La Femme et le Féminisme avant la Révolution/I/1

Éditions Ernest Leroux (p. 5--).

CHAPITRE PREMIER
LA CONDITION LÉGALE DE LA FEMME
i. Pouvoir du mari sur la personne de sa femme. — ii. La séparation. — iii. Puissance du mari sur les biens de la femme. — iv. Condition de la veuve. — v. La mère. — vi. Condition de la jeune fille. — vii. Succession féminine. — viii. Droits civiques de la femme.
i. Pouvoir du mari sur la personne de la femme

La condition légale de la femme à la veille de la Révolution est l’un des aspects les plus caractéristiques de la diversité, de la confusion, de la contradiction que nous retrouvons dans toutes les parties de l’édifice politique, administratif, juridique, élevé sans ordre et sans plan par les siècles et qui font de l’ancien régime un système d’une si prodigieuse complexité et souvent d’une si parfaite incohérence. Des vestiges de féodalité subsistent, là submergés par la marée montante du droit romain ou brisés par les efforts de la législation royale, ici orgueilleux encore et imposants. Le Code Justinien tend à imposer, en la plupart des matières et dans un très grand nombre de régions, sa manière de voir, mais parfois ses dispositions sont annulées par les ordonnances royales[1]. Celles-ci essayent, juridiquement comme administrativement, d’introduire dans le royaume un peu d’uniformité, mais elles ne peuvent toujours y parvenir. Car parfois les anciennes coutumes ou la rigoureuse application du droit écrit trouvent dans les Parlements des provinces (Parlement de Toulouse, Parlement de Dijon) d’ardents zélateurs. Enfin les obscurités d’un grand nombre de textes, surtout ceux des coutumes, les contradictions entre deux lois régissant la même matière et parfois entre deux articles du même texte laissent souvent une très large marge à l’interprétation personnelle des magistrats. Ceux-ci appliquent l’esprit plus que la lettre des lois et il arrive que le progrès des lumières aidant, ils essaient, lorsqu’ils peuvent, de mettre lois et coutumes en harmonie avec le droit naturel. Ainsi se dessine une évolution qui n’est pas toujours inscrite dans les textes des lois, mais s’aperçoit assez nettement dans la jurisprudence et les gloses des interprétateurs : les lois barbares de l’époque féodale sont, autant que faire se peut, adoucies et, lorsqu’elles sont trop formelles pour qu’il en soit ainsi, on sent cependant passer chez tel juriste qui les énonce, ou les applique un souffle de l’esprit nouveau qui annonce les grandes réformes. La législation cependant, comme tout l’édifice de l’ancien régime, se prête mal à de sérieux remaniements. Là aussi, il faudra détruire et reconstruire.

Quelles que soient d’ailleurs les diversités et la contradiction que nous trouvions dans le chaos législatif, on peut cependant poser, quitte à la modifier chemin faisant dans le détail, cette affirmation. Au xviiie siècle encore, la formule du vieux juriste romain est parfaitement applicable. « Dans la plupart des cas la condition de la femme est inférieure à celle de l’homme. » Toujours en effet pèse sur la femme le double anathème dont l’ont frappée la loi romaine et la Bible. Et presque toutes les lois qui la concernent semblent avoir eu pour but soit de protéger la société contre la participation des femmes à la vie publique, soit de sauvegarder l’unité de la famille et l’autorité du chef légitime en assujettissant étroitement la femme, dans sa personne et dans ses biens, au mari, dont la puissance seule maintient solide la famille, la base de l’État, soit d’assurer la conservation du principe de la supériorité du sexe fort sur le sexe faible, soit enfin de protéger la femme contre elle-même, c’est-à-dire contre les entraînements nuisibles où peut la conduire son tempérament irréfléchi et passionné et la méconnaissance de son propre intérêt.

Un être sans maîtrise de soi, dont l’émancipation est un danger pour la famille, pour la société, pour elle-même, telle va apparaître la femme à la lecture des textes juridiques. Aussi ces textes tissent-ils autour d’elle un réseau solide et serré qui, étroitement, l’enserre et ne laisse à ses mouvements presqu’aucune liberté. Il semble que, comme la femme chinoise aux pieds meurtris dans ses bandelettes, elle doive à chaque instant trébucher.

La cause finale de l’existence de la femme est le mariage. Toute femme qui, l’âge venu, ne forme pas les « doux nœuds de l’hyménée » est, à moins qu’elle ne se fasse religieuse, infidèle au vœu de la nature.

Or, que représente pour elle le mariage ? Laissons parler un jurisconsulte : « Le mariage est indissoluble et inviolable… Les époux doivent se regarder comme n’étant en quelque façon qu’une même personne[2]. » C’est, déjà ébauchée, la théorie saint-simonienne du couple. Mais il s’en faut que l’on déduise alors de cette théorie l’égalité de la femme et du mari. Car, Dieu dit à Eve qu’en punition du péché, elle serait sous la puissance de son mari. Et la loi humaine soutient la loi divine.

« Le mari est le chef de la maison… il lui est permis parfois d’user d’une sorte de sévérité dans son ménage, mais cette sévérité doit être tempérée, par les égards dus à son sexe, à son titre de mère, à celui de compagne qui la met au même rang que son mari lorsqu’elle ne cesse pas d’être honnête[3]. » Ainsi le mari étant, comme disaient les théologiens, la tête de la communauté, la femme lui doit obéissance. Mais, de son côté, le mari doit avoir pour sa compagne certains égards. Tout en étant pour les besoins de la communauté qui exige une unité de direction, subordonnée dans la pratique à son mari, elle est moralement son égale et ni la loi civile ni la loi religieuse ne tolèrent qu’elle descende au rang d’esclave comme il arrive en Orient. Même différence en somme entre la condition de l’Européenne et de l’Orientale qu’entre la condition des sujets sous la monarchie absolue, mais soumise à certaines règles de l’Europe moderne, et le despotisme asiatique, qui est en dehors et au-dessus des lois.

Mieux, si la femme doit à son mari respect et obéissance, celui-ci doit à sa femme un respect, à vrai dire d’une autre sorte, et non seulement protection, mais égards. Égards dus à la faiblesse ou à la dignité du sexe ? Nul ne s’en explique clairement. Mais ce devoir d’affection et d’amour que l’on a fait récemment inscrire dans le Code, les jurisconsultes du xviiie siècle sont bien près de le considérer eux aussi comme essentiel. « Il arrive souvent au mari, écrit l’un d’entre eux, d’être forcé d’user de ses droits pour obliger la femme à concourir avec lui au plus doux des devoirs… mais la femme a plus souvent à se plaindre de ses oublis qu’il n’a à lui reprocher ses refus ou ses froideurs, et d’ailleurs, celui qui veut faire souffrir à sa femme ses tendres empressements doit commencer par les faire naître dans son cœur. » Écoutons un jurisconsulte encore s’exprimer ainsi : « Le mari ne repoussera pas la femme, même laide ou infirme, il la considérera comme une partie souffrante[4]. « Ainsi l’union intime de deux êtres, unis au point de ne faire qu’une seule et même personne, au point que chacun d’eux considère l’autre comme une partie de soi-même, la subordination de la femme à l’époux, tempérée par l’affection profonde du mari pour sa compagne, par le respect de l’homme pour la mère de ses enfants, est donc, d’après les jurisconsultes du xviiie siècle, qui souvent sont des hommes éclairés, l’esprit des lois. Mais la lettre est bien différente. Et il s’en faut que les lois et la coutume soient pliés à cet idéal. La lettre de la loi, c’est celle-ci : « Le mari a pleine puissance sur sa femme et les biens de sa femme. Il a le droit d’exiger tous les devoirs de soumission qui sont dus à un supérieur[5]. »

De fait, la femme mariée, tant qu’elle est en puissance de mari, est dans la position d’une inférieure, d’une demi-esclave qui a aliéné, au profit d’un tiers, la libre disposition de sa personne et de ses biens.

Sans doute la puissance du mari sur la personne de l’épouse n’est-elle plus aussi absolue qu’elle l’était au moyen-âge. Si le mari peut user dans son ménage d’une juste sévérité, cette sévérité, toute morale, ne doit jamais aller jusqu’à des voies de fait.

La vieille loi permettant au mari de battre son épouse sans mort ni méhaing a été, dans certaines provinces, formellement abrogée[6], mais est le plus souvent tombée en désuétude.

