La Femme en blanc/III/Walter Hartright (suite)/5

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 335-347).
Troisième époque — Walter Hartright


V


On venait de jouer les dernières notes de l’introduction, et les stalles du parterre étaient toutes remplies lorsque nous entrâmes dans la salle, Pesca et moi.

En revanche, il y avait abondance de places dans le couloir qui entoure le parterre, — et c’était précisément là le poste qui convenait le mieux au but que je m’étais proposé en venant assister à cette représentation. J’allai d’abord me placer contre la barrière qui nous séparait des stalles, et mes yeux cherchèrent le comte dans cette partie du théâtre. Il ne s’y trouvait pas. En revenant le long du couloir, à main gauche de la scène, et en regardant avec attention autour de moi, je le découvris au parterre. Il occupait une excellente place, bien centrale, au troisième rang derrière les stalles. Je me mis exactement sur la même ligne que lui, Pesca demeurant à mon côté.

Le professeur ne savait pas encore dans quel but je l’avais emmené au spectacle, et s’étonnait un peu que nous ne nous rapprochassions pas de la scène.

On leva le rideau, l’opéra commença.

Pendant tout le premier acte, nous gardâmes nos positions ; le comte, absorbé dans l’orchestre et le chant, ne jeta pas même de notre côté, un regard fortuit. Pas une note de la délicieuse musique de Donizetti n’était perdue pour ce fin connaisseur. Dominant tous ses voisins, il souriait, et sa tête colossale, de temps en temps, applaudissait par un mouvement sympathique. Lorsque les gens qui l’entouraient se permettaient de couvrir d’applaudissements la fin d’un morceau, sans tenir le moindre compte de la ritournelle que l’orchestre avait à faire entendre immédiatement après (un public anglais, en pareille circonstance, donne invariablement cette preuve de bon goût), le comte leur jetait un regard où le reproche se mêlait à la pitié, puis levait une main qui semblait les supplier de garder le silence. Aux finesses du chant, aux phrases les plus délicates de la musique, alors que, elles passaient inaperçues pour le reste des spectateurs, ses mains obèses, ornées de gants de chevreau noir allant à merveille, battaient doucement l’une contre l’autre, et attestaient l’appréciation éclairée d’un homme du métier. En pareil cas, son onctueux murmure d’approbation : « Bravo ! Bra-a-a-a ! » traversait les rangs silencieux, comme le ron-ron d’un chat énorme. Les spectateurs, placés immédiatement à ses côtés, — bons campagnards à faces rubicondes, qui se chauffaient délicieusement au soleil des réunions à la mode, — le voyant et l’écoutant, commençaient à l’accepter pour directeur de leur enthousiasme. Plus d’une salve d’applaudissements, venue ce soir-là du parterre, avait reçu le signal de ses mains gantées de noir qui se rapprochaient par un mouvement si doux et si confortable. La vanité gloutonne du personnage absorbait avec un plaisir évident ce tribut payé à sa supériorité critique. Sa large face se ridait et se moirait d’un ample sourire, à chaque instant répété. Pendant les pauses d’un morceau à l’autre, il jetait autour de lui des regards sereins, parfaitement satisfaits de lui-même et de ses semblables : — Sans doute ! sans doute ! ces barbares Anglais me devront quelques enseignements. Ici, comme ailleurs, comme partout, moi, — Fosco, j’impose mon influence, et je siège au premier rang ! Si jamais physionomie exprima quelque chose, la sienne parlait en ce moment, et je crois traduire exactement son langage.

La toile tomba, le premier acte achevé ; les spectateurs se levèrent pour regarder autour d’eux. C’était le moment que j’avais attendu pour savoir si Pesca connaissait le comte.

