La Femme et le Féminisme avant la Révolution/Conclusion

Éditions Ernest Leroux (p. 457-462).

CONCLUSION


L’activité féminine au xviiie siècle doit donc sortir du domaine de l’anecdote ou de la chronique scandaleuse où on a eu, jusqu’ici, l’habitude de la reléguer, pour entrer dans la grande histoire. Elle est, nous croyons l’avoir déjà montré au cours de cette étude, l’un des aspects les plus caractéristiques de l’époque, un élément essentiel de la vie de la France.

Sans doute la religion et la loi, fortifiées d’ailleurs par le préjugé populaire, semblent la contenir dans des bornes restreintes. Légalement, la femme est une éternelle mineure. Elle n’est maîtresse ni de son corps, ni de ses biens, et toujours son droit s’éclipse devant le droit éminent de l’homme, père, frère, ou mari, ou devant le droit de la société représentée par le juge masculin.

Nul sujet du roi, certes, qui jouisse pleinement de sa liberté individuelle. Mais, à ce point de vue même, l’inégalité des sexes est flagrante. La femme est soumise à mille vexations, mille tracasseries dont l’homme est exempt. Préoccupée de sauvegarder l’unité de la famille, d’éviter l’affaiblissement de la race, ou seulement de maintenir la morale traditionnelle, la loi soumet la vie intime de la femme, mariée, veuve ou fille, à la plus stricte surveillance, et ces écarts de conduite que l’homme peut, à peu près impunément, se permettre, elle les lui fait payer des châtiments les plus durs : confiscation des biens, emprisonnement, peine capitale.

Légalement, donc, la femme n’est rien, et les jurisconsultes semblent ne l’avoir jamais considérée comme un individu et bénéficiant comme telle des droits, mais l’un des éléments de la cellule sociale, la famille, et seulement astreinte à des devoirs. Partant du même point de vue, ou presque, les éducateurs officiels ont négligé d’organiser l’enseignement féminin. Nul établissement où les femmes puissent acquérir les connaissances générales où professionnelles qui, plus ou moins largement dispensées aux hommes, leur permettent de développer leurs aptitudes naturelles et de les utiliser dans l’intérêt général de la société et pour leur profit particulier.

C’est qu’à ce point de vue encore, la femme n’est pas considérée comme un être libre, majeure, obligée de se faire par elle-même une place dans cette société et devant mettre, comme l’homme ses facultés, ses talents au service du bien public, mais comme une mineure éternelle qui ne saurait avoir pour son compte d’autres aspirations que le mariage ou le cloître, à qui la société ne réclame rien de plus que de lui donner des enfants ou de prier pour elle.

Et en conséquence, la plupart des professions lui sont fermées. Ces faits ne sont pas absolument particuliers au xviiie siècle, et, en dehors de l’inégalité successorale, ils ont subsisté, à peu près sans changement, sous les régimes issus du Code Napoléon et jusqu’aux profondes transformations amenées dans la société moderne par le triomphe des idées féministes.

Mais la limitation du rôle de la femme au foyer familial a été, de tout temps, en dehors des sociétés strictement patriarcales, une simple fiction. Il en est ainsi particulièrement aux époques de transition où la famille commence, dans telle ou telle classe de la société, de se dissoudre, et où le mariage n’est plus, en fait, la loi universelle, où la transformation industrielle d’une part, l’activité de la vie politique de l’autre, suscitent, malgré la lettre de la loi, initiatives et énergies féminines ; où, enfin, les esprits s’émancipent, préparant un ordre de choses nouveau.

Le xviiie siècle n’est pas non plus le seul pour lequel les idées se vérifient : Rome, à la fin de la République, l’Italie de la Renaissance, l’Angleterre, au début du xixe siècle, la France, à la veille de la guerre de 1914, actuellement, certains pays d’Islam ou d’Extrême-Orient (L’Égypte, le Japon) offrent l’image d’une transition analogue entre le patriarcat et l’égalité des sexes. Peut-être, cependant, les caractères de cette transition sont-ils, dans la société française du xviiie siècle, particulièrement accentués. C’est qu’à nulle autre époque les circonstances ne se prêtèrent davantage à une émancipation de fait de la femme. Dans les hautes classes, cette émancipation est, à peu de chose près, réalisée. La puissance de la mode, l’autorité des usages mondains, le désir de vivre lui-même à sa fantaisie, ont amené le grand seigneur, et après lui le bourgeois qui aspire à mener le train de Cour, à abdiquer en pratique son autorité maritale si formidable en théorie, et à laisser à sa compagne pleine et entière liberté dans la conduite de sa vie, dans la disposition de sa fortune et même de son cœur.

