La Femme et le Féminisme avant la Révolution/I/8

Éditions Ernest Leroux (p. 303-324).

CHAPITRE VIII
LES FEMMES ET LA VIE INTELLECTUELLE[1]
i. Les femmes de lettres. Confessions féminines. — ii. Romans, poésies. — iii. Philosophie et histoire. — iv. Femmes de science : Mme  du Châtelet. Les femmes et les découvertes scientifiques. — v. Les salons. Leur influence.
i. Confessions féminines, lettres, mémoires

Le rôle joué par les femmes du xviiie siècle dans la vie intellectuelle, et littéraire particulièrement, de leur époque, offre deux aspects. Une production littéraire féminine, très abondante et très variée se développe, si abondante que la fin de l’ancien régime ne le cède guère à l’époque de Louis-Philippe et au début du xxe siècle pour le nombre des femmes de lettres et leur fécondité. D’autre part, le xviiie siècle est l’époque où la vie intellectuelle et la vie mondaine furent le plus étroitement liées, où celle-là dépendit davantage de celle-ci. Tenant la première place dans la vie mondaine, les femmes, même lorsqu’elles ne sont pas elles-mêmes auteurs, surtout pourrait-on dire lorsqu’il n’en est pas ainsi, exercent une influence considérable sur la vie littéraire et toutes les manifestations de l’intelligence. Elles gouvernent la République des lettres et leur goût influe sur celui des littérateurs professionnels ; leur action contribue à répandre les idées lancées par les philosophes et à en pénétrer peu à peu l’opinion. À ces différents points de vue, le rôle joué par les femmes dans la vie intellectuelle de leur époque est capital. Il importe d’en déterminer les aspects.

Les femmes de lettres

Le xviiie siècle où, dans la noblesse et dans la bourgeoisie, tant de femmes furent instruites, où un si grand nombre furent intelligentes et spirituelles, n’a fait apparaître aucun grand génie féminin.

Pas de Sapho, ni de Mme  de Sévigné, ni de George Sand. Comme le remarque l’auteur anonyme du Petit Almanach de nos grandes femmes, le génie féminin semble alors sommeiller. Si les Sévigné, les Deshoulières, les Scudéry se sont fait presqu’aussi grand nom que les Corneille et les Racine, notre siècle n’enfante plus de ces âmes divines[2].

Ce n’est pas que les femmes de lettres ne soient très nombreuses et ne s’essayent dans tous les genres littéraires.

Romancières et historiennes abondent ; le genre épistolaire et les mémoires sont florissants ; réussir au théâtre dans le comique ou dans le tragique est l’ambition de mainte muse. Certaines abordent sans pâlir la poésie épique ; quelques-unes, visant au renom de philosophes, attaquent l’économie politique ou la théologie.

Il s’en faut qu’elles aient réussi également dans tous les genres. Mais s’il n’en est aucun où elles aient produit un ouvrage de génie, les œuvres intéressantes ne manquent pas.

C’est, sans contredit, lorsque les femmes peuvent se raconter elles-mêmes, laisser parler librement leur cœur, qu’elles produisent les œuvres les plus intéressantes. C’est donc dans le genre épistolaire, dans les mémoires, dans les réflexions ou confidences qu’elles excelleront.

Deux femmes parmi les innombrables auteurs de mémoires méritent de retenir l’attention. Mme  de Staal-Delaunay, ancienne lectrice de la duchesse du Maine, qui a laissé de forts intéressants souvenirs sur la Cour de Sceaux, dessine d’un trait net et sobre, avec une vivacité élégante, les personnages qui s’agitent autour de la petite princesse.

Bien différente par le caractère comme par l’époque où elle écrit, Mme  d’Epinay raconte[3], elle, le roman de sa vie, et son livre est l’un de ceux qui contribuent le plus à nous faire vivre dans l’atmosphère morale d’une société, à nous faire pénétrer ses manières de vivre et de juger, ses préjugés et sa liberté d’esprit, l’absolu détachement des principes moraux dont se faisaient gloire ses membres, la recherche passionnée de la vérité et celle non moins passionnée du plaisir, le sec égoïsme et le sincère amour des hommes qui se mélangent si étrangement chez les personnages les plus représentatifs de cette époque. C’est avec raison que les Goncourt jugent les mémoires de Mme  d’Epinay l’une des grandes œuvres du siècle, qu’ils vantent la profondeur d’une observation psychologique qui descend « jusqu’au fond de la passion ». Tels morceaux, les confessions de Mlle  d’Ette, les tourments jaloux de Mme  d’Epinay lorsque l’infidélité conjugale lui est révélée, le récit du souper chez Mlle  Quinault sont de petits chefs-d’œuvres évocateurs de curieux personnages et, à travers eux, de toute une époque.

Mme  du Hausset, femme de chambre et confidente de Mme  de Pompadour, vient bien loin derrière Mme  de Staal ou Mme  d’Epinay. Sans se préoccuper de l’effet littéraire, ni de la profondeur psychologique, elle raconte tout naïvement ce qu’elle voit. Mais sa bonhomie terre à terre ne manque pas de charme et, sans y prétendre, c’est de l’histoire, et de la plus pénétrante, qu’elle fait lorsqu’elle ouvre les portes des appartements intimes où vivaient Louis XV et sa grande favorite. Avec elle, nous saisissons sur le vif les petites causes des grands événements.

C’est à des mémoires de cette nature que semble s’appliquer le jugement de Marmontel qui, soutenant que les mémoires étaient un des genres littéraires si la femme réussissait tout particulièrement, écrivait : La femme « indique, involontairement les motifs, les arrière-causes des révolutions les plus inexplicables et nous révèle des mystères dont ses liaisons, l’intimité, le besoin qu’on aura eu d’elle pour se plaindre et se consoler n’aurait instruit qu’elle » [4].

Les femmes s’exercent également dans le genre épistolaire, et, dans ce genre, elle a donné un chef-d’œuvre, les Lettres de Mme  du Deffand[5], où s’allient la verve de Mme  de Sévigné, l’ironie de Voltaire, le pessimisme de la Rochefoucauld, et un art du portrait qui le cède à peine à celui de Saint-Simon.

Profondeur psychologique, limpidité cristalline et précision parfaite du style, raccourcis puissants sans jamais être obscurs, traits à l’emporte-pièce, pétillement de l’esprit, voilà pour faire des lettres de Mme  du Deffand un chef-d’œuvre presque unique de la langue française et il semble bien que nos critiques littéraires (sauf Sainte-Beuve qui égale sa correspondance à celle de Voltaire) ne lui aient pas toujours assigné la place qui, dans notre littérature, doit légitimement lui revenir.

