La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/03

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 281-302).
Deuxième époque — Marian Halcombe


III


« 16 juin. » — Il me faut, avant de m’aller coucher, ajouter encore quelques lignes à notre chronique de ce jour.

Environ deux heures après que sir Percival se fût levé de table pour aller recevoir dans la bibliothèque son « soliciter, » M. Merriman, je sortis de chez moi toute seule pour aller faire un tour dans les plantations. Comme j’arrivais au dernier palier, la porte de la bibliothèque s’ouvrit, et les deux gentlemen en sortirent. Jugeant à propos de ne pas les déranger en me montrant sur l’escalier, j’attendis, pour descendre, qu’ils eussent traversé le vestibule. Bien qu’ils se parlassent avec une certaine précaution, les mots échangés entre eux étaient articulés assez nettement pour arriver jusqu’à moi.

— Tranquillisez-vous, sir Percival ! disait l’homme de loi ; tout cela dépend de lady Glyde…

J’avais déjà repris le chemin de ma chambre, où je comptais rentrer pour deux ou trois minutes encore, lorsque le nom de Laura, ainsi prononcé par un étranger, m’arrêta sur place. Je sais qu’il est très-mal, très-peu honorable d’écouter aux portes. Mais où est donc la femme, — et je dirai parmi les meilleures, — qui puisse régler sa conduite d’après les principes abstraits de l’honneur, quand ces principes lui montrent un chemin absolument opposé à celui où l’appellent et ses affections les plus profondes et les intérêts légitimes qui en dérivent.

J’écoutai donc ; et, dans des circonstances identiques, vraiment oui, j’écouterais encore ! J’écouterais, l’oreille collée au trou de la serrure, si je ne pouvais me tirer d’affaire autrement.

— Vous comprenez bien, sir Percival ? continua l’avocat. Lady Glyde devra signer son nom en présence d’un témoin, — de deux témoins, si vous y voulez mettre encore plus de forme, — et ensuite, posant son doigt sur le sceau, elle aura ces paroles à prononcer : « Je délivre ceci, comme un acte émané de moi. » Si cette petite cérémonie s’exécute d’ici à huit jours, l’arrangement aura complètement réussi, et nous serons au bout de nos peines ; sinon…

— Que voulez-vous dire avec votre « sinon ? » demanda sir Percival, d’un ton irrité. S’il « faut » que la chose se fasse, elle se fera… Je vous en réponds, Merriman.

— À merveille, sir Percival, à merveille ; mais, en toutes transactions, il est deux alternatives ; et nous aimons assez, nous autres gens d’affaires, à les envisager toutes deux avec assurance. Si quelque circonstance extraordinaire faisait échouer l’arrangement, peut-être amènerais-je nos gens à se contenter de billets à trois mois. Mais, à l’échéance, comment ferions-nous les fonds ?

— Au diable les billets !… Il n’y a qu’une manière de se procurer de l’argent, et c’est ainsi, je vous le répète, que nous l’obtiendrons… Un verre de vin, Merriman, avant de partir ?

— Bien obligé, sir Percival ; je n’ai pas un moment à perdre pour profiter du train montant… Aussitôt l’arrangement conclu, veuillez, je vous prie, m’en informer… et vous n’oublierez pas les précautions dont je vous parlais ?…

— Cela va sans le dire. Voici le « dog-cart » qui vous attend à la porte. Mon groom va vous jeter à la station, dans un clin d’œil… Benjamin, vous entendez ? grandes allures de casse-cou… En place !… Si M. Merriman manque le train, vous êtes cassé aux gages… Tenez-vous ferme, Merriman, et si vous chavirez, fiez-vous au diable qui ne laisse pas volontiers périr ses enfants !…

Avec ces paroles en guise de bénédictions d’adieu, le baronnet tourna sur ses talons et rentra dans la bibliothèque.

Je n’en avais pas entendu long ; mais le peu qui avait frappé mes oreilles suffisait pour m’inquiéter. Le « quelque chose » qui était arrivé, c’était trop évidemment un embarras pécuniaire des plus sérieux ; et sir Percival, pour s’en tirer, n’avait à compter que sur Laura. La perspective de la voir compromise dans les difficultés qui, secrètement, assiégeaient son mari, produisit en moi, une véritable consternation, sans nul doute aggravée par mon ignorance des affaires, et aussi par la défiance bien positive que m’inspirait sir Percival. Au lieu de sortir comme je l’avais d’abord résolu, je me rendis immédiatement chez Laura pour lui faire part de ce que je venais d’entendre.

Elle reçut avec un sang-froid fait pour me surprendre cette communication peu rassurante. Elle en sait évidemment, sur le caractère et les embarras pécuniaires de son mari, plus que je ne l’avais soupçonné jusqu’à présent.

— C’est bien là ce que j’ai redouté, me dit-elle, quand j’ai entendu parler de ce gentleman inconnu qui, venu en notre absence, a refusé de laisser son nom.

— Qui donc alors avez-vous pensé que c’était ? lui demandai-je.

— Quelqu’un envers qui sir Percival a contracté de lourdes obligations, répondit-elle, et le même pour le compte de qui M. Merriman est venu ici aujourd’hui.

