La Femme en blanc/II/Relation de Heister Pinhorn

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 111-118).
Deuxième époque



Le récit est continué par divers.



I



RELATION DE HEISTER PINHORN, CUISINIÈRE DU COMTE FOSCO.


(Écrite sous sa dictée)


J’ai le regret de confesser que je n’ai jamais appris à lire ou à écrire. J’ai été toute ma vie une pauvre femme, travaillant dur, et j’ai garde toujours une bonne réputation. Je sais que c’est un méfait et un péché de dire des choses qui ne sont pas, et c’est ce que je me garderai bien de faire en cette occasion. Je dirai tout ce que je sais ; et je prie humblement le gentleman qui écrit ce que je dis de corriger mes fautes de langage à mesure que nous irons ; il voudra bien tenir compte de ce que je n’ai pas reçu d’éducation.

Dans le cours de l’été dernier, je me trouvais hors de condition (sans qu’il y eût de ma faute) ; et j’entendis parler d’une place, comme simple cuisinière, au no 5, Forest-Road, Saint-John’s Wood. Je pris la place à l’essai. Le nom de mon maître était Fosco. Ma maîtresse était Anglaise et « lady ». Il était comte, et elle était comtesse. Lorsque j’y entrai, une jeune fille s’y trouvait engagée comme servante pour tout faire. Elle n’était ni trop propre ni trop ordonnée, mais il n’y avait pas de vice chez elle. Elle et moi étions les seules domestiques de la maison.

Le maître et la maîtresse arrivèrent après que nous fûmes installées. Et, à peine arrivées, on nous dit, en bas, qu’on attendait quelqu’un de la campagne.

La personne qu’on attendait était la nièce de ma maîtresse, et on apprêta pour la recevoir la chambre à coucher du fond, au premier étage. Ma maîtresse m’avertit que lady Glyde (ainsi s’appelait cette personne) était dans un triste état de santé, et que j’aurais par conséquent à soigner tout particulièrement ma cuisine. Elle devait venir le jour même, pour autant que je m’en souvienne ; — mais, n’importe de quoi il s’agisse, ne vous fiez point trop, là-dessus, à ma mémoire. J’ai le regret de dire qu’il est assez inutile de me questionner sur les jours du mois, de la semaine, et le reste. Excepté les dimanches, les trois quarts du temps, je n’y prends pas garde, étant une femme qui travaille dur et qui n’a pas reçu d’éducation. Tout ce que je sais, c’est que lady Glyde arriva, et quand elle arriva, elle nous fit, ma foi, une belle peur. Je ne sais pas au juste comment monsieur la fit entrer dans la maison ; car, à ce moment, j’étais rudement occupée. Mais il l’amena dans l’après-midi, à ce que je crois. Ce fut la servante qui alla leur ouvrir la porte et qui les introduisit au salon. Elle n’était pas revenue depuis longtemps avec moi dans la cuisine, quand nous entendîmes, en haut, un tintamarre ; la sonnette du salon allait comme une folle, et la voix de madame appelait au secours.

Nous montâmes en courant toutes deux, et là, nous vîmes cette dame étrangère étendue sur le sofa, la figure toute blanche, comme celle d’un fantôme, les mains étroitement fermées, et la tête tirée en bas, d’un côté. Elle avait été prise d’une frayeur soudaine, à ce que disait ma maîtresse ; et monsieur disait, lui, qu’elle était tombée en convulsions. Étant celle qui connaissait le mieux le quartier, je courus dehors pour aller chercher le médecin le plus proche. Je devais d’abord aller chez Goodricke et Garth, qui travaillent ensemble comme associés ; ils jouissent d’une bonne réputation et d’une bonne clientèle ; du moins, l’avais-je entendu dire dans tout Saint-John’s Wood. M. Goodricke était chez lui, et s’en vint tout aussitôt avec moi.

Il se passa quelque temps avant qu’il pût se rendre bien utile. La pauvre lady tombait d’un accès dans l’autre, — et continua ainsi jusqu’à ce que, tout épuisée, elle devînt aussi maniable qu’un enfant nouveau-né. Alors nous la mîmes au lit. M. Goodricke alla chez lui chercher des remèdes et revint au bout d’un quart d’heure ou approchant. Outre les remèdes, il rapportait un morceau de bois d’acajou, creusé en dedans, et qui avait la forme d’une espèce de trompette ; après avoir attendu quelque temps, il en plaça un bout sur le cœur de la dame, appliqua son oreille à l’autre, et se mit à écouter avec soin.