Les ouvrages de Mme  de Lambert (Avis d’une mère à sa fille, Réflexion sur les femmes, De l’Amitié) ont aussi une rare valeur littéraire et psychologique. Comme la plupart des femmes de son époque, Mme  de Lambert regarde la vie sans chercher le moins du monde à voir les hommes et la société meilleurs qu’ils ne sont » mais sans non plus les voir pires, comme Mme  du Deffand. Sa philosophie est désabusée, mais reste indulgente, ce qui ne l’empêche pas de s’élever contre les injustices ou les absurdités sociales, celles en particulier dont son sexe est victime. Très travaillés de forme, voire ciselés, ses ouvrages sont de véritables bijoux littéraires. Chaque phrase est frappée comme une maxime et il suffirait d’en détacher quelques-unes prises au hasard pour tirer des œuvres de Mme  de Lambert une collection d’aphorismes dignes des sages de la Grèce.

Les mémoires de Mme  d’Epinay, les lettres de Mme  du Deffand, les ouvrages moraux de Mme  Lambert, voilà des chefs-d’œuvre de la littérature féminine au xviiie siècle. Il en est ainsi non seulement par ce qu’elles font revivre devant nous, avec naturel et éclat, une société, mais par ce qu’ils nous révèlent des personnalités fort accusées et, à des titres divers, également intéressantes. Elles ont, par là, la même valeur que les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ou la Correspondance de Voltaire.

ii. Romans, poésies

Lorsqu’elle fait de la littérature objective, la femme ne donne pas, il s’en faut, d’œuvres aussi parfaites et l’on pourrait croire que, comme le lui reproche Thomas, elle éprouve une certaine difficulté à s’extérioriser.

De cette difficulté, la plupart des femmes ne semblent nullement conscientes, car rarement les romancières furent aussi nombreuses. Genre littéraire qui commence d’être en honneur au xviie siècle et dont, justement, les femmes, Mlle  de Scudéry, Mme  de Lafayette avaient donné des modèles achevés, le roman connaît au siècle suivant une faveur très grande. Bien que les épopées chevaleresques tentent toujours les auteurs, ils commencent peu à peu à s’en dégager et à évoluer comme, en même temps, la tragédie, vers plus de naturel. En même temps le récit s’allège, devient moins long, moins massif et se débarrasse de l’enflure du style, du convenu des sentiments. Le roman par lettres, qui répond si bien au goût du siècle pour une littérature à demi subjective, fait son apparition. Certains pays : l’Angleterre, la Suisse, fort à la mode, sont pris volontiers comme cadre de l’action. Enfin le roman sert souvent de prétexte à la discussion d’idées politiques ou philosophiques. L’évolution du genre est donc très marquée.

Les romancières y ont pris une large part. La première, Mme  de Tencin, donne dans le Comte de Comminges, un modèle de roman historique dont une action bien conduite, une peinture vive et naturelle, des sentiments amoureux, un style élégant assurent le succès. Ses émules sont nombreuses et d’inégale valeur. Mme  de Fontaine réussit assez bien dans le même genre pour que Voltaire emprunte au plus célèbre de ses romans, la Comtesse de Savoie, Artemise et Tancrède, et loue

… le langage enchanteur
La force et la délicatesse
La simplicité, la noblesse


et « le naturel aisé dont l’art n’approche point ». Peu connue aujourd’hui, Mme  de Fontaine fut alors considérée en effet comme un auteur de grand talent.

Mlle  Bernard, nièce de Corneille et parente de Fontenelle, qui lui facilita la carrière des lettres, Mme  de Murat, familière du salon de la duchesse de Maine, écrivirent des romans historiques très appréciés. Ils méritèrent cette faveur à plus d’un titre. Mlle  de Bernard était douée d’une imagination romanesque, un peu mélodramatique, qui rend intéressants son Éléonore d’Yvrée et son Inès de Cordoue. Mme  de Murat, dont les Malheurs de la Jalousie sont l’œuvre la plus importante est, comme Mme  de Tencin, une assez fine psychologue et son style est d’une charmante simplicité. Au contraire, les romans de Mme  Durand (Charles VII, Louis III de Sicile) sont médiocres bien qu’ils aient été assez lus, et plus encore ceux de Mme  de Lubert (Amadis des Gaules), de Mme  de Lussan (Vie de Grillon), et de Mme  de Gomez, qui assurèrent de leur temps une certaine notoriété à leurs auteurs et de bien d’autres qui, même de leur temps, restent obscurs.

La formule du roman par lettres qui met en scène des personnages modernes et ne s’embarrasse pas, pour rendre les aventures sentimentales plus intéressantes, de les transporter à une époque reculée, cette formule, qui est celle de Rousseau dans la Nouvelle Héloïse, a été utilisée avec succès par un très grand nombre de romanciers. Les Lettres Circasiennes de Mlle  Aïssé sont classiques. Les Lettres Péruviennes de Mme  de Graffigny, dont l’intrigue est assez intéressante, l’idée originale, s’apparentent par les intentions aux Lettres Persanes. Cette descendante des Incas qui, amoureuse d’un gentilhomme français et transportée en France jette sur le monde un regard curieux et railleur, ressemble beaucoup à Usbeck et à Rica. Les Lettres Péruviennes sont souvent, elles aussi, le prétexte de critiques assez vives contre la société. Le style en est d’ailleurs précieux, diffus, et l’œuvre est difficile à lire. Elle n’en contribuera pas moins à faire de Mme  de Graffigny la réputation d’un grand talent.

Les romans modernes de Mme  Riccoboni, ancienne étoile du théâtre italien, passée à la littérature (Fanny Butler, Histoire de miss Jenny, Lettres de la comtesse de Sancerre) ; ceux de Mme  Benoit (Élisabeth, Céliane, Journal en forme de lettres, Lettres du colonel Talhert), bonne bourgeoise de Lyon qui, mal vue dans sa ville natale vint se fixer à Paris et y tint un petit cercle littéraire, où fréquenta entre autres Mme  Roland[6] ; ceux de Mme  de Charriere (Lettres de Lausanne, Caliste) tranchent heureusement, sinon toujours par l’originalité du sujet, du moins par la finesse des réflexions psychologiques et l’agrément du style sur la médiocrité amphigourique des autres romans dus à des plumes féminines. « Nous connaissons peu d’ouvrages, dit la correspondance de Grimm en rendant compte de Caliste, où la passion de l’amour soit exprimée avec une sensibilité plus vive et plus profonde » [7]. L’éloge est exagéré, certes, mais Mme  de Charrière est un esprit d’une grande finesse, son style est d’une remarquable limpidité. On en peut dire autant de Mme  de Riccoboni, qu’inspire heureusement la description des sentiments amoureux, et de Mme  Benoit, dont on pourrait réunir les réflexions, d’ailleurs finement présentées, en un bréviaire pour les femmes qui veulent retenir leurs maris[8].