Il est admis, depuis le xvie siècle, que les coups sont pour la femme un motif justifié de séparation. Donc le mari n’a pas le droit de correction. Du moins a-t-il toute puissance sur le corps de sa femme. Il va sans dire qu’il peut la contraindre à se soumettre au devoir conjugal. De nombreux arrêts des Parlements, des présidiaux, des officialités témoignent qu’assez fréquemment, en effet, il se trouve des maris pour mettre la loi au service de leurs exigences. Ne trouve-t-on pas au xvie siècle un arrêt de l’officialité de Troyes faisant défense, il est vrai, à un mari de battre sa femme mais ordonnant à l’épouse de se soumettre à ses désirs[7] ? Un autre arrêt de la même juridiction ordonne à deux époux séparés de se rendre le devoir conjugal quand l’un d’eux en marquera le désir[8]. Sans doute ici, il y a réciprocité. Mais la plupart du temps la loi est au bénéfice du mari.

Les lois sur l’adultère marquent avec bien plus de force encore la puissance maritale. Au xvie siècle encore ces lois restent terribles. La matière est régie par l’authentique de Justinien sed hodie. Cette loi condamne la femme infidèle à être fouettée puis enfermée pendant deux ans dans un monastère. Au xvie siècle, elle est appliquée à la rigueur. Combien de fois à cette époque, des femmes infidèles furent, par arrêt d’une cour de justice, condamnées à être battues de verges ! Parfois des raffinements de cruauté s’ajoutent à cette peine. Après avoir été trois fois battue, une femme fut conduite dans les rues de sa ville avec deux chapeaux de diverses couleurs « sa robe troussée de telle façon qu’il ne lui demeure que sa chemise… et à chaque carrefour être arrêtée pour être gaudie du peuple[9] ».

Sans doute au xviiie siècle ces usages barbares ont disparu. Mais le mari n’en a pas moins, après réunion du conseil de famille, le droit de faire enfermer pendant deux ans l’épouse infidèle et si, au bout de ce laps de temps, il n’a pas jugé bon de la reprendre, elle doit être rasée, voilée et enfermée dans le monastère, sa vie durant. Morte au monde, elle voit ses biens partagés dans la proportion de deux tiers à ses enfants ou à ses parents, et un tiers au monastère.

Une simple lettre de cachet suffit à l’époux trahi pour tirer de sa femme cette terrible vengeance, et l’aventure de Sophie Monnier montre que si, parfois, sous l’action lénifiante des mœurs, la loi semble s’endormir, elle n’en subsiste pas moins dans toute sa rigueur.

Mieux, le droit pour le mari de tuer l’épouse surprise en flagrant délit d’infidélité n’est plus, comme au temps de Beaumanoir, inscrit en toutes lettres dans la loi. Mais il y a au xviiie siècle, comme sous le Code Napoléon, une jurisprudence favorable au mari trompé… « Le mari, écrit un jurisconsulte, n’a pas le droit de tuer sa femme mais, s’il le fait, il obtient assez facilement des lettres de rémission[10]. »

De l’avis des jurisconsultes, d’ailleurs, mieux vaudrait pour le mari trompé ne pas saisir d’armes dans l’arsenal des lois et ramener sa femme par la douceur. Il éviterait ainsi, pour lui-même le ridicule, pour son épouse le déshonneur.

Envers ces époux qui poursuivent leurs femmes infidèles d’une haine trop tenace, les juges ne se montrent pas toujours complaisants.

Témoin le procès qui se déroule en 1775 au Parlement de Paris : Un mari a usé de la rigueur des lois pour faire séquestrer sa femme infidèle. Celle-ci s’est enfuie à Londres où elle a mené une vie irrégulière. Le mari intente à son épouse un procès et prétend faire à nouveau enfermer sa femme et être maintenu en possession de sa dot.

Un arrêt du 6 septembre 1775 le déboute de sa demande. Les considérants du jugement surtout sont intéressants comme des indices d’un esprit nouveau. La faute que l’on impute présentement à la femme, c’est le mari qui en est responsable. En l’enfermant, c’est-à-dire en usant de ses droits, il a forcé son épouse de s’enfuir. Si, à Londres, elle s’est plongée dans le libertinage, c’est qu’ « à un penchant naturel pour le plaisir s’ajoutait l’aiguillon de la misère » [11]. Sans la rigueur criminelle du mari, la femme n’eût pas été perdue, mais relevée. Est-il admissible qu’un homme impitoyable vienne s’enrichir des dépouilles de la malheureuse ? Non, pour tous ces considérants, sa demande est irrecevable. Ainsi, à des magistrats du Parlement de Paris, le droit strict apparaît, en cette matière, stricte injustice.

Il n’en reste pas moins que le mari a le droit de punir l’épouse infidèle et que la femme, au contraire, n’a contre l’infidélité du mari nulle espèce de recours.

« Plusieurs auteurs croient, écrit un jurisconsulte, que la femme peut intenter contre le mari adultère une action civile ; d’autres croient que, pour justifier une action valable, l’adultère doit être accompagné de scandale et de mauvaise traitements. » Autant dire que l’adultère n’est pas, de la part de l’épouse, un motif suffisant de plainte. En somme, la loi est muette, la jurisprudence incertaine. Tandis que l’époux est formidablement armé contre l’infidélité de sa compagne, celle-ci est impuissante contre l’infidélité du mari. De ce point de vue l’inégalité est flagrante, au xviiie siècle comme dans nos législations modernes. Le Code Napoléon, sur cette matière comme en tant d’autres, s’est grandement inspiré des lois et coutumes en vigueur.

De même l’article 312 du Code civil, d’après lequel la femme doit suivre son mari, se trouve, sous une forme à peu près semblable dans la plupart des lois et des coutumes. « La femme, dit Pothier[12], doit suivre partout son mari, hors le cas cependant où celui-ci passerait les frontières pour abjurer sa patrie. Dans cette éventualité, la femme qui ne saurait perdre sa nationalité d’origine, reprend sa liberté. » Ici, l’ancien droit est plus libéral que le nouveau. La question de la nationalité de la femme mariée est l’une de celles que soulèvent le plus fréquemment les féministes modernes et elle n’a pas encore été tranchée à leur avantage.

De même, si le mari ayant commis un crime, s’enfuit pour échapper à la vindicte des lois ou si ces mêmes lois le bannissent du royaume, il ne peut obliger sa femme à le suivre. Il est admis en effet que l’indignité flagrante du mari, comme la mort civile qui en est la conséquence, délie la femme de toutes ses obligations.

À la fin du xviiie siècle d’ailleurs, un mouvement se dessinait pour émanciper la femme de cette sorte de servitude. Mais c’est en Prusse, sous le roi philosophe, qu’il était inscrit dans la loi.

Le Code Frédéric, en effet, n’astreignait la femme à l’obligation de suivre son mari que si nulle stipulation contraire n’était faite dans le contrat. Et cette question étant regardée non comme d’ordre public, mais d’ordre privé, la femme pouvait en effet être affranchie par le contrat de l’obligation de suivre son mari.

Enfin, le mariage étant indissoluble, et la mort seule pouvant le dénouer, la femme n’a pas le droit, tant que cette mort n’est pas officiellement constatée, de contracter un second mariage. Ni l’absence prolongée, ni la disparition même du mari ne la libèrent. Un mariage contracté par une femme délaissée, mais qui n’a pas de preuve de la mort de son mari, est nul de plein droit.

L’indissolubilité du mariage, voilà l’une des lois fondamentales qui, dérivant de la conception chrétienne et du droit canon, régissent en effet l’union conjugale jusqu’à la Révolution. Cette indissolubilité est, il est facile de s’en rendre compte, bien plus gênante pour la femme que pour l’homme. Celui-ci vit beaucoup hors de sa maison ; dans celle-ci même il a toujours, quelle que soit l’incompatibilité de caractère entre lui et sa femme, le droit d’user, pour imposer sa volonté, de toutes prérogatives que lui confère la loi. Il peut, sans s’exposer à aucune peine, se réfugier auprès d’une compagne illégitime ; la femme au contraire reste rivée au foyer. Elle doit obéir, et si elle s’avisait de chercher ailleurs une compensation, elle courrait le risque d’être, sur la demande de son mari, enfermée au couvent.

ii. La séparation

Sans doute la loi qui n’admet pas le divorce admet du moins la séparation de corps. Mais ce n’est pas sans difficultés que la femme peut demander cette séparation.

Les motifs admis par la loi pour justifier de la part de la femme une demande en séparation de corps sont en effet strictement délimités. Deux seulement sont, en dehors de toute jurisprudence, pleinement valables :

1° Les mauvais traitements. Mais encore faut-il bien s’entendre sur le sens de ce terme. Il faut des sévices graves qui menacent sa vie ou l’impossibilité, si elle est malade, de trouver auprès de son mari le repos nécessaire à son rétablissement pour que ce motif puisse être invoqué par l’épouse ;

2° La diffamation. Un mari qui aurait, par ses diffamations, compromis sa femme dans l’opinion publique, qui, par de faux rapports, aurait obtenu des pouvoirs publics une lettre de cachet en vertu de laquelle son épouse aurait été séquestrée, peut voir sa femme exercer valablement contre lui une action de séparation.