— Avez-vous une idée de ce que peuvent être ces obligations ?

— Non ; je n’ai eu là-dessus aucun détail.

— Vous ne signerez rien, Laura, sans y avoir regardé de près.

— Certainement non, Marian. Tout ce que je pourrai faire, sans me nuire ou nuire aux miens, je le ferai pour « lui » venir en aide, — et cela, ma sœur chérie, afin de rendre aussi douce et aussi heureuse que possible l’existence que vous et moi nous sommes appelées à passer ensemble. Mais je ne ferai rien, à l’aveugle, dont je puisse quelque jour avoir honte. Ne parlons plus de tout ceci, maintenant. Vous avez votre chapeau sur la tête ; — si nous allions promener nos rêveries dans l’enclos, pendant le reste de l’après-midi ?…

En quittant le château, nous nous dirigeâmes vers les ombrages les plus voisins.

Arrivées à une clairière, parmi les arbres plantés devant la maison, nous y trouvâmes le comte Fosco se promenant de long et large sur le gazon, et se grillant aux rayons du soleil de juin, en ce moment dans toute leur force. Un chapeau de paille à larges bords, garni d’un ruban violet, protégeait son front. Son corps énorme était revêtu d’une blouse bleue que décorait sur la poitrine un interminable enlacement de broderies blanches, et une large ceinture de maroquin rouge marquait à peu près la place où la taille avait dû se trouver jadis. Des pantalons de nankin, dont l’extrémité inférieure était également surchargée de broderies au crochet, et des pantoufles de cuir violet complétaient son costume. Il chantait la fameuse ariette du « Barbier de Séville », avec ces enroulements de vocalises dont un gosier italien peut seul se permettre les prodigieuses arabesques, tout en s’accompagnant de cette espèce de guitare qu’on appelle « concertina », et dont il jouait avec une espèce d’extase, tantôt les bras en l’air, tantôt la tête rejetée en arrière, ou penchée sur l’épaule, comme une sainte Cécile grasse déguisée en homme : « Figaro si ! Figaro là ! Figaro sù ! Figaro giù ! » chantait le comte, tenant élégamment sa concertine à longueur de bras, et saluant de côté avec la grâce agile, la désinvolture d’un Figaro de vingt ans.

— Je vous garantis, Laura, que cet homme sait quelque chose des difficultés où se trouve sir Percival, dis-je, tandis que, de loin, nous rendions au comte sa gracieuse révérence.

— D’où vous vient cette idée ? me demanda-t-elle.

— Sans cela, répliquai-je, aurait-il su que M. Merriman est le « solicitor » de sir Percival. D’ailleurs, quand nous sommes sortis du « lunch », il m’a dit, sans la moindre question de ma part, qu’il était arrivé quelque chose. Soyez sûr qu’il en sait là-dessus plus long que nous.

— Si cela est, ne l’interrogez pas ! Ne le mettez pas en tiers dans nos confidences !

— Vous semblez, Laura, nourrir contre lui une répugnance bien déterminée… Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il dit pour la mériter ?

— Rien, Marian ; au contraire, il n’est pas de bontés, d’attentions qu’il n’ait eues pour moi pendant le voyage qui nous a ramenés ici. Plus d’une fois, même, il a su réprimer, avec toute sorte d’adresse et d’égards pour moi, les vivacités auxquelles sir Percival se laisse quelquefois emporter. Peut-être lui en veux-je, au fond, d’avoir sur mon mari une influence si supérieure à la mienne. Peut-être mon orgueil souffre-t-il de tout devoir à son intervention. Ce que je puis dire, c’est qu’il me déplaît…

Le reste du jour et la soirée se sont passés sans trop d’agitation. Le comte et moi jouions les échecs. Il m’a laissé poliment gagner les deux premières parties : puis, voyant que sa tactique ne m’échappait point, il s’est excusé de sa courtoisie inopportune, et, en dix minutes, j’étais échec et mat. Sir Percival n’a pas, de toute la soirée ; fait allusion à la visite de son avocat. Mais, soit à cause d’elle, soit pour toute autre raison, il s’était fait en lui un changement qui n’avait rien de fâcheux. Il s’est montré aussi poli, aussi prévenant pour nous tous qu’il l’était à Limmeridge, naguère, pendant son noviciat conjugal ; il a même montré envers sa femme tant de bonté, un zèle si attentif, que madame Fosco en personne, toute froide et réservée qu’elle est, n’a pu s’empêcher de le regarder avec un grave étonnement. Que veut dire ceci ? Je crois que je le devine ; je tremble que Laura ne soit aussi pénétrante, et je suis sûre que le comte Fosco sait, là-dessus, à quoi s’en tenir. Plus d’une fois, dans le cours de la soirée, j’ai surpris sir Percival qui le regardait, comme cherchant sur sa physionomie un signe d’approbation.

« 17 juin. » — Journée remplie d’événements. Je souhaite, et bien ardemment, n’avoir point à ajouter : remplie de malheurs.

Sir Percival, au déjeuner, est resté tout aussi muet que la veille sur ce mystérieux « arrangement » (comme dit l’homme de loi), qu’on tient suspendu sur nos têtes. Une heure après, cependant, il entra tout à coup dans la pièce destinée aux réceptions du matin, et où nous étions, sa femme et moi, nos chapeaux sur la tête, attendant madame Fosco pour sortir avec elle. Sir Percival s’enquit de l’endroit où il pourrait trouver le comte.

