La Femme en blanc/III/Walter Hartright/09

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 233-248).
Chapitre X  ►
Troisième époque — Walter Hartright


IX


Je quittai la maison, bien convaincu qu’en dépit d’elle-même, mistress Catherick m’avait fait faire un pas en avant. Je n’étais pas encore au tournant de la rue par laquelle j’allais sortir du square, lorsque le bruit d’une porte qui se fermait derrière moi vint tout à coup appeler mon attention.

Je tournai la tête, et vis un petit homme vêtu de noir sur le seuil d’une maison qui, autant que j’en pus juger, touchait à celle où habitait mistress Catherick ; — elle y touchait du côté le plus rapproché de moi. Cet homme n’hésita pas un instant sur la direction qu’il avait à prendre. Il avança d’un pas rapide vers le coin de rue où je m’étais arrêté. Je le reconnus pour cette espèce de clerc d’avoué qui m’avait si bien devancé lors de la visite à Blackwater-Park, et qui, lorsque je lui demandais à visiter le château, avait fait son possible pour me chercher querelle.

Je voulus l’attendre pour savoir s’il se proposait, cette fois, de m’aborder et de me parler. À ma grande surprise, il passa son chemin, toujours très-vite, sans prononcer un mot, sans même lever les yeux sur moi. Cette façon d’agir était si complètement à l’encontre de mon attente, — de mon attente bien fondée, ce me semble, — que ma curiosité, ou plutôt ma méfiance, fut tout à coup en éveil. Je résolus donc, à mon tour, de ne pas le perdre de vue, et de découvrir ce que pouvait être sa mission actuelle. Sans trop me soucier s’il me voyait ou non, je marchai sur ses traces. Il ne regarda pas en arrière une seule fois, et me conduisit, à travers les rues, tout droit à la station du chemin de fer.

Le train était sur le point de se mettre en mouvement, et deux ou trois voyageurs attardés se groupaient autour du petit guichet par où les billets sont distribués. Je les rejoignis, et j’entendis très-distinctement mon clerc de procureur demander une place pour la station de Blackwater. Avant de me retirer, je voulus être certain par moi-même que le train emportait cet individu.

Je ne pouvais interpréter que d’une seule manière ce que je venais de voir et d’entendre. L’homme en question, j’en étais sûr, avait quitté une maison située dans le voisinage immédiat de mistress Catherick. Il avait été posté là (comme locataire probablement) par ordre de sir Percival, dans la prévision que, tôt ou tard, mes recherches m’amèneraient à entrer en communication avec mistress Catherick. Il m’avait vu sans doute entrer et sortir, et s’était sauvé par le premier train pour aller porter son rapport à Blackwater, où sir Percival devait naturellement se transporter (au courant comme il l’était bien évidemment de mes moindres démarches), afin de se trouver sur son terrain si je revenais dans le Hampshire. Il ne devait plus maintenant s’écouler de bien longs jours, suivant toute probabilité, avant qu’une rencontre eût lieu entre lui et moi.

À quelques résultats que les événements dussent nous conduire, je résolus de suivre mon chemin directement à mon but, sans m’arrêter ou me détourner pour sir Percival ou pour tout autre. L’énorme responsabilité qui, à Londres, pesait sur moi, — et qui m’obligeait à régler mes moindres actions de manière à éviter qu’elles fissent accidentellement découvrir le refuge de Laura, — cette responsabilité se trouvait écartée, maintenant que j’étais dans le Hampshire. Je pouvais, à Welmingham, aller et venir comme il me plaisait ; et s’il m’arrivait de manquer à quelques-unes des précautions nécessaires, cette imprudence n’aurait, immédiatement du moins, de résultat fâcheux que pour moi-même.

Lorsque je quittai la station, la soirée (nous étions en hiver) allait bientôt commencer. Il n’y avait guère d’espoir, une fois l’obscurité venue, de poursuivre mes recherches avec quelque succès, dans des entours qui m’étaient inconnus. Je cherchai donc l’hôtel le plus proche pour y commander mon dîner et mon lit. Cela fait, j’écrivis à Marian pour lui apprendre qu’il ne m’était rien arrivé de malheureux, et que j’avais devant moi une assez belle perspective de réussite. Je lui avais recommandé, en quittant la maison, de m’adresser sa première lettre (celle que je comptais recevoir le lendemain matin), poste restante à Welmingham ; je la priai maintenant de faire passer à la même adresse sa lettre du second jour. Si, par hasard, je me trouvais hors de la ville quand elle arriverait, je pouvais très-facilement me la faire acheminer en écrivant au maître de poste.