Mais ni les infirmités, ni les maladies du mari, quelque graves ou contagieuses qu’elles soient, n’autorisent la femme à exercer cette action. Ou si elle le fait, elle risque grandement de se voir déboutée. Au xviiie siècle déjà, une grave question s’est posée, celle des maladies vénériennes dont, dès lors, la diffusion constituait un terrible péril social. Une femme unie à un mari qui lui a dissimulé une maladie vénérienne contractée avant le mariage ou qui, depuis l’a contractée, est-elle en droit, pour ce motif de demander une séparation ? Les jurisconsultes ne sont pas d’accord sur ce point. Beaucoup d’entre eux s’indignent qu’une femme puisse être exposée sans défense à l’atroce contagion et seraient près d’admettre parmi les injures graves justifiant la demande en séparation, l’imprudence coupable du mari.

Mais nulle jurisprudence certaine, et la solution d’un tel cas est toujours laissée à la conscience des magistrats.

En, somme la femme n’a de recours certains contre son mari que s’il attente volontairement à sa vie ou à sa liberté.

S’il n’est pas question de divorce pour les catholiques, pour qui la loi civile applique et sanctionne la loi religieuse, la question peut se poser pour les non catholiques qui, eux, vivent au dehors de la loi de l’Église.

Pour les protestants, ils sont, disent les jurisconsultes, chrétiens et Français. Ils doivent donc se conformer aux canons de l’Église et aux lois du royaume et tenir leur mariage pour indissoluble. Toute demande de divorce venue de leur part serait irrecevable. Il n’en est pas de même des Juifs. Ceux-ci, suivant la théorie admise par les jurisconsultes forment, au milieu du royaume, une nation qui doit se gouverner par ses lois particulières. Celles-ci admettent le divorce, les Parlements du royaume doivent les faire appliquer. La jurisprudence sur ce point est à peu près constante. Toujours, les arrêts sanctionnent les divorces des Juifs[13].

iii. Pouvoir du mari sur les biens de la femme

La dépendance absolue de la femme vis-à-vis de son mari se manifeste non seulement quant à sa personne mais quant à ses biens. C’est d’ailleurs en cette matière surtout que les lois sont confuses et contradictoires et que l’on trouve des survivances de toutes les législations, de toutes les conceptions que le droit romain ou les coutumes féodales et le christianisme se tirent de l’association conjugale, des droits du mari sur les biens meubles et immeubles de sa femme, des dispositions à établir pour maintenir la subordination de l’épouse, essentielle au mariage, des précautions à prendre pour sauvegarder sa fortune contre la négligence ou les vices de son mari.

Suivant les époques ou suivant les régimes, c’est telle ou telle de ces idées qui prédomine. Et, à la fin du xviiie siècle, apparaissent nettement encore toutes ces diversités.

Pour le droit romain qui, suivant la conception juridique des premiers âges, considère la femme comme une étrangère dans la famille de son mari, il importe avant tout d’établir entre les biens de la femme et ceux du mari la distinction la plus nette.

Pour le droit féodal qui tient avant tout à assurer dans la famille une forte discipline, il est nécessaire d’établir sur les bases les plus solides l’autorité maritale, et l’on n’y peut parvenir que si l’on place sous l’autorité du mari, à sa disposition pleine et entière, toute la fortune de l’épouse.

Le droit canon, enfin, considère, nous l’avons vu, les deux époux comme formant en deux êtres une même chair. Le mariage est pour lui une société dont le mari sans doute est naturellement le chef, mais où les deux associés ont les mêmes droits, où les biens sont communs et où l’un et l’autre en peuvent user à leur gré pour l’avantage ou au détriment de la communauté.

Dans les pays de droit écrit (régions du Midi de la France qui correspondent aux ressorts des Parlements de Bordeaux, de Toulouse, d’Aix-en-Provence, de Grenoble), le régime dotal prédomine.

La femme apporte en dot des biens meubles ou immeubles qui, à condition que ces biens aient été spécifiés dans le contrat comme bien dotaux, jouissent de privilèges spéciaux. Ces biens sont inaliénables pour le mari. S’il dispose de leurs revenus, il ne peut ni les dépenser ni les engager dans aucune affaire commerciale et, sur ces biens, ses créanciers mêmes n’ont aucun recours.

Ces biens sont d’ailleurs inaliénables pour la femme elle-même. Ils forment en effet son patrimoine qui doit, quoi qu’il arrive, être sauvegardé et aussi bien contre sa propre faiblesse ou son imprévoyance que contre les malversations ou les spéculations malheureuses de son mari. À côté des biens dotaux prennent place les paraphernaux (littéralement bien à côté de la dot) qui jouissent d’un tout autre régime. De ces biens ainsi définis, « biens que le femme se réserve et dont elle peut disposer », la femme est, dans les pays de droit écrit, maîtresse absolue.

Elle peut les vendre, les aliéner sans l’autorisation de son mari et, pour ce qui est de ces biens et de toute opération où elle peut les engager, pour toute action judiciaire qui en dérive, faire cette opération, engager seule cette action sans l’autorisation maritale. À mesure que l’on se rapproche des pays de droit coutumier, l’influence de la législation coutumière se fait sentir même dans le droit écrit. C’est ainsi qu’à Lyon et dans le Lyonnais, pays de droit écrit mais situé dans le ressort du Parlement de Paris, la femme a bien l’administration de ses paraphernaux et la libre disposition de leurs revenus, mais elle ne peut ni les engager, ni exercer à leur sujet une action sans l’autorisation de son mari.

Dans les pays de droit coutumier, le régime qui prévaut dès l’origine est le régime de la communauté et ce régime est bientôt passé jusque dans les pays de droit écrit. La notion de communauté a d’ailleurs subi, au cours des siècles et justement sous l’influence du droit romain, une évolution fort curieuse.

Au xiiie siècle, époque où la communauté apparaît, cette communauté est réelle. Le mari est maître des meubles mais de ceux-ci seulement ; pour les immeubles, qu’il s’agisse des propres, des acquêts, ou des conquets, ils ne peuvent donner lieu à aucune opération sans que le mari et la femme y participent également. Pour les contrats de vente, locations, aliénations de fiefs, hypothèques, la signature de la femme figure toujours à côté de celle du mari. D’autre part, la femme dirige souverainement le ménage et les dépenses qu’elle fait à cette occasion, l’engagent elle-même et la communauté. Au xviiie siècle, sous l’influence du droit romain qui, à partir du xvie siècle, a influé sur les coutumes, la communauté prend un caractère tout différent et des réformes s’introduisent, celles-ci au détriment, celles-là à l’avantage de la femme, mais qui, les unes et les autres, témoignent que désormais la personnalité de la femme mariée apparaît comme d’une moindre valeur[14].

La communauté est bien toujours définie « une société universelle entre le mari et la femme » mais la réalité ne répond plus à la définition, ou plutôt une définition nouvelle et d’ailleurs étrangement confuse s’est substituée à l’ancienne[15]. « La communauté de mariage est exorbitante des sociétés ordinaires », dit Pothier. Dans celles-ci, chaque associé a un pouvoir égal. Au contraire, dans la communauté entre conjoints, la puissance que le mari a sur les biens et la personne de sa femme lui donne le droit de disposer de toutes les choses qui la composent, tant pour la part de sa femme que pour la sienne sans le consentement de sa femme qui de son côté n’a droit de disposer de rien. C’est pour cette raison que le mari, tant que la communauté dure, est réputé en quelque façon comme le seul seigneur et maître absolu des biens dont elle est composée et que le droit qu’y a la femme n’est qu’un droit informe qui se réduit au droit de partager un jour les biens qui se trouvent la composer lors de sa dissolution. « Comme l’a dit auparavent Dumoulin, dont Pothier fait sienne la formule : « La femme n’est pas vraiment une associée mais elle espère le devenir[16]. »

On voit de suite les conséquences de cette évolution ; c’est d’établir sur les biens de la communauté la puissance absolue du mari. Le mari peut « charger les biens de dettes, perdre les biens de la communauté, les dégrader par négligence, ou les détruire sans en être coupable envers sa femme ».

D’autre part, la femme, qui, au moyen-âge, agissait en son propre nom et s’engageait elle-même pour les dépenses relatives à l’entretien de la maison et à la conduite du ménage, n’est plus considérée que comme la mandataire, la procuratrice de son mari. Sous l’influence du droit romain où prévalait une conception analogue il est donc admis que la femme ne peut être tenue pour responsable des dettes qu’elle a contractées pour son mari « même chez le boucher, le boulanger », car elle est censée avoir, par le revenu de sa dot, payé à son mari pour son entretien.