— Nous l’attendons, lui dis-je, d’ici à quelques instants.

— Le fait est, continua sir Percival, qui allait et venait par la chambre avec une sorte de trépidation nerveuse, le fait est que j’aurai tout à l’heure besoin de Fosco et de sa femme, dans la bibliothèque, pour une pure formalité d’affaires ; Laura, je réclamerai aussi votre présence, une minute ou deux tout au plus… Il s’arrêta, et parut remarquer, pour la première fois, notre toilette de promenade.

— Ne faites-vous que rentrer ? demanda-t-il, ou bien alliez-vous sortir ?

— Nous pensions tous aller au lac, ce matin, dit Laura. Mais si vous avez quelqu’autre arrangement à proposer…

— Non, non, interrompit-il en tout hâte. Mon affaire peut très-bien attendre… Après le lunch ou après le déjeuner, peu m’importe… Vous avez donc tous projeté d’aller au lac ?… C’est une idée, cela… Donnons-nous une matinée de bon temps ; je serai volontiers des vôtres…

Il n’y avait pas à se méprendre sur son attitude, alors même qu’on eût pu méconnaître ce qu’il y avait de contraire à sa nature dans cette facile subordination de ses plans et de ses projets aux convenances d’autrui, telle qu’il venait de l’exprimer en parole. Il était évidemment soulagé de trouver sur sa route un prétexte d’ajournement pour cette « formalité d’affaires » qui, disait-il, devait s’accomplir dans la bibliothèque. Lorsque je tirai de tout ceci la conclusion la plus naturellement indiquée, Je sentis, pour ainsi dire, mon cœur s’abîmer au-dedans de moi.

Le comte et sa femme, en ce moment, vinrent nous rejoindre. La dame tenait à la main la blague à tabac brodée de monsieur son mari, et la provision de papier qui alimentait son incessante manufacture de cigarettes. Le gentleman, en blouse et en chapeau de paille, comme à l’ordinaire, portait sa cage pagode aux couleurs brillantes, laquelle renfermait ses chères souris blanches, et il leur souriait, ainsi qu’à nous avec une sérénité caressante tout à fait irrésistible.

— Si vous êtes assez bonnes pour me le permettre, disait le comte, j’emmènerai ma petite famille que voici, — mes jolies souricelles innocentes, — pour leur faire un peu prendre l’air avec nous. Il y a des chiens dans le château, et puis-je, en vérité, laisser à la merci des chiens ces pauvres orphelines blanches ?… Ah ! jamais, jamais !

À travers les fils de fer de la pagode, il adressa un gazouillement paternel à ces « petites orphelines, » et nous quittâmes le château pour nous rendre au lac.

Une fois dans la plantation, sir Percival s’écarta de nous. Un des traits de son humeur inquiète est précisément de quitter, en pareille occasion, les personnes qu’il accompagne, et de s’employer, une fois seul, à se tailler des cannes sur les arbres parmi lesquels ils chemine. On dirait qu’il prend plaisir à couper, à émonder sans rime ni raison. Il a rempli le château de bâtons ainsi fabriqués, dont aucun, je pense, ne lui a servi deux fois. Celui qu’il rapporte a déjà perdu toute sa valeur à ses yeux, et il ne s’agit plus que de le remplacer.

Il nous rejoignit près de l’ancien embarcadère. Je veux reproduire ici la conversation qui suivit, une fois que nous y fûmes installés, exactement comme elle eut lieu. En ce qui me concerne, cette conversation a eu quelque importance, car elle m’a disposée à me défier sérieusement de l’influence que le comte Fosco exerçait jusqu’à présent sur ma manière de voir et de sentir. Je m’en défendrai, dorénavant, aussi résolument que possible.

La petite hutte en ruines pouvait nous contenir tous ; mais sir Percival resta au dehors, enjolivant son nouveau bâton avec sa serpette de poche. Nous étions toutes les trois assises, fort à notre aise, sur le grand banc. Ma sœur avait pris son ouvrage, et madame Fosco travaillait à ses cigarettes. Moi, comme d’ordinaire, je ne faisais rien. J’ai toujours été, je serai toujours d’une maladresse virile. Le comte, par manière de plaisanterie, avait choisi pour siège un trépied infiniment trop petit, et s’y balançait, le dos appuyé au mur, faisant craquer sous son poids, à chaque effort, la faible cloison. Il avait placé sur ses genoux la cage-pagode, et, comme d’ordinaire, laissait les souris lui courir sus en toute liberté. Ce sont de jolis petits animaux, et leur mine est tout à fait innocente ; mais, pour quelque raison que j’ignore, je n’aime pas à les voir courir ainsi sur un corps humain. Cette vue fait passer sur mes nerfs je ne sais quelle impression sympathique d’un effet bizarre ; elle évoque en moi d’effroyables idées de prisonniers mourant au fond d’un cachot, et sur le cadavre desquels viennent se repaître à loisir les hôtes rampants de l’obscur souterrain.