Lorsqu’il se fit un peu tard, la « coffee-room » de l’hôtel devint un parfait désert. Je pus y réfléchir à ce que j’avais fait dans l’après-midi, tout aussi à mon aise que si la maison m’eût appartenu. Avant de remonter dans ma chambre, j’avais donc repassé avec attention, d’un bout à l’autre, mon extraordinaire entrevue avec mistress Catherick ; et j’avais pu vérifier, tout à loisir, les conclusions que j’avais tirées à la hâte, durant la première moitié du jour. La sacristie de l’église du Vieux Welmingham fut le point de départ d’où ma pensée se fraya lentement un chemin dans tout ce que j’avais entendu dire ou vu faire à mistress Catherick.

Au moment où mistress Clements avait mentionné devant moi, pour la première fois, les abords de la sacristie, j’avais remarqué que c’était là, de tous les endroits possibles, celui que sir Percival eût dû choisir le dernier comme théâtre de ses rendez-vous clandestins avec la femme du clerc de la paroisse. Sous cette impression, et sans être influencé par aucune autre, j’avais mentionné cette sacristie devant mistress Catherick, presque par hasard ; — ce n’était pour moi qu’un des menus détails du récit, lequel s’était offert à moi tandis que je parlais. Je m’attendais à ce qu’elle me répondrait avec trouble ou colère ; mais la terreur subite qui s’était emparée d’elle au moment où j’avais prononcé ce mot, m’avait complètement dérouté. Depuis longtemps, le secret de sir Percival était associé, dans mon esprit, à l’idée d’un crime caché dont mistress Catherick avait connaissance ; mais je n’avais jamais poussé au delà de cette induction. Maintenant le paroxysme de terreur qui s’était manifesté chez cette femme combinait directement ou indirectement l’idée de ce crime avec celle de la sacristie ; et je demeurai convaincu que mistress Catherick n’y avait pas joué le rôle de simple témoin, mais aussi celui de complice, et cela sans le moindre doute.

Quelle devait être la nature du crime ? Il avait, à coup sûr, son côté avilissant en même temps que son côté hasardeux ; sans cela, mistress Catherick n’aurait pas répété mes propres paroles, relatives au rang et à l’influence de sir Percival, avec ce dédain marqué dont certainement elle avait fait étalage. C’était donc un crime méprisable, en même temps qu’un crime périlleux, dans lequel mistress Catherick avait trempé, et ce crime, de manière ou d’autre, avait des rapports avec la sacristie de l’église.

Le premier objet à considérer ensuite me fit faire, partant de là, un pas de plus.

Le mépris que mistress Catherick professait ouvertement pour sir Percival s’étendait également à la mère de celui-ci. N’avait-elle pas fait allusion, sur le ton du sarcasme le plus amer, à la grande famille dont il descendait, — surtout « du côté maternel ? » Que voulait dire ceci ? On ne pouvait, à première apparence, l’expliquer que de deux manières. Avait-il eu pour mère une femme de basse extraction ? ou bien y avait-il, dans la réputation de sa mère, quelque défaut caché dont mistress Catherick et sir Percival avaient eu seuls la révélation ? Je n’avais qu’un seul moyen pour vérifier la première de ces deux hypothèses, c’était d’examiner l’enregistrement de son mariage, et, comme préliminaire à d’autres recherches, de vérifier son nom de fille et son apparentage.

D’un autre côté, en supposant vraie la seconde de mes interprétations, quelle avait pu être cette brèche secrète à la réputation de la mère de sir Percival ? Me rappelant ce que Marian m’avait dit du père et de la mère de l’orgueilleux baronnet, et de l’isolement suspect dans lequel ils avaient toujours voulu vivre, je me demandai, à partir de ce moment, si, après tout, il n’était pas bien possible qu’ils n’eussent jamais été mariés. Pour ceci encore, le registre de l’état civil pouvait, en me fournissant la preuve écrite du mariage, lever d’un coup tous les doutes. Mais où trouver ce registre ? Arrivé là, je repris en sous-œuvre les conclusions précédemment formées ; et le même procédé logique qui m’indiquait où avait pu être commis le crime caché, me désigna aussi, comme recélant le registre, la sacristie du Vieux-Welmingham.

