La Femme en blanc/III/Mrs. Catherick

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 281-297).
Troisième époque


Le récit est continué par mistress Catherick.


Monsieur, vous n’êtes pas revenu comme vous l’aviez annoncé. Cela ne fait rien ; je suis au courant des nouvelles, et je vous écris pour vous le dire. Avez-vous remarqué sur mon visage, quand vous me quittiez, une expression particulière ? C’est que je me demandais, en moi-même, si le jour de sa chute était enfin venu, et si vous étiez l’instrument providentiel, choisi pour venir à bout de lui. Vous étiez en effet cet instrument, — et vous avez accompli votre mission.

Vous avez eu la faiblesse, m’a-t-on dit, de vouloir lui sauver la vie. Si vous eussiez réussi, je vous aurais regardé comme un ennemi mortel. Je vous tiens, au contraire, pour ami, du moment où vous avez échoué. La crainte que lui inspiraient vos recherches, à votre insu et contrairement à votre vouloir, ont servi une haine de vingt-trois années, et accompli la vengeance qu’elle réclamait. Merci, monsieur ; malgré vous, merci !

Je dois quelque chose à l’homme dont l’intervention a eu ce résultat. Mais comment acquitter ma dette ? Si j’étais encore une jeune femme, je pourrais vous dire : — Venez passez votre bras autour de ma taille, et si vous l’avez pour agréable, posez vos lèvres sur les miennes… J’aurais assez raffolé de vous pour ne pas reculer devant cette extrémité, et, laissez-moi vous le dire, monsieur, vous n’auriez pas refusé cette invitation, si je vous l’eusse adressée il y a vingt ans. Mais, à présent, je suis vieille. Eh bien, j’ai de quoi satisfaire votre curiosité ; c’est ainsi que je compte vous payer. Vous étiez, en effet, quand vous vîntes chez moi, fort désireux de connaître quelques-unes de mes affaires les plus secrètes, — si secrètes que toute votre subtilité n’y pouvait voir clair sans mon aide, — si secrètes que, même à présent, vous n’avez pu en pénétrer le mystère. Je vais, moi, vous le révéler ; votre curiosité aura de quoi se satisfaire. Je me donnerai toute espèce de peine pour vous être agréable, mon estimable jeune ami !

Vous n’étiez, je suppose, qu’un fort petit garçon, dans la vingt-septième année de ce siècle. J’étais, à cette époque, une jeune et jolie femme, habitant, pour ses péchés, le Vieux-Welmingham. J’avais pour mari un méprisable imbécile. J’avais aussi l’honneur d’être en relations (à quel titre, n’y prenez pas garde) avec un certain gentleman (et lequel, cela ne vous concerne en rien). Je ne le désignerai point par son nom. Et pourquoi, puisque ce nom n’était pas le sien ? Jamais il n’a eu de nom à lui. Vous le savez, à cette heure, tout aussi bien que moi.

Il est plus à propos de vous dire comment il s’insinua dans mes bonnes grâces. J’étais née avec les instincts d’une grande dame, et il les flatta de son mieux. En d’autres termes, il vanta ma beauté, il me fit des cadeaux. Nulle femme ne sait résister à l’admiration et aux cadeaux ; aux cadeaux, surtout, pourvu qu’on lui offre à propos les choses qu’elle désire le plus. Il était assez subtil pour savoir cela ; — presque tous les hommes le savent, à ce que je crois. Naturellement en retour, il demandait quelque chose ; — tous les hommes en sont là. Et ce quelque chose, que pensez-vous que ce fût ? La plus insignifiante bagatelle du monde : tout bonnement, la clef de la sacristie et la clef de l’armoire placée à l’intérieur d’icelle, un jour où mon mari ne serait pas là. Il va sans le dire, qu’il me répondit par un mensonge, quand je lui demandai pourquoi il avait besoin de ces clefs, et de les recevoir en si grand secret. Il aurait pu s’épargner cette peine ; je me gardai bien de le croire. Mais je tenais aux présents qu’il m’avait faits, et je désirais qu’il m’en fît d’autres. Aussi, je lui remis les clefs sans que mon mari le sût, et je l’épiai, lui, sans qu’il s’en doutât davantage. Une fois, deux fois, quatre fois, je le guettai ; — à la quatrième, je sus de quoi il s’agissait.

Je n’étais pas extraordinairement scrupuleuse en ce qui concernait les affaires d’autrui ; et je ne m’inquiétai guère de le voir insérer un acte de mariage dans le registre pour son compte et profit particulier.