Quand il eut fini, voilà qu’il dit à ma maîtresse, laquelle était dans la chambre : — Ceci est un cas très-grave, dit-il ; je vous recommande d’écrire immédiatement aux amis de lady Glyde… Ma maîtresse lui dit alors : — Est-ce que c’est une maladie de cœur ?… Et il répond : — Oui ; une maladie de cœur de l’espèce la plus dangereuse… Il lui dit ensuite exactement ce qu’il pensait que c’était, mais pour comprendre il fallait en savoir plus long que votre servante. Pourtant, je me rappelle bien qu’il finit en disant que, « ni son aide, ni celle d’aucun autre médecin ne pourrait, il le craignait bien, servir à grand’chose. »

Ma maîtresse prit ces mauvaises nouvelles plus tranquillement que monsieur. Ce dernier était une espèce d’homme âgé, gros et gras, qui nourrissait des oiseaux et des souris blanches, leur parlant comme à des enfants baptisés. Il semblait avoir grandement à cœur ce qui venait d’arriver : — Ah ! cette pauvre lady Glyde ! cette pauvre lady Glyde ! disait-il, — et il marchait à grands pas, tordant ses grosses mains, bien plus semblable à un comédien qu’à un gentleman. Pour une seule question que ma maîtresse posait au docteur sur les chances de guérison qu’avait encore la malade, monsieur en faisait au moins cinquante. Je déclare qu’il nous ennuyait tous, et quand il vint à se calmer enfin, il s’en alla dans le bout du jardin qu’il y a derrière la maison, cueillir de petits bouquets pour rire, qu’il me demandait de monter, et dont il voulait qu’on décorât la chambre de la malade, comme si cela eût pu lui faire le moindre bien ! J’imagine qu’il a dû avoir, par moments, quelque petite fêlure à la tête. Du reste, point mauvais maître : parlant toujours avec une civilité monstrueuse, et des manières tout à fait gaies, faciles et caressantes. Je le préférais de beaucoup à madame. Voilà ce qu’on appelle une dure maîtresse si jamais il en fut.

Aux approches de la nuit, la dame se ranima un peu. Elle avait été auparavant si fatiguée de ses convulsions, qu’elle ne bougeait plus ni pied ni patte, et ne disait rien à personne. Maintenant elle remuait dans le lit, et d’un air étonné regardait tantôt la chambre, tantôt nous. Bien portante, elle avait dû être une jolie femme, avec des cheveux blonds, les yeux bleus et tout ce qui s’ensuit. Son sommeil fut troublé pendant la nuit ; du moins à ce que me dit ma maîtresse, qui avait voulu rester seule auprès d’elle. Je ne montai qu’une fois, avant de m’aller coucher, désirant savoir si on avait besoin de moi ; dans ce moment-là, elle se parlait à elle-même d’une manière confuse et désordonnée. Elle semblait éprouver un extrême désir de s’entretenir avec quelqu’un qui était quelque part, bien loin d’elle. La première fois, je ne pus distinguer le nom ; et comme elle le répétait, monsieur vint toquer à la porte, avec sa poignée de questions habituelle et sa poignée de bouquets pour rire.

Quand je remontai, le lendemain matin, de bonne heure, la dame était de nouveau à bout de forces, et reposait dans une espèce de demi-sommeil. M. Goodricke amena son associé M. Garth, pour avoir ensemble une consultation. Ils dirent qu’à aucun prix il ne fallait troubler son repos. Retirés à l’autre bout de la chambre, ils firent cent questions à madame sur ce qu’avait été autrefois la santé de lady Glyde, et qui l’avait soignée ? et si elle avait eu jamais quelques longs et cruels chagrins ? Je me rappelle que madame répondit : « Oui » à cette dernière question. M. Goodricke alors regarda M. Garth en secouant la tête, et M. Garth secoua la tête en regardant M. Goodricke. Ils semblaient croire que le chagrin pouvait être pour quelque chose dans le mal que la dame avait au cœur. Pauvre créature ! il n’y avait qu’à la voir pour prendre en pitié ce pauvre corps si frêle ! En aucun temps, elle n’avait pu être que bien peu forte ; — bien peu forte, j’en mettrais ma main au feu.

