La Femme et la démocratie de nos temps/29

CHAPITRE XXIX.


Le caractère du Français nous dit où il est appelé : Gaulois, Franc, ce fut un seul homme, guerrier, léger, galant, ambitieux et cruel, égorgeant des victimes humaines dans les forêts druidiques ou dans les rues de Paris ; cherchant le luxe et la politesse dans les villes riches de la Gaule ou à la cour magnifique des rois ; jouant dès la barbarie le premier rôle en Europe ; fondant à la renaissance des lettres sa fameuse université ; savant, profond, rapide, soldat de Saint-Louis, compagnon de Louis XI, courtisan de Louis XIV, vainqueur à Austerlitz, et rêvant aujourd’hui la république avec les frontières du Rhin et de la Hollande, le cours des fleuves en Europe, et l’affranchissement des nations amies. Dieu, la royauté et le génie imprimèrent à cette race un grand élan. Un tel peuple a dû renverser l’aristocratie factice, car il est en quelque sorte une aristocratie à lui seul.

Des hommes qui l’ont formé nous en avons vu un : le règne de l’empereur Napoléon a amené de grands malheurs ; mais qui pourrait préférer que ce règne n’eût pas existé ? Quelle ambition il a laissée au peuple ! Comme il a bien inspiré les masses ! Aujourd’hui où trouve-t-on les portraits de l’Empereur, les gravures de ses batailles ? chez le peuple, dans les chaumières des paysans : ici est une des meilleures preuves de l’enchantement du peuple pour le génie ; croit-on que l’habitant des États-Unis qui compte ses dollars soit heureux comme le soldat qui rappelle ses hauts-faits et les paroles que lui adressa l’Empereur ?

Souvenons-nous de cette jeunesse illustre formée à sa voix : aimable et héroïque, mêlant la guerre et l’amour, un regard, un mot de l’Empereur, un ruban donné de sa main, une blessure, formaient sa noble ambition. Ce n’étaient point des esclaves attachés au char du maître, c’étaient des enthousiastes heureux, chez lesquels un grand homme éveillait les élémens de la vertu ; l’exercice du talent est moral, car le désordre n’amène rien : pour la guerre il faut le courage, la discipline, l’activité, la résignation, et quand on admire son chef, il y a le dévouement, l’estime, la ferme direction du talent. Sous lui ils étaient sûrs de vaincre, et cette conviction était le plus bel hommage à son génie. Que ne pouvait un tel homme avec une telle nation ? Ce qui est arrivé était dans la destinée de ces deux héroïsmes unis. Jamais homme ne fut plus tenté[1]. Et tous ceux de cette espèce, quand bien même ils n’ont pas l’éducation religieuse ou politique, éveillent heureusement les forces de leurs semblables ; le plus souvent chétifs de corps, s’ils marchent avec une ambition démesurée, avec la cruauté ou l’inconséquence, ils ne se font suivre des hommes qu’en appelant à la noblesse du courage et de l’admiration. Si trop souvent la mort et la terreur marchent avec eux, les qualités aussi qui rendent l’homme invincible marchent avec eux : par des signes visibles nous voyons Dieu remettre l’homme aux mains de l’homme.

Cette jeunesse qui suivait l’Empereur au combat, née maintenant sous d’autres influences, dirige la presse l’épée à la main, ou bien se jette dans une littérature corrompue, ou s’adonne aux métiers paisibles et subalternes. Le trait qui la caractérise est l’ignorance ; de là, l’égarement de sa générosité, des convictions légères, proclamées et abandonnées. S’il était bien reconnu que la première preuve de la capacité est le savoir, on ne verrait pas tous ces grands hommes de 25 ans, dont la vie est si misérable. L’égalité les appelle et les corrompt ; la vanité et non la vertu les convie, et leur médiocrité est le juste châtiment dû à leur médiocrité. Ne les accusons pas, leur cœur est généreux, la société les perd, rien ne leur est offert qui les soutienne ; tout à l’heure l’admiration les tenait soumis, et nul sous l’Empereur ne s’est cru l’Empereur ; ces mille Napoléon nés depuis font bien voir que Napoléon manque. Qui ne connaît la bravoure des élèves de droit, de médecine, des écoles militaires ; qui doute de l’honneur de ces jeunes gens ? Trouverait-on de meilleures armées ? Qui n’a vu avec attendrissement l’amour de l’humanité s’éveiller chez eux ? Leur tort est celui d’une démocratie sans direction et sans chefs : le mérite obtient moins d’honneur que l’intrigue ; ceux qui veulent relever la pauvreté restent à l’écart, les fripons font fortune, et la banque forme une aristocratie au rebours. Vieux temps féodaux, châteaux de nos seigneurs, tournois, aimable cour, règne fameux de la gloire et des lettres, la France libre va-t-elle vous regretter, et la démocratie n’aura-t-elle pas ses talens et son éclat ? Suivons ces jeunes gens, arrachés à une vie simple et douce pour se jeter sans ressources dans les agitations cruelles de l’ambition et de l’impuissance unies : celui-ci, fils d’un marchand, aimé dans sa famille, travaille pour un mauvais journal républicain, où il puise des idées fausses et la plus belle idée de lui-même ; il a quitté sa vie modeste, il a fui la fille aimable qui lui était destinée pour femme : tout à l’heure (il l’espère) paraîtra pour offense politique devant le juré. Mais quoi, n’est-il donc pas d’élévation civile dans les occupations communes, au foyer domestique ? Les citoyens romains qui votaient dans les comices, labouraient-ils moins leur champ, en aimaient-ils moins leur femme ? Pour un Français, être citoyen c’est briller : démocratie vaniteuse et grossière ! Élevez vos cœurs et restez à vos places ; attendez qu’un mérite véritable vous en arrache ; vous voulez changer l’état, et vous ne savez pas ce que c’est que l’état, vous ne connaissez ni l’histoire de votre pays ni celle de vos voisins ? C’est en faisant vous-mêmes l’histoire les armes à la main, avec une valeur sans égale, que vous voulez apprendre l’histoire. On dira : Tel jour les républicains se sont armés, et la France a changé de gouvernement ! — Ce qui suivra, le savez-vous ? Craignez de l’apprendre par vous-mêmes.

