La Femme et la démocratie de nos temps/14

CHAPITRE XIV.


La nature a-t-elle voulu donner la souveraineté au grand nombre ? Comment l’aurait-elle voulu quand elle a doué le petit nombre ? Elle a formé les chefs. Ces chefs sont plus nombreux avec la civilisation, car ils sont pris dans tous les rangs de la société. S’ils sont nés avec des esprits portés aux grandes actions, avec le courage, le sentiment du beau, qui ne comprend que ces hommes sont nos chefs, qui ne désire les voir nos chefs ? Le talent n’eût rien fait sans les masses qui l’aident et le suivent ; mais que feraient les masses sans le talent qui les a originairement nourries, vêtues, abritées : à chaque âge, quelques héros et quelques inventeurs, recevant sans doute leurs premières connaissances de la société où ils vivaient, mais s’acquittant à outrance, ont posé les lois, fondé les villes, trouvé les arts. Dans la réaction de la société sur l’homme et de l’homme sur la société, l’homme supérieur seul paie le monde de ce qu’il en reçoit ; le reste prend, accepte et ne répond pas.

La foule, qui n’est propre à rien créer, est propre à s’enchanter de ses chefs : c’est sa seule manière de les payer. Immobile par elle-même, l’éloquence, l’action, la guerre, l’exaltent et la transforment ; prenant vie à la voix d’un homme, elle le suit, le croit, préfère les périls avec lui au repos sans lui ; les vulgaires intérêts sont oubliés par elle pour cette existence passagère et communiquée. C’est surtout chez les nations du midi qu’on est frappé de cette destinée éternelle des uns pour dominer, des autres pour admirer. Un besoin également vif entraîne les talens au pouvoir et les nations à l’enthousiasme.