Je savais, naturellement, que c’était mal ; mais cela ne me nuisait en rien ; excellente raison pour n’en pas faire tapage. Et je n’avais encore ni montre ni chaîne d’or, ce qui en était une autre, plus déterminante que la première. Et, la veille même de ce jour, il m’avait promis de me faire venir de Londres la montre et la chaîne, — troisième raison, la meilleure de toutes. Si j’avais su ce que la loi regardait comme un crime, et de quelles peines elle le frappait, j’aurais pris pour moi toutes les précautions convenables, eussé-je dû le compromettre en temps opportun. Mais j’ignorais tout, — et j’avais grande envie de la montre d’or. Je n’insistai donc que sur un point, qui fut d’être mise en confidence et au courant de toutes choses. J’étais alors aussi curieuse de ses affaires que maintenant vous l’êtes des miennes. Il accepta mes conditions ; — pourquoi ? vous allez le savoir tout à l’heure.

Le récit qui va suivre est le résumé de ce qu’il me dit. Ce ne fut pas de son plein gré qu’il me raconta tout ce que je vous apprends ici. J’obtins, à force de persuasion, une partie de ces détails ; à force de questions, je lui en arrachai quelques autres. J’étais bien décidée à savoir toute la vérité, et je crois que je finis par l’obtenir.

Pas plus que tout autre il n’avait su ce qui en était des relations établies entre son père et sa mère jusqu’après la mort de celle-ci. Son père, alors, lui confessa les choses, promettant de faire pour lui tout ce qui serait humainement possible. Il mourut ensuite, n’ayant rien fait, — pas même son testament. Le fils (qui pourrait l’en blâmer ?) pourvut sagement à ses propres destinées. Il revint immédiatement en Angleterre, et prit possession du domaine. Personne n’était là pour le soupçonner, personne pour faire obstacle à ses desseins. Son père et sa mère avaient toujours vécu comme mari et femme ; et parmi leurs connaissances, en bien petit nombre, personne ne s’était jamais douté qu’un lien moins sacré les unît. L’individu qui, la vérité connue, aurait eu des droits à faire valoir sur le domaine, était un parent éloigné qui n’avait jamais songé à pareille bonne fortune, et qui était en mer à l’époque où décéda le père du gentleman en question. Jusque-là, donc, nulle difficulté ; — son entrée en jouissance parut dans le cours régulier des choses. Il n’avait à produire, pour y être admis, que deux documents. L’un était un certificat de sa naissance, et l’autre un certificat du mariage de ses parents. Il se procura aisément le premier, il était né en pays étranger, et son acte de naissance y avait été régulièrement enregistré. Quant au second, il y avait difficulté ; — c’était cette difficulté qui l’avait amené au Vieux-Welmingham.

Au lieu de cela, sans une petite considération, il serait allé à Knowlesbury.

Mais c’était là que sa mère vivait quand le hasard la mit en relations avec l’homme qui allait devenir le père de notre gentleman. Elle y vivait sous son nom de fille, mais en réalité, c’était une femme mariée, mariée naguère en Irlande, où son époux, après l’avoir rendue victime des plus mauvais traitements, avait fini par l’abandonner pour s’expatrier avec une autre femme. Je vous livre ce fait sous bonne garantie, sir Félix en ayant parlé à son fils comme de l’unique motif qui l’eût empêché de se marier. Vous pouvez vous étonner que ce fils, sachant que la liaison de ses parents avait commencé à Knowlesbury, n’ait pas dirigé sa première campagne contre le registre paroissial de cette ville, où il était présumable que leur mariage avait eu lieu. La raison qui l’en empêcha fut que le pasteur en exercice à l’église de Knowlesbury dans le courant de l’année 1803 (où conformément à l’acte de naissance du gentleman, son père et sa mère avaient dû contracter mariage), se trouvait vivre encore au 1er janvier 1827, lorsque l’ingénieux héritier venait prendre possession du domaine. Cette circonstance inopportune le contraignit à étendre un peu le champ de ses opérations, et à pousser son entreprise de notre côté. Là n’existait aucun danger de ce genre, l’ancien pasteur de notre église étant mort depuis quelques années.

Le Vieux-Welmingham convenait d’ailleurs tout aussi bien que Knowlesbury à l’exécution de ce beau plan. Le père, en effet, n’avait pas voulu afficher dans cette dernière ville une intimité coupable, et avait amené la jeune femme, par lui séduite, dans un cottage situé sur la rivière, à petite distance de notre village. C’est là qu’ils vécurent d’abord et qu’elle commença de porter son nom. Les gens qui avaient connu sir Félix encore célibataire, et qui étaient au courant de son goût pour la solitude, ne s’étonnèrent pas de le lui voir conserver après son prétendu mariage. Sans l’extrême laideur que lui avaient infligée ses infirmités, et qui le rendait hideux à regarder, la profonde retraite dans laquelle il vivait avec sa compagne aurait pu exciter quelques soupçons ; mais, les choses étant ainsi, personne ne s’étonna de le voir dissimuler à tous les yeux sa difformité repoussante. Il vécut dans nos environs jusqu’à ce que Blackwater-Park lui échût en pleine propriété. Après un laps de vingt-trois à vingt-quatre ans, qui pouvait dire (le pasteur étant mort) que son mariage n’eût pas eu lieu dans les mêmes conditions de secret qui avaient sans cesse protégé sa vie, et que cette union ne se fût pas accomplie dans l’église du Vieux-Welmingham ?