Ainsi se marque la préoccupation de sauvegarder le patrimoine de la femme contre les dilapidations possibles de son mari, précaution d’autant plus nécessaire que la femme a perdu cette égalité de fait qui était pour elle une garantie, et que, si elle n’est plus un être libre et, à l’égal de l’homme entièrement capable, elle doit être protégée contre sa propre faiblesse. C’est ainsi que le mari ne peut aliéner les propres de sa femme ; mieux, ces propres ne sont pas obligés par le passif du mari.

Ainsi, d’une part les biens de la communauté dont, à la différence des siècles passés, le mari est le maître absolu, d’autre part, les biens particuliers de la femme, les biens dotaux ou paraphernaux qui doivent constituer un patrimoine inaliénable et, dans tous les cas, revenir à la femme à la mort du mari.

Mais de ces biens particuliers mêmes, les femmes, au pays de droit coutumier, sont loin, tant qu’elles sont en puissance de leur mari, de pouvoir disposer librement.

Quel que soit le genre d’affaire ou de contrat auxquels ses biens puissent donner lieu, qu’elle veuille les aliéner, les vendre, les engager ou intenter à leur sujet une action en justice, la femme ne peut rien faire sans « être autorisée de son mari ». Tout acte accompli sans l’autorisation maritale est légalement nul. Certaines provinces cependant suivent la législation en vigueur dans les pays de droit écrit. Les coutumes d’Auvergne, de la Marche, de Normandie permettent à la femme de disposer librement de ses paraphernaux. (À cette disposition près, d’ailleurs, la coutume de Normandie établit, plus rigoureusement que toutes les autres, l’autorité du mari sur les biens de la communauté).

Certains pays, récemment rattachés au royaume, tels l’île de Corse, conservaient encore leur législation particulière qui était pour la femme en puissance de mari plus rigoureuse encore. En Corse, les femmes n’avaient le droit de s’obliger que jusqu’à concurrence de 12 livres. Au delà de cette somme, il leur était nécessaire d’obtenir le consentement de leur mari, de leur père ou de leur parent le plus proche, assisté de trois autres personnes sous l’autorité du magistrat[17].

À ce principe de l’autorisation maritale, en dehors même de la libre disposition de ses paraphernaux reconnue à la femme dans les pays de droit écrit, l’Auvergne, la Marche, la Normandie, plusieurs exceptions encore dérogent.

Il est admis que la femme, titulaire personnellement d’une pension, la puisse toucher sans autorisation de son mari comme le mineur le peut faire sans autorisation de son tuteur, le religieux ou la religieuse sans autorisation de ses supérieurs. Une ordonnance, du mois d’août 1779, confirme formellement les femmes mariées dans ce privilège et les affranchit ainsi que toutes les personnes du même état qui pourraient obtenir à l’avenir des grâces partielles, de l’obligation de se faire autoriser de leurs maris dans les quittances qu’elles donneraient elles-mêmes ou dans les procurations qu’elles passeraient à l’effet de les recevoir, dérogeant expressément en leur faveur aux lois et coutumes du royaume auxquelles les dites personnes demeurent assujetties pour ce qui ne concerne pas leurs pensions » [18].

Autre exception, celle-là bien plus importante et plus remarquable : la femme, marchande publique.

Celle-ci peut faire tous les contrats qui dépendent de son commerce, vente et achat de marchandises, d’ustensiles, louage d’ouvriers et d’ouvrières, lettres de change.

Non seulement ces opérations sont valables sans autorisation du mari, mais elles engagent la communauté.

Marchande publique, la femme peut ester en justice et engager seule toute action. « L’utilité du commerce et la nécessité ont fait dispenser la femme de l’autorisation maritale » [19].

Cette disposition est universelle, les pays de droit coutumier l’appliquent comme ceux de droit écrit. Et il y a là, venu d’ailleurs du moyen-âge, un commencement d’égalité légale des deux sexes.

Ces conceptions mises à part, le grand principe couramment appliqué est que la femme en puissance de mari ne saurait faire aucune opération sans le consentement de son mari. C’est d’ailleurs celui qui prévaut dans notre législation issue du Code Napoléon.

Quelles raisons les juristes donnent-ils pour justifier ces coutumes et ces lois ?

La théorie officielle est la suivante : l’obligation d’être autorisée ne préjuge en rien que la femme ne sache pas seule se conduire.

« Puisque, dit Guy Coquille, la jeune fille est, avant son mariage, aussi capable que l’homme, est-ce que le mariage lui enlèverait l’intelligence dont la nature l’a pourvue ? [20] » « La femme, ajoute Pothier, n’a pas la raison plus faible que les filles ou veuves qui n’ont pas besoin d’autorisation. » L’obligation pour la femme d’être autorisée est donc fondée sur la puissance que le mari a sur la personne de sa femme.

C’est bien là, sans doute, la théorie officielle, mais est-elle entièrement justifiée et, si la préoccupation d’affermir l’autorité maritale demeure l’essentielle, n’y a-t-il pas, à la base de toutes ces dispositions, la théorie romaine de l’imbécilité du sexe ?

Car, alors que sa théorie de la puissance maritale devrait lui apparaître comme suffisante, Pothier affirme : « L’acte d’une femme qui contracte ou paraît en justice sans l’autorisation du mari est blessant pour l’honnêteté[21]. » C’est la vieille théorie romaine que la femme doit être écartée du prétoire et du forum.

Mais on se rend compte mieux encore du fond de mépris pour le sexe faible qu’implique le statut des biens de la femme mariée si l’on se rappelle l’histoire du sénatus-consulte Velléien. Ce sénatus-consulte qui, promulgué sous le règne de Vespasien, frappe de nullité toutes les obligations que la femme aurait contractées pour autrui, fut introduit en France lors de la renaissance du droit romain. Il fut couramment en usage au xvie siècle dans les pays de droit écrit et eut force de loi, à moins que la femme n’eut expressement stipulé qu’elle y renonçait.

Elle pouvait donc ainsi éluder toute obligation qu’elle aurait contractée, non seulement pour un étranger mais pour son mari.

Or, sur quelle théorie s’appuyait le consul Velleius en élaborant la loi célèbre ? Sur ce que la faiblesse des femmes les rend faciles à tromper et à décevoir ? Tout en établissant solidement l’autorité maritale, il fallait protéger la femme contre sa propre faiblesse et l’ascendant que, par douceur ou violence, pouvait prendre sur elle le mari. Le Velléien, cependant, était contraire aux dispositions du droit coutumier qui admettait que la femme put valablement s’obliger. Assez souvent les contrats, établis même pendant la période où il fut en faveur, portaient renonciation de la femme au bénéfice du Velléien.

Le gouvernement royal, lui, fit effort pour abroger purement et simplement le fameux sénatus-consulte. Les renonciations étant, une reconnaissance de l’existence du Velléien, un édit de 1606 défendit aux tabellions d’insérer dans leurs contrats aucune renonciation au Velléien et autres privilèges du sexe et ordonna que les contrats souscrits par les femmes eussent même effet, force et vertu que si toutes les renonciations eussent été dûment spécifiées[22]. L’ordonnance royale de 1606 fut loin d’être appliquée dans toute la France. En 1664, Louis XIV dut rappeler par une nouvelle ordonnance celle de son aïeul et en imposer l’application aux pays de droit écrit relevant du Parlement de Paris (Lyonnais, Forez, Maçonnais, Beaujolais). Les Parlements du Midi mirent d’ailleurs si peu d’empressement à enregistrer la loi qu’il fallut la rappeler encore par les deux édits de 1683 et 1703. Le premier en spécifia l’application à la Bretagne, le deuxième à la Franche-Comté.

Au xviiie siècle, le Velléien était abrogé dans presque toute la France. Il continuait cependant d’être appliqué en Normandie, le Parlement de Rouen s’étant obstinément refusé à enregistrer les édits royaux. Car le Velléien était la contre-partie nécessaire d’une coutume qui accordait au mari tout pouvoir sur les biens de sa femme et lui permettait d’en disposer, semblant préjuger du consentement de l’épouse. Aussi ce consentement, même eût-il été formellement donné, n’est pas considéré comme valable si la femme s’est engagée dans une affaire où elle risque sa fortune, et les créanciers du mari n’ont contre elle nul recours.