Les Confidences d’une jolie femme, de Mlle  d’Albert ; les romans didactiques de Mme  Leprince de Beaumont (Les Américaines, Anecdotes du xive siècle, Mme  de Batteville ou la veuve parfaite) ; les romans philosophiques de Mme  Robert[9] (Voyage de milord Céton dans les sept planètes ou le Nouveau Mentor), qui, conçus suivant la formule de contes fantastiques de Voltaire ou de Diderot, sont tout imprégnés de l’esprit des physiocrates, doivent, à des titres divers, marquer dans l’histoire du roman féminin. Aucun, d’ailleurs, ne se signale par des qualités de style ou de pensée remarquables, mais ils se tiennent dans la moyenne des sentiments et des idées de leur temps et montrent que les courants d’idées (préoccupations pédagogiques, désir de réformes, esprit satirique) ont pénétré les femmes de lettres comme leurs confrères.

Mieux peut-être que dans le roman, les femmes semblent avoir réussi dans le conte merveilleux où elles sont servies par leurs gracieuses facultés imaginatives et leur maternel désir d’amuser l’enfance : Les contes de fée de d’Aulnoy sont célèbres à juste titre et d’Aulnoy a révélé ailleurs (dans ses Souvenirs d’Espagne, par exemple) de vrais dons d’écrivain. Ceux de Mme  de Murat, sans avoir conquis la même popularité, sont pleins de délicatesse et d’une lecture assez agréable pour qu’on puisse les comparer, sans que cette comparaison soit pour eux écrasante, aux contes de Nodier.

Quoi qu’en disent l’Histoire littéraire des femmes françaises[10] et l’Almanach de nos grandes femmes[11], aucune femme ne s’est vraiment distinguée dans la poésie ou dans le théâtre.

Sans doute, quelques-unes ont chaussé le cothurne ou le brodequin.

Mme  de Graffigny, qui prétendait aux lauriers du dramaturge comme à ceux du romancier, donna Cénie (1755), qui fut grandement appréciée, bien que l’intrigue en soit terriblement embrouillée, et, peu après, la Fille d’Aristide, dont la chute fut si complète que l’auteur, déjà malade, mourut de chagrin (1758)[12]. Bien qu’il en fut jugé autrement à son époque et que sa renommée fut européenne[13], on ne saurait dire qu’elle possède ni le sens du théâtre ni les qualités de style qui rendent une œuvre durable.

Les Amazones, de Mme  de Bocage, qui eurent un succès d’estime, ne peuvent non plus passer pour un chef-d’œuvre : elles s’apparentent aux plus médiocres des tragédies de Voltaire, ou à celles de La Harpe, à côté duquel l’Almanach des grandes femmes place en effet Mme  de Bocage, croyant lui faire un grand compliment.

Le genre comique ne semble avoir été abordé, en dehors de la collaboration fournie par Mme  Favart aux œuvres de son mari, que par une seule femme, Mlle  de Saint-Léger, « fille d’un médecin de la Faculté, point jolie, auteur déjà d’un roman » [14], qui donna aux Variétés Amusantes : Les deux Sœurs. C’était la première fois qu’une femme abordait le théâtre forain[15], et la représentation fut attendue avec impatience. EUe ne déçut pas trop l’attente. « Les deux Sœurs sont, dit un contemporain, écrites en prose si heureusement qu’on les prendrait pour de la poésie véritable » [16], et Mlle  de Saint-Léger eut une réputation d’auteur comique. Bien qu’Olympe de Gouges eut, dès avant la Révolution, débuté dans la carrière littéraire, écrit déjà plusieurs pièces de théâtre et tenu sa place parmi les femmes-auteurs, nous la passons cependant sous silence, ses pièces ayant été présentées sans succès au Théâtre Français et n’ayant vu les feux de la rampe qu’au début de la Révolution.

En somme, si les femmes tiennent une place, et assez vaste, dans l’histoire du roman français, il n’en est pas de même de celle du théâtre. Leurs pièces sont des tentatives parfois heureuses, mais exceptionnelles, tout comme celles qu’on faites leurs descendantes au xixe et au xxe siècles[17]. Il en est de même dans la poésie pure à laquelle d’ailleurs le siècle fut peu favorable. En dehors de Mme  de Beaumer, qui a écrit deux belles odes (l’une est une paraphrase du Cantique chanté par les Israélites en l’honneur de leur délivrance) qui ne manquent ni d’inspiration ni de majesté, dont la facture poétique est habile et qui fut peut-être la seule femme vraiment poète, quoi qu’elle ait rarement manifesté ses dons[18], deux femmes s’acquirent en des genres divers une renommée : Mme  du Bocage et Mlle  Bourette, la muse limonadière. Mme  du Bocage osa rivaliser « avec succès », dit sans ironie l’ Almanach des grandes femmes, avec Milton et Camœns. Cette paisible bourgeoise normande, aimable lorsqu’elle décrit des voyages mais à qui, dans la tragédie même, le souffle et l’envolée font défaut, se crut génie épique et aborda sans pâlir le Paradis terrestre et la Colombiade.

Galant, Voltaire l’en loue :

Nouvelle Muse, aimable Grâce,
Allez au Capitole[19], allez, rapportez-nous
Les myrtes de Pétraque et les lauriers du Tasse.
Si tous deux revivaient, ils chanteraient pour vous.
En voyant vos beaux yeux et votre poésie.
Tous deux mourraient à vos genoux
Ou d’amour ou de jalousie.

Lorsqu’on parcourt les deux épopées de Mme  du Bocage, on ne peut croire que l’auteur du Temple du Goût n’ait pas, dans ces louanges exagérées (qui furent prises pour argent comptant par l’intéressée et par bon nombre de contemporains) déployé toute sa subtile ironie. À les lire, en effet, on évoque involontairement le personnage de Molière qui met en madrigal toute l’histoire romaine. Car Mme  du Bocage possède, à défaut d’autres, le talent de rapetisser les grands sujets, d’affadir jusqu’à l’écœurement des héros les plus tragiques. Des grandes fresques de Milton et du Camœns, elle fait, dit avec raison un contemporain, des « miniatures ». Cela donne la mesure de ses dons poétiques.

Mlle  Bourette, la muse limonadière[20], qui jouit comme telle au milieu du xviiie siècle d’une célébrité qui de la ville de Paris gagna la campagne, la Cour, pour se répandre dans toute l’Europe, a du moins le mérite d’avoir conscience de ses moyens et de ne point viser trop haut. Ses poésies de circonstances ont une agréable bonhomie. Et ce n’est pas sans quelques grâces piquantes qu’elle remercie de leurs marques d’intérêt ses nombreux protecteurs.

iii. Histoire, philosophie, critique

Quelques femmes ne s’en tiennent pas aux œuvres d’imagination et abordent l’histoire, la critique littéraire, l’économie politique.

Mme  de la Roche-Guillen écrit une assez fade histoire des favorites.

La présidente d’Arconville fait paraître une vie de Catherine de Médicis et une histoire du cardinal d’Ossart qui manquent de mouvement et de vie mais qui ont, du moins de l’avis des critiques contemporains, le mérite de la simplicité et de l’exactitude.

Son Discours sur la naissance et les progrès de la chimie, moins scientifique qu’historique, en dépit du titre, est l’une des rares spéculations sur la préhistoire que nous ait laissé le xviiie siècle. On y trouverait d’intéressants aperçus sur l’origine des arts industriels.