La matinée était nuageuse, et le vent soufflait ; aussi les rapides alternatives d’ombre et de soleil, à la surface du grand lac, augmentaient l’effet revêche et sombre de ce paysage désert.

— Il y a des gens qui trouvent ceci pittoresque, dit sir Percival, désignant de son bâton inachevé la perspective offerte à nos regards. J’estime tout simplement que c’est là une tache sur la propriété d’un honnête homme. À l’époque où vivait le père de mon grand père, le lac arrivait jusqu’au point où nous sommes. Regardez-le, maintenant ! il n’a nulle part quatre pieds de fond… Ce n’est plus qu’un vaste bourbier, semé çà et là de flaques d’eau. Plût à Dieu que j’eusse de quoi le drainer et y faire pousser du bois ! Mon intendant (la superstition le rend idiot) croit être sûr que ce lac est frappé d’anathème comme la mer Morte. Qu’en pensez-vous, Fosco ? L’endroit ne semble-t-il pas arrangé tout exprès pour un assassinat ?

— Y songez-vous, mon bon Percival ? répondit le comte avec l’accent du reproche. Qu’avez-vous donc fait de votre bon sens anglais ? L’eau est trop basse pour cacher le corps ; et il y a partout du sable où les pieds de l’assassin laisseraient leur empreinte. Bref, je n’ai jamais vu de site moins propice à… ce dont vous parliez.

— Niaiseries ! dit sir Percival, taillant et retaillant sa canne avec un redoublement d’ardeur. Vous savez parfaitement ce que je veux dire. L’aspect désolé du paysage, — l’isolement profond de ces lieux inhabités… Si vous voulez me comprendre, rien de plus facile ; si vous faites sourde oreille, je n’irai pas me fatiguer à vous expliquer ce que j’ai voulu dire.

— Et pourquoi vous fatiguer, demanda le comte, quand ce que vous avez voulu dire peut être expliqué par le premier venu ? Si un imbécile voulait commettre un meurtre, votre lac lui donnerait immédiatement dans l’œil. Si c’était un homme avisé, votre lac serait le dernier endroit qu’il voulût choisir. N’est-ce point là ce que vous vouliez dire ? S’il en est ainsi, vous voyez que l’explication ne demandait pas longtemps. Recevez-la, Percival, avec la bénédiction de votre dévoué Fosco…

Laura leva sur le comte ses yeux où perçait un peu trop la répugnance naturelle qu’il lui inspire ; mais il était si occupé de ses souris, qu’il n’y prit seulement pas garde.

— Je suis fâchée, dit-elle, de voir rattacher à cet aspect de notre lac solitaire une aussi épouvantable idée que celle du meurtre. Que si le comte Fosco, de plus, tenait à classer les assassins par catégories, il me semble qu’il a été malheureux dans le choix de ses expressions. Les traiter seulement « d’imbéciles », c’est leur témoigner une indulgence à laquelle ils n’ont aucun droit, et les qualifier d’hommes avisés implique une contradiction manifeste. J’ai toujours ouï dire que les vrais sages sont invariablement bons, et qu’ils ont nécessairement horreur du crime.

— Voilà, ma chère lady, s’écria le comte, voilà ce que j’appelle d’admirables sentences ; et je me souviens de les avoir vues, tracées en bien beaux caractères, sur les cahiers d’écriture, à la première ligne de chaque page. Disant ces mots, il leva sur la paume de sa main, jusqu’à hauteur de visage, une de ses souris blanches, et l’interpellant par un de ces caprices qui lui sont familiers : — Ma jolie petite scélérate aux dehors candides, lui dit-il, profitez s’il vous plaît, de cette haute moralité. Une souris vraiment sage, vous l’avez entendu, est en même temps une souris vraiment bonne. Faites part de ceci à vos compagnes, je vous en supplie ; et qu’il ne vous arrive plus jamais de mordiller les barreaux de votre cage !

— Il est très-facile, reprit courageusement Laura, de ridiculiser toute chose au monde. Mais ce qui ne vous sera pas si aisé, comte Fosco, c’est de me signaler un homme sage qui ait été, en même temps, un grand criminel…

Le comte secoua ses massives épaules, et sourit à ma sœur le plus amicalement possible.

— Parfaitement vrai ! dit-il. Le crime de l’imbécile est celui qu’on découvre ; et le crime du sage est celui qu’on ne découvre pas. Si donc je m’avisais de citer un exemple, il ne saurait être celui d’un sage, et mon argument pécherait par la base. Décidément, chère lady Glyde, votre infaillible bon sens britannique l’emporte sur ma subtilité italienne. Cette fois, miss Halcombe, n’est-ce pas à mon tour d’être échec et mat ?

— À vos pièces, Laura ! dit en ricanant sir Percival, qui, de la porte, suivait ce petit débat. Dites-lui, maintenant, que « le crime lui-même fait découvrir le crime ». Encore une morale de maître d’écriture, qu’on va vous servir, Fosco !… Le crime faisant découvrir le crime. La bonne plaisanterie !

— Je crois que cela est vrai, dit Laura tranquillement.

Sir Percival poussa un éclat de rire si violent, si peu courtois, qu’il nous fit tous tressaillir, — et le comte un peu plus fort que les autres.