Celui-ci s’était levé comme les autres, et à l’aide de sa lorgnette examinait avec majesté la foule brillante qui peuplait les loges. Tout d’abord, il nous tournait le dos ; mais, à la longue, il en vint à regarder de notre côté, dans les loges au-dessus de nous, se servant de sa lorgnette pendant les premières minutes, puis l’écartant de ses yeux, mais sans cesser de regarder dans la même direction. Ce fut le moment que je choisis, quand sa figure fut en plein tournée vers nous, pour attirer sur lui l’attention de Pesca.

— Connaissez-vous cet homme, lui demandai-je ?

— Quel homme, cher ami ?

— Ce grand et gros homme, qui là-bas nous fait face.

Pesca, s’élevant sur ses orteils, regarda le comte.

— Non, répondit le professeur. Ce grand personnage m’est tout à fait étranger… Aurait-il une réputation ?… Pourquoi me le montrez-vous ?

— À cause de certaines raisons particulières qui me font souhaiter d’avoir des renseignements sur son compte. C’est un de vos compatriotes ; il se nomme le comte Fosco. Ce nom vous est-il connu ?

— Pas le moins du monde, Walter… Je ne connais ni l’homme ni le nom.

— Êtes-vous bien certain de ne pas le reconnaître ? Regardez encore ; regardez avec soin ! Je vous dirai pourquoi j’y attache tant d’intérêt, quand nous aurons quitté le théâtre… Attendez ! je vais vous aider à monter ici ; vous le verrez mieux…

J’attirai effectivement le petit bonhomme sur le bord de la plate-forme, légèrement surélevée, où sont placées toutes les stalles de parterre. Sa petite taille, une fois là, ne lui faisait plus obstacle ; il pouvait regarder par-dessus la tête des dames, assises à la limite extérieure de la banquette.

Un homme mince, à cheveux blonds, debout près de nous, et que je n’avais pas remarqué jusqu’alors, — il portait à la joue gauche la marque d’une cicatrice, — regarda Pesca très-attentivement, au moment où je l’aidais à monter, et ensuite, plus attentivement encore, suivant la direction imprimée par moi aux regards de Pesca, il se mit à examiner le comte. Notre conversation était peut-être arrivée à ses oreilles, et il se pouvait, — ceci me frappa, — qu’elle eût éveillé sa curiosité.

Cependant Pesca tenait ses yeux ardemment fixés sur cette large face, pleine et souriante, qui, exactement placée devant lui, continuait à regarder en l’air.

— Non, dit-il enfin ; je n’ai, de ma vie, arrêté mes deux yeux sur ce gros bonhomme…

Tandis qu’il parlait, le regard du comte s’abaissa vers les baignoires placées derrière nous, presque au niveau du parterre.

Les regards des deux Italiens vinrent à se rencontrer.

L’instant d’avant, je venais de me convaincre, d’après ses assertions réitérées, que Pesca ne connaissait point le comte. L’instant d’après, je fus tout aussi convaincu que le comte connaissait Pesca.

Il le connaissait ; et, phénomène bien plus étrange, il le redoutait aussi. Nul moyen de se méprendre sur le changement que subit le visage de ce misérable. Les teintes plombées qui modifièrent en un moment sa peau jaune et bilieuse, la rigidité soudaine de tous ses traits, l’examen furtif auquel s’appliquèrent ses yeux d’un gris froid, l’immobilité qui l’envahit de la tête aux pieds, autant de circonstances révélatrices. Une terreur mortelle s’était emparée de lui, corps et âme ; et la cause de cette terreur, c’était bien évidemment qu’il avait reconnu Pesca.

L’individu à la taille mince, à la cicatrice sur la joue, était toujours dans notre voisinage immédiat. De l’effet que la vue de Pesca venait de produire sur le comte, il semblait avoir tiré ses conclusions, tout comme j’avais tiré les miennes. C’était un homme de manières douces et courtoises, qu’on pouvait croire étranger, et l’intérêt qu’il paraissait prendre à nos démarches ne se manifestait par aucun symptôme extérieur dont nous eussions à nous formaliser.