S’exerçant dans un genre fort à la mode à la veille de la Révolution, Mme  de Saint-Chamond écrit des éloges de Sully et de Descartes qui contiennent, le dernier surtout, des pages assez bien venues. Mme  de Reteau du Frêne, enfin, publie une histoire de Bourgogne.

Dans la critique littéraire, une seule femme s’est fait un grand nom : Mme  Dacier, la traductrice d’Homère, qui, malgré sa célébrité européenne, fut toujours le contraire d’un bas-bleu. Non seulement ses traductions de l’Iliade et de l’Odyssée ont fait époque, mais elle joua, dans la querelle des anciens et des modernes, un rôle prépondérant. Elle soutint les anciens, et son traité : Des causes de la corruption du goût où, avec science et finesse, elle les défendait, fut « reçu avec des applaudissements ».

Un peu oubliée aujourd’hui, Mme  Dacier fut l’une des lumières de son époque.

Les autres femmes qui ont suivi ses traces n’eurent ni son talent, ni son autorité : Mme  Belot, veuve du président de Mesnières, fit paraître les Réflexions d’une provinciale sur le discours sur l’inégalité, de Jean-Jacques Rousseau. Elle s’y montre raisonnable et sensée plus que brillante. Quelques années plus tard, Mme  Dupin critiqua l’Esprit des lois, et ses Observations sur cet ouvrage lui donnèrent la réputation d’une tête politique.

En 1788, Mme  de Staël débuta dans la vie littéraire par des Lettres sur les ouvrages et le caractère de Rousseau où ne manquent ni la verve, ni la pénétration. Enfin, les études philosophiques et sociales sont représentées par les très nombreuses femmes qui, à la fin du siècle surtout, écrivirent des traités sur l’éducation[21] : par Mme  Belot qui prit part à la controverse sur la noblesse commerçante ; par Mme  de Genlis qui se tailla une réputation de pédagogue.

Ce n’est pas cependant par leurs écrits que les femmes seront utiles serviteurs de la philosophie. On voit donc que les femmes de lettres se sont essayées dans tous les genres. Et si l’on peut penser, avec raison que, sauf deux ou trois exceptions, elles représentent la quantité plus que la qualité, il faut néanmoins, pour les mettre à leur juste place, et se rappeler la médiocrité littéraire de tant d’écrivains qui furent alors notoires, et se souvenir que leurs contemporains étaient loin, eux, de les trouver médiocres. À plusieurs reprises, on écrit des histoires de la littérature féminine pour « faire voir ce que la femme peut faire dans la carrière des lettres lorsqu’elle sait se mettre au-dessus des préjugés » [22], et à la veille de la Révolution un critique littéraire se demande pourquoi les femmes, dont beaucoup égalent les meilleurs écrivains (en l’espèce Suard et La Harpe), n’entreraient pas tout comme eux à l’Académie[23].

iv. Les femmes de science

L’énumération même complète des femmes de lettres qui fleurirent au xviiie siècle ne donnerait qu’une idée fort imparfaite du rôle tenu par les femmes dans la vie intellectuelle de leur temps.

Universelle, leur curiosité déborde au delà de la littérature proprement dite, vers les sciences déductives et expérimentales, vers les spéculations du mysticisme.

Quelques-unes sont attirées vers la science et acquièrent de leur temps réputation de mathématicienne, d’astronome, de naturaliste. Entre toutes, Mme  du Chatelet est la plus célèbre. Passionnée dès sa jeunesse pour les recherches mathématiques, elle s’instruit sous la direction de Clairaut, dont elle se déclare la docile élève, et fait des progrès surprenants, arrivant bientôt à assimiler toute la science mathématique, physique et astronomique de son temps.

Bien qu’elle passât sa vie à faire des expériences, elle n’a réalisé pour sa part aucune découverte. Elle joue néanmoins son rôle dans l’histoire des sciences. Elle vulgarisa en effet Liebniz et Newton. Ses Institutions de physique font connaître au monde savant la doctrine du premier, la traduction des Principes de Newton, suivis d’un Commentaire algébrique et d’une Histoire sommaire de l’astronomie, contribuent pour une très large part à répandre le Newtonianisme. Mme  du Chatelet, bien que la postérité ne puisse ratifier ce jugement, puisqu’elle s’est contentée de faire connaître les systèmes de ses illustres maîtres et n’a, elle, rien inventé, fit en son temps figure de génie. Voltaire contribua pour beaucoup à cette réputation, il proclama que jamais « femme ne fut aussi savante », et lui adresse ce dithyrambe :

… Comment avez-vous pu dans un âge encore tendre.
Malgré les vains plaisirs, cet écueil des beaux jours,
Prendre un vol si hardi, prendre un si vaste cours.
Monter après Newton dans cette route obscure
Du Labyrinthe immense où se perd la nature ?

Quelques autres femmes, assez rares, la culture scientifique étant moins répandue chez les femmes que la culture littéraire, marchèrent de loin sur les traces de Mme  du Chatelet.

Mme  Lepaute, femme d’un savant horloger de Béziers, membre de l’Académie des sciences de sa ville natale, communique à l’Académie de Béziers des Mémoires d’astronomie, écrit une Table des longueurs de Pendules, et dresse la carte de l’éclipse annulaire du 1er  avril 1764, Mme  du Coudray, cette sage-femme que nous avons vu parcourir la France enseignant aux sages-femmes les principes rationnels de l’art des accouchements, condensa son expérience dans un Abrégé de l’art des accouchements qui fit autorité.

On vit, surtout à la fin du siècle, des femmes de la noblesse et de la bourgeoisie porter un amour désintéressé à la science, sans chercher à acquérir la notoriété par des œuvres personnelles, réunir de belles collections d’histoire naturelle qu’elles mettaient avec orgueil à la disposition des savants. La femme d’un parlementaire de Bordeaux, Mme  Duplessy, qui eut, nous l’avons vu, un salon très fréquenté, avait formé l’un des cabinets d’histoire naturelle les plus beaux d’Europe. On venait de fort loin voir ses oiseaux des îles, sa collection de coquillages, ses squelettes et les innombrables appareils de physique ou de chimie dont elle se servait pour ses expériences.

Bien d’autres femmes de la capitale ou des provinces firent de même. Vienne une découverte scientifique, une nouvelle méthode médicale, les femmes sont parmi les plus ardentes à les adopter, à les répandre.

Elles se passionnent pour Montgolfier et se pressent nombreuses à ses expériences.

Comme en Angleterre, où une femme, lady Montagu, a lancé, la première, la vaccination, les femmes mettent à la mode l’inoculation.

Mlles  de Chartres, de Vaucauson et de Senectère, la marquise de Villeroi, la comtesse de Forcalquier donnèrent à la Cour l’exemple[24].

Il est de bon ton de se faire inoculer et « la pratique en est si générale que les marchandes de mode ont inventé les bonnets à l’inoculation » [25].

