La Femme en blanc/III/Walter Hartright/05

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 179-188).
Troisième époque — Walter Hartright


V


Le récit de mes premières campagnes dans le Hampshire ne nous arrêtera pas longtemps.

Mon départ de Londres avait eu lieu d’assez bonne heure pour me permettre d’arriver chez M. Dawson dans le cours de la matinée. Notre conférence, du moins en ce qui touchait l’objet particulier de ma visite, n’eut aucun résultat dont je dusse me satisfaire.

Les livres de M. Dawson mentionnaient très-certainement la reprise de ses visites à miss Halcombe ; mais nous ne pouvions remonter de cette date à celle du départ de Laura sans être aidés pour ce calcul par mistress Michelson, que je savais hors d’état de nous prêter cette assistance. Elle ne pouvait pas dire de souvenir (et qui le peut, du reste, en pareille circonstance ?) combien de jours au juste s’étaient écoulés entre le retour du docteur auprès de sa malade et le départ antérieur de lady Glyde. Elle était bien à peu près certaine d’avoir fait connaître ce départ à miss Halcombe, le lendemain du jour où il avait eu lieu, mais elle n’était pas plus en état de fixer la date de cette communication que de préciser celle du jour précédent où lady Glyde était partie pour Londres. Elle ne pouvait non plus, même avec une exactitude approximative, calculer le temps qui s’était écoulé depuis le départ de sa maîtresse jusqu’au moment où était arrivée la lettre sans date de madame Fosco. Enfin, comme pour compléter cette série de difficultés, le docteur lui-même, s’étant trouvé malade à cette époque, avait omis de mentionner, comme à l’ordinaire, le jour de la semaine et du mois où le jardinier de Blackwater-Park était venu lui rendre le message de mistress Michelson.

Désespérant de trouver assistance chez M. Dawson, je résolus d’essayer ensuite si je pourrais établir, d’une manière certaine, la date de l’arrivée de sir Percival à Knowlesbury.

On eût dit une fatalité ! Lorsque j’arrivai à Knowlesbury, je trouvai l’auberge fermée. Sur ses murailles, de tous côtés, étaient apposées des affiches qui annonçaient sa vente prochaine. Depuis l’ouverture du chemin de fer, me dit-on, la spéculation était devenue mauvaise. Le nouvel hôtel de la station avait peu à peu absorbé la clientèle, et l’ancienne auberge (que nous savions être celle où sir Percival était descendu) se trouvait déjà fermée depuis environ deux mois. Le propriétaire avait quitté la ville, emportant tout ce qu’il possédait au monde, et je ne pus obtenir de personne des renseignements un peu précis sur ce qu’il était devenu. Quatre individus auxquels je m’adressai successivement me donnèrent quatre explications différentes sur ses plans et projets, au moment où il était parti de Knowlesbury.

J’avais encore quelques heures de reste, avant que le dernier train partît pour Londres, et, dans un cabriolet pris à la station de Knowlesbury, je revins à Blackwater-Park, me proposant de questionner le jardinier, ainsi que l’homme chargé de la « lodge ». S’ils se trouvaient, eux aussi, hors d’état de me renseigner, j’étais pour le moment au bout de mes ressources, et n’avais plus qu’à retourner en ville.

À un mille environ du parc, je renvoyai le cabriolet, et d’après les indications que je m’étais fait donner par le cocher, je marchai seul dans la direction du château.

Au moment où je débouchais sur la grande route en quittant le sentier, je vis un homme, ayant un sac de nuit à la main, et qui, d’un pas rapide, me précédait vers la « lodge ». Il était de petite taille ; ses vêtements noirs semblaient tant soit peu râpés, et il portait un chapeau à bords remarquablement larges. Autant qu’il était possible d’en juger, je crus discerner en lui quelque clerc de procureur, et je fis halte immédiatement pour laisser plus de distance entre lui et moi. Il ne m’avait pas entendu, et se perdit dans l’éloignement sans avoir regardé en arrière. Lorsque moi-même, quelque temps après, je franchis les portes de l’enclos, mes yeux le cherchèrent en vain ; — bien évidemment il était entré au château.

Il y avait deux femmes dans la « lodge ». L’une d’elles était âgée ; je reconnus de suite l’autre d’après la description que Marian m’avait faite d’elle, et je vis que j’avais affaire à Margaret Porcher.

