissement des corporations.
  10. Mercier. Loc. cit. : Cette disposition fait partie de l’ensemble de mesures prises par Pombal qui réorganisa l’industrie portugaise.
  11. Mme Robert. Voyage de Milord Céton dans les sept planètes ou le Nouveau Mentor.
  12. Mme de Puisieulx. La femme n’est pas inférieure à l’homme.
  13. Mme de Coicy. Les femmes comme il convient de les voir.
  14. Ibid.
  15. Mlle Archambault. Réponse à cette question : Qui de l’homme ou de la femme est le plus capable de constance ? (Mercure de France, 1734).
  16. Mme Galien. Apologie des femmes.
  17. Mme Gacon-Dufour. Mémoire pour le sexe féminin.
  18. Esprit des lois (Ed. Didot).
  19. Essai sur les mœurs (Œuvres complètes).
  20. Esprit des lois.
  21. « Quand une principauté de l’Inde est bien administrée, dira plus tard Stuart Mill (Subjection of woman), c’est en général par une femme. »
  22. Année littéraire, 1770 : Lettre à Fréron.
  23. C’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas propriétaire.