Quand Tronchin recommande les exercices physiques et l’hydrothérapie, sa célébrité est faite pour une large part de la réclame que lui font les femmes. Dès les premières heures de la journée, elles se pressent si nombreuses à sa porte que la rue où il demeure est embarrassée de voitures et de carrosses. Suivant ses prescriptions, elles s’adonnent à tous les exercices physiques, abandonnent leur lit de bonne heure pour fréquenter les allées du Bois et, en même temps que les bonnets à l’inoculation, les marchandes de mode lancent la tronchine, robe de chambre faite pour la sortie du matin[26].


v. Influence des femmes sur les mouvements littéraires
Leur rôle dans la diffusion des idées philosophiques. Les salons.


« C’est en grande partie sous la forme parlée que les idées du xviiie siècle ont pénétré dans les hautes classes[27] », a dit l’un des plus savants historiens de la littérature française. Cette appréciation est pleinement justifiée et elle permet de comprendre le rôle capital qu’ont joué les salons. Or, le salon, c’est la femme qui le préside. Jeter un coup d’œil sur les principaux salons du xviiie siècle, c’est donc se rendre compte encore, et de la façon la plus sûre, de l’influence exercée par les femmes sur la vie littéraire.

Sous le règne de Louis XV, et à la veille de la Révolution, toute femme un peu cultivée, grande dame ou bourgeoise, parisienne ou provinciale, se juge destinée à gouverner au moins un canton de la République des lettres et tient à honneur d’avoir un salon où elle réunit littérateurs professionnels des deux sexes et amateurs éclairés. C’est là un des traits les plus caractéristiques du xviiie siècle, l’un de ceux par lequel la vie mondaine d’alors diffère le plus profondément de celle de notre époque où, dans la plupart des salons, les préoccupations littéraires passent à l’extrême arrière-plan.

De petites bourgeoises amies de la mère de Mme  Roland, comme Mme  l’Epine, réunissent à des artistes notoires[28], littérateurs de second ordre, mais célèbres de leur temps, Mme  Benoit, Sylvain Maréchal. Femmes de parlementaires, de gentilshommes de province, vieilles demoiselles nobles réunissent autour d’elles, et ce dans les grandes comme dans les petites villes (Autun, comme Lyon ou Bordeaux), les beaux esprits locaux au milieu desquels brille parfois une célébrité nationale. Ainsi les principaux salons bordelais, ceux de Mme  d’Aiguillon, nièce du maréchal de Richelieu, de Mme  d’Egmont, de Mme  Duplessy, où, au milieu d’érudits du terroir et de muses locales (Elisabeth Duplessy, Mme  de Pontan-Belhade), apparaissent parfois Montesquieu, les Joseph Vernet[29] ; ainsi du salon de la présidente de Bourg, à Toulouse, où l’on discute art, littérature et archéologie, et des châteaux de l’aristocratie toulousaine, où l’influence de Rousseau est souveraine[30] ; ainsi à Lyon, où le salon d’une vieille fille, Mme  de la Rochebaron, voit passer Voltaire[31].

Si les femmes qui président aux destinées des salons de province ont fait beaucoup pour la diffusion des lumières, ce n’est cependant qu’à celles qui ont dirigé les cénacles de la capitale qu’il faut attribuer un grand rôle dans le mouvement littéraire et philosophique de leur temps. Quel fut au juste ce rôle ? Nous ne pouvons prétendre l’étudier tout au long, ni l’apercevoir dans tout ses détails. Chacune des Egéries qui furent la gloire du xviiie siècle a d’ailleurs été évoquée en des œuvres assez complètes pour ne plus guère laisser de place à des recherches nouvelles[32].

Essayons seulement de déterminer les traits les plus saillants de leur influence. Mme  de Lambert, Mme  de Tencin, Mme  du Deffand, Mme  d’Epinay, Mme  Geoffrin, Mlle  de Lespinasse, Mme  Helvétius, Mme  Necker, la princesse de Robecq, la duchesse d’Aiguillon, pour ne citer que les plus importantes parmi cent autres[33], voilà des femmes profondément différentes par leur origine, leur caractère, leurs idées. Les unes, Mme  de Lambert, Mme  d’Aiguillon, Mme  de Robecq, Mme  du Deffand sont de vraies grandes dames qui appartiennent à la noblesse d’épée et dont la famille tient un haut rang à la Cour. D’autres, Mme  Helvétius, Mme  d’Epinay, et avec elles Mme  de la Poplimière, Mme  Dupin, sont, par leur origine ou leur mariage, des financières. Mme  de Tencin, ancienne religieuse dont la vie fut scandaleuse même pour son époque, Mlle  de Lespinasse, fille naturelle et dédaignée par sa famille sont, dans un genre différent, des déclassées. Mme  Geoffrin est une grande bourgeoise, Mme  Necker une étrangère d’abord mal acclimatée en France.

Celles-ci, telles Mme  de Robecq, sont des impulsives, des passionnées. D’autres, comme Mlle  de Lespinasse, Mme  d’Epinay, sont des sentimentales, de grandes amoureuses dont la passion prend toute la vie. Mme  Helvétius, Mme  Geoffrin sont des femmes d’un parfait équilibre, celle-ci plus raisonneuse, celle-là plus sensible, mais que ne tourmente aucune passion. Mme  de Lambert est une vraie Minerve qui tempère de grâce et d’esprit sa grande sagesse et sa profonde connaissance du cœur humain. Mme  de Tencin est toute ambition et sécheresse. Mme  du Deffand est une cérébrale que martyrise la trop grande lucidité avec laquelle elle aperçoit les ridicules et les faiblesses et l’égoïsme humain. Mme  Necker est une bonne femme un peu naïve, heureuse d’être entourée d’hommes célèbres et distinguant mal la hiérarchie des esprits.

Leurs idées ne sont pas moins dissemblables. Mme  de Tencin, Mme  de Lambert sont plus curieuses de littérature que de politique et de philosophie. Elles sont, au fond, des traditionalistes qu’effrayaient les idées nouvelles. Universellement sceptique, Mme  du Deffand déteste les philosophes pour leurs convictions et leur esprit systématique, mais les reçoit en faveur de d’Alembert qu’elle protège. Mme  de Robecq, qui n’aime pas non plus la philosophie, lui témoigne activement sa haine. Mme  Necker, dont la foi chrétienne est heurtée assez visiblement par les doctrines des encyclopédistes., ne laisse pas cependant de les admirer. Mme  Geoffrin, grande bourgeoise qui aurait volontiers l’esprit de sa classe et qui n’est animée de nulles convictions ardentes, de nul enthousiasme sincère pour les lettres ou la philosophie[34], mais chez qui l’équilibre et le bon sens devinrent presque du génie et qui, par sentiment obscur du grand rôle qu’elle joue en favorisant la pensée, fut le Mécène le plus généreux et le plus averti. Mme  d’Aiguillon est, elle, une admiratrice convaincue des philosophes. Pour Mme  d’Epinay, pour Mlle  de Lespinasse surtout, vibrantes, artistes, amoureuses des idées ou des hommes qui les représentent, la littérature, la philosophie furent la grande raison de vivre. Elles furent, la seconde surtout, de vraies prêtresses de la religion nouvelle.