Aussi, comme je vous le disais, son fils jugea que notre village était l’endroit le mieux choisi pour régulariser secrètement, dans l’intérêt de son avenir, les choses passées. Vous apprendrez peut-être avec surprise que l’altération qu’il fit subir au registre ne fut point préméditée et qu’il l’improvisa sous l’impulsion du moment.

Sa première idée avait été simplement d’arracher le feuillet correspondant à l’année, aux mois les plus convenables à sa fraude, de le détruire secrètement, et d’aller ensuite à Londres demander aux gens de loi de lui procurer un certificat du mariage de son père, en les renvoyant naturellement, le candide jeune homme, à la date où aurait manqué le feuillet. Personne ne pourrait soutenir, après cela, que son père et sa mère n’avaient pas été mariés ; — et lors même que, dans de telles circonstances, on dût faire difficulté de lui prêter de l’argent (ce qui, selon lui, était probable), au moins aurait-il sa réponse toute prête si jamais on s’avisait de mettre en question son droit au titre et au domaine.

Mais quand il vint à examiner secrètement le registre, il s’aperçut qu’au bas d’une des pages consacrées à l’année 1803, on avait laissé un blanc assez étendu, apparemment afin de renvoyer à la page suivante l’enregistrement d’un article trop long pour être inscrit en entier dans celle-ci. La perspective de cette chance modifia tous ses plans. C’était là une occasion sur laquelle il n’avait jamais compté, à laquelle, même, il n’avait pensé jamais, et dont il tira parti, vous savez comment. Le blanc dont je vous parle, pour se trouver parfaitement d’accord avec son certificat de naissance, aurait dû être placé, sur le registre, au mois de juillet. Au lieu de cela, il n’y figurait que dans le mois de septembre. Mais pour expliquer cette anomalie, si des questions indiscrètes étaient posées, on pouvait aisément trouver une réponse satisfaisante. Il se dirait simplement né à sept mois.

Je fus assez sotte, quand il me conta son histoire, pour m’intéresser à lui, pour m’apitoyer sur son compte dans une certaine mesure ; et là-dessus, comme vous le verrez, il avait basé ses calculs. Je le trouvais durement traité. Si son père et sa mère n’étaient point mariés, ce n’était pas sa faute, après tout ; et ce n’était pas non plus la leur. Une femme plus scrupuleuse que je ne l’étais, — une femme qui ne se fût pas mise en tête d’avoir une montre d’or et sa chaîne, — aurait elle-même trouvé pour lui quelques excuses. Dans tous les cas, je lui gardai le secret, je protégeai le mystère de ses opérations.

Il fut quelques temps à se procurer une encre de la couleur voulue (au moyen de plusieurs mélanges successifs, pour lesquels je lui fournissais pots et flacons). Il fut quelques temps, ensuite, à se faire une écriture pareille à celle du registre. Mais il finit par réussir, et rendit l’honneur à sa mère, alors qu’elle reposait déjà dans la tombe ! Jusque-là, je ne conteste pas qu’il se soit conduit envers moi d’une manière loyale : il me donna la montre et la chaîne promises, sans lésiner sur le prix ; toutes deux étaient fort chères et du plus beau travail. Je les ai encore l’une et l’autre ; — la montre va merveilleusement bien.

Selon vos paroles de l’autre jour, mistress Clements vous a révèle tout ce qu’elle a pu savoir. Je n’ai pas besoin, si cela est, d’insister ici sur les calomnies dont j’ai souffert, souffert injustement, je l’affirme de la manière la plus positive. Vous devez savoir, tout aussi bien que moi, quelles suppositions entrèrent dans la tête de mon mari, quand il découvrit que nous avions, le beau gentleman et moi, des entrevues secrètes, des causeries mystérieuses. Mais vous ignorez, en revanche, comment se dénouèrent ces relations suspectes entre moi et mon amoureux prétendu. Continuez à lire ; vous verrez quelle fut sa conduite.