Ainsi, que l’on considère le pouvoir absolu que le mari possède sur les biens de la communauté, qui sont ceux de la femme comme les siens, l’obligation où elle se trouve, de recourir à l’autorisation maritale pour faire usage de sa fortune personnelle[23], les précautions mêmes qui sont prises pour garantir l’inaliénabilité du bien dotal et protéger la femme contre sa faiblesse, on conclura que, dans notre ancien droit, la femme mariée n’est pas jugée pleinement capable de propriété. Car si la propriété est, suivant la formule classique, le droit d’user et d’abuser, peut-on dire que soit effectivement propriétaire une personne dont, sauf exceptions nettement spécifiées, le droit s’accompagne de telles restrictions ?

Sans doute, la femme peut, en certains cas, retrouver la pleine et entière liberté de disposer de ses biens ; la séparation de biens est en usage mais, comme la séparation de corps, ce n’est pas sans d’assez grandes difficultés que la femme l’obtient.

Pour que l’on fasse droit à sa demande de séparation de biens, la femme doit prouver que le mari dilapide volontairement sa fortune et que « la répétition de sa dot est en danger » [24]. La mauvaise administration de la fortune commune ne serait pas un motif valable. Car si les jurisconsultes tiennent que le mari « n’a l’administration des biens de la femme que pour améliorer sa fortune » ils soutiennent aussi, nous l’avons vu, que le mari a le droit d’administrer comme il l’entend, même mal et le sachant, les biens communs. Permettre à la femme de demander la séparation en invoquant pour motif la mauvaise administration maritale, ce serait reconnaître à la femme le droit de juger cette administration et l’ériger en censeur de son mari[25], ce qui ne peut être puisque ce serait dégrader l’autorité maritale. Si cependant la femme a obtenu cette séparation de biens, elle est alors aussi capable que si elle n’avait pas été mariée ? Oui en théorie, mais en pratique son droit de disposer de ses biens est singulièrement réduit ; elle n’administre en effet que les biens qui ont été spécifiés tomber sous sa pleine autorité par l’acte de séparation et ceux-là seulement. Si elle veut vendre ou hypothéquer ses immeubles, elle a besoin de l’autorisation de son mari, de même pour recueillir un héritage. Le régime de la séparation, pour draconien qu’il soit, comporte cependant cette disposition assez libérale : la femme qui n’a apporté aucune dot à son mari, mais qui exerce un métier a le droit, pour éviter que tous « les revenus de son talent aillent aux créanciers de son mari », de demander la séparation de biens, La femme est donc, en certains cas, maîtresse de ses revenus. Peut-être est-ce l’origine lointaine de la loi sur le libre salaire de la femme mariée qui n’a été en vigueur en France qu’au début du xxe siècle.

La puissance du mari sur les biens de la femme cesse-t-elle du moins après la mort de cette dernière ? Autrement dit, celle-ci a-t-elle le droit de faire un testament ? Question très controversée et à laquelle les différentes coutumes ont donné des réponses différentes.

La théorie la plus fréquemment admise est la suivante : « Si la femme ne peut s’obliger sans le consentement de son mari, elle peut faire son testament sans l’autorisation de son mari, car cet acte ne doit avoir son effet qu’à un moment où la femme cesse d’être sous la puissance maritale. » Cette théorie ne répond à la pratique que dans une partie de la France. Dans les pays de droit écrit, et dans le ressort du Parlement de Paris, la femme peut en effet tester sans l’autorisation de son mari. Mais il n’en est pas de même dans un assez grand nombre de provinces où le droit coutumier en décide tout autrement. Les coutumes du Nivernais, du Bourbonnais, de Bourgogne, de Normandie, de Bretagne, de Bar-le-Duc, de Lille, de Douai, de Clermont-en-Argonne, d’Épinal spécifient que le testament de la femme n’est pas valable si elle n’a été, pour cet acte, comme pour tout autre qui engageait ses biens de son vivant, autorisée par le mari[26]. Elle peut d’ailleurs suppléer à cette autorisation si le mari est absent, empêché ou mineur ou simplement, s’il la lui refuse, par l’autorisation du juge.

Mais une coutume, celle de Hainaut, apparaît comme encore plus rigoureuse. L’article 20 du chapitre 32 de cette coutume stipule en effet que « la femme liée de mari » ne peut faire de testament, nonobstant que par contrat de mariage elle ait retenu la puissance de disposer de moitié ou de telle autre somme limitée. Ce cas excepté la femme, même autorisée de son mari, n’a pas le droit de faire son testament, ceci de peur que le mari n’abuse de son autorité pour la contraindre en sa faveur. C’est donc une disposition analogue à celle du Velléien et qui, comme le Velléien lui-même, est destinée à protéger la femme contre l’excès de l’autorité maritale et repose, comme le Velléien, sur une conception particulière de la faiblesse du sexe.

Il est donc de toute évidence que les coutumes, qui accordent au mari le plus d’autorité sur les biens de la femme et qui, par contre-partie naturelle, prennent le plus de précautions pour protéger de son vivant ou après sa mort les biens de la femme contre les empiétements de son mari, sont imbus d’un esprit violemment antiféministe.

Parmi ces coutumes, quelques-unes montrent, en pleine vigueur jusqu’à la veille de la Révolution française, tout le mépris du sexe faible que comportèrent d’une part la législation romaine, d’autre part la coutume germanique devenue loi féodale. Telle la coutume de Normandie reconnaissant au mari pouvoir absolu sur la femme et sur ses biens, la coutume de Corse qui fait de la femme une perpétuelle mineure dont aucun acte n’est valable sans l’autorisation du mari et des magistrats ; la coutume de Hainaut, qui considère que la femme mariée ne peut rien faire en son propre nom, soit avec ou sans l’autorisation de son mari[27], et qui, considérant elle aussi la femme mariée comme une mineure, tire de cette théorie la conséquence logique : la femme sous la puissance de son mari étant considérée comme un être faible, incapable de défendre ses droits et de veiller à ses intérêts, doit en toute circonstance être protégée contre son mari. Elle sera donc pourvue de tuteurs, les mainbours, nommés par contrat, et aucun acte personnel ne sera valable sans l’autorisation de ces mainbours. Éminemment défavorable au mari, un tel usage fut l’objet de nombreuses attaques et l’application de la coutume de Hainaut, si particulière, donna lieu à de nombreux procès. Elle se maintint pourtant jusqu’à la Révolution. C’est donc bien plus encore de la conception de la puissance maritale que de la théorie de l’infériorité naturelle de la femme que viennent les restrictions apportées à son droit de propriété. Sans doute la puissance maritale ainsi conçue suppose ce postulat : l’infériorité naturelle de la femme. Mais aucun juriste ne veut apercevoir ce postulat.

iv. Condition de la veuve

Que la femme cesse d’être sous la puissance maritale, quelle est sa situation ?

Veuve, elle redevient libre de disposer de ses propres biens et de ceux, qu’en héritière ou usufruitière, elle tient de son mari. Le droit écrit, le droit coutumier prennent soin de lui assurer, outre la reprise de sa dot, une partie des biens de la communauté sous forme de douaire ou de bourgage, et la législation du moyen-âge, qui permettait à la veuve du baron de vivre noblement au manoir du mari, s’est perpétuée et est passée même dans le droit roturier. Le droit d’habitation est l’un de ceux qui sont le plus fréquemment reconnus à la veuve. La jurisprudence du Parlement de Paris lui attribue, dans certains cas, non seulement la maison d’habitation mais tout le domaine, parc, ou forêt, qui l’entoure[28]. La coutume de Bretagne lui assigne le principal manoir ; les coutumes du Maine, de l’Anjou, du Vermandois, de Châlons donnent à la femme noble l’une des maisons à son choix, parmi celles du mari. Un grand nombre d’autres coutumes étendent ce droit à la roturière et, si elles ne lui permettent pas toujours le choix, lui assurent du moins la jouissance d’un des immeubles ou, s’il n’y en a qu’un, de la moitié ou du tiers de la maison commune.

Est-ce à dire, cependant, que la femme veuve soit, même au point de vue de ses droits familiaux ou de la liberté de disposer de ses biens, absolument l’égale de l’homme ? Pas tout à fait.

S’agit-il de ce droit de garde noble, survivance de la féodalité, la femme ne le possède pas toujours.

Certaines coutumes, par exemple celle de Normandie, l’accordent au père seul ou, à son défaut, à l’aïeul ou aux parents du côté paternel, et il existe chez les juristes une opinion assez courante d’après laquelle l’aïeul du côté paternel doit être préféré à l’aïeul du côté maternel, de quelque côté que soit le survivant. C’est, par delà la mort, la puissance paternelle qui se prolonge au détriment de la puissance maternelle.

D’autres dispositions encore montrent que la femme veuve n’est pas, aussi pleinement que l’homme célibataire ou veuf, maîtresse de sa personne, de sa fortune et de ses actions.