Quoi ! livrons-nous notre pays aux esprits ignorans et bornés ? Si les anciennes formes préservatrices sont renversées, chaque âge n’a-t-il pas sa noblesse ? Ils ont dit que l’esprit se divise comme la propriété, que nous n’aurons plus de grands hommes, mais des hommes éclairés. Hélas ! avec la quintescence de tous ces esprits, trouverons-nous un esprit véritable ? Hélas ! Montesquieu, Rousseau, avouez-vous ces parcelles qui nous illuminent ? Et voyons l’Amérique et sa médiocrité. Non, non, la France ne peut long-temps supporter cette bassesse. Au premier jour, si l’on n’y prend garde, elle va suivre, sans science et sans conditions, quelque chef qui la rappellera à son caractère, à la gloire, à l’honneur.

On a dit que le talent[2] n’avait pas besoin de protection, qu’il se suffisait à lui-même ; mais cela n’est pas vrai. Loin de là, modeste, fier, souvent timide, vivant à part, si l’exercice de notre esprit nous enchante et nous fait croire à chacun que nous avons un esprit supérieur, le talent est moins dupe de cette illusion ; il la comprend vite, il la remarque chez les gens communs ; rêvant et désirant plus qu’il n’obtient, ses travaux, si loin de ses espérances, l’affligent plus qu’ils ne le charment. S’il sent sa force enfin, s’il en est sûr, c’est une force mortelle, pleine de faiblesse, c’est cette raison de Pascal qui fait tristes ceux qui la possèdent. En appelant aux affaires le talent privé de richesses et d’appui dans un monde où la richesse garde encore une grossière influence, on l’a conduit à des séductions fortes et à des douleurs vives ; s’élevant dans l’obscurité au dessus de la vie commune, profitant du repos pour l’étude, s’emparant du ciel, du monde, mesurant la grandeur des astres, s’informant si une seule loi générale conduit l’univers, si Dieu est soumis lui-même à une nécessité matérielle, sa richesse lui importait peu, et la petite maison de Galilée à Arcetri suffisait à celui qui lut dans la voie lactée et nous révéla des milliers d’étoiles. Mais le talent appelé aux affaires laisse à l’entrée du forum le doux manteau de l’académie ; il laisse la simplicité des mœurs, la simplicité du cœur. Les orages de la vie publique le trouvent d’autant plus accessible, qu’il a plus de vigueur et de jeunesse : c’est le ciel brillant de mai visité des tempêtes. Ô vous qui étudiiez avec délices dans votre modeste demeure, vous qui honoriez des maîtres morts, vous voici au milieu des hommes : la médiocrité, l’envie, s’attacheront à vos pas ; vos plus généreuses pensées seront mal comprises, et vos fautes légères, pesées dans d’inégales balances ; vous perdrez la dignité de l’obscurité dont vous n’aviez pas connu le prix ; monde imbécille vous reprochera l’originalité et la franchise ; les qualités de la puissance seront des crimes. Votre sensibilité, destiné à la tendresse, mais détournée de ses voies, se prendra à des misères ; vos yeux verseront des larmes sur des politesses ; et, perdus dans ces vallées ténébreuses, vous vous oublierez vous-mêmes avec la justice et la force.


  1. « J’ai voulu l’empire du monde, et qui ne l’aurait pas voulu à ma place ? »
    (L’Empereur à B. Constant, dans les cent jours.)
  2. M. Odillon-Barrot.