— Tels étaient les résultats de mon entrevue avec mistress Catherick, telles étaient les considérations diverses, mais convergeant toutes sur un seul point, qui décidèrent le cours de mes démarches dans la journée du lendemain.

La matinée était couverte et triste, mais il ne pleuvait point. Je laissai à l’hôtel mon sac de nuit, que je devais venir y reprendre ; après avoir demandé mon chemin, je partis à pied pour l’église du Vieux-Welmingham.

C’était une promenade d’un peu plus de deux milles, sur un terrain qui graduellement s’élevait toujours.

Au sommet de la pente, se dressait l’église, — ancien édifice battu des vents, flanqué d’épais contre-forts, et, sur sa façade, ayant une tour carrée assez grossièrement construite. La sacristie, au chevet, était séparée de l’église, et semblait dater de la même époque. Autour de l’antique bâtiment se montraient çà et là les restes ruinés du village que mistress Clements m’avait décrit, comme ayant jadis servi de résidence à son mari, et comme abandonné depuis longtemps, au profit de la ville neuve, par l’élite de sa population. Quelques-unes des maisons vides, démantelées en partie, n’avaient plus que la coque extérieure ; d’autres avaient été livrées purement et simplement aux lents ravages du temps ; quelques-unes, enfin, étaient encore habitées par des personnes appartenant, bien évidemment, à la classe la moins fortunée. Le tout offrait un tableau assez triste, et cependant, avec les pires dehors de la ruine, moins désolé que n’était celui de la ville neuve d’où je sortais. Ici du moins, l’œil avait pour se reposer le vaste espace des champs aux teintes brunes, sur lesquels la brise courait librement ; les arbres, ici, même dépouillés de leurs feuilles, variaient la monotonie du paysage, et faisaient rêver aux chaleurs de l’été, aux ombrages futurs.

En m’écartant du chevet de l’église, je passai devant plusieurs des cottages démantelés, où j’espérais trouver quelqu’un en état de m’indiquer le clerc de la paroisse. Je vis alors deux hommes qui, s’abritant d’un mur et se donnant l’air de flâner, me suivaient assidûment. Le plus grand des deux, gaillard robuste, velu comme un garde-chasse, — m’était tout à fait inconnu ; l’autre était un des individus qui m’avaient déjà suivi à Londres, au moment où je quittais l’étude de M. Kyrle. Je l’avais particulièrement remarqué, cette fois-là, et me sentais bien certain de ne pas me méprendre en constatant son identité.

Ni lui ni son compagnon ne tentèrent de me parler, et tous deux se tenaient à une distance respectueuse ; mais le motif de leur apparition dans le voisinage de l’église n’avait rien d’obscur pour moi. C’était bien ce que j’avais supposé ; sir Percival me savait là, et m’attendait. Ma visite à mistress Catherick lui avait été dénoncée, la veille au soir, et ces deux hommes avaient été mis aux aguets, près de l’église, dans la prévision de mon arrivée au Vieux-Welmingham. Si j’avais eu besoin d’une preuve de plus pour me confirmer dans l’idée que mes investigations étaient enfin sur la bonne voie, la manière dont j’étais maintenant surveillé me l’aurait à coup sûr fournie.

Je continuai à marcher, m’éloignant toujours de l’église, jusqu’à ce que j’arrivasse devant une des maisons habitées, pourvue d’un jardin potager où travaillait un paysan. Il m’indiqua la résidence du clerc, — un simple cottage peu éloigné de là, et placé à l’écart, sur la limite extérieure du village abandonné. Le clerc se trouvait chez lui, et mettait justement, pour sortir, son gros pardessus. C’était un vieillard de joyeuse et familière humeur, bavard et parlant très-haut, lequel appréciait fort peu (je ne fus pas longtemps à le découvrir) l’endroit où il était forcé de vivre, et qui revendiquait avec bonheur la supériorité que lui donnait sur ses voisins certain voyage autrefois accompli dans la capitale.