Pour ma part, j’étais étourdi du brusque changement survenu dans la physionomie du comte, stupéfait du tour absolument imprévu que venaient de prendre les événements ; aussi je ne savais plus ni que dire ni comment agir. Pesca dissipa quelque peu cet abasourdissement, en descendant pour se rasseoir auprès de moi, et en prenant le premier la parole.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il, quels yeux roule donc l’homme gras ? Est-ce moi qu’il regarde ainsi ? Serais-je fameux sans le savoir ? et comment me connaît-il, moi qui ne le connais pas ?…

Mon regard était toujours fixé sur le comte. Je le vis bouger pour la première fois au moment où, Pesca se rasseyant, son compatriote sembla vouloir ne pas le perdre de vue. Je fus curieux de savoir ce qui arriverait si, dans ces circonstances, l’attention du petit homme était détournée de celui qu’il fascinait ainsi ; je demandai, en conséquence, au professeur si, parmi les dames qui occupaient les loges, il ne reconnaissait pas quelques-unes de ses élèves. Pesca porta immédiatement à ses yeux son énorme lorgnette, et la promena lentement tout autour des galeries, cherchant, le plus consciencieusement du monde, à résoudre la question que je venais de lui poser.

Dès qu’il parut être ainsi préoccupé, le comte tourna sur lui-même, glissa parmi les personnes qui occupaient les stalles au delà de la sienne, dans la direction opposée à nous, et disparut dans le couloir central qui donne issue au parterre. Je saisis Pesca par le bras, et, à son inexprimable surprise, je l’entraînai avec moi au fond du parterre pour couper la retraite au comte, avant que celui-ci pût gagner la porte. Je fus quelque peu étonné, à mon tour, de nous voir devancés par notre fluet voisin, l’homme à la cicatrice, qui sut éviter à temps l’obstacle momentané offert à notre course par quelques spectateurs du parterre, lesquels venaient, eux aussi, de quitter leurs places. Quand nous parvînmes sous le vestibule, le comte avait disparu ; — et le svelte étranger n’était plus là, lui non plus.

— Rentrons ! dis-je, rentrons chez vous, mon cher Pesca ! il faut que je vous parle seul à seul ; que je vous parle sur l’heure…

— « My-soul-bless-my-soul ! » s’écria le professeur au comble de la stupéfaction. De quoi s’agit-il au monde ?…

Je continuai à marcher rapidement, sans répondre un mot. La manière dont le comte avait quitté le théâtre me donnait à penser que son extrême souci d’échapper à Pesca pouvait l’entraîner beaucoup plus loin. En quittant Londres, il m’échappait, à moi aussi. Si je lui laissais seulement un jour de liberté pour agir à sa guise, l’avenir me semblait compromis. Je suspectais aussi cet étranger inconnu, qui avait pris sur nous les devants, et qui me semblait l’avoir suivi à dessein.

Aiguillonné par cette double méfiance, je ne perdis pas grand temps à m’expliquer avec Pesca. Dès que nous fûmes seuls dans sa chambre, je complétai sa confusion et son trouble, en lui exposant mes intentions aussi simplement et d’une manière aussi nette que je l’ai fait dans les pages précédentes.

— Que puis-je à tout ceci, mon bon ami ? criait le professeur, m’implorant à mains jointes : « Deuce-what-the-deuce ! » en quoi puis-je vous servir, Walter, puisque cet homme m’est inconnu ?

— Mais il vous connaît, — il a peur de vous, — il a quitté le théâtre pour vous échapper. Il faut bien qu’il ait ses raisons, Pesca ! Revenez sur votre existence passée, antérieurement à votre arrivée en Angleterre. Vous avez quitté l’Italie, — je le tiens de vous-même, — pour des motifs politiques. Vous ne me les avez jamais fait connaître, et je ne vous questionne pas là-dessus présentement. Tout ce que je vous demande, c’est de consulter vos souvenirs, et de me dire s’ils ne vous suggèrent aucune explication de la terreur qu’un seul regard jeté sur vous paraît avoir causée à cet homme…

Qu’on juge de ma surprise, quand je vis ces mots si parfaitement insignifiants à mes yeux, avoir sur Pesca une influence analogue à celle que sa vue exerçait l’instant d’avant sur le comte. Le visage rosé de mon petit ami pâlit et blêmit tout aussitôt. Tremblant de la tête aux pieds, il s’écarta lentement de moi.