La fortune que la femme tient de son mari, elle ne peut la donner ni la transmettre à qui bon lui semble. Un édit de 1560 en effet, et celui-là place bel et bien parmi ses principaux considérants l’infirmité du sexe, décide que, « si la veuve se remarie, elle ne pourra faire à son nouvel époux aucune donation sur les biens qu’elle aura hérités de son premier mari ; pour ce qui est des propres et des acquêts, elle ne pourra en disposer en faveur du second mari que jusqu’à concurrence de la part de l’enfant qui aura le moins » [29]. D’autre part, l’ordonnance de 1629, dite Code Michaud, stipule que « la veuve ayant enfant qui se remarie sera privée du douaire à elle acquis par le premier mariage[30] ». La préoccupation est donc évidente d’empêcher la femme de porter, dans une autre famille, les biens qu’elle tient de son mari et même, dans une certaine mesure, de tenir la veuve dans cet état de viduité qui, du point de vue théologique, paraît le plus convenable. Le droit canon ici n’a pas été sans influer sur le droit civil.

D’ailleurs, si le remariage de la veuve est autorisé comme celui du veuf, ce n’est cependant pas avec une aussi absolue liberté. Il est admis en effet que la femme ne peut épouser un homme de condition inférieure à la sienne. Si elle passe outre à cette disposition, elle peut être privée de sa part des biens de la communauté. L’inégalité ici est flagrante puisque, comme le remarque un juriste, un veuf est parfaitement libre d’épouser sa servante, sans qu’il se trouve dans la loi aucune disposition pour l’en empêcher.

Mieux, tandis que le veuf n’est soumis au cours de son deuil qu’aux règles de la bienséance, ces règles deviennent pour la femme veuve des lois qu’il peut être dangereux de transgresser. Est-elle surprise à porter légèrement son deuil, fréquente-t-elle le bal, mène-t-elle une vie impudique, elle peut se voir traduite devant les tribunaux et intenter une action qui peut avoir pour résultat la perte de son douaire.

Ainsi la loi, sinon les mœurs, restreint de toute manière la liberté de la veuve. Le souci de la morale — mais une morale différente pour les deux sexes — et la présomption que la femme est un être plus faible que l’homme justifient ces restrictions.

v. La mère

La mère, tant que dure le mariage, n’a pas la même autorité que le père sur ses enfants, et, qu’il s’agisse de leur éducation ou de leur mariage, c’est le mari, non la femme, dont l’opinion l’emporte. Mais il semblerait que, veuve ou chef de famille, elle dut avoir sur ses enfants, tout comme le père, l’autorité absolue. Or, les choses ne vont pas tout à fait ainsi. Et, disent les juristes, la mère n’a pas pour ce qui est du consentement au mariage la même autorité que le père… Le père peut refuser son consentement sans donner d’autres raisons que sa volonté. La mère, elle, doit, au cas où elle refuse son consentement au mariage, justifier sa décision. Et si à son fils et à toute la famille cette décision n’apparaît pas justifiée par des motifs valables, les autres parents peuvent la poursuivre en main-levée d’opposition au mariage de son fils et obtenir gain de cause[31].

Jouissant dans la famille d’une autorité moindre que celle du père, la mère fut longtemps également désavantagée sous le rapport des successions. L’édit de Saint-Maur (porté en pleine renaissance romaine, 1567) rétablissait l’ancienne distinction entre les parents maternels agnati et les parents paternels cognati et « pour la conservation des armes et de la famille dans notre noblesse », disait Charles IX, interdisait aux mères de succéder à leurs enfants. Les Parlements du Midi, où la coutume contraire prévalait, refusaient ; malgré les ordonnances royales renouvelées en 1629 par Richelieu, d’enregistrer l’édit de Saint-Maur. Il resta cependant appliqué dans les pays coutumiers jusqu’en 1729, date où une ordonnance de Louis XV l’abolit définitivement.

vi. Condition de la jeune fille

En dehors de l’état de mariage, la jeune fille est-elle du moins l’égale de l’homme ? Sans doute la jeune fille majeure est-elle jugée aussi capable que l’homme et peut-elle librement disposer de sa fortune personnelle, aliéner, vendre, acheter, ester en justice, engager toute action[32]. De ce point de vue, l’égalité est complète. Mais d’une part la femme, par ce que femme, est soumise, jeune fille comme veuve, à des lois d’exception ; et d’autre part les régimes successoraux sont loin de la faire pour le partage du patrimoine familial, l’égale de ses frères.

Le souci légitime d’empêcher le dépeuplement, la crainte que la jeune fille pauvre, lorsqu’elle est séduite, ne fasse disparaître son enfant, ont conduit les législateurs à faire peser sur la femme en état de grossesse une surveillance vexatoire. Un édit de Henri II, en date de 1556, décide que la femme doit, aussitôt qu’elle a constaté sa grossesse, en faire la déclaration aux officiers royaux. Si elle a dissimulé son état et que son enfant meure sans avoir reçu le baptême, elle est passible de la peine de mort. De nombreuses ordonnances royales rappellent aux curés qu’ils doivent lire périodiquement au prône, de façon que nulle ne les ignore, les dispositions de cette loi[33].

Le magistrat qui reçoit la déclaration de grossesse[34] ne peut, il est vrai, exiger le nom du père ; mais l’obligation n’en reste pas moins rigoureuse et, au xviiie siècle encore, des exemples assez fréquents le rappellent aux intéressés.

La rigueur des lois s’est, il est vrai, adoucie et la peine de mort qui, en cas de dissimulation de grossesse suivie du décès de l’enfant non baptisé, frappe les mères coupables, est commuée en celle de la marque et du bannissement[35].

Plusieurs anciennes coutumes voulaient que, tout le temps de leur grossesse, les femmes fussent soumises à une surveillance rigoureuse. À tout moment, les autorités pouvaient déléguer auprès d’elles une sage-femme qui, accompagnée de personnes honorables, devait constater si la grossesse suivait normalement son cours et si la jeune mère n’y mettait aucune entrave. Il suffisait d’ailleurs qu’il y eût présomption de grossesse pour que la jeune fille fût soumise à cette visite. Au xviiie siècle, la coutume apparaissait vexatoire et le chancelier Séguier s’élevait contre cet usage qui « sous un bruit populaire exposait au déshonneur les filles les plus honorables[36] ». Deux arrêts du Parlement de Dijon (1705 et 1715) et un arrêt du Parlement de Paris fait à la suite de la protestation de Séguier (1761) l’abolissaient.

Et cependant, en 1776 encore, il arrivait qu’elle fut appliquée. Ces dispositions, sans doute, ne viennent pas d’une conception de la faiblesse spirituelle ou corporelle des femmes, mais du souci de sauvegarder la race et de sauver des limbes de petites âmes. Elles n’en sont pas moins restrictives, et fort gravement, de la liberté des femmes.

vii. Succession féminine

Mais où l’inégalité entre l’homme et la femme apparaît surtout flagrante, c’est dans le droit successoral. Naturellement, ce droit est d’une extrême variété. Le droit romain, en vigueur dans tout le Midi de la France, institue l’égalité successorale entre tous les enfants du défunt sans distinction de sexe. La coutume de Paris qui, dès le xve siècle, a admis, elle aussi, l’égalité des fils et des filles en matière de succession, suit le droit romain ; mais si, en ce qui concerne les biens roturiers, la règle est sans exception aucune, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de biens nobles : les descendants d’une femme en ligne collatérale ne sont pas admis à recueillir le fief.

Les coutumes de Berri n’admettent aucune exclusion des filles mariées ou non mariées.

Mais un certain nombre de coutumes, telle celle de Bourgogne, stipulent que la fille mariée doit renoncer à tous ses droits sur l’héritage paternel. Coutume féodale et destinée à sauvegarder le fief, la renonciation s’est étendue aux biens roturiers. En Auvergne, la loi est encore plus rigoureuse : « La fille mariée est exclue de toute succession, qu’elle ait ou non renoncé et qu’elle soit ou non dotée » ; elle peut, il est vrai, sauvegarder ses droits à condition de rester dans la maison de son père. Cette coutume est adoptée avec quelque variante par le Nivernais qui, lui, n’admet l’exclusion que des filles dotées. La coutume du Béarn et des provinces pyrénéennes est encore plus rigoureuse ; ici le droit de masculinité règne dans toute sa plénitude : le fils exclut la fille de même que l’aîné (ou l’aînée, s’il n’y a que des filles) exclut tous ses frères et sœurs[37].

Mais c’est la coutume de Normandie, par excellence coutume des mâles et dont nous avons vu s’affirmer la rigidité dans le droit matrimonial, qui est le meilleur exemple d’une législation où toutes les dispositions ont été prises pour affirmer la supériorité successorale de l’homme et réduire presqu’à néant la capacité des femmes à recueillir le bien familial.