Quand je vis le tour qu’avaient pris les choses, les premières paroles que je lui adressai furent celles-ci : — « Faites-moi justice ! — Enlevez à ma réputation cette souillure que, vous le savez, je n’ai jamais méritée. Je n’ai pas besoin, je n’exige pas que vous fassiez à mon mari des révélations complètes ; — engagez-lui seulement votre parole de gentleman qu’il se trompe complètement, et que je n’ai nullement encouru le blâme dont il croit pouvoir me flétrir. Rendez-moi du moins cette justice, en échange de tout ce que j’ai fait pour vous… » Il me refusa tout net, et sans périphrases. Il me dit, tout simplement, qu’il avait intérêt à laisser dans leur erreur mon mari et tous ses voisins, — parce que, tant qu’elle durerait, ils n’en viendraient jamais, bien certainement, à soupçonner la vérité. Je ne manquais pas de résolution, et je lui répondis que je me chargeais de la leur dire moi-même, cette vérité menaçante. Sa réplique fut courte et allait au but — « Je n’avais qu’à parler, et en le perdant, je me perdais. »

Oui vraiment ! les choses en étaient là. Il m’avait volontairement dissimulé les risques où je m’engageais en l’assistant. Il avait abusé de mon ignorance ; il m’avait tentée par ses cadeaux. Avec le récit de sa vie il m’avait intéressée, et le résultat de tout cela, c’est que j’étais maintenant la complice de son crime. Il m’avoua la chose, avec un sang-froid parfait, et termina en me disant, pour la première fois, quelle effroyable punition il avait encourue, punition réservée également à quiconque avait trempé dans son œuvre criminelle. En ce temps-là, la loi n’était pas aussi indulgente qu’elle l’est maintenant, si j’en crois ce qu’on dit. La potence n’était pas réservée aux seuls assassins ; et les condamnées n’étaient point traitées en belles dames qui ont eu des malheurs. J’avoue qu’il m’effraya, le vil imposteur, le lâche coquin ! Comprenez-vous, maintenant, quelle haine j’ai dû lui porter ? Comprenez-vous pourquoi je me donne tant de peine, — sous l’inspiration de la reconnaissance, — pour gratifier la curiosité du jeune gentleman, si méritant, qui a fini par abattre ce colosse d’iniquité ?

Maintenant, continuons. Il n’était pas assez fou pour me réduire absolument au désespoir. Je ne suis pas de l’espèce des femmes qu’on peut impunément pousser à bout ; — il le savait, et m’apaisa sagement par ses propositions pour l’avenir.

Je méritais quelque récompense (il eut la bonté de le reconnaître) pour le service que je lui avais rendu, et quelques compensations (il eut l’obligeance d’ajouter ceci) pour le tort que j’avais souffert. Il était tout disposé, — généreux comme un voleur ! — à me consentir une belle redevance annuelle, payable tous les trois mois, à deux conditions. D’abord, un silence complet, — dans mon intérêt aussi bien que dans le sien. En second lieu, je ne devais plus bouger de Welmingham, sans l’en avoir averti au préalable, et avoir obtenu de lui ma permission de voyage. À Welmingham, en effet, où les femmes honnêtes me fuyaient, les commérages de la table à thé ne risquaient point de m’induire en quelques révélations indiscrètes ; à Welmingham, il m’avait toujours sous la main. Cette seconde condition était bien dure ; — je l’acceptai, cependant.

Pouvais-je faire autre chose ? Je demeurais sans ressources avec la perspective d’une charge prochaine, qui m’arrivait sous forme d’enfant. Pouvais-je faire autre chose ? Me mettre, par exemple, à la merci de cet idiot de mari qui venait de prendre la fuite, après avoir excité contre moi toutes les mauvaises langues du pays ? Cent fois mieux valait mourir. De plus, la pension promise avait ses charmes. J’aurais un revenu plus considérable, un meilleur toit sur ma tête, de meilleurs tapis sur mes planchers que les trois quarts des femmes qui faisaient mine, en me voyant, de lever les yeux aux ciel. Chez nous, la vertu était habillée de cotonnade. Moi, je portais de la soie.