Cette liberté n’est-elle pas d’ailleurs le prix dont le courtisan paye les services immenses que la femme rend à son ambition ? Que serait, sans la femme, la vie de la société, la vie de Cour ? Celle-ci tire tout son éclat de la présence de femmes non seulement parées, mais intelligentes et qui, plus encore qu’au siècle passé, demeurent les arbitres incontestés du goût ; celle-là est faite, pour la plus large part, des intrigues féminines ; en dehors même de cette extraordinaire victoire de l’idée féministe : une femme, vingt ans, vrai premier ministre, les femmes témoignent en toute circonstances d’une activité, d’un esprit d’entreprise, d’une pénétration psychologique qui rend leur aide indispensable à tout homme, à tout parti qui veut se livrer au jeu compliqué mais nécessaire des cabales de Cour.

Exclues en théorie de toute participation à la vie politique, les femmes apparaissent cependant, en pratique, comme l’un de ses rouages essentiels. Si l’on excepte Mme de Ponipadour, elles ne sont, certes jamais, quoi qu’en ait dit leur enthousiaste historien, Goncourt, les causes premières des grands événements. Ceux-ci restent dirigés par le déterminisme des causes extérieures et par l’ambition masculine. Mais sans leur ingérence dans la politique, celle-ci prendrait un tout autre aspect. Elles la revêtent de cette frivolité élégante, dissimulant d’ailleurs souvent la recherche de très positifs intérêts, qui reste dans l’histoire son aspect caractéristique.

Le déploiement des activités féminines à la Cour, bien qu’on ne lui ait pas toujours donné la place exacte qui lui revient dans la vie politique de la France, n’a cependant pas entièrement échappé aux historiens. Mais c’est à des jeux brillants et stériles que s’est réduite pour eux toute l’activité féminine. Ils n’en sont que l’aspect le plus superficiel et peut-être le moins important. Tandis que les petites marquises s’agitent entre leurs boudoirs et Trianon, les masses obscures des bourgeoises et des femmes du peuple travaillent, comme les hommes, à l’édification de la richesse et à la formation de l’âme de la France. Ici, d’énergiques matrones qui mettent en valeur leurs terres et tentent d’assurer le bien-être de leurs vassaux ; là, des femmes d’affaires qui dépensent, pour la bonne marche de l’entreprise qu’elles mènent seules ou de concert avec leurs maris, autant d’initiative, de ténacité, parfois d’esprit d’intrigues, que les dames de la Cour à la réussite de leurs propres visées politiques ou de celles de leurs maris. Partout ou presque, les femmes sont, en dépit des apparences légales, vraies associées, vraies collaboratrices de leurs maris et, comme l’a remarqué Mercier, consultées en égales sur toutes les affaires, elles ont conquis en pratique une presque complète liberté. Cette forte bourgeoisie française qui, en 1789, fera la France nouvelle, la femme du xviiie siècle a contribué pour une assez large part, par les exemples que, comme le constatent les observateurs, elle donnait dans l’administration du pays familial, à lui donner sa patiente énergie, son goût de l’ordre, son réalisme puissant.

Si bien des barrières légales, bien des préjugés continuent d’interdire à la femme l’entrée d’un assez grand nombre de corporations, les nécessités économiques, assez fortes pour faire craquer ces barrières, plus puissantes que ces préjugés, poussent la femme du peuple à prendre une part de plus en plus large à la vie commerciale et industrielle du pays. Dans tous les métiers, ou presque, la femme du maître est la collaboratrice toute désignée de son mari. On la voit dans tous les ateliers, dans toutes les boutiques, particulièrement à Paris, où sa vivacité, sa grâce, son art, dresser un étalage, sont l’un des attraits essentiels du commerce parisien. Elle pénètre dans la grande industrie qui, déjà, comme au siècle suivant et pour les mêmes causes : le développement du machinisme qui exige, dans les manufactures, un personnel plus nombreux, la nécessité pour la femme de fournir à la famille ouvrière où paysanne un salaire d’appoint, doit lui faire une très large place. La femme y reste d’ailleurs cantonnée dans les besognes inférieures. Elle est manœuvre plutôt qu’ouvrière qualifiée, car l’orgueil et la jalousie des « compagnons » lui interdisent les travaux les mieux rétribués et, d’ailleurs, son instruction professionnelle est à peu près nulle. Néanmoins, c’est l’appel aux masses féminines qui, seul, a permis — entre Colbert et la Révolution française — le développement des grandes industries, particulièrement des industries textiles. D’ailleurs la femme a déjà, tout comme en notre siècle, son fief économique où elle n’est plus simple manœuvre, mais ouvrière et maîtresse, où elle conçoit et exécute : le royaume de la mode, les industries de luxe. Déjà, l’ouvrière française et en particulier la Parisienne sait, avec son bon goût et son sens artistique innés, créer les merveilles de la toilette féminine qu’aucun pays ne peut produire ; déjà ses modèles, après avoir paré grandes dames et bourgeoises, s’en vont par delà les frontières, par delà les mers, porter dans les pays lointains un peu du rayonnement de la France. Déjà, le mouvement d’affaires auquel donnent lieu, entre la France et les pays voisins, les industries de luxe, est l’un des éléments les plus importants du commerce de notre pays. Or, ces industries de luxe étant, pour la plus grande part, féminines, on voit quelle large place revient aux femmes dans la vie économique de la France. Et qui évaluera à sa valeur le travail obscur et patient des paysannes, ce travail qui, au xviiie siècle, pas plus qu’aux autres époques, n’a d’histoire mais qui, s’associant au travail du paysan, a nourri, enrichi la France ? Qu’on veuille bien réfléchir et l’on s’apercevra que, dès le xviiie siècle, le travail féminin, sous toutes ses formes, fut l’un des éléments essentiels de la vie du pays.