Cette coutume a été d’ailleurs bien étudiée[38] et il est facile d’en saisir les principaux traits.

« Il semble que notre coutume, dit un commentateur, a affecté de préférer le sexe masculin et ses descendants au sexe féminin et ses descendants. » Et le droit successoral, en effet, comme le droit matrimonial, consacre l’inégalité des sexes. Non seulement une fille ne doit pas avoir un héritage égal à celui de ses frères, mais le père de famille ne peut disposer en faveur de ses filles que d’un tiers de ses biens, et cela eut-il plusieurs filles et un seul fils. Dans ce cas, celles-ci seraient autorisées à se partager le tiers de la succession, les deux autres tiers revenant à l’héritier mâle. Cette disposition concerne d’ailleurs la fille non mariée vivant dans sa famille et elle est pour le père une faculté non une obligation.

« Car le père, dit encore la coutume normande[39], doit à sa fille un mari et rien de plus. » Ce mari, il lui est loisible de chercher à le lui procurer sans bourse déliée, et le « sans dot » d’Harpagon est ici d’usage. Même fortunée, la jeune fille ne peut exiger de dot. Une fois mariée, elle n’a plus aucun droit sur le bien familial et, sauf le cas où une stipulation formelle a été inscrite dans le contrat, elle ne peut au décès de son père revendiquer aucune part de l’héritage : « si rien ne lui fut promis… rien n’aura ».

Mais il peut arriver aussi que la jeune fille ne soit pas encore mariée au moment du décès de ses parents ; elle passe alors sous la tutelle de ses frères, à qui incombe, comme à leur père, le devoir de la marier. Si, en effet, ils la marient, ils sont quittes envers elle ; sinon, si, à vingt ans, elle n’est pas mariée, elle peut exiger de ses frères le mariage avenant, c’est-à-dire une dot qui lui permette de trouver un mari. Ce mariage avenant (encore n’y aurait-elle pas droit si elle avait manqué aux devoirs de la chasteté) ne pourra excéder le tiers de l’héritage si elle est seule et, s’il y a plusieurs sœurs, une fraction de ce tiers.

Aussi en Normandie, et une coutume assez semblable est en vigueur dans le Maine et l’Anjou, « les filles ne sont pas héritières en présence de leurs frères ».

Si donc, à la veille de la Révolution, le principe romain d’égalité des sexes en matière successorale a fait d’importantes conquêtes, il est bien loin encore d’être universellement appliqué. Toute une catégorie de biens, les fiefs sont soumis au privilège de masculinité et, dans plusieurs importantes provinces, ce privilège s’étend à tous les biens. C’est, il est vrai, le souci de sauvegarder le patrimoine des familles et non une présomption de l’infériorité physique ou morale de la femme qui est à la base de ces restrictions apportées à son droit de succéder.

En somme, le dogme de l’infériorité féminine, latent sans doute, n’est jamais formellement invoqué pour justifier l’infériorité de la femme dans la famille.

viii. Droits civiques de la femme

En est-il de même lorsque nous considérons la femme dans la société ? Les principaux et les plus essentiels des droits civiques sont ceux d’engager une action devant les tribunaux, d’être capable de témoigner en justice, d’apposer sa signature au bas d’un acte de l’état-civil, d’exercer la tutelle des mineurs, enfin d’être accessibles à toutes les professions.

Ces droits, les femmes ne les possèdent au xviiie siècle que dans une certaine mesure.

Sans doute la jeune fille a le droit, tout comme l’homme, de vendre, d’aliéner ou d’hypothéquer ses biens. Elle peut engager un procès civil et ester en justice. Mais ces droits, nous l’avons vu, n’appartiennent pleinement ni aux femmes mariées, ni aux femmes séparées. Comme l’a stipulé l’ordonnance de 1399, la femme peut être appelée à témoigner devant les tribunaux civils et criminels et être entendue dans les enquêtes ou informations. « C’est, déclare un jurisconsulte, une erreur de dire que les témoignages de deux femmes valent celui d’un homme… Aucune loi ne donne plus de poids au témoignage masculin qu’au témoignage féminin[40]. » Mais elles ne peuvent être témoin dans un testament ni dans tout autre acte de l’état-civil. D’ailleurs, cette exclusion, consacrée par le Code Napoléon, a persisté jusqu’au début du xxe siècle.

Pour la condition personnelle de la femme, elle varie avec celle du père ou du mari. Est noble non seulement la fille issue de famille noble, mais l’épouse d’un homme noble ou anobli. Elle participe à tous ses privilèges et à tous ses honneurs. Une femme mainmortable qui épouse un homme libre est par là-même affranchie. Mais d’autre part, la femme noble qui épouse un roturier perd les privilèges de sa classe et une femme franche « qui se marie avec un mainmortable » devient par là-même mainmortable[41].

Suivant les ordres auxquels, de par leur naissance ou leur mariage, elles appartiennent, les femmes sont astreintes à contribuer, comme les hommes, aux charges de l’État, mais pas tout à fait dans la même mesure,

« Les femmes ne sont exemptes ni des impôts ni des corvées ou autres charges, soit réelles, soit personnelles. » Et chose curieuse, la corvée féminine est évaluée plus cher que la corvée masculine : 16 deniers dans la coutume de Troyes au lieu de 12 deniers pour les hommes[42].

La cote d’industrie d’une veuve, au contraire, est estimée d’un tiers de la cote d’industrie des hommes mariés alors que celle des veufs est estimée aux deux tiers[43]. D’ailleurs, les femmes veuves ne sont pas seules à être inscrites aux rôles de l’impôt. Les femmes mariées sont taxées personnellement en leur nom aux rôles des paroisses, soit qu’elles fassent valoir leurs biens, soit qu’elles les donnent à ferme. Il en est de même pour les exploitations commerciales, qu’il s’agisse d’établissement tenus personnellement ou confiés à des commis[44].

De même la femme encourt une responsabilité personnelle pour ses actes commerciaux. La contrainte par corps à laquelle la femme ne peut être soumise pour des dettes personnelles s’applique aux femmes marchandes publiques[45].

Ainsi la femme jouit d’une certaine personnalité civile dans la mesure où elle participe aux charges de l’État ou à des obligations professionnelles.

Sa personnalité ne se confond pas comme d’ordinaire avec celle de son mari.

Sans se donner la peine de discuter la raison dernière d’une telle exclusion, les jurisconsultes constatent que les femmes sont inhabiles, pour la raison de leur sexe, à la plupart des fonctions publiques, bien qu’il n’en ait pas toujours été ainsi.

Si les femmes peuvent être chanoinesses, religieuses, abbesses, elles ne peuvent posséder d’évêchés ni d’autres bénéfices, ni être admises aux ordres ecclésiastiques[46].

Tout office judiciaire leur est interdit. Cependant, « elles firent autrefois office de pair et siégèrent au Parlement. C’est là une coutume tombée en désuétude. Présentement, elles peuvent bien posséder un duché femelle et en prendre le titre, mais elles ne peuvent plus siéger au Parlement ».

De même, autrefois, elles rendaient en personne la justice sur leurs terres, mais, depuis que les Seigneurs ne sont plus admis à rendre la justice en personne, les femmes ne peuvent être juges[47]. Ici, le rédacteur de l’article de l’Encyclopédie a bien aperçu l’étroite liaison entre les droits de la femme est les principes féodaux et que la chute de l’un a entraîné la décadence des autres.

Non plus qu’elle n’est apte à rendre la justice, la femme n’est admise à plaider devant aucune juridiction. « Cependant, au xviie siècle, M. de Corbenon émit l’avis qu’une femme peut recevoir procuration pour plaider. La marquise de Créqui l’obtint[48]. »

Par une extension naturelle des privilèges qu’assurait à la femme noble la possession de son fief, toute femme, au moyen-âge, pouvait être arbitre. Mais ce droit, comme les autres, est tombé en désuétude. Affirmant que « les princesses, duchesses, et autre femmes d’un haut rang peuvent être arbitres », un jurisconsulte du xviiie siècle constate que, depuis longtemps, la jurisprudence est d’un avis contraire. Un arrêt du Parlement de Paris du 29 août 1602 rejeta une sentence arbitrale rendue par la maréchale de Lavardein assistée d’une autre dame et d’un gentilhomme. En 1610, le Parlement de Bretagne fit de même pour un arbitrage semblable. Donc, bien qu’il subsiste encore en théorie, ce droit de la femme tend, dans la pratique, à s’éclipser.