Je demandai d’abord si sir Percival résidait pour le moment au château, et comme on me dit que non, je m’informai ensuite de l’époque à laquelle il l’avait quitté. Ni l’une ni l’autre des deux femmes ne trouva autre chose à répondre, si ce n’est qu’il était parti dans le courant de l’été. De Margaret Porcher, je ne pouvais rien tirer, si ce n’est des sourires hébétés qu’elle m’adressait en secouant la tête. La vieille femme était un peu plus intelligente ; et je l’amenai, avec quelque effort, à me parler du départ de sir Percival et de la subite alarme qui en avait été cause. Elle se rappelait fort bien que son maître l’avait réveillée en sursaut, au milieu de la nuit ; elle se rappelait aussi que ses blasphèmes l’avaient effrayée ; — mais la date à laquelle tout ceci était arrivé (la pauvre femme en convenait honnêtement), cette date était « bien au-dessus d’elle. »

En quittant la « lodge », je vis le jardinier qui travaillait à peu de distance. Au premier abord, quand je lui parlai, cet homme parut m’envisager avec une certaine méfiance ; mais en mettant en avant le nom de mistress Michelson, et moyennant une allusion polie à lui-même, je l’engageai assez vite dans la conversation. Il est inutile de raconter ce qui se passa entre nous ; cette nouvelle tentative, pour retrouver la date perdue, ne réussit pas mieux que les autres. Le jardinier se rappelait que son maître était parti en voiture, pendant la nuit « à un certain moment du mois de juillet, dans la dernière quinzaine ou les derniers dix jours du mois ; » — il n’en savait pas davantage.

Pendant que nous causions, j’aperçus l’homme noir, au grand chapeau, qui sortait de la maison, et s’arrêtait, à quelque distance pour nous observer.

Déjà quelques soupçons m’avaient traversé l’esprit, touchant la mission de cet homme à Blackwater-Park. Ces soupçons augmentèrent maintenant, le jardinier n’ayant pas pu (ou voulu) me dire qui était ce personnage ; et je résolus d’éclairer un peu ma route, si je le pouvais, en l’abordant. La plus simple question à lui faire, en ma qualité d’étranger, était de m’informer si les curieux étaient admis à visiter le château. Je me dirigeai aussitôt vers lui, et l’interpellai par ces paroles.

Sa physionomie et son attitude ne me laissèrent pas douter qu’il ne sût à qui il avait affaire, et je vis aussi qu’il se proposait de m’irriter, de susciter une querelle entre nous. Sa première réponse eût été assez insolente pour amener ce résultat, si elle m’avait trouvé moins fermement résolu à me contenir. Moyennant ce, je lui opposai la plus imperturbable politesse. Je m’excusai de mon involontaire « indiscrétion » (qu’il appelait, lui, « un délit »), et je quittai le domaine. Mes idées, à ce sujet, étaient parfaitement exactes. Reconnu au moment où je sortais de l’étude de M. Kyrle, ma présence à Londres avait été, bien évidemment, signalée à sir Percival, et on avait dépêché l’homme noir au château, en prévision des recherches que, sans nul doute, j’y viendrais faire, là ou dans le voisinage. Si je lui avais donné la plus petite chance de former contre moi une plainte légale quelconque, l’intervention de la magistrature locale aurait servi, sans nul doute, à paralyser provisoirement mes démarches et à me séparer, au moins pour quelque temps, de Marian et de Laura.

Je m’attendais à être guetté sur le chemin de Blackwater-Park à la station, exactement comme j’avais été guetté à Londres, le jour précédent. Mais je ne pus découvrir si réellement on me suivit ou non. Peut-être l’homme noir avait à sa disposition des moyens de surveillance que j’ignorais, — mais certainement il demeura invisible pour moi, aussi bien pendant mon voyage à la station que le soir, à Londres, quand je débarquai dans la gare. Je regagnai à pied notre domicile, prenant soin, avant de frapper à la porte, de passer par la rue la plus déserte des environs, où plusieurs fois je m’arrêtai soudainement pour regarder derrière moi, dans l’espace libre. C’est au sein de l’Amérique centrale que j’avais appris à me servir de ce stratagème contre les trahisons dont on se croit menacé ; et maintenant je l’employais de nouveau dans le même but, mais avec des précautions plus grandes encore, au cœur de la métropole civilisée.

Pendant mon absence, rien n’était arrivé dont Marian pût s’effrayer. Elle me pressa de questions sur l’issue de mon entreprise. Quand je lui dis ce qui en était, elle ne put cacher la surprise que lui causait l’indifférence avec laquelle je parlais des échecs successifs qu’avaient amenés jusque-là toutes mes investigations.