— Je le crois aussi, dis-je pour venir au secours de Laura.

Sir Percival, que la remarque de sa femme avait si fort diverti sans qu’on sût pourquoi, fut pris, en face de la mienne, d’une colère également inexplicable. De son bâton neuf, il frappa le sable avec violence, et s’écarta brusquement de nous.

— Ce cher Percival ! s’écria le comte Fosco, le suivant d’un regard joyeux. Encore une victime du spleen britannique… Mais, chère miss Halcombe, chère lady Glyde, est-ce que réellement vous croyez au crime se dénonçant lui-même ?… Et vous, mon ange, continua-t-il en se tournant vers sa femme qui n’avait pas encore prononcé une parole, est-ce donc aussi votre avis ?

— J’attends quelques leçons de plus, répondit la comtesse qui semblait, par son accent froid et réprobateur, s’adresser particulièrement à Laura et à moi, — pour me hasarder à exprimer mon opinion devant des hommes si au courant de toutes choses.

— En vérité ! répondis-je. J’ai vu le temps, comtesse, où vous revendiquiez les droits de la femme, — et la liberté de nos opinions était, je crois, l’un d’eux.

— Comment envisagez-vous ce sujet, comte ? demanda madame Fosco, qui continuait tranquillement ses cigarettes, et ne sembla pas m’accorder la plus légère attention.

Le comte, d’un air pensif, passa deux ou trois fois son petit doigt potelé sur le dos d’une de ses souris blanches avant de répondre à cette question.

— Il y a de quoi s’émerveiller, dit-il enfin, quand on voit avec quelle facilité la société se console de ses pires maladies, au moyen du premier emplâtre venu. La machine fort compliquée qu’elle a construite pour la découverte du crime est d’une inefficacité misérable. — Eh bien ! trouvez seulement un beau petit dicton moral, affirmant que cette machine fonctionne à merveille, et, à partir de ce moment, personne ne s’aperçoit plus de ses défauts… Ah ! « les crimes se trahissent d’eux-mêmes ?… » Ah ! (c’est un autre dicton moral) « la victime dénonce l’assassin ?… » Eh bien, lady Glyde, demandez si cela est vrai aux « coroners » qui, dans nos grandes villes, sont chargés des instructions criminelles… Demandez-le, miss Halcombe, aux secrétaires des sociétés d’assurances sur la vie. Lisez vos feuilles publiques. Dans le petit nombre de faits qui arrivent à y être mentionnés, ne trouvez-vous pas des exemples de gens assassinés sans que les meurtriers aient été découverts ? Multipliez, maintenant, les incidents dont on parle par ceux dont on ne parle pas, et les cadavres retrouvés par ceux qui ont à jamais disparu ; à quelle conclusion arriverez-vous ? À celle-ci, sans nul doute : il y a des criminels insensés que l’on découvre ; il y a des criminels bien avisés qui échappent à la justice. Crime caché ou crime découvert, à quoi cela revient-il ? À une lutte d’habileté entre la police d’une part, et un particulier de l’autre. Lorsque le criminel est un imbécile, ignorant et brutal, la police, neuf fois sur dix, gagne la partie. Quand le criminel est, au contraire, un homme intelligent, développé par l’éducation, ferme et résolu, la police perd neuf fois sur dix. Généralement, si la police gagne, on fait bruit de l’événement, et il arrive jusqu’à vous. Tout aussi généralement, si la police perd, elle se tait, et vous n’entendez parler de quoi que ce soit. C’est sur cette base vacillante que repose la confortable maxime : « Le crime se dénonce lui-même !… » Les crimes que vous connaissez, à la bonne heure ; mais les autres ?…

— Terriblement vrai ! joliment raisonné ! cria une voix qui partait du seuil de la hutte. Sir Percival avait recouvré son égalité d’âme, et nous était revenu « incognito » pendant que nous écoutions le comte.

— Il se peut, dis-je, qu’il y ait là-dedans quelques vérités ; il se peut aussi qu’elles soient présentées avec beaucoup d’art. Mais je ne vois pas, je l’avoue, pourquoi le comte Fosco dépenserait tant d’exaltation à célébrer la victoire du criminel sur la société ; je ne vois pas, non plus, en quoi ceci peut lui valoir de tels applaudissements.

— Vous entendez, Fosco ? demanda sir Percival. Croyez-moi, faites la paix avec votre aimable auditoire. Dites-lui que « la vertu est une belle chose… » Vous aurez du succès, je vous en réponds…

Le comte se mit à rire, en dedans et sans bruit, et deux souris blanches, perdues sous son gilet, prenant peur de l’espèce de convulsion volcanique qui soulevait au-dessous d’elles cette montagne de chair, s’élancèrent précipitamment de leur abri pour se réfugier dans leur cage.

— À ces dames, mon bon Percival, de me communiquer leurs idées sur la vertu, dit ensuite le comte. Leur autorité sur ce point vaut mieux que la mienne ; elles savent en effet ce que c’est que la vertu, et moi je l’ignore absolument.

— Vous l’entendez ? dit sir Percival. N’est-ce pas terrifiant ?