Ainsi, j’acceptai les conditions qu’il m’offrait ; j’en tirai le meilleur parti possible, et, sur leur propre terrain, je livrai à mes respectables voisines une bataille qu’avec le temps j’ai gagnée, ainsi que vous avez pu le constater de vos propres yeux. Si j’ai gardé son secret (et le mien) pendant les longues années qui se sont écoulées depuis lors ; et si feue ma fille a jamais été initiée, elle aussi à ce secret périlleux, — voilà, j’ose le dire, ce qui pique singulièrement votre curiosité. Soit ! ma reconnaissance ne veut rien vous marchander. Je vais tourner encore une page, et répondre immédiatement à la question que vous m’adressez, je le pressens, dans votre for intérieur. Mais vous m’excuserez, monsieur Hartright, si je commence par exprimer ma surprise de l’intérêt que ma fille Anna semble vous avoir inspiré. Ce sentiment est tout à fait inexplicable pour moi. S’il vous fait désirer quelques détails sur son enfance, je devrai nécessairement vous renvoyer à mistress Clements ; elle en sait là-dessus plus long que moi. Retenez bien, je vous prie, que je ne me vante pas d’avoir eu pour ma défunte fille une affection surabondante. De sa naissance à sa mort, elle ne m’a jamais causé que du souci, sans compter qu’elle fut toujours à peu près idiote. Vous aimez la franchise, et j’espère que celle-ci vous plaira.

Je n’ai pas à vous ennuyer de beaucoup de détails personnels, relativement à tout ce qui s’est passé. Il suffira de vous dire que je m’en tins fidèlement aux termes du marché conclu, et que, en retour, je jouis paisiblement de ma confortable annuité, payée à jour fixe tous les trois mois.

De temps en temps, je faisais un petit voyage pour rompre la monotonie de mon existence, jamais n’omettant de demander congé à mon seigneur et maître, et n’essuyant guère de refus. Comme je vous l’ai déjà dit, il n’était pas assez fou pour me rendre le joug trop pesant, et il pouvait raisonnablement compter sur ma discrétion, sinon dans son intérêt, au moins dans le mien. Une de mes plus longues excursions hors de mon domicile, fut le voyage que je fis à Limmeridge pour aller soigner une demi-sœur à moi, qui s’y mourait. Le bruit s’était répandu qu’elle avait fait des économies ; et je trouvais à propos (pour le cas où ma pension serait accidentellement arrêtée) de veiller aux intérêts que je pouvais avoir par là. Au fait et au prendre, néanmoins, mes peines furent perdues, et là où il n’y avait rien, je ne pus me rien faire donner.

Anne était venue avec moi dans le Nord ; j’avais, de temps en temps, au sujet de cette enfant, des caprices, des fantaisies, et, dans ces moments-là, je devenais jalouse de l’influence que mistress Clements exerçait sur elle. Je n’ai jamais goûté mistress Clements. C’était une pauvre femme sans idées, sans énergie, — esclave de naissance, pourrait-on dire, — et de temps en temps, il ne me déplaisait pas de la tourmenter en lui reprenant Anne pour la garder avec moi. Ne sachant trop que faire de ma fille, dans le Cumberland, tandis que je restais au chevet de la malade, je la mis à l’école de Limmeridge. La dame du château, mistress Fairlie (une femme remarquablement laide, laquelle avait trouvé moyen de se faire épouser par un des plus beaux hommes d’Angleterre), m’amusa infiniment par le goût très-vif qu’elle prit pour ma petite fille. Le résultat fut que celle-ci n’apprit rien à l’école, et qu’elle fut câlinée, gâtée à Limmeridge-House. Entre autres fantasques imaginations dont on meubla sa jeune cervelle, se trouva cette sotte manie de se mettre toujours en blanc. Moi qui déteste le blanc, et qui ai toujours, au contraire, aimé les couleurs un peu sombres, je projetai de lui ôter cette fantaisie de la tête, dès que nous serions revenues chez nous.

Chose étrange à dire, ma fille me résista obstinément. Quand il lui arrivait de se coiffer d’une idée, elle était, comme sont en général les pauvres d’esprit, aussi tenace qu’une mule rétive. Nous eûmes de belles disputes ; et mistress Clements qui n’aimait pas, je suppose, à en être témoin, offrit d’emmener Anne dans la capitale, où elle allait s’établir. J’aurais dit « oui » si, dans cette question des vêtements blancs, mistress Clements ne s’était pas mise du côté de ma fille. Mais, ayant décrété que celle-ci ne s’habillerait pas en blanc, et attendu que j’avais pris mistress Clements en grippe pour s’être permis de la soutenir contre moi, je dis « non » et c’était « non », et « non » fut mon dernier mot. Il s’ensuivit que ma fille resta près de moi ; et de là vint, à son tour, notre première querelle un peu sérieuse, à propos du secret.