— Vous avez bien fait, monsieur, de venir de bonne heure, me dit ce brave homme, quand je l’eus mis au courant de l’objet qui m’amenait… Dix minutes plus tard, j’étais parti… Affaire de paroisse, monsieur, et avant qu’elle ne soit finie, j’aurai à fournir une traite un peu longue pour un homme de mon âge. Par bonheur, j’ai encore des jambes solides ; et tant qu’un homme se tient sur ses pattes, on peut attendre encore de lui une bonne dose d’ouvrage… N’êtes-vous pas de cet avis, monsieur ?…

Tout en parlant, il prenait ses clefs, accrochées à un clou de sa cheminée, et fermait derrière nous la porte de son cottage.

— Personne pour garder la maison quand je m’en vais, me dit-il avec un joyeux sentiment de la liberté parfaite que lui laissait l’absence de tout embarras de famille. Ma femme est là-bas, dans le cimetière, et mes enfants sont tous mariés. Triste endroit que celui-ci, n’est-ce pas, monsieur ? mais la paroisse est étendue, — et ce n’est pas le premier venu qui se tirerait comme moi du travail qu’elle donne. Cela tient à l’instruction ; j’en ai eu ma part, et un peu plus que ma part. Je puis parler l’anglais de la reine (Dieu bénisse la reine !) et c’est plus que m’en pourraient dire les trois quarts et demi du monde d’ici. Je vous suppose venu de Londres, monsieur, je suis allé, moi aussi, à Londres, il y a tantôt vingt-cinq ans de cela… Qu’y dit-on de neuf, maintenant, je vous prie ?…

Ce fut en bavardant ainsi qu’il me ramenait vers la sacristie. Je regardais autour de moi pour savoir si les deux espions étaient encore en vue. Ils ne se montrèrent nulle part. Après s’être assurés que je me rendais chez le clerc de la paroisse, ils s’étaient probablement nichés en quelque endroit d’où ils pouvaient librement surveiller le reste de mes démarches.

La porte de la sacristie était en bon vieux chêne, tout étoilé de clous à grosse tête, et le clerc introduisit son énorme clef dans la serrure, en homme qui se sachant aux prises avec une difficulté, n’est pas tout à fait certain de s’en tirer à son honneur.

— J’ai dû, monsieur, dit-il, vous amener de ce côté, parce que la porte de la sacristie à l’église est verrouillée en dedans. Sans cela, nous serions entrés par l’église. Voilà ce que j’appelle, si jamais il y en eut, une méchante serrure. Elle est assez grosse pour une porte de prison ; on l’a plusieurs fois forcée ; et il serait grand temps de la remplacer par une autre. Je l’ai dit au moins cinquante fois au marguillier ; il me répond toujours : « Je verrai cela, » et jamais il n’y regarde. Ah ! nous sommes ici dans un endroit perdu. Cela ne ressemble guère à Londres, n’est-il pas vrai, monsieur ? Nous dormons tous, par ici ; nous ne marchons pas avec notre époque…

Après avoir tordu et tourmenté un peu la clef, il finit cependant par faire céder la massive serrure, et la porte s’ouvrit devant nous.

La sacristie était plus grande que je ne l’aurais supposée, à ne la juger que du dehors. C’était une vieille salle obscure, poudreuse, triste, avec un plafond bas, à poutrelles saillantes. Le long de deux de ses côtés, — ceux-là qui confinaient à l’intérieur de l’église, — étaient deux placards massifs, en bois vermoulu, et béants de vieillesse. Accrochés à l’angle intérieur d’un de ces placards, pendait un certain nombre de surplis, dont le bas bombait irrévérencieusement en flasques paquets de mousseline désempesée. Au-dessus des surplis, et par terre, étaient trois caisses d’emballage, dont les tenons étaient à moitié mis, à moitié ôtés, et qui laissaient échapper de tous côtés, par leurs fentes et leurs crevasses, la paille dont elles étaient garnies à profusion. Derrière elles, dans un coin, une litière de papiers poudreux, quelques-uns de grande dimension, et roulés comme des plans d’architecte ; d’autres liés ensemble par paquet ainsi que des factures ou des lettres. Jadis, cette salle avait été éclairée par une fenêtre de côté ; mais on l’avait murée depuis lors, et remplacée par un jour ouvert dans le toit. On y respirait une atmosphère chargée de poussière humide, et d’autant plus épaisse, que la porte conduisant à l’église demeurait constamment fermée. Cette porte, également faite de chêne solide, était verrouillée en haut et en bas, du côté de la sacristie.