— Walter, disait-il, vous ne savez pas ce que vous me demandez…

Il articulait ces mots à voix basse ; il me regardait comme si je venais de lui dénoncer un danger caché pour tous deux. En moins d’une minute de temps, ce petit homme, que j’avais toujours connu vif, original et de facile humeur, se trouva tellement changé, que venant à le rencontrer dans la rue, sous ces dehors qui m’étaient absolument nouveaux, je ne l’aurais certainement pas reconnu.

— Excusez-moi, lui répondis-je, si, tout à fait sans le vouloir, j’ai pu vous peiner ou vous blesser. Rappelez-vous le tort cruel que le comte a infligé à ma femme. Rappelez-vous que ce tort ne sera jamais réparé, si je n’acquiers les moyens de le contraindre à lui rendre justice. C’est pour elle que je parlais, Pesca ; — je vous demande encore de me pardonner, et ne saurais rien dire de plus…

Je me levai pour partir. Avant que j’eusse gagné la porte, il m’arrêta.

— Un moment, disait-il. Vous m’avez ébranlé de la tête aux pieds. Vous ne savez ni comment ni pourquoi j’ai quitté mon pays. Laissez-moi me remettre, laissez-moi, si je puis, réfléchir un peu…

Je repris mon fauteuil. Il arpentait la pièce en long et en large, s’adressant à lui-même, dans sa langue natale, des propos incohérents. Après bien des tours, il vint tout d’un coup à moi, et posant ses petites mains sur ma poitrine, avec une tendresse, une solennité singulières :

— Sur votre cœur et votre âme, Walter, me dit-il, n’avez-vous aucun autre intermédiaire que moi pour arriver à cet homme ?

— Aucun, répondis-je.

Il me quitta de nouveau : il ouvrit la porte de la chambre et jeta un regard de précaution dans le corridor ; puis il la referma, et revint.

— Vous avez conquis des droits sur moi, Walter, me dit-il, le jour où vous me sauvâtes la vie. Elle était à vous dès ce moment, et pour l’heure où il vous plairait de la reprendre. Reprenez-la donc aujourd’hui !… Oui, certes ! je ne dis rien de trop… Aussi vrai que le bon Dieu est sur nos têtes, les paroles que je vais prononcer mettront ma vie dans vos mains…

Le tremblement ému avec lequel fut prononcée cette bizarre adjuration porta dans mon esprit la conviction qu’il disait la vérité.

— Prenez bien garde à ceci, continua-t-il, agitant les mains vers moi, dans la véhémence de son émotion. Il n’existe en mon esprit aucune sorte de lien entre cet homme que vous appelez Fosco, et le passé sur lequel me force à revenir l’affection que j’ai pour vous. Si vous découvrez ce fil, gardez-le pour vous ; ne m’en dites rien !… Je vous en prie et supplie à genoux, laissez-moi mon ignorance ; laissez-moi rester aveuglé sur l’avenir, comme je le suis à cette heure ; laissez-moi rester innocent de tout le mal qu’une telle découverte pourra produire !…

Je voyais la peine qu’il avait à s’exprimer en anglais, dans une occasion trop sérieuse pour lui permettre l’usage de son vocabulaire familier, ajouter singulièrement à la difficulté des aveux devant lesquels il venait de reculer. Or, comme j’avais, dans les premiers temps de notre intimité, appris à lire et à comprendre sa langue natale, sinon à la parler moi-même, je lui proposai de s’exprimer en italien, tandis que je rédigerais en anglais les questions qui me sembleraient nécessaires pour éclaircir le sujet. Il accepta cette combinaison. Ce fut dans sa langue, au rapide courant, — et prononcés avec une agitation véhémente accusée par la mobilité perpétuelle de ses traits et la brusquerie passionnée de sa gesticulation étrangère, mais sans qu’il en vînt jamais à élever la voix, — ce fut ainsi, dis-je, que j’entendis les mots destinés à m’armer pour la dernière lutte dont ce récit doit résumer le souvenir[1].