La chose eut lieu longtemps après l’époque dont je viens d’écrire l’histoire. J’étais établie, depuis des années, dans la ville neuve, m’appliquant par la vie que j’y menais à miner peu à peu ma mauvaise réputation, et gagnant lentement du terrain sur les respectables habitants avec qui j’avais engagé la lutte. C’était pour moi une grande condition de succès que d’avoir ma fille chez moi. Son caractère inoffensif, et cette fantaisie de s’habiller en blanc, lui attiraient une certaine sympathie. Ceci fut cause que je cessai de lutter contre ce penchant favori ; car une portion des sympathies qu’elle inspirait devaient nécessairement m’échoir à la longue. C’est ce qui arriva, effectivement. Je date de cette époque le choix qui me fut donné entre les deux meilleures stalles à louer dans l’église ; et du jour où j’eus ma stalle, je date le premier salut que j’obtins du « clergyman. »

J’en étais là, ma foi, lorsqu’un jour je reçus une lettre de ce gentleman si bien né (maintenant, on peut ajouter : si bien mort), en réponse à une des miennes, par laquelle je l’avertissais, conformément au traité, que je désirais quitter momentanément la ville pour changer un peu d’air et d’existence.

Je suppose que, lorsqu’il avait reçu ma lettre, le mauvais côté de son caractère devait prédominer ; car il me répondit par un refus, et conçu dans des termes si insolents que je perdis à l’instant même tout empire sur moi. Je l’insultai devant ma fille, le traitant de « vil imposteur que je ruinerais à jamais s’il me plaisait d’ouvrir la bouche, et de révéler son secret. » Je n’en dis pas davantage là-dessus, rappelée à moi, dès que ces paroles m’eurent échappé, par un regard jeté sur le visage de ma fille, qui me contemplait en ce moment avec une avide curiosité. Je la fis aussitôt sortir de la chambre, pour n’y rentrer que lorsque je serais calmée.

Je ne me sentis pas à mon aise, vous pouvez m’en croire, quand je vins à réfléchir sur ma conduite insensée. Ma fille, cette année-là, s’était montrée particulièrement déraisonnable et bizarre, et lorsque j’envisageais comme possible qu’elle en vînt à répéter par la ville mes imprudentes paroles, — à nommer même celui que j’avais ainsi maltraité, si, par hasard, des gens curieux venaient à la presser là-dessus, — j’eus la plus grande peur des conséquences que tout cela pouvait entraîner. Mes pires craintes pour moi-même, ma plus vive anxiété sur ce que pourrait faire le personnage en question n’allèrent pas au delà. Je n’étais nullement préparée à ce qui arriva réellement, et dès la journée suivante.

Ce jour-là, sans m’avoir aucunement avertie que j’eusse à l’attendre, il vint à la maison.

Ses premières paroles, et le ton sur lequel il les prononça, bien que ce fût assez aigrement, me firent comprendre de suite qu’il se repentait déjà de son insolente réponse, et qu’il venait, de fort mauvaise humeur, tâcher de replacer nos relations sur un bon pied avant qu’il ne fût trop tard. Trouvant ma fille avec moi dans ma chambre (je ne m’étais pas souciée de la perdre de vue, après ce qui s’était passé la veille), il lui enjoignit de se retirer. Ils ne s’aimaient guère l’un l’autre ; et il déchargeait sur elle, en ce moment, la mauvaise humeur qu’il n’osait me témoigner.

— Laissez-nous ! dit-il en la regardant du haut en bas. Elle le toisa, elle aussi, par-dessus son épaule, et ne bougea non plus qu’une souche. — M’entendez-vous ? cria-t-il ; sortez de la chambre !… — Parlez-moi plus poliment ! répondit-elle, rougissant un peu. — Mettez cette idiote à la porte ! reprit-il en s’adressant à moi. Elle avait toujours eu de folles préoccupations au sujet de sa dignité. Ce mot « d’idiote » la bouleversa tout aussitôt. Avant que j’eusse pu intervenir, elle s’approcha de lui dans une noire colère : — Demandez-moi pardon sur-le-champ, lui dit-elle, ou vous vous en repentirez, je vous en réponds !… Je révélerai votre secret… Je n’ai qu’à ouvrir la bouche pour vous ruiner à jamais !… Mes propres paroles, monsieur Hartright, répétées exactement comme je les avais dites la veille, — répétées devant lui, comme si elles émanaient d’elle ! Il s’assit sans pouvoir parler, blanc comme le papier sur lequel j’écris, tandis que je la poussais hors de la chambre. Quand il fut à peu près remis…

Non ! Je suis une femme trop respectable pour répéter ce qu’il dit quand il eut retrouvé la parole. Ma plume est celle d’un membre de la Congrégation du Recteur, celle d’une personne qui a souscrit aux « Lectures du mercredi », sur la Justification par la Foi : — Ne pensez-vous pas que je vais l’employer à retracer ici un grossier langage ?… Supposez vous-même, pour votre édification, les blasphèmes enragés du plus ignoble coquin d’Angleterre, et arrivons ensemble, le plus promptement possible, au dénoûment de la scène.