— Nous pourrions être un peu plus propres, n’est-il pas vrai ? reprit le clerc volontiers facétieux. Mais, que faire dans un endroit perdu comme celui-ci ?… Tenez, regardez moi ça !… examinez-moi ces caisses !… elles sont là, depuis plus d’un an, toutes prêtes à partir pour Londres… elles ne font qu’encombrer la place, et tant que deux clous y tiendront encore, on n’y touchera pas, n’ayez pas peur… C’est que, monsieur, comme je vous le disais, nous ne sommes point à Londres… Ici, nous ne faisons que dormir… nous ne marchons pas avec notre époque !

— Qu’y a-t-il donc dans ces caisses ? demandai-je.

— Des fragments de bois sculpté, détachés de la chaire, des panneaux enlevés au sanctuaire, et des images qu’on a prises dans l’orgue, répondit le clerc. Les portraits des douze Apôtres, tous en bois, et dont pas un n’a le nez entier. Tous cassés, vermoulus, tombant en poussière sur les bords ; — aussi fragiles que de la faïence, monsieur, et aussi anciens que l’église, sinon davantage.

— Et pourquoi les expédie-t-on à Londres ? demandai-je ; — sans doute pour les réparer ?

— Précisément, monsieur. Pour les réparer ; et ceux qu’on ne pourra remettre à bien, on devait les reproduire en bois neuf. Mais, par malheur, l’argent a manqué. Les voilà qui attendent de nouvelles souscriptions, et les souscripteurs n’arrivent pas. Cela s’est fait il y a un an, monsieur ; six « gentlemen » dînèrent ensemble, pour cela, dans l’hôtel de la ville neuve. Ils firent de beaux discours, décrétèrent des résolutions, inscrivirent leurs noms, et firent imprimer des prospectus par milliers. Magnifiques prospectus, monsieur ! tous émaillés de lettres gothiques à l’encre rouge, affirmant que c’était un déshonneur de ne pas réparer l’église, de ne pas restaurer ses magnifiques sculptures, et ainsi de suite. Vous avez là, sous les yeux, les prospectus qui n’ont pas pu être distribués, avec les plans de l’architecte pour la restauration de l’église, et la correspondance qui a fini par mettre tout le monde aux prises, ce qui a donné à l’affaire une belle dispute pour unique résultat. Tout cela est là-bas, dans ce coin, derrière les emballages. L’argent, au commencement, arrivait goutte à goutte ; mais hors de Londres, sur quoi pouvez-vous compter ? il en est venu juste assez, vous le devinez, pour emballer les sculptures cassées, faire faire les devis, et payer les comptes de l’imprimeur. Ceci obtenu, il ne restait pas un demi-penny. Et voilà les objets, comme je vous l’ai dit. Nous n’avons aucun autre endroit pour les placer. Personne, dans la ville neuve, n’a cure de nos embarras ; — nous sommes dans un coin tout à fait perdu ; — ceci est une sacristie fort mal en ordre ; — mais que faire ? — c’est ce que je voudrais bien savoir…

Mon pressant désir d’examiner le registre ne me prédisposait pas à beaucoup encourager les bavardages du bonhomme. Je tombai d’accord avec lui que personne ne pouvait guère empêcher la sacristie d’être mal en ordre ; et je lui suggérai ensuite que nous pourrions bien, sans plus de délai, donner suite à notre affaire.