— Vous ne savez rien des motifs qui m’ont fait quitter l’Italie, commença-t-il, si ce n’est que, de près ou de loin, ils tiennent à la politique. Si j’avais été simplement poussé dans ce pays par les persécutions de mon gouvernement, je n’aurais caché ces motifs ni à vous ni à personne. J’ai dû les dissimuler, au contraire, parce qu’aucune autorité régulière n’a prononcé contre moi la sentence d’exil. Vous avez entendu parler, Walter, des sociétés politiques cachées dans toute grande cité du continent européen ? J’appartenais, en Italie, à l’une de ces sociétés ; — en Angleterre, je lui appartiens encore. Quand je suis venu en ce pays, je suis venu par ordre de mon chef. J’exagérais le zèle, dans le feu de ma jeunesse. Je courais le risque de me compromettre, et de ne pas me compromettre seul. Pour cette raison, j’eus ordre d’émigrer en Angleterre et d’y attendre qu’on disposât de moi. J’ai obéi, — j’ai attendu, — j’attends encore. Demain, je puis être appelé au dehors. Dans dix ans, je cours même chance. Pour moi, c’est tout un ; — je suis ici, je vis du produit de mes leçons, et j’attends le signal. Je ne viole, du reste, aucun serment (vous allez tout à l’heure savoir pourquoi) en complétant ma confidence par le nom de la société à laquelle j’appartiens. Seulement, je mets ma vie à votre disposition. Si d’autres savent jamais que mes lèvres ont articulé ce que je vous dis aujourd’hui, aussi vrai que nous voilà maintenant assis l’un près de l’autre, je suis un homme perdu !…

Ce qu’il ajouta fut murmuré à mon oreille. Je garde le secret qu’il me communiqua ainsi. L’association dont il faisait partie sera très-suffisamment particularisée, pour le but dans lequel ces pages sont écrites, si je la désigne simplement, dans les rares occasions où il devra être question d’elle, parle nom de « la Fraternité ».

— L’objet de la Fraternité, continua Pesca, est le même en somme, que celui des autres sociétés politiques du même ordre : — la destruction de la tyrannie et la revendication du droit des peuples.

La Fraternité repose sur deux principes. Aussi longtemps que la vie d’un homme est utile, même simplement inoffensive, il a le droit d’en jouir. Mais si sa vie porte préjudice au bien-être de ses semblables, ce droit lui est enlevé ; ce n’est plus un crime, c’est positivement un mérite que la lui ôter. Il ne m’appartient pas de dire en quelles effroyables circonstances d’oppression et de misère cette société a pu se former. Il ne vous appartient pas davantage, — à vous autres Anglais, possédant votre liberté depuis si longtemps que vous avez oublié le sang versé, les extrémités subies pendant la lutte qui vous l’a donnée, — il ne vous appartient pas de dire à quelle limite peut ou ne peut pas s’arrêter l’exaspération de ces hommes que l’esclavage de leur pays a rendus fous de colère. Le fer qui a pénétré dans nos âmes y est entré à des profondeurs qu’il vous est interdit de sonder. Laissez le réfugié à sa douleur ! riez de lui, méfiez-vous de lui, émerveillez-vous de cette secrète individualité qui se conserve en lui comme le feu sous la cendre, parfois masquée sous les dehors tranquilles, la « respectabilité » bourgeoise d’un homme comme moi, quelquefois sous l’écrasante pauvreté, les farouches guenilles d’hommes moins heureux, moins souples, moins patients que je ne le suis ; — mais gardez-vous de nous juger ! Au temps de votre Charles Ier, vous eussiez pu nous apprécier à notre juste valeur ; mais vos longues habitudes de liberté vous ont rendus incapables de savoir ce que nous sommes…

Les sentiments les plus intimes semblaient, pendant qu’il parlait ainsi, se révéler comme à regret ; pour la première fois de notre vie, il me laissait lire à toutes les pages de son cœur ; — et pourtant sa voix ne s’élevait pas ; et la crainte où le jetaient ces terribles révélations ne cessait de peser sur lui.