— Ce n’est que vrai, répondit tranquillement le comte. Je suis un cosmopolite, et j’ai rencontré dans ma vie tant d’espèces de vertu, fort différentes les unes des autres, que je suis un peu embarrassé, à l’âge que j’ai, de décider quelle est la bonne, quelle est la mauvaise. Ici, en Angleterre, il existe une vertu ; là-bas, en Chine, il y en a une autre. John Englishman prétend que sa vertu est la véritable ; John Chinaman ne veut reconnaître que la sienne. Quand j’ai dit « oui » à l’un, ou « non » à l’autre, je me trouve aussi embarrassé vis-à-vis de l’homme chaussé de bottes à tiges, que vis-à-vis de l’homme orné d’une queue… Ah ! ma jolie petite souricelle ! Allons, venez me baiser ! Quelles sont donc vos idées particulières, ô ma mignonne, sur ce que doit être un homme vertueux ? C’est un homme qui vous tient au chaud et vous nourrit bien, n’est-ce pas ? — Excellente notion après tout ; car au moins est-elle intelligible.

— Arrêtons-nous un moment, comte, interrompis-je. Si j’accepte votre parallèle, je revendiquerai comme incontestable une vertu qui existe en Angleterre et qui n’existe pas en Chine. Les autorités chinoises font mettre à mort des gens innocents, sous les prétextes les plus frivoles. En Angleterre, nous sommes affranchis de toute barbarie de ce genre, — nous ne commettons pas de si effroyables crimes, nous abhorrons de tout notre cœur l’homme qui prodigue le sang humain.

— Vous avez raison, Marian, dit Laura. Votre pensée est juste, et vous l’avez bien rendue.

— Laissez, je vous prie, développer la pensée du comte, dit madame Fosco avec une politesse raide. Vous vous convaincrez, mes jeunes amis, que jamais il ne parle, « lui » sans avoir d’excellentes raisons à l’appui de tout ce qu’il peut dire.

— Merci, mon ange ! répondit le comte. Un bonbon vous plairait-il ?… Il tira de sa poche, à ces mots, une belle petite boîte d’incrustations, et la posa toute ouverte sur la table. — Chocolat à la vanille ! criait cet homme impénétrable, faisant sonner gaiement les bonbons dans la boîte, et saluant à la ronde… offert par Fosco, en hommage à la société charmante qui l’entoure.

— Soyez assez bon pour continuer, cher comte, lui dit sa femme, avec une rancunière allusion à ma petite personne. Faites-moi le plaisir de répondre à miss Halcombe.

— Miss Halcombe est irréfutable, répartit l’Italien, avec sa courtoisie ordinaire ; — c’est-à-dire sur le terrain qu’elle a choisi. Oui ! j’en tombe d’accord avec elle, John Bull abhorre les crimes de John Chinaman. Il n’y a pas au monde de vieux gentleman plus prompt à signaler les défauts de son voisin, ni de vieux gentleman plus lent à reconnaître ses propres défauts. Est-il cependant si supérieur en ses mœurs au peuple dont il accuse la moralité ? La société anglaise, miss Halcombe, se fait la complice du crime aussi souvent qu’elle s’en montre l’ennemie. Mon Dieu ! oui… Le crime, en ce pays, est exactement ce qu’on le voit ailleurs… il profite, autant qu’il lui peut nuire, à l’homme qui le commet et aux gens qui dépendent de cet homme. Le plus grand coquin sert à faire vivre sa femme et ses enfants. Pire il s’est montré, plus il attire sur lui vos sympathies. Ses vices aussi lui profitent directement. Un débauché prodigue, qui emprunte sans cesse, obtiendra de ses amis beaucoup plus que le rigoriste contraint pour la première fois, sous le coup des nécessités les plus pressantes, de demander aux siens quelque assistance. Dans le premier cas, les amis de l’emprunteur trouvent la chose toute simple, et prêtent volontiers. Dans le second, ils sont tout surpris, et ils hésitent. La prison où le coquin achève sa carrière est-elle donc un endroit beaucoup moins confortable que la « maison de travail » où l’honnête homme malheureux termine la sienne ? Lorsqu’un philanthrope « à la Howard » veut soulager la misère, il va la chercher au fond des cachots où souffre le crime, — mais non dans les huttes et les misérables cabanes où la vertu pâtit tout autant. Quel est le poëte anglais à qui a été accordée la sympathie la plus universelle ? — celui que prennent le plus volontiers pour sujet, et les écrivains à grands sentiments, et les peintres qu’on appelle pathétiques ? C’est ce charmant jeune homme qui débuta dans la vie par un faux, et sortit de la vie par un suicide, — l’aimable, le romantique, l’intéressant Chatterton. De deux pauvres couturières affamées, laquelle réussira mieux, — celle qui résiste à la tentation et reste honnête, ou celle qui succombe à la tentation et commet un vol ? Vous savez toutes, mesdames, que le vol enrichira la seconde de ces deux femmes ; il rendra son nom populaire, d’un bout à l’autre des Trois-Royaumes, lesquels sont charitables et généreux ; et la voilà secourue pour avoir violé un commandement, alors que, si elle l’eût fidèlement gardé, on l’aurait laissée mourir de faim… Ici, gentille souris à moi ! Hop ! presto ! passez !… Je vous transforme en une respectable lady. Faites halte, ma chère sur la paume de cette grande et grosse main, puis prêtez l’oreille !… Vous épousez, souris, l’homme pauvre dont vous êtes éprise ; une moitié de vos amis prend pitié de vous, l’autre moitié vous censure aigrement. Maintenant, tout au contraire, vous vous vendez contre beaux deniers comptants, à un homme dont vous ne vous souciez guère ; tous vos amis, alors, entonnent un cantique de joie ; un ministre du culte sanctionne avec empressement l’infamie de ce marché, le plus vil qui se puisse conclure ici-bas ; il vous sourit ensuite, il vous complimente à votre table, si vous avez eu la politesse de l’inviter à déjeuner… Hop ! presto ! passez !… redevenez souris, je vous ôte la parole ; car si vous restez plus longtemps lady, vous allez me dire que « la société abhorre le crime », et alors, ô souris, je douterai que vos yeux et vos oreilles vous servent à quelque chose… N’est-ce pas, lady Glyde, que je suis un méchant homme ? Je dis tout haut ce que les autres se contentent de penser ; et lorsque le reste du monde s’accorde sans mot dire pour accepter le masque à titre de visage, c’est ma main, cette main téméraire, qui déchire le carton rebondi, et montre au-dessous les os décharnés qu’il recouvrait. Avant de me faire encore plus de tort dans votre estime, je me lèverai sur ces grosses jambes d’éléphant dont le ciel m’a pourvu, et j’irai prendre un peu l’air de mon côté. Chères ladies, pour parler comme votre Shéridan, je m’en vais — et vous laisse ma réputation à exploiter…