— Ah ! oui, oui !… vous avez raison… le registre des mariages, dit le clerc, qui tira de sa poche un petit paquet de clefs. Jusqu’à quelle époque voulez-vous l’examiner, monsieur ?…

Marian m’avait dit l’âge de sir Percival, le jour où nous avions causé ensemble de la promesse de mariage échangée entre Laura et lui. Elle me l’avait alors représenté comme âgé de quarante-cinq ans. Calculant d’après ce chiffre, et en tenant compte de l’année qui s’était écoulée depuis que j’avais obtenu le renseignement en question, je trouvai qu’il devait être né en 1804, et que je pouvais, en toute sûreté, commencer, à partir de cette date, mes recherches dans le registre.

— Nous commencerons en 1804, dis-je au clerc.

— Mais en quel sens ? me demanda-t-il… les années subséquentes ou les années antérieures ?

— Les années antérieures à 1804.

Il ouvrit un des placards, celui où étaient suspendus les surplis, et en tira un gros volume dont la couverture en veau brun était fort graisseuse. Je fus frappé du peu de sécurité qu’offrait l’endroit où ce volume était ainsi déposé. La porte du placard était disjointe et déjetée, la serrure, de la plus petite dimension et de l’espèce la plus commune. Je l’aurais très-aisément forcée sans autre outil que la canne dont j’étais muni.

— Est-ce que l’on envisage cet endroit comme pouvant garantir la sûreté des registres ? demandai-je à mon guide. Un volume aussi important que celui-ci devrait, ce me semble, être protégé par une meilleure serrure, et soigneusement conservé dans un coffre-fort, à l’abri du feu.

— Eh bien, voilà qui est curieux, dit mon clerc en fermant le livre qu’il venait justement d’ouvrir, et passant, à plusieurs reprises, sa main sur la couverture. Ce sont les mêmes paroles, mot pour mot, que mon ancien patron me disait, il y a des années et des années, quand j’étais tout petit : — « Pourquoi donc ce registre (le même que voilà dans mes mains) pourquoi n’est-il pas enfermé dans un coffre-fort ? » Si je ne lui ai pas entendu dire cela cent fois, il ne l’a pas dit une. C’était lui, monsieur, le « solicitor » qui, dans ce temps-là, remplissait les fonctions de clerc de paroisse. Un beau vieux gentleman, et l’homme le plus minutieux qui ait jamais existé. Tant qu’il a vécu, il a gardé copie de ce livre dans son bureau de Knowlesbury, et l’envoyait régulièrement par la poste, de temps en temps, pour le tenir au courant des nouveaux actes enregistrés ici. Vous aurez peine à le croire, mais il avait ses jours fixés d’avance, un ou deux par trimestre, pour venir sur son vieux poney blanc, collationner ici, en personne, les deux exemplaires : — « Est-ce que je sais, avait-il coutume de dire, est-ce que je sais si le registre laissé dans cette sacristie ne sera pas quelque jour volé ou détruit ? Pourquoi ne l’enferme-t-on pas dans un coffre-fort ? Pourquoi ne puis-je rendre les autres aussi soigneux que je le suis moi-même ? Quelqu’un de ces jours, il arrivera un accident ; et quand le registre sera perdu, la paroisse comprendra de quel prix est mon exemplaire… » Là-dessus il humait sa prise de tabac, et regardait autour de lui, fier comme un lord. Ah ! il ne serait pas facile de trouver son pareil, aujourd’hui, pour soigner les affaires… Vous iriez bien à Londres sans pouvoir le remplacer : oui, même là… Quelle année disions-nous, monsieur ?… 1800 et combien ?

— 1804, répliquai-je, intérieurement résolu à ne plus fournir au vieillard une seule occasion de se livrer à sa loquacité naturelle, tant que je n’aurais pas fini d’examiner le registre.

Le clerc mit ses lunettes, et commença de feuilleter le livre, mouillant avec soin son index et son pouce, toutes les trois pages : Voilà, monsieur, dit-il, avec une tape joyeusement appliquée au registre, voilà l’année que vous demandez…

Comme j’ignorais en quel mois sir Percival était né, je pris naturellement l’année à son début. Le registre était tenu à la vieille mode ; chaque acte étant enregistré en manuscrit sur des pages blanches, et la séparation de l’un à l’autre, opérée par des barres à l’encre, qui, au bas de chaque enregistrement séparé, traversaient la page dans toute sa longueur. Je remontai toute l’année 1804, sans retrouver la mention du mariage ; et ensuite, je passai en revue le mois de décembre 1803 ; puis novembre, puis octobre, puis…

Non ! je n’allai pas au delà de septembre. Sous l’intitulé de ce mois de l’année, je trouvai ce que je cherchais.