— Vous ne pouvez cependant, reprit-il, penser de cette société autrement que des autres. Selon vos idées anglaises, elle a pour but l’anarchie et la révolution. Elle prend la vie d’un mauvais roi ou d’un mauvais ministre, comme si l’un et l’autre étaient des bêtes féroces sur lesquelles on doit tirer à la première occasion. Soit, je vous accorde ceci. Pourtant, les lois de la Fraternité ne sont celles d’aucune autre société politique à la surface du globe. Les membres ne se connaissent point l’un l’autre. Il y a un président en Italie, il y a des présidents hors de ce pays. Chaque président a son secrétaire. Les présidents et les secrétaires connaissent les membres ; mais les membres demeurent tous étrangers les uns aux autres, jusqu’à ce que leurs chefs jugent à propos, de par la nécessité politique de l’époque, ou en vertu des besoins privés de la société, de les mettre en rapports individuels. Moyennant cette sauvegarde, nous sommes admis sans prêter serment. Notre affiliation à la Fraternité est attestée par une marque secrète que nous portons tous, et qui dure autant que nous-mêmes. On nous prescrit de poursuivre chacun notre profession, et de rendre seulement compte de nous-mêmes, quatre fois par an, au président ou au secrétaire, pour le cas où nos services auraient à être requis. On nous avertit que, si nous trahissons la Fraternité, ou si nous lui faisons tort en nous mettant au service d’intérêts contraires, nous mourrons en vertu de ses principes, — nous mourrons de la main d’un étranger, envoyé pour nous frapper peut-être de l’autre bout du monde, — ou de la main d’un ami intime qui, durant tout le temps de notre liaison, était, à notre insu, un membre de la terrible Fraternité. Quelquefois la sentence mortelle est ajournée ; quelquefois elle suit la trahison comme le coup suit le coup. Notre premier devoir est de savoir attendre ; notre second de savoir obéir au premier signal. Certains d’entre nous attendront toute leur vie, et ne seront jamais appelés à l’œuvre. D’autres, au contraire devront ou l’accomplir ou la préparer, dès le jour même de leur admission. Moi qui vous parle, — ce petit homme que vous connaissez d’humeur joyeuse et facile, et qui, par instinct, lèverait à peine son mouchoir sur la guêpe importune qui bourdonne autour de son visage, — moi-même, dans ma première jeunesse, provoqué par des griefs si affreux que je ne saurais vous en parler, j’entrai dans la Fraternité par la même fougueuse impulsion qui m’eût fait me couper la gorge. Maintenant, il faut que j’y reste ; — et quoi que je puisse penser d’elle, refroidi par l’âge et calmé par une meilleure fortune, elle me tient, et me gardera jusqu’au jour de ma mort. Pendant que je séjournais encore en Italie, je fus choisi pour secrétaire, et tous les membres reçus à cette époque qui furent mis face à face avec mon président, furent également mis face à face avec moi…

Je commençais à le comprendre ; je voyais à quelles issues nous amenait peu à peu son étrange révélation. Il attendit un moment, attachant sur moi un regard expressif, — et cherchant à deviner ce qui se passait dans ma pensée, avant de reprendre la parole.