Elle finit, cette fois, vous le devinez sans doute, par les pressantes instances qu’il m’adressa pour que, faisant enfermer ma fille, je lui garantisse ainsi, à lui, sa sécurité que j’avais compromise.

J’essayai de raccommoder les choses. Je lui dis qu’elle avait tout bonnement répété, comme une perruche, les expressions dont elle m’avait entendu me servir, et qu’elle ne connaissait aucuns détails quelconques, par la raison toute simple que je ne lui en avais jamais révélé un seul. Je lui expliquai que, dans sa rancune contre lui, elle avait feint de savoir ce qu’elle ne savait pas ; qu’elle voulait simplement le menacer et le punir, en l’inquiétant, de lui avoir parlé comme il l’avait fait ; et que mes désastreuses imprécations lui avaient tout justement fourni l’occasion d’atteindre le but où tendait sa rancune. Je lui rappelai mille autres étrangetés d’elle, et ce qu’il pouvait savoir des divagations que le hasard amène sur les lèvres des personnes dont l’esprit est à peu près égaré ; — tout cela fut inutile ; — il ne voulut pas m’en croire, même sous serment ; — il était absolument certain, disait-il, que j’avais révélé tout le secret… Bref, il ne voulait entendre parler de rien, si ce n’est de la loger entre quatre murailles.

En ces circonstances, je remplis mon devoir de mère : — Vous ne la mettrez pas, lui dis-je, dans un hôpital de pauvres ; je ne veux pas qu’on mette ma fille dans un hôpital de pauvres. Ce sera, si vous voulez bien, dans un hospice privé. J’ai un cœur de mère, après tout, et ma bonne renommée à garder dans la ville. Je ne me laisserai imposer qu’un établissement particulier, du même genre que ceux où mes voisins, d’un certain rang, consentent à mettre leurs parents affligés de quelques dérangements intellectuels… Ainsi m’exprimai-je, mot pour mot. J’éprouve un certain plaisir à penser que je fis alors mon devoir. Bien que je n’eusse jamais beaucoup aimé ma défunte fille, j’avais pour elle tout l’orgueil convenable. Aucune tache de paupérisme, — grâce à mon inébranlable résolution, — n’aura jamais été infligée à mon enfant.

Ayant emporté la question (ce qui me coûta moins de peine à raison des facilités spéciales que présentent ces Asiles particuliers), je ne pouvais plus contester que la mesure proposée n’eût ses avantages. D’abord, on prendrait grand soin de l’enfant, puisqu’elle devait être traitée (je pris soin de le répandre en ville) sur le même pied qu’une « lady ». En second lieu, on la tiendrait ainsi éloignée de Welmingham, où elle aurait pu exciter les soupçons, provoquer les questions de bien des gens, en répétant mes imprudentes paroles.

Sa captivité n’avait qu’un seul inconvénient, et vraiment léger. Nous transformions en une idée fixe, quoique fausse, sa fanfaronnade à propos de sa prétendue initiation au secret. L’ayant d’abord lancée en avant, par pur ressentiment de folle, contre l’homme qui l’avait offensée, elle avait assez de ruse pour s’apercevoir qu’elle était parvenue à l’effrayer sérieusement, et plus tard, elle fut assez fine pour découvrir aussi la part qu’il avait eue à son emprisonnement. Le résultat fut qu’en se rendant à l’Asile, elle vomit feu et flamme contre lui, dans un accès de colère frénétique, et la première chose qu’elle dit à ses gardiennes, quand elles furent parvenues à la calmer fut « qu’on l’avait emprisonnée parce qu’elle connaissait le secret du gentleman et que, le moment venu, elle ouvrirait la bouche pour le perdre à jamais. »

Peut-être vous aura-t-elle tenu le même langage, quand vous commîtes l’étourderie de favoriser son évasion. Du moins est-il certain (je l’ai appris l’été dernier) qu’elle s’exprima ainsi devant la malheureuse femme mariée naguère à ce doux gentleman anonyme qui vient de mourir. Si vous, ou cette infortunée, aviez questionné ma fille de plus près, en la pressant de vous expliquer ce qu’au fait elle voulait dire par là, vous lui auriez vu perdre, à l’instant même, toute son importance d’emprunt, et ne savoir que dire, et s’agiter, et divaguer ; — vous auriez enfin constaté que tout ce que j’écris ici est la vérité pure. Elle savait qu’un secret existait : — elle connaissait les personnes à qui ce secret importait le plus ; — elle savait, s’il venait à être découvert, sur qui retomberait sa découverte ; — mais, en dehors de cela, quelques airs importants qu’elle ait pu se donner, à quelques vaines bravades qu’elle ait pu se complaire devant les étrangers, elle n’a pas su autre chose jusqu’au jour de sa mort.