Aussi chacun des salons a-t-il sa physionomie particulière. L’époque d’ailleurs contribue autant à les distinguer que la personnalité de la maîtresse de maison. Au début du siècle, les préoccupations littéraires triomphent. Ainsi en est-il chez Mme  de Lambert, chez la duchesse du Maine, chez Mme  de Tencin. Et la littérature y est plus en honneur que la philosophie. Hors Fontenelle, ce sont des lettrés surtout qui entourent Mme  de Lambert : La Motte Houdart, Mmes  de Caumont, de Murât, de Caylus, Dacier ; sur un ton un peu précieux encore, et en cherchant, comme la maîtresse de céans, la pointCje, les concetti, on discute littérature et c’est ce salon qui recueille les derniers échos de la querelle des anciens et des modernes. On y vise à élever son esprit et à se distraire noblement, non à instruire les hommes. N’est-ce pas Fontenelle qui a dit que, s’il avait la main pleine de vérités, il se garderait bien de l’ouvrir ? L’aristocratique Cour de Sceaux, où trône la duchesse du Maine, donne aussi la première place aux amuseurs et le Voltaire qui y est choyé, adulé, n’est pas le Voltaire des lettres philosophiques, mais l’auteur dramatique et le romancier.

La société de Mme  de Tencin, dont les beaux jours se placent un peu plus tard, vers le milieu du siècle, forme le trait d’union entre les salons de Mme  de Lambert et de la duchesse du Maine, où le xviiie siècle, littéraire surtout, se survit, et les cénacles de la deuxième moitié du siècle, où la prépondérance appartient décidément aux philosophes. Tous les beaux esprits ou presque s’y réunissent ; on y aborde tous les sujets, avec la plus grande liberté d’esprit et sans nul pédantisme. Préoccupée d’avoir des réunions agréables, brillantes et où tous puissent se plaire, Mme  de Tencin n’est au service ni d’une secte, ni d’un parti. Le salon de la maréchale de Luxembourg, qui brilla à partir de 1750, fut organisé suivant les mêmes principes.

Autour de Mme  du Deffand, dans son hôtel, puis dans sa retraite de Saint-Joseph, les gens du monde prédominent, surtout à partir du moment où Mlle  de Lespinasse a entraîné dans sa sécession la cohorte philosophique. Avec eux, des étrangers comme Walpole, des amateurs comme le président Hénault, et cependant quelques philosophes comme d’Alembert, qui jouit d’une faveur particulière. Moins encore que Mme  de Tencin ou Mme  de Luxembourg, cependant, Mme  du Deffand prétendit se mettre au service de la philosophie.

Le salon de Mme  Geoffrin fut, un quart de siècle durant, la capitale de la République des lettres : artistes, littérateurs, philosophes, savants, tous les intellectuels notoires tinrent à honneur d’y fréquenter, disciplinés par l’intelligence lucide et organisatrice de la maîtresse de maison. Les philosophes, Diderot, d’Alembert, Thomas, Morellet, Condorcet y tiennent une très grande place. Mais leur pensée ne peut déployer trop largement ses ailes. La main ferme de Mme  Geoffrin contient leur fougue et les empêche de se répandre en propos subversifs. Cependant le « royaume de la rue Saint-Honoré » fut l’un des centres de la propagande philosophique et, comme tel, tint une très large place dans le mouvement des idées.

Chez Mlle  de Lespinasse, chez Mme  Necker, dont les salons s’ouvrent à la fin du règne de Louis XV, la philosophie est reine et maîtresse. Chez l’une, d’Alembert trône, attirant tous les encyclopédistes dont la réputation est alors à l’apogée ; chez l’autre, « se fait le lien entre les derniers encyclopédistes et les hommes de la Révolution »[35]. Mlle  de Lespinasse se donna à la cause philosophique avec toute son ardeur enthousiaste, toute sa sensibilité débordante, et son salon, bien différent de ceux de Mme  Geoffrin ou de Mme  du Deffand, fut vraiment un cénacle, une chapelle ou, pour employer l’expression du temps, une synagogue philosophique où domina l’esprit du siècle[36]. Il en fut de même chez Mme  Necker, qui, sans partager les idées des philosophes, eut pour eux une admiration moins compréhensive, d’ailleurs, que celle de Mlle  de Lespinasse.

Peu à peu, au cours du xviiie siècle, les préoccupations purement littéraires sont détrônées par les préoccupations sociales. Les hommes de lettres visent moins à divertir un petit cercle de gens du monde qu’à instruire et à répandre le plus largement possible leurs idées. Les salons de Mlle  de Lespinasse et de Mme  Necker marquent le dernier terme de cette évolution.

Malgré ces différences si profondes, l’action qu’ont exercée les Égéries des salons présente bien des caractères communs. La plus importante est le Mécénat. Chacune a sa clientèle d’hommes de lettres, de philosophes, d’artistes, d’économistes à qui elle facilite la vie matérielle, trouve de lucratives sinécures, fait elle-même des pensions et des dons. Bien des écrivains, bien des artistes ont dû ainsi la possibilité de faire leurs débuts dans la carrière aux femmes généreuses qui les devinaient, puis les encourageaient.

Il suffit de citer quelques illustres exemples : Mme  de Tencin accueille Marmontel à peine arrivé de sa province natale, lui donne le sage conseil de se faire des amies et lui trouve les relations utiles qui lui permettent ses premiers pas dans le monde théâtral. Peu après le même Marmontel obtient, grâce à Mme  de Pompadour, le privilège du Mercure de France. La première, Mme  du Deffand prête attention à d’Alembert, pauvre et inconnu lorsqu’il arrive pour la première fois chez elle, et commence de lui faire, dans le monde et parmi les intellectuels, la réputation d’un génie. Mme  Geoffrin, d’une générosité éclairée, aide fort souvent de sa bourse ses commensaux, poussant, s’il faut en croire Morellet, la sollicitude jusqu’à les visiter chez eux et à voir s’il leur manque une pendule ou des meubles « pour compléter leur installation »[37]. Thomas, Morellet, d’Alembert reçurent à plusieurs reprises des sommes importantes[38] et figurèrent parmi ses légataires. Suard, dont elle facilita aussi les débuts, lui dut la possibilité de se consacrer aux lettres.

Mme  d’Epinay, Mme  de Luxembourg, pour ne citer que les plus célèbres, furent les protectrices fidèles de Jean-Jacques, et leur hospitalité lui donna le calme, la sécurité, l’aisance nécessaires pour composer la Nouvelle Héloïse et L’Émile[39].