Il se leva, posa la cage sur la table, et s’arrêta un moment à compter les souris qu’elle renfermait : — Une, deux, trois, quatre… Ah ! s’écria-t-il avec un regard épouvanté, où peut-être, au nom du ciel, la cinquième ? — la plus jeune, la plus blanche, la plus aimable de toutes, — ma souris Benjamine, enfin ?…

Ni Laura ni moi, n’étions en ce moment très-disposées à la plaisanterie. Le cynisme transparent du comte nous avait révélé un nouvel aspect de son organisation morale qui répugnait également à toutes les deux. Mais il était impossible de tenir devant le désespoir comique d’un si gros homme, motivé par la perte d’une si petite souris. Nous rîmes donc, en dépit de nous-mêmes ; et quand madame Fosco se leva, nous donnant l’exemple, pour vider la hutte et permettre à son mari d’y fouiller dans les plus petits coins, nous nous levâmes aussi pour la suivre dehors.

Avant que nous eussions fait trois pas, l’œil alerte du comte avait découvert la souris égarée, sous le siège que nous venions d’occuper. Il écarta le banc, prit le petit animal dans sa main ; et ensuite, s’arrêtant tout à coup à genoux, se mit à regarder, avec une attention particulière, un endroit du sol qui était immédiatement sous ses yeux.

Quand il se releva, sa main tremblait si fort, qu’il put à peine mettre la souris en cage, et sur toute sa figure une pâleur livide s’était répandue.

— Percival ! disait-il à voix basse, Percival, venez ici !…

Sir Percival, depuis dix minutes, ne faisait pas attention à aucun de nous. Il était uniquement occupé à tracer des chiffres sur le sable, et à les effacer ensuite avec la pointe de son bâton.

— Qu’avez-vous, à présent ? demanda-t-il, entrant négligemment sous le vieil embarcadère.

— Est-ce que vous ne voyez rien, là ? dit le comte, qui d’une main l’avait saisi au collet par un mouvement nerveux, et de l’autre, lui montrait l’endroit voisin de celui où il avait trouvé la souris.

— Je vois beaucoup de sable sec, répondit sir Percival, et, tout au milieu, comme une tâche de boue.

— Ce n’est pas de la boue, murmura le comte, qui venait de porter brusquement son autre main au collet de sir Percival, et dans son agitation le secouait assez fort : — c’est du sang !…

Laura était assez près pour saisir ce dernier mot, si bas qu’il eût été prononcé. Elle se retourna vers moi, et son regard exprima la terreur.

— Niaiseries, lui dis-je, ma chère enfant ! Vous auriez tort de vous alarmer… Ce sang est tout bonnement celui d’un pauvre petit chien égaré…

La surprise fut générale, et les regards de chacun, dirigés vers moi, semblaient m’interroger.

— Comment le savez-vous ? demanda sir Percival, parlant le premier.

— J’ai trouvé ici ce chien à l’agonie, lui répondis-je, le jour même où vous êtes tous arrivés de l’étranger. La pauvre bête s’était fourvoyée dans la plantation, et votre garde lui avait tiré un coup de fusil.

— À qui était ce chien ? continua sir Percival. Pas à moi j’imagine ?

— Avez-vous essayé de sauver le pauvre animal ? demanda Laura, vivement intéressée. Bien certainement, Marian, vous aurez tenté de le guérir ?

— Oui ! dis-je ; la femme de charge, et moi nous avons fait de notre mieux ; — mais la blessure était fort grave, et le chien est mort dans nos mains.

— À qui ce chien ? reprit sir Percival, réitérant sa question avec un peu d’impatience. Était-ce un des miens ?