J’examinai soigneusement la constatation du mariage ; elle occupait le bas d’une page, et, faute d’espace, y tenait une place moindre que celle des autres mariages déjà inscrits. Celui qui la précédait immédiatement, se grava dans ma mémoire, à cause d’une circonstance toute particulière : c’est que le marié portait le même nom de baptême que moi. L’enregistrement qui venait immédiatement après (il parlait du haut de la page suivante) était remarquable d’un autre côté par la grande place qu’il tenait ; on y avait, effectivement, constaté sous la même rubrique le mariage simultané de deux frères. Quand à la mention relative à celui de sir Félix Glyde, elle n’avait rien qui appelât l’attention, si ce n’est le peu d’espace dans lequel, au bas de la page, elle se trouvait si fort à l’étroit. Les renseignements fournis sur la femme étaient conçus suivant les formules d’usage. Elle était désignée sous les noms de « Cecilia Jane Elster, de Park View Cottages, Knowlesbury, fille unique de feu Patrick Elster, Esq., quand vivait habitant de Bath. »

Je notai ces détails dans mon portefeuille, non sans me sentir, pendant cette opération, fort embarrassé, fort découragé au sujet de mes démarches ultérieures. Le secret que, jusqu’à ce moment, j’avais cru être à portée de ma main, semblait à cette heure plus éloigné que jamais.

Ma visite à la sacristie m’avait-elle fourni de quoi me confirmer l’existence d’un mystère encore inexpliqué ? Rien de semblable ne s’offrait à moi. Quel chemin avais-je fait vers la découverte de la tache que je soupçonnais sur la réputation de la mère de sir Percival ? Le seul fait que j’eusse éclairci tendait, au contraire, à maintenir cette réputation. De nouveaux doutes, de nouvelles difficultés, de nouveaux délais commençaient à se développer devant moi dans une perspective à perte de vue. Et maintenant que devais-je faire ? La seule ressource immédiate qui me fût laissée me paraissait être celle-ci. Je pouvais commencer des recherches sur le compte de « miss Elster, de Knowlesbury, » avec la chance de marcher vers le principal objet de mes investigations, quand j’aurais d’abord pénétré le sens du mépris qu’affichait mistress Catherick à l’endroit de la mère de sir Percival.

— Avez-vous trouvé, monsieur, ce dont vous aviez besoin ? me dit le clerc, au moment où je fermais le registre.

— Oui, répondis-je ; mais j’ai encore quelques recherches à faire. Je dois supposer, sans doute, que le prêtre qui avait charge de cette paroisse, en l’année 1803, n’est plus aujourd’hui de ce monde ?

— Oh ! non, monsieur, il était mort trois ou quatre ans avant que je vinsse dans ces parages ; et ceci remonte à l’année 1827. J’ai eu cette place, monsieur, continua le petit homme, toujours bavard, par suite de l’abandon qu’en fit mon prédécesseur. On dit qu’il fut chassé de sa maison et de son foyer par les déportements de sa femme, laquelle existe encore, là-bas, dans la ville neuve. Je ne sais pas au juste l’histoire ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que j’eus la place. M. Wansborough l’obtint pour moi, le fils de ce vieux patron dont je vous parlais tout à l’heure. C’est un gentleman, menant l’existence la plus agréable du monde ; il chasse à courre, il a sa meute et le reste. Il est, comme son père l’était avant lui, clerc-greffier de cette sacristie.

— Ne m’avez-vous pas dit que votre ancien patron habitait Knowlesbury, lui demandai-je, me rappelant l’interminable histoire du « minutieux gentleman de la vieille école, » avec laquelle ce compère si bavard m’avait assommé avant d’ouvrir le registre.

— Certainement, monsieur, répondit le clec. M. Wansborough, l’ancien, habitait Knowlesbury ; et M. Wansborough, le jeune, y réside aussi.

— Vous venez de me dire qu’il est clerc de la sacristie, tout comme son père l’était avant lui ? Je ne suis pas bien certain de savoir au juste ce que c’est que cette fonction.