Ai-je bien satisfait toutes vos curiosités ? J’ai pris, dans tous les cas, assez de peine pour en arriver là. Je ne vois réellement pas autre chose que j’aie à vous dire sur mon compte ou sur celui de ma fille. Mon plus grand fardeau de responsabilité, en ce qui la concernait, me fut enlevé quand je l’eus une fois logée à l’hospice. Je reçus, dans le temps, une formule de lettre, touchant les circonstances dans lesquelles elle avait été enfermée, pour répondre à miss Halcombe qui voulait savoir à quoi s’en tenir là-dessus, et qui a dû entendre, à propos de moi, une fière quantité de mensonges, débités par certaine langue à qui la vérité ne fut jamais familière. Plus tard, je fis ce que je pouvais pour retrouver ma fille qui s’était échappée, et prévenir le mal qu’elle pourrait faire, en la cherchant moi-même dans le pays où on avait faussement prétendu qu’elle s’était montrée. Mais ces bagatelles et d’autres pareilles ne doivent avoir pour vous, auprès de ce que vous savez maintenant, que bien peu ou point d’intérêt.

Jusqu’à présent, c’est le plus amicalement du monde que j’ai voulu vous écrire. Mais je ne saurais clore ma lettre sans ajouter ici un mot de remontrance sérieuse, et même de reproche, directement à votre adresse.

Dans le cours de l’entrevue personnelle que vous avez eue avec moi, vous avez fait une audacieuse allusion à l’apparentage de ma défunte fille, du côté paternel, comme si cet apparentage pouvait faire l’effet d’un doute. Ceci était, de votre part, une haute inconvenance, et fort peu digne d’un gentleman. Si jamais nous sommes destinés à nous revoir, veuillez vous rappeler, je vous prie, que je ne permets à personne de se jouer de ma réputation, et que (pour me servir d’une expression familière à mon ami le recteur) « l’atmosphère morale de Welmingham ne doit être souillée par aucune espèce de conversation obscène. » Si vous vous permettez de douter que mon mari fût le père d’Anne Catherick, vous me faites, personnellement, l’insulte la plus grossière. Si vous avez jamais éprouvé, si vous éprouvez encore, à cet égard, une curiosité profane, laissez-moi vous recommander, dans votre propre intérêt, de la réfréner immédiatement et à jamais. De ce côté du tombeau, monsieur Hartright (quoiqu’il puisse advenir de l’autre), cette curiosité ne sera jamais satisfaite.

D’après ce que je viens de vous dire, peut-être regarderez-vous comme indispensable de m’adresser des excuses écrites. Faites-le ; je les recevrai volontiers. Ensuite, si vous désirez une seconde entrevue avec moi, je ferai un pas de plus, et je « vous » recevrai. Ma situation me permet seulement de vous inviter à prendre le thé, bien que, par ce qui vient d’arriver, elle n’ait empiré en aucune façon. J’ai toujours vécu, je crois vous l’avoir dit, en deçà des limites de mon revenu ; et j’ai assez économisé dans ces derniers vingt ans, pour m’assurer une véritable aisance pendant le reste de ma vie. Je n’ai pas l’intention de quitter Welmingham. Il est encore une ou deux petites victoires que je prétends gagner en cette ville. Le prêtre, vous l’avez vu, me salue ; mais sa femme, — car il est marié, n’est pas tout à fait aussi polie. Je me propose de me faire admettre dans la société de Secours mutuels, et j’entends ensuite que la femme du « clergyman » me fasse la révérence.

Si vous m’honorez de votre visite, tenez-vous pour dit, je vous prie, que notre conversation doit rouler exclusivement sur des sujets d’intérêt général. Toute allusion que vous feriez à cette lettre sera complètement inutile ; — je suis décidée à ne pas reconnaître l’avoir écrite. La preuve, je le sais, a disparu dans l’incendie ; néanmoins, j’aime mieux, si je me trompe, pécher par excès de précaution.

Ceci vous expliquera pourquoi aucun nom n’est ici mentionné, pourquoi aucune signature n’est apposée au bas de ces lignes. L’écriture est déguisée d’un bout à l’autre, et j’entends porter la lettre moi-même, en personne, de telle façon qu’il soit impossible d’en retrouver les traces jusque chez moi. Vous n’avez aucune raison valable pour vous plaindre de ces précautions, vu qu’elles n’affectent en rien les renseignements que je vous transmets ici, en considération de l’indulgence toute spéciale à laquelle vous avez droit de ma part. C’est à cinq heures et demie que le thé se sert chez moi, et mes rôties au beurre n’attendent personne.