Si au xviiie siècle, plus peut-être qu’à nulle autre époque, la France apparaît aux étrangers, qui volontiers la fréquentent, y laissent leur or, en font le centre intellectuel du monde, en rapportent dans leurs pays respectifs les idées nouvelles, comme le lieu de la terre où il est le plus doux de vivre, où un homme intelligent peut le mieux être compris, n’est-ce pas à la Française que, pour la plus large part peut-être, elle fut redevable de cette réputation ? L’élégance fastueuse des grandes dames, modèles de l’univers mondain, le simple goût des bourgeoises, la grâce souriante avec laquelle les filles de boutique présentent l’article de Paris, la beauté et l’esprit des comédiennes et des filles d’Opéra, voilà ce qui d’avance attire l’étranger. Et la délicate urbanité de la foule, l’intelligence avisée de celles qui, par leurs salons, gouvernent la république des lettres, l’activité et le dévouement dont elles savent faire preuve pour établir une réputation, voilà ce qui les retient et contribue à donner à la société française ce caractère cosmopolite qui est, à cette époque, l’un de ses traits les plus curieux.

La place tenue par les femmes dans la vie intellectuelle voilà, en effet, l’un des aspects les plus essentiels de l’activité féminine à l’époque qui nous occupe. À aucune époque, les salons n’exercent sur le développement des idées, sur leur expression, sur leur diffusion, une telle influence ; à aucune époque, la littérature ne porte davantage la marque de cet esprit de conversation, de ce goût de la précision et de la limpidité qui dominaient dans les salons. Or, la femme est, aristocrate ou bourgeoise, l’âme des salons. C’est elle qui a fait naître l’esprit de conversation et qui lui donne sa tournure particulière, c’est son suffrage qui, dans les petits cénacles où se font, pour le dehors, réputations et succès, est recherché d’abord par l’écrivain. C’est donc du goût féminin que relève toute la littérature. Or, celle-ci est alors, comme le luxe, comme la grâce et l’urbanité, l’un des plus beaux fleurons de la couronne française, l’un des éléments essentiels du prestige de la France et de sa royauté spirituelle.

Ainsi, au xviiie siècle, la femme française a contribué, dans une bien plus large mesure que ne l’a enregistré jusqu’ici l’histoire officielle, à former le corps et l’âme de la France. Et quelques-unes des manifestations les plus caractéristiques, les plus jolies, les plus attirantes de la vie française, au siècle de l’Encyclopédie, ne sont telles que parce qu’elles représentent le déploiement des activités féminines.

Il n’est donc pas étonnant que les écrivains les plus réputés, ceux qui ont eu sur la société de leur temps l’action la plus grande et l’influence la plus durable, aient proclamé la nécessité absolue de résoudre la contradiction qui était et est restée longtemps à la base des sociétés modernes, entre la condition légale de la femme et le rôle qu’elle tient effectivement dans la société. Résolus à briser les barrières artificielles que le droit romain et le droit canon avaient dressées devant les capacités féminines, ils ont proclamé l’égalité des aptitudes et des esprits, revendiqué pour la femme du peuple le droit à l’exercice d’un métier honnête, pour toutes les femmes le droit à l’instruction. Ces hardis prophètes, tel Condorcet, aperçoivent et souhaitent la femme législateur.

Une partie de ces idées déjà se cristallise dans les cahiers des États Généraux et dans les brochures d’inspiration féministe qui paraissent d’août 1788 à octobre 1789.

La République verra un magnifique déploiement d’énergies féminines, les unes vouées au service de la patrie, les autres à l’affranchissement féminin. Et les représentants les plus qualifiés de l’esprit nouveau mettront au rang de leurs préoccupations essentielles l’établissement de l’égalité, sinon encore politique, du moins familiale des deux sexes et l’élaboration d’un programme d’éducation féminine, dont la réalisation permettra à la femme de jouer son rôle d’éducatrice de la démocratie.

Ainsi, au point de vue féministe comme à tous les points de vue, le xviiie siècle prépare et explique la Révolution. Là est pour nous l’importance de l’étude que nous avons essayé d’esquisser.