Les femmes et l’Académie

C’est surtout lorsque les hommes de lettres briguèrent les fauteuils académiques que l’influence des femmes leur fut utile. Au xviiie siècle, les salons sont les antichambres de l’Académie qui est elle-même « un grand salon officiel et central »[40], et l’on n’y paraît que lorsqu’on est d’abord désigné par sa célébrité dans l’un quelconque d’entre eux, donc si l’on a la faveur de celle qui préside à ses destinées. À nul autre moment les sièges académiques ne dépendirent aussi étroitement d’influences féminines. « Les femmes sollicitent beaucoup dans les cas d’élection à l’Académie », écrit le duc de Luyne. Et Voltaire montre, dès que se produit une vacance, les femmes se mettant en campagne avec toute leur activité, tout leur génie d’intrigue, tout leur dévouement pour ceux qu’elles patronnent. Parfois leur influence n’est pas très heureuse et elles poussent sous la coupole des personnages médiocres qui n’ont d’autres titres que les faveurs qu’elles leur accordent. En 1736, Mme  de Villars fait élire l’abbé Seguy qui a pour tout bagage une médiocre oraison funèbre du vainqueur de Denain[41] ; les élections de M. de Bissy, amant de Mme  de Luxembourg, et de l’abbé de Boismont, amant de Mme  de Chaulnes, que leurs maîtresses imposèrent au suffrage des quarante, furent plus scandaleuses encore et soulevèrent le toile de l’opinion[42] et discréditèrent l’Académie qu’on chansonna sans respect.

Le cas où les femmes imposent des indignes est cependant le plus rare et l’Académie leur doit au contraire quelques-uns de ses plus heureux choix. Mme  de Lambert, dont, dit non sans quelque exagération le marquis d’Argenson, le salon était le vestibule obligatoire de l’Académie et qui fit « la moitié des académiciens », présenta entre autres Montesquieu ; Mme  de Tencin distingua et fit élire Marivaux. Après une lutte acharnée contre l’abbé Trublet, candidat de la duchesse de Chaulnes, Mme  du Deffand fit élire d’Alembert[43] (1752).

À la même époque, la reine et la favorite entrèrent dans la lutte ; Marie Leckzinska, tenant pour les hommes bien pensants, envoya sous la coupole le président Hénault, Monerif et l’érudit Lacurne de Sainte-Palaye, mais aussi le médiocre Bougainville, frère du navigateur. À Mme  de Pompadour, « qui ne s’enferma dans aucune secte, ne servit aucune haine et pesa sur le suffrage de l’Académie juste autant qu’il est nécessaire et convenable », l’Académie est redevable de Voltaire, de Duclos et de Piron. Mme  Geoffrin qui, plus que nulle autre avant Mlle  de Lespinasse, disposa des suffrages de l’Académie, eut à soutenir une lutte épique contre les partisans de la Cour pour obtenir l’élection de Marmontel et surtout la ratification de celle-ci par le roi. Saurin, Watel et l’abbé de Rohan lui durent également leur élection.

« À partir de 1772, quand d’Alembert fut secrétaire perpétuel, rien ne se fit à l’Académie sans que Mlle  de Lespinasse y collaborât[44] ». D’Alembert, qui agit alors sur les inspirations de Mlle  de Lespinasse dont les idées et les sentiments fortifient les siens propres, ne laissait parvenir aux fauteuils académiques que leurs amis, et l’on peut dire alors du salon de celle-ci ce que d’Argenson disait de celui de Mme  de Lambert : « Qu’il est impossible de parvenir à l’Académie si l’on a pas été d’abord le familier. »

Arnaud, Suard, le duc de Duras, Chastellux, la Harpe, Morellet, Thomas, furent élus grâce à elle. L’Académie devint alors le boulevard des philosophes et l’esprit encyclopédique y domina.

On voit donc que le rôle joué par la femme est, dans les luttes qui eurent pour théâtre la République des lettres, de tout premier plan. À elles un grand nombre d’écrivains doivent la possibilité de vivre en attendant la réussite, à elles ils doivent en grande partie leurs premiers succès, à elles leurs fauteuils académiques. À elles parfois aussi la possibilité de présenter leurs œuvres au public. C’est par Mme  de Robecq que fut montée la comédie des Philosophes, de Palissot. C’est chez Mme  Le Couteulx de Molé que fut lue la tragédie de La Harpe, Les Brahmes. C’est chez Mlle  de Lespinasse que d’Alembert, Suard, Thomas, Morellet donnent la primeur de leurs articles, de leurs opuscules, de leurs éloges académiques qui commencent dans l’étroite chambre leur brillante carrière.

Si toutes ou presque toutes les réputations littéraires commencent dans les salons, c’est que ceux-ci, et donc les femmes qui en sont l’âme, sont les intermédiaires, les traits d’union entre les gens du monde et les écrivains. C’est à toutes les femmes, à tous les salons ou presque, que s’applique la description faite par d’Alembert du salon de Mme  de Lambert.

« Cette femme réunissait chez elle la société la plus choisie des gens de lettres et des gens du monde. Les uns y portaient le savoir et les lumières, les autres, cette politesse et cette urbanité que le mérite même a besoin d’acquérir s’il veut obtenir une affection en forçant l’estime. Les gens du monde sortaient de chez elles plus éclairés, les gens de lettres plus aimables. »

En effet elles ont donné aux gens du monde le respect et l’admiration des gens de lettres, ont contribué à les dépouiller de leur morgue et de leurs préjugés nobiliaires. Et d’autre part elles ont façonné, poli les gens de lettres, volontiers orgueilleux ou pédants, ont pris garde qu’ils n’ennuient le public par un exposé trop systématique de leurs doctrines, qu’ils ne le heurtent pas de trop grandes hardiesses. C’est Mme  de Lambert, Mme  du Deffand, Mme  deTencin qui donnent un tour aimable et spirituel aux sujets les plus sévères. C’est Mme  Geoffrin coupant de son légendaire « Voilà qui est bien ! » les tirades où trop violemment sont prises à partie la religion ou le Gouvernement. C’est Mme  Helvétius qui, en apparence à l’aventure, mais en réalité de dessein mûrement réfléchi, rompt d’une boutade l’enchevêtrement des discussions philosophiques trop ardues. En rendant accessibles à l’esprit de tous les hommes éclairés les théories des philosophes, en évitant qu’elles parussent s’opposer trop crûment aux institutions, aux mœurs et à de persistants préjugés, les femmes ont contribué pour la plus large part à leur diffusion et à la création de cet état d’esprit qui permit la Révolution.