Le fait est que le mauvais résultat de mon enquête ne m’avait nullement abattu. C’est uniquement par devoir que je l’avais tentée et, dans le fond, je n’en attendais rien. Les dispositions de mon esprit étaient telles, à ce moment, que je trouvais une sorte de soulagement à voir la lutte, circonscrite maintenant entre moi et sir Percival Glyde, devenir une simple question de force relative. À mes autres mobiles, infiniment meilleurs, s’était toujours mêlé un âpre besoin de vengeance ; et j’avoue que c’était une joie pour moi, de penser que le plus sûr moyen, — l’unique moyen, — de servir les intérêts de Laura, était de tenir à ma discrétion le misérable qui l’avait épousée.

S’il me faut reconnaître que je n’avais pas la force de soustraire ma conduite à l’impulsion de ces instincts vindicatifs, je puis du moins, et en toute loyauté, me rendre d’autre part un témoignage favorable. Aucun vil calcul touchant les rapports que l’avenir pouvait amener entre Laura et moi, ou les concessions personnelles et secrètes que je pourrais arracher à sir Percival, si une fois je l’avais à ma merci, n’entra jamais dans ma pensée. Jamais je ne me dis à moi-même : — « Si je l’emporte, un des résultats de ma victoire sera de mettre son mari hors d’état de me l’enlever jamais. » Je ne pouvais ni l’envisager, elle, ni songer à l’avenir avec des idées de cet ordre. Les changements qui avaient fait d’elle, en quelque sorte, une autre Laura, désintéressaient mon amour et en faisaient une tendresse épurée, une sainte compassion, telles que son père et son frère eussent pu les ressentir. Dieu sait que mes espérances n’allaient jamais au delà du jour où elle serait complètement rendue à elle-même. La revoir forte et heureuse comme jadis, recevoir d’elle ses bons regards d’autrefois, l’entendre me parler comme autrefois, c’étaient là tous mes vœux, tout mon espoir.

Je ne trace pas ces lignes, absorbé dans une vaine contemplation de moi-même. Certains passages, dans ce récit, vont bientôt appeler le jugement d’autrui sur ma conduite. Il est juste, il est à propos qu’on ait d’avance mis en regard ce qu’il y a de meilleur et de pire en moi.

Dans la matinée qui suivit mon retour du Hampshire, j’emmenai Marian avec moi dans mon atelier, et là je lui soumis mon plan, tel que je l’avais mûri jusqu’alors, pour dominer, dans la vie de sir Percival, la seule position qu’on pût attaquer avec succès.

Il fallait avant tout, pour arriver jusqu’au secret, percer le mystère jusqu’alors impénétrable à tous et chacun de nous, le mystère de la Femme en blanc. Et maintenant, on pouvait essayer d’éclaircir ce dernier, en obtenant le concours de la mère d’Anne Catherick. Or, nous n’avions aucun moyen d’amener mistress Catherick à parler ou agir en cette matière, à moins que je ne parvinsse à découvrir, avant tout, tels ou tels détails de résidence ou de famille que mistress Clements pouvait seule me fournir. Après y avoir bien songé, je me tenais pour certain de ne pouvoir commencer la nouvelle enquête qu’après m’être mis en communication avec la fidèle amie et protectrice d’Anne Catherick.

La première difficulté, dès lors, était de trouver mistress Clements.

Marian, avec son habituelle promptitude d’esprit, me fournit l’expédient qui devait m’amener à ce résultat par la voie la plus simple et la meilleure. Elle me proposa d’écrire à la petite ferme voisine de Limmeridge (Todd’s-Corner, celle dont il a déjà été question), pour s’informer si, dans le courant de ces derniers mois, mistress Clements avait donné de ses nouvelles à mistress Todd. Personne de nous ne pouvait dire comment on avait séparé mistress Clements de sa malheureuse protégée ; mais, après cette séparation, l’idée avait dû nécessairement venir à mistress Clements de chercher la jeune femme égarée et de s’enquérir d’elle, principalement dans le pays pour lequel on lui savait une préférence marquée, savoir les environs de Limmeridge. Je compris aussitôt que la proposition de Marian nous offrait une perspective de succès ; et, en conséquence, par le courrier de ce jour-là même, elle écrivit à mistress Todd.

En attendant que la réponse arrivât, je me fis donner par Marian, tous les détails qu’elle avait pu se procurer elle-même sur l’origine de sir Percival, et la manière dont il avait débuté dans la vie. Elle ne pouvait parler de tout ceci que par ouï-dire, mais elle avait toute raison de croire vrais les détails, en petit nombre, qu’elle me communiqua sans réserve.

Sir Percival était fils unique. Son père, sir Félix Glyde, avait été victime, dès sa naissance, d’un accident affreux, par suite duquel il était resté à jamais difforme. Aussi, sa jeunesse s’était-elle écoulée dans un isolement presque absolu. N’ayant d’autre jouissance que l’étude de l’art musical, il finit par épouser une personne dont les goûts étaient semblables aux siens, et qui passait pour une musicienne accomplie. Il hérita, jeune encore, du domaine de Blackwater. Ni lui, ni sa femme, quand ils eurent pris possession, ne firent la moindre avance à la société du voisinage ; et personne ne tenta de leur faire abdiquer leur réserve habituelle, à une seule exception près, vraiment désastreuse, — celle du recteur de la paroisse.