— En vérité, monsieur ?… Et cependant vous arrivez de Londres ?… Toute église paroissiale, sachez-le donc, possède un clerc de sacristie et un clerc de paroisse. Le clerc de paroisse est un homme dans mon genre (seulement, j’ai bien plus d’instruction que la plupart d’entre eux, mais je n’en tire pas vanité). Le clerc de sacristie remplit des fonctions ordinairement confiées à des gens de loi ; et, s’il y a quelque procès à suivre pour le chapitre, ce sont eux qui en sont chargés. Il en est justement de même à Londres. Toute église de paroisse à son clerc de sacristie ; et pas un, je vous le garantis, qui ne soit en même temps homme de loi.

— J’en conclus, alors, que M. Wansborough, le jeune, est avocat ?

— Sans doute, monsieur, sans doute ! avocat dans High Street, Knowlesbury ; … c’est là qu’était, avant sa naissance, le cabinet de son père. Que de fois je l’ai balayé, ce cabinet ; et que de fois j’ai vu le vieux gentleman trottant sur son poney blanc pour aller à ses affaires, regarder à droite et à gauche, tout le long de la route, saluant de la tête un chacun !… Ah ! mais, c’était un homme populaire… À Londres, voyez-vous, il aurait tout aussi bien réussi !

— Et combien y a-t-il d’ici à Knowlesbury ?

— Un fier ruban de queue, monsieur, dit le clerc avec cette notion exagérée des distances et ce vif sentiment des difficultés du voyage qui caractérisent les gens de province… Bien près de cinq milles…

L’après-midi était à peine entamée. J’avais donc tout le temps nécessaire pour pousser une pointe sur Knowlesbury et m’en revenir coucher à Welmingham ; or, il n’y avait probablement personne dans la ville de qui je pusse attendre plus d’assistance pour mes recherches sur le caractère et la position de la mère de sir Percival, antérieurement à son mariage avec sir Félix Glyde, que le « solicitor » de la localité. Décidé à partir immédiatement à pied pour Knowlesbury, je fus le premier à sortir de la sacristie.

— Bien des remerciements, monsieur, me dit le clerc, quand je glissai dans sa main mon petit cadeau. Est-ce que vous allez réellement faire à pied tout le chemin de Knowlesbury et retour ? Eh bien, vous avez de bonnes jambes, vous aussi, et c’est là un bonheur, n’est-il pas vrai ? Voici la route ; impossible de s’y égarer. Je voudrais bien aller du même côté… Dans un coin perdu comme celui-ci, on est aise de rencontrer des gentlemen de Londres : … au moins on sait les nouvelles… Je vous souhaite le bonjour, monsieur, et vous remercie encore une fois…

Nous nous quittâmes. En laissant l’église derrière moi, je jetai un regard en arrière, et sur le bas de la route, je revis mes deux individus, accompagnés, cette fois, d’un troisième personnage ; ce dernier était le petit homme en noir que, dans la soirée précédente, j’avais suivi à la piste jusqu’au chemin de fer.

Le trio suspect resta quelque temps à causer, puis se sépara. L’homme en noir s’en alla tout seul du côté de Welmingham, les deux autres demeurèrent ensemble, se proposant évidemment de me suivre dès que je me mettrais en route.

Je continuai mon chemin sans laisser voir à ces drôles que j’eusse pris garde à eux. En ce moment, ils ne me causaient aucune irritation intérieure ; — ils ranimaient, au contraire, mes espérances atténuées. Dans ma première surprise en trouvant la preuve du mariage, j’avais perdu de vue la conclusion que je tirais la veille de la présence de ces hommes dans le voisinage de la sacristie. Leur réapparition me rappela que sir Percival avait prévu ma visite à l’église du Vieux-Welmingham, comme la conséquence naturelle de mon entrevue avec mistress Catherick ; — sans cela, il n’eût pas envoyé ses espions me guetter en cet endroit. Si simples et si transparentes que les choses parussent être, dans la sacristie elles cachaient bien certainement quelque méfait ; — et dans le registre, pour si peu que j’en pusse savoir, je subodorais une fraude non encore découverte.