Mais les femmes ont exercé une influence plus profonde encore sur le mouvement littéraire. Et ce n’est pas seulement en mettant en contact écrivains et gens du monde qu’elles ont contribué à le diriger. Elles l’ont marqué plus profondément de leur empreinte. La littérature du xviiie siècle, parce qu’elle se produisit d’abord dans les salons, est faite pour être goûtée de femmes qui, spirituelles, raisonnables ou sensibles, suivant les personnalités et l’époque, apprécient surtout dans une œuvre la clarté du style, l’ordonnance de la composition, l’art de l’expression, et que rebuteraient, au contraire, la profondeur trop apparente de la pensée, la complication et l’enchevêtrement des idées, l’obscurité ou la grandiloquence du style. Volontiers subtile, la pensée du xviiie siècle n’est jamais hermétique ni abstruse. Aussi quelques écrivains, comme Rousseau, font-ils le procès de l’influence littéraire des femmes qu’ils accusent de rapetisser la pensée et de corrompre le goût ; « tout homme de lettres, tout artiste, s’écriet-il, veut être applaudi. Que fera-t-il s’il a le malheur de vivre chez un peuple où l’un des sexes n’osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l’autre, les hommes sacrifient tout aux tyrans de leur liberté[45] ? Il coupera les ailes de son génie, tombera du beau dans le joli. On laissera tomber les chefs-d’œuvre de poésie dramatique et des prodiges d’harmonie seront rebutés ».

Rousseau écrit ces lignes en 1750. Le succès que firent les femmes par la suite à ses œuvres montre qu’il se trompe et que, de ce que les femmes aiment la clarté et l’élégance, il ne s’ensuit pas qu’elles ne doivent donner leur suffrage qu’à l’insignifiant, ni qu’elles aient rendu superficielle notre littérature. Diderot a donné une note plus juste lorsqu’il écrit : « L’âme des femmes n’étant pas plus honnête que la nôtre, mais la décence ne leur permettant pas de s’expliquer avec notre franchise, elles se sont fait un ramage délicat » qui a contribué à donner au style français sa délicatesse. Nul commerce plus avantageux, pour un homme de lettres, que celui des femmes, ajoute-t-il, qui lui apprennent à exprimer clairement et avec les nuances les plus fines leurs pensées.

Rousseau lui-même, d’ailleurs, n’a pas laissé par ailleurs de rendre hommage à l’esprit de conversation qui a tenu une si grande place dans notre littérature en donnant à la plupart des écrits la forme oratoire. Or, cet esprit de conversation est essentiellement féminin. Si donc, au xviiie siècle, nul grand génie féminin ne s’est révélé, si le siècle de Voltaire et de Montesquieu n’a produit ni une Sapho, ni une George Sand, ni une Ellen Key, si même, à cette époque où l’amour, petit dieu frivole, tient moins de place qu’il n’apparaît d’abord, nul écrivain, comme il arriva au siècle romantique, ne trouva dans une femme la raison de vivre et l’inspiratrice directe de grands chefs-d’œuvre, du moins la collectivité féminine intelligente et cultivée, dont les auteurs recherchaient avant tout les suffrages, a-t-elle donné aux écrivains le tour d’esprit indispensable à une large et rapide diffusion de leur pensée, et puissamment contribué à faire d’une clarté lumineuse, d’une simplicité élégante, l’idéal de l’écrivain français.

  1. Nous ne prétendons pas faire une étude complète de cette question qui, à elle seule, fournirait le sujet d’un volume et sur laquelle on a écrit des centaines de bons ouvrages. Nous désirons seulement ne pas laisser complètement de côté cet aspect du rôle des femmes au xviiie siècle, bien qu’il soit très connu, et le faire rentrer dans le cadre de notre étude.
  2. Petit almanach de nos grandes femmes.
  3. Goncourt. Loc. cit.
  4. Marmontel. Mémoires.
  5. L’édition la plus complète est l’édition anglaise de Miss Pagett Toynbee.
  6. Mme  Roland. Loc. cit.
  7. Grimm. Correspondance (1787).
  8. Citons, entre autres, cette jolie réflexion : « Une femme doit toujours se défendre avec une apparence de sincérité et puis se rendre de bonne grâce. Alors, le mari croit jouir de tout le bonheur que fait goûter une amante délicate et sensible. Ah ! ma chère, que tous ces raffinements font adorer les entraves de l’hymen. Mais qu’ils font aussi éclore de sujets à l’État ! »
  9. Qu’il ne faut pas confondre avec Mme  Robert de Kéralio.
  10. Abbé De La Porte. Histoire littéraire des femmes françaises.
  11. Paris, 1789.
  12. Histoire littéraire des femmes françaises.
  13. Elle recevait une pension de Marie-Thérèse d’Autriche.
  14. Bachaumont. Mémoires secrets.
  15. Ibid, 1783.
  16. Almanach de nos grandes femmes.
  17. Il est à remarquer, en effet, qu’alors qu’on trouve aujourd’hui tant de femmes de lettres, aucune n’a acquis une réputation de dramaturge.
  18. On ne connaît d’elle que deux pièces de vers citées dans l’Histoire littéraire des femmes françaises.
  19. Allusion à sa réception à l’Académie des Arcades, à Rome.
  20. Elle était, nous dit l’Histoire littéraire des femmes françaises, patronne d’un café situé rue Croix-des-Petits-Champs.
  21. Cf. Infra.
  22. Abbé de La Porte. Histoire littéraire des femmes françaises, Paris, 1767. Alletz. Esprit des femmes célèbres ; Almanach de nos grandes femmes. Paris, 1789.
  23. Almanach de nos grandes femmes.
  24. La Condamine. Histoire de l’inoculation.
  25. Correspondance littéraire, 1756.
  26. Correspondance littéraire, ibid.
  27. Brunel. Salons, dans Histoire de la littérature française, de Petit de Julleville, tome VI.
  28. Jarnowick, célèbre violoniste, le compositeur Marc Alex. Gérinu (Mme  Roland. Mémoires).
  29. Grellet-Dumazeau. Le salon de Mme  Duplessy.
  30. Gouget de Castera. La société toulousaine au xviiie siècle.
  31. De Gallien. La vie de province sous l’ancien régime.
  32. Cf. Pour Mme  de Lambert : Le salon de Mme  Lambert, par Ch. Giraud, Journal des savants, 1883. — Pour Mme  Geoffrin, Marquis de Ségur : Le royaume de la rue Saint-Honoré. — Pour Mlle  de Lespinasse : Marquis de Ségur, Mlle  de Lespinasse.
  33. Cf. Brunel. Les salons, dans Histoire de la littérature française, Tome VI, et Goncourt, La femme au xviiie siècle, qui donne l’énumération la plus complète des salons de l’aristocratie.
  34. « Elle n’aime rien passionnément », dit Mme  Necker (Mélanges).
  35. Brunel. Ibid.
  36. Cf. De Ségur. Loc. cit. Brunel. Les philosophes et l’Académie.
  37. Morellet. Éloge de Mme  Geoffrin.
  38. Morellet fut gratifié de 15 000 livres après son Mémoire sur la liberté du commerce des mers.
  39. Cf. Faguet. Les amies de Rousseau.
  40. Brunel. Les Philosophes et l’Académie.
  41. D’Argenson. Loc. cit.
  42. Ibid.
  43. Ibid.
  44. Brunel, Loc. cit.
  45. Discours sur les sciences et les arts.