Le même jour, un peu plus tard, quand elle se réveilla, la pauvre dame sembla tout à coup changée. On eût dit qu’elle allait beaucoup mieux. Du reste, on ne nous la laissa pas voir, ni à moi ni à la servante, pour ne pas la troubler par l’aspect de personnes étrangères. Ce fut mon maître qui me dit qu’elle allait mieux. Ce changement l’avait mis d’une humeur charmante, et, du jardin il était venu regarder à la fenêtre de la cuisine, déjà coiffé pour sortir, de son grand chapeau blanc à larges bords.

— Ma brave dame, me disait-il, lady Glyde va mieux. J’ai l’esprit un peu plus à l’aise qu’il n’était, et je vais dérouiller mes grosses jambes moyennant une petite promenade d’été. Me donnerez-vous quelque ordre à porter ? Me chargez-vous de quelque emplette, ô reine des cordons bleus ? et que fabriquez-vous là, s’il vous plaît ? Une belle tarte pour le dîner ? Force croûte, je vous prie, — force croûte bien croquante, ma chère, qui fonde et s’émiette délicieusement dans la bouche !… — Telles étaient ses manières. Il avait plus de soixante ans, et il raffolait de pâtisserie. Vit-on jamais chose pareille ?

Le médecin revint dans la matinée, et s’assura par lui-même que lady Glyde s’était réveillée en meilleur état. Il nous défendit de lui parler et même de la laisser nous adresser la parole, si, par hasard, elle y était disposée ; ajoutant qu’il fallait, avant tout, la tenir tranquille et la faire dormir le plus possible. Elle ne semblait pas avoir grande envie de causer lorsque je la vis, — si ce n’est la nuit d’avant, et alors, comme on l’a vu, je ne pus saisir ce qu’elle disait. — Elle avait l’air trop complètement abattue pour cela. M. Goodricke n’était pas, à beaucoup près, aussi rassuré que monsieur sur le compte de la pauvre dame. En descendant il ne dit rien, si ce n’est qu’« il repasserait vers les cinq heures. »

Il était à peu près cela (et monsieur n’était pas encore rentré à la maison), lorsqu’on sonna très-fort de la chambre à coucher, et madame accourut sur le palier, me priant d’aller chercher M. Goodricke et de lui dire que la malade s’était évanouie. J’avais déjà mis mon chapeau et mon châle, lorsque, par bonne chance, le docteur lui-même vint faire à la maison la visite qu’il avait promise.

Je lui ouvris et montai avec lui. — Lady Glyde était comme à son ordinaire, lui dit ma maîtresse sur le seuil de la porte ; elle était éveillée, et regardait autour d’elle avec une étrange expression d’abattement désolé, quand je l’ai entendue pousser une espèce de demi-cri, et à l’instant même elle s’est trouvée mal…

Le docteur s’avança vers le lit et s’approcha de la malade. Au premier regard qu’il jeta sur elle, il prit un air très-sérieux, et posa la main sur le cœur de la pauvre dame.

Ma maîtresse avait les yeux fixés sur le visage de M. Goodricke ; — Elle n’est pas morte ? dit-elle à voix basse, et prise d’un tremblement soudain de la tête aux pieds.

— Si, répondit le docteur, très-tranquille et très-grave. Elle est morte… Je craignais qu’elle ne passât ainsi, tout à coup, lorsque hier j’auscultai son cœur…

Tandis qu’il parlait, madame se reculait du lit et continuait à trembler : — Morte ! murmurait-elle, se parlant à elle-même ; morte si brusquement ! morte sitôt ! Que dira le comte ?…

M. Goodricke lui conseilla de descendre et de se calmer un peu. — Vous êtes restée sur pied toute la nuit, lui dit-il, et vous avez les nerfs très-ébranlés. Cette personne, continua-t-il, parlant de moi, cette personne demeurera dans la chambre jusqu’à ce que j’aie pu envoyer l’assistance nécessaire…

Madame fit ce qu’il voulait. — Il faut que je prépare le comte, disait-elle, il faut que je le prépare avec beaucoup de ménagements… Ce fut ainsi qu’elle nous quitta, tremblant de la tête aux pieds ; et elle descendit au rez-de-chaussée.