Ce recteur était de la pire espèce parmi ceux qui font le mal sans le vouloir ; — il péchait par excès de zèle. Ayant ouï dire que sir Félix avait quitté l’Université avec la réputation d’être, à peu de chose près, un révolutionnaire en politique, et un incroyant en matière religieuse, il en avait conclu, le plus consciencieusement du monde, que son devoir, rigoureusement obligatoire, le forçait à sommer le seigneur du château de venir à l’église, écouter l’exposé des saintes doctrines. Sir Félix ressentit vivement l’intervention bien intentionnée, mais maladroite, du fonctionnaire ecclésiastique ; il y répondit par des insultes si brutales et si peu dissimulées que les familles des environs lui manifestèrent, par lettres, l’indignation qu’il leur faisait éprouver ; les tenanciers eux-mêmes du domaine de Blackwater exprimèrent leur mécontentement aussi fortement qu’ils l’osèrent. Le « baronet », qui n’avait aucune espèce de goût pour la campagne, aucun attachement pour le domaine ou pour n’importe lequel de ceux qui l’habitaient, déclara que la société de Blackwater n’aurait pas une seconde occasion de le tracasser, et, à partir de ce moment, il quitta sa résidence.

Après un court séjour à Londres, sa femme et lui partirent pour le continent, d’où jamais ils ne revinrent en Angleterre : ils passaient en France une partie de leur temps, et le reste en Allemagne, — se maintenant en cette retraite rigoureuse que le sentiment morbide de sa difformité personnelle avait toujours rendue nécessaire à sir Félix. Leur fils Percival, né à l’étranger, y avait été élevé par des instituteurs particuliers. Il avait commencé par perdre sa mère. Peu d’années après elle, en 1825 ou 1826, sir Félix était mort à son tour. Une ou deux fois avant cette époque, sir Percival était venu en Angleterre, mais seulement comme un jeune homme dont l’éducation s’achève ; et ses relations avec feu M. Fairlie n’avaient commencé que postérieurement à la mort de son père. Elles furent bientôt très-intimes, encore que sir Percival, dans ce temps-là, ne vînt à peu près jamais à Limmeridge-House. M. Frederick Fairlie avait pu le rencontrer une ou deux fois dans la société de son frère Philip ; mais, ni à cette époque ni à aucune autre, il ne l’avait beaucoup connu. Le seul ami véritablement intime, que sir Percival eût dans la famille Fairlie, était donc le père de Laura.

Tels furent tous les détails que je pus obtenir de Marian. Ils ne me fournissaient rien d’utile à mon projet actuel, mais j’en pris soigneusement note pour la cas où, dans l’avenir, ils me deviendraient plus essentiels.

La réponse de mistress Todd (adressée, d’après notre désir, à un bureau de poste assez éloigné de nous) était arrivée à destination quand je me présentai pour la retirer. Les chances qui jusqu’alors avaient toujours tourné contre nous, nous devinrent favorables à partir de ce moment. La lettre de mistress Todd renfermait le premier article des renseignements après lesquels nous courions.

Mistress Clements, paraît-il (ainsi que nous l’avions conjecturé), avait en effet écrit à Todd’s-Corner ; d’abord, pour demander pardon du peu de cérémonie qu’elle avait mis, ainsi qu’Anne, à quitter leurs amis de la ferme (le lendemain du jour où j’eus rencontré la Femme en blanc dans le cimetière de Limmeridge) ; puis pour informer mistress Todd qu’Anne venait encore de disparaître, et la supplier de faire faire des recherches dans les environs, attendu que la pauvre égarée avait fort bien pu revenir du côté de Limmeridge. En formulant cette requête, mistress Clements avait eu soin d’y joindre une adresse à laquelle, en tout état de cause, on était sûr de pouvoir utilement la réclamer ; cette adresse, mistress Todd la faisait passer à Marian. Elle indiquait une maison de Londres située à une demi-heure de marche de celle que nous habitions nous-mêmes.

J’étais donc décidé (qu’on me passe cette expression proverbiale), à « ne pas laisser croître l’herbe sous mes pieds. » Dès le lendemain, je partis pour me procurer une entrevue avec mistress Clements. Ce fut mon premier pas en avant dans l’investigation qui débutait. Ici commence le récit de la tentative désespérée à laquelle, désormais, je m’étais voué.