— Vous avez déjà tiré votre conclusion, me dit-il quand il se crut fixé. Je le vois à votre physionomie. Ne me dites rien ; gardez le secret vis-à-vis de moi sur ce qui se passe en vous. Laissez-moi consommer le sacrifice de moi-même que vous m’avez demandé ; puis abandonnons ce sujet pour n’y jamais revenir…

Il me fit signe de ne pas lui répondre, se leva, ôta son habit et releva sur son bras gauche la manche de sa chemise.

— Je vous ai promis que cette confidence serait complète, murmurait-il à mon oreille, et les yeux fixés du côté de la porte. Quoi qu’il puisse arriver, vous n’aurez pas à me reprocher de vous avoir rien caché de ce qui pouvait vous être bon à savoir. Je vous ai dit que la Fraternité constate l’affiliation de ses membres par une marque ineffaçable. Voyez par vous-même, et cette marque, et la place où on l’empreint…

Il leva son bras, et fort haut dans la partie supérieure en dedans, me montra, profondément imprimée dans la chair, une empreinte rouge de sang, obtenue au moyen du feu. Je m’abstiendrai de décrire le symbole que représentait cette marque. Il suffira de savoir qu’elle était de forme circulaire, et de si petites dimensions qu’un shilling l’aurait entièrement recouverte.

— Avec cette marque à jamais imprimée là, me dit-il en recouvrant son bras, un homme est partout reconnu comme membre de la Fraternité. Celui qui l’a trahie est tôt ou tard découvert par les chefs qui le connaissent, président ou secrétaire, selon l’occurrence. Découvert par les chefs, cet homme est mort. « Aucunes lois au monde ne sauraient le protéger. Souvenez-vous de ce que vous avez vu et entendu ; tirez-en les conclusions que vous voudrez ; agissez ensuite à votre guise. Mais, au nom de Dieu, quoi que vous veniez à découvrir, quoi que vous vous décidiez à faire, ne me dites rien ! Laissez-moi rester affranchi d’une responsabilité dont la seule idée me fait horreur, et qui, pour le moment, j’en ai la conscience, ne pèse pas encore sur moi. Je vous le dis pour la dernière fois : sur mon honneur de gentleman, sous mon serment de chrétien, — si l’homme que vous m’avez montré à l’Opéra me connaît, il est si changé ou si bien déguisé que je ne le reconnais point. J’ignore ce qu’il fait ou veut faire en ce pays ; autant que je le sache, je ne l’ai jamais vu, et je n’ai jamais entendu, avant cette soirée, le nom sous lequel il se présente. C’est tout ce que j’ai à dire. Et maintenant, Walter, quittez-moi !… Je suis accablé par ce qui vient d’arriver, effrayé de mes propres aveux. Laissez-moi m’efforcer de redevenir moi-même pour le jour où nous nous rencontrerons de nouveau…

Il se laissa tomber dans un fauteuil ; et se détournant de moi, cacha sa figure dans ses mains. J’ouvris doucement la porte, de manière à ne pas le déranger, — et prononçai fort bas mes quelques paroles d’adieu, pour qu’il pût, à son gré, ou les entendre ou y rester sourd.

— Je conserverai au plus profond de mon cœur, lui dis-je, le souvenir de tout ce qui s’est passé ce soir. Vous ne vous repentirez jamais d’avoir eu confiance en moi. Puis-je venir vous trouver demain matin ? Neuf heures, ce sera-t-il trop tôt ?

— Venez, Walter, répondit-il avec un regard affectueux, et parlant anglais de nouveau, comme s’il eût été pressé, maintenant, de reprendre le cours de nos anciennes relations. Venez vous asseoir à mon modeste déjeuner, avant que je parte pour aller donner mes leçons.

— Bonne nuit, Pesca !

— Bonne nuit, mon ami.



  1. Il est naturel de mentionner ici qu’en reproduisant les détails à moi confiés par Fosca, j’en ai supprimé, j’y ai changé avec soin tout ce qui pouvait compromettre un ami. Les seules réserves que j’aie cru devoir garder vis-à-vis du lecteur sont celles que, dans cette partie du récit, la prudence rendait nécessaires.