De même encore, une femme ne peut être chargée de la collecte des tailles et des autres impositions ; d’une manière générale, il est donc bien admis qu’elle est inapte à toute fonction publique[49]. Une catégorie de fonctions publiques, cependant, fait exception : la tutelle et la curatelle. Car le droit romain tient celle-ci non pour une des attributions du chef de famille, mais pour une fonction publique[50], le juge, qui représente en l’espèce l’État, déléguant au tuteur son autorité pour le soin des intérêts du mineur. Justement, à ce titre, la tutelle suit la règle générale et « les femmes ne peuvent l’exercer ». Mais exception est faite pour la mère ou l’aïeule. Celles-ci peuvent être tutrices, ou curatrices de leurs enfants ou petits-enfants. Encore ce droit est-il enveloppé de restrictions assez nombreuses : la femme peut s’excuser sur son sexe pour refuser la tutelle. Elle en perd l’exercice si elle se remarie et ce, au bénéfice du second mari nommé tuteur.

Au cours de l’exercice de sa tutelle, la mère en peut être privée par exemple dans le cas où les autres parents de l’enfant mineur s’aperçoivent qu’elle donne la main à un mariage qu’ils jugent contraire à l’intérêt du pupille[51].

Deux autres cas se présentent encore où la femme peut exercer la tutelle ou la curatelle malgré la lettre de la loi romaine. Tl arrive assez fréquemment que, dans tel pays de droit coutumier, la femme puisse être tutrice de ses frères et sœurs[52].

Enfin la femme peut être nommée curatrice de son mari, mais lorsque celui-ci est prodigue, fou furieux ou interdit[53]. Elle administre alors tous ses biens, comme elle le fait d’ailleurs lorsqu’il se trouve en état d’absence prolongée, pour le service de sa Majesté[54].

Cette vue d’ensemble sur la position faite à la femme par la loi et la coutume nous montre qu’à la veille de la Révolution, la vieille formule romaine est toujours vraie et que, sur beaucoup de points, la condition de la femme reste inférieure à celle de l’homme, La lettre de la loi est évidente. Mais quel en est l’esprit ? Et Stuart Mill a-t-il raison d’écrire que, sous l’ancien régime, à la différence de ce qui se passe dans les états modernes, l’assujettissement légal de la femme est motivé par la seule raison d’état et qu’on ne se donne pas la peine de le justifier par des considérations hypocrites sur l’incapacité où, de par leur nature particulière, les femmes se trouveraient d’exercer le pouvoir domestique ou civil ; qu’en un mot le dogme de l’infériorité naturelle de la femme n’est pas encore né ?

Laissons pour le moment les écrivains et l’opinion publique dont la consultation, qui doit faire l’objet d’une partie de cette étude, nous permettra de mesurer avec toute la justesse désirable la part de vérité et d’erreur que contient la thèse de Stuart Mill. Il semble en tout cas, qu’elle rende un compte assez exact de l’attitude des jurisconsultes. Ni la loi, ni la coutume, ni en général leurs commentateurs ne s’étendent longuement sur les causes qui, d’après eux, justifieraient l’exclusion de la femme des offices publics, ou la privation, si elle est mariée, du droit d’administrer sa fortune. Lorsqu’ils le font, leurs explications sont confuses et embarrassées. Autorité maritale, conservation de la famille, décence, convenance, voilà leurs principales raisons. Certains même avouent que, par nature, la femme est aussi capable que l’homme et que le mariage seul la prive de cette capacité.

Mais la société, l’État reposent sur la famille fortement organisée et celle-ci n’existe, jugent-ils, que sous la condition du pouvoir presque absolu du père et du mari. L’assujettissement social de la femme suit logiquement sa subordination familiale.

Et si quelques jurisconsultes, tout comme les adversaires actuels de l’émancipation féminine, posent le dogme de l’infériorité naturelle de la femme, la plupart d’entre eux semblent en effet justifier la thèse de Stuart Mill et ne tenir l’assujettissement de la femme que pour nécessaire à la société et non pour conforme à la loi naturelle. Il ne faut pas oublier, cependant, qu’un grand nombre de coutumes encore sont l’expression du sentiment populaire qui, au moyen-âge, fut presqu’unanime, nous l’avons vu, à considérer la femme comme un être inférieur et que le droit écrit n’est souvent que la loi romaine, laquelle était tout imprégnée d’un état d’esprit semblable. C’est donc malgré tout et sans que les jurisconsultes, dominés par le libéral esprit du siècle, l’aperçoivent bien eux-mêmes, l’idée de l’infériorité naturelle de la femme qui, au xviiie siècle comme à l’époque moderne, est la base de toute législation restrictive de ses droits.

  1. Par exemple pour le Velléien, cf. infra.
  2. Pothier. Traité de la puissance maritale. Orléans, 1774.
  3. Répertoire de jurisprudence.
  4. Répertoire de jurisprudence.
  5. Pothier. Loc. cit.
  6. Par exemple en Bourgogne, en Beaujolais.
  7. Arch. Dép., Aube, G. 4185
  8. Ibid.
  9. Répertoire de jurisprudence : Adultère.
  10. Ibid.
  11. Dictionnaire de jurisprudence.
  12. Loc. cit.
  13. La femme juive jouit donc en quelque sorte d’un privilège par rapport à la femme catholique. Que son mari ait abjuré et elle peut valablement divorcer et se remarier. Le cas se produisit, en 1754, pour la femme de Borach Lévi, juif converti qui refusait de l’imiter et de venir avec lui à Paris. Elle eut l’autorisation de rester à Haguenau et de se remarier avec un homme de sa religion. D’autres privilèges des femmes juives sont sanctionnés par la loi du royaume. Ainsi, d’après l’ancienne coutume mosaïque, la femme veuve peut contraindre son beau-frère à l’épouser et, s’il s’y refuse, il doit s’asseoir à la porte de la ville et laisser la délaissée lui retirer son soulier et lui cracher au visage. En 1768, une juive de Bordeaux, Blanche Sylva, réclama en sa faveur l’application de cette coutume. L’intéressé, Telles d’Acosta, qui devait « ou se laisser épouser, ce qu’il ne voulait pas, ou se laisser cracher au visage, ce qu’il ne voulait pas davantage », dut cependant, de par arrêt du Parlement de Bordeaux, subir la vengeance de sa belle-sœur.
  14. Lefebvre. Cours de droit matrimonial.
  15. D’ailleurs ainsi modifiée : « potius in habitu quam in actu », plutôt en nature qu’en acte.
  16. Pothier. Traité de la puissance maritale.
  17. Dictionnaire de jurisprudence. Art. : Corse.
  18. Isambert. Anciennes lois.
  19. Pothier. Loc. cit.
  20. Œuvres : Paris, 1646.
  21. De la communauté.
  22. Isambert. Anciennes lois.
  23. L’autorisation maritale, comme sous le régime du Code Napoléon, lui est nécessaire pour recueillir un héritage.
  24. Répertoire de jurisprudence : Séparation.
  25. Pothier. De la puissance maritale.
  26. Encyclopédie : art. Femme.
  27. Répertoire de jurisprudence : Hainaut.
  28. Ibid. En 1704, la maréchale de Montesquiou bénéficia d’une décision semblable.
  29. Isambert. Recueil des lois (Ordonnance de Blois).
  30. Ibid.
  31. Répertoire de jurisprudence. Un arrêt du Parlement de Paris du 30 octobre 1760 tranche, contre la mère, une affaire semblable.
  32. Guy Coquille. Loc.cit.
  33. En 1708, en 1731, pareille injonction est faite à tous les curés du royaume.
  34. À Paris, le commissaire de police ; dans le reste du royaume, le juge du présidial.
  35. Arrêt du Parlement de Paris du 12 février 1731.
  36. Dictionnaire de jurisprudence.
  37. Coutumier de France. Béarn.
  38. Lefebvre. Droit successoral en Normandie.
  39. Houat, cité par Lefebvre.
  40. Dictionnaire de jurisprudence.
  41. Encyclopédie : art. Femme.
  42. Archives départementales de l’Aube : Introduction par d’Arbois de Jubainville.
  43. Ibid.
  44. La Poix de Fréminville. Traité du gouvernement des paroisses.
  45. Dictionnaire de jurisprudence.
  46. Encyclopédie : art. Femme.
  47. Ibid.
  48. Ibid.
  49. D’Aguesseau, cité par Frank. Essai sur la condition politique de la femme.
  50. Dictionnaire de jurisprudence.
  51. Ibid.
  52. Cf. Archives de la Nièvre, D. 521, qui nous en donnent des exemples assez fréquents.
  53. Encyclopédie : art. Femme.
  54. Cf. Archives des notaires d’Angoulême, Arch. Dép. de la Charente. E. passim.