— Votre maître est étranger, me dit M. Goodricke, quand ma maîtresse fut sortie. Connaît-il les formalités de la déclaration mortuaire ? — Je ne saurais vous le dire au juste, répondis-je, mais je pense que non… Le docteur réfléchit une minute, et il dit ensuite : — D’ordinaire, je ne fais pas de ces choses-là ; mais il se peut, dans ce cas particulier, que j’épargne beaucoup de trouble à la famille en faisant moi-même enregistrer la mort. D’ici à une demi-heure, je passerai devant le bureau du district, et rien ne sera plus simple que d’y entrer. Dites, s’il vous plaît, que je m’en charge. — Oui, monsieur, lui repartis-je, et avec nos remerciements, bien sûr, pour la bonté que vous avez eue d’y songer. — Cela ne vous contrarie pas de rester ici jusqu’à ce que je puisse vous envoyer la personne qui doit vous remplacer ? me dit-il. — Non, monsieur, répondis-je, je resterai jusqu’alors avec cette pauvre dame. Je suppose, ajoutai-je, qu’on ne pouvait rien faire de plus que ce qui a été fait ? — Non, dit-il, rien au monde. Elle a dû souffrir beaucoup avant que je l’aie vue : le cas était désespéré lorsqu’on m’a fait venir. — Ah ! mon Dieu, il faut bien en arriver là tôt ou tard, n’est-ce pas, monsieur ? lui dis-je… Il ne répondit rien à ceci, et semblait n’avoir pas grande envie de causer. Il me dit simplement : — Bonjour !… et s’en alla.

À partir de ce moment, je restai au chevet du lit jusqu’à ce que fût arrivée la personne envoyée par M. Goodricke, suivant sa promesse. Le nom de cette personne était Jane Gould. Je lui trouvai l’air d’une femme très-respectable. Elle ne fit aucune observation, si ce n’est pour dire qu’elle s’entendait bien à son affaire, et qu’elle en avait déjà « encaissé » pas mal depuis qu’elle était au monde.

Je ne saurais dire comment monsieur reçut la nouvelle, quand elle lui fut donnée pour la première fois, attendu que je n’étais pas là. Lorsque je le vis, il en avait l’air tout accablé, voilà qui est sûr. Il était assis dans un coin, ses grosses mains sur ses gros genoux, la tête baissée, les yeux hagards. Il ne semblait pas aussi chagrin qu’effarouché, abasourdi, par ce qui venait d’arriver. Ma maîtresse régla tout ce qu’il y avait à faire pour les funérailles. Elles doivent avoir coûté pas mal d’argent : le cercueil, en particulier, était magnifique. Le mari de la défunte se trouvait alors, à ce qu’on nous dit, en pays étranger. Mais ma maîtresse (qui était la tante de l’infortunée lady) décida, d’accord avec des amis qu’elle avait à la campagne (dans le Cumberland, à ce que je crois), qu’elle serait enterrée là, dans la même tombe que sa mère. Je répète que tout fut fait très-largement par rapport aux funérailles, et monsieur alla lui-même assister à l’enterrement qui se faisait à la campagne. Il avait grand air, dans son deuil complet, avec sa grosse face solennelle, ses larges crêpes et sa démarche lente ; — oh ! quant à ça, il l’avait !

Pour conclure, voici comment je réponds aux questions qu’on me pose :

1. — Que ni moi ni d’autres domestiques ne vîmes jamais notre maître donner lui-même à lady Glyde une médecine quelconque.

2. — Que jamais, pour autant que je puisse savoir ou croire, il n’est demeuré seul dans la chambre avec lady Glyde.

3. — Que je ne suis pas à même de dire ce qui causa la frayeur soudaine dont lady Glyde se trouva saisie, selon ma maîtresse, au moment où elle arriva pour la première fois dans la maison. La cause de cette frayeur ne nous fut jamais expliquée, ni à moi ni à ma compagne de service.

L’attestation ci-dessus a été lue, devant moi, d’un bout à l’autre. Je n’ai rien à y ajouter, rien à en retrancher. Je le dis sous mon serment de femme chrétienne : ceci est la vérité.

(Ici se trouve, pour servir de signature, la croix faite par Hester Pinhorn.)

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