— Non, il ne vous appartenait pas.

— À qui, alors ? La femme de charge le savait-elle ?…

Au moment où il m’adressait cette question, je me souvins du désir exprimé par mistress Catherick à la femme de charge, et dont celle-ci m’avait fait part, — qu’on voulût bien tenir cachée à sir Percival la visite faite par elle à Blackwater-Park ; aussi commençais-je à craindre qu’il ne fût indiscret de répondre. Mais, dans mon désir d’apaiser l’alarme générale, je m’étais laissée emporter trop loin pour revenir sur mes pas, du moins sans courir le risque d’éveiller des soupçons qui peut-être empireraient les choses. Il n’y avait donc plus qu’à m’expliquer immédiatement, et sans tenir compte des résultats.

— Certainement, dis-je. La femme de charge le savait. Elle m’a conté que c’était le chien de mistress Catherick…

Sir Percival était jusqu’alors resté, avec le comte Fosco, dans le fond de la hutte, tandis que je lui répondais, du dehors, par la porte ouverte. Mais, au moment même où le nom de mistress Catherick eut franchi mes lèvres, il écarta rudement le comte, et vint se placer en face de moi, debout, en pleine lumière.

— Comment la femme de charge en est-elle venue à savoir que c’était le chien de mistress Catherick ? demanda-t-il, fixant ses yeux sur les miens, et fronçant les sourcils avec une attention irritée, qui, tout en me causant une espèce d’effroi, m’impatientait aussi quelque peu.

— Elle le savait, dis-je assez calme, parce que mistress Catherick avait amené ce chien.

— Amené ?… Où l’amenait-t-elle ?

— Chez vous, je pense.

— Et que diable venait faire chez moi mistress Catherick ?…

L’accent qu’il donnait à cette question me blessa plus encore que la manière dont il l’avait rédigée. Je tâchai de lui faire sentir qu’il venait de manquer à la politesse la plus vulgaire, en m’écartant de lui sans ajouter un mot.

Dès mon premier pas, la main caressante du comte se posa sur l’épaule de sir Percival, et la voix mielleuse du comte s’entremit pour le calmer :

— Doucement, mon cher ! — doucement, je vous prie !…

Sir Percival roulait encore de tous côtés ses regards les plus farouches. Le comte ne fit qu’en sourire, et renouvela l’application du calmant.

— De la douceur, mon bon ami ! — De la douceur, au nom du ciel !…

Sir Percival hésita, — me suivit à quelques pas — et, non sans me surprendre beaucoup, m’adressa des excuses.

— Je vous demande bien pardon, miss Halcombe, disait-il ; je suis un peu mal en train depuis quelque temps, et je crains d’avoir les nerfs agacés. Mais je voudrais bien savoir ce qui a pu motiver la visite de mistress Catherick. Quand donc est-elle venue ? N’a-t-elle vu que la femme de charge ?

— Autant que j’ai pu le savoir, répondis-je, elle n’a vu personne autre…

Le comte s’entremit de nouveau.

— En ce cas, dit-il, pourquoi ne pas questionner la femme de charge ? Pourquoi ne pas remonter, Percival, à la véritable source des informations ?

— C’est vrai, dit sir Percival. La femme de charge est tout naturellement la première qu’on doive interroger. Il est stupide à moi de ne pas y avoir pensé sur-le-champ…

À ces mots, il nous quitta sans retard pour retourner au château.

Le motif de l’intervention du comte, qui m’avait intriguée tout d’abord, se révéla dès que sir Percival eut tourné les talons. Le comte avait une foule de questions à me poser, et sur mistress Catherick, et sur les causes de sa visite à Blackwater-Park, pour lesquelles la présence de son ami l’aurait gêné. Mes réponses furent aussi brèves que la politesse le permettait, — car j’avais déjà résolu d’éviter tout ce qui pourrait amener de près ou de loin, un échange de confidences entre le comte Fosco et moi. Laura, cependant l’aida sans le vouloir à tirer de moi tout ce que je savais, en m’adressant elle-même des questions qui ne me laissaient d’autre alternative que de lui répondre ou de lui apparaître, rôle très-peu enviable et très-faux, comme la gardienne des secrets de sir Percival. L’issue de tout ceci fut qu’en moins de dix minutes, le comte en savait autant que moi sur mistress Catherick et les incidents qui nous ont si étrangement mis en rapport avec sa fille Anne, depuis l’époque où Hartright la rencontra jusqu’à la présente journée.

L’effet que mes renseignements eurent sur lui m’apparut sous un point de vue assez curieux.

Si intimement qu’il connaisse sir Percival, et si au courant qu’il semble être de ses affaires privées, il n’en sait pas plus long que moi, j’en suis sûre, au sujet de la véritable histoire d’Anne Catherick. Le mystère encore impénétré qui se rattache à cette infortunée devient à mes yeux doublement suspect, par la conviction absolue où je suis maintenant, que sir Percival l’a tenu caché à son plus intime ami dans ce bas monde. Il était impossible de se méprendre à l’ardente curiosité que trahissaient l’attitude et la physionomie du comte pendant qu’il absorbait, pour ainsi dire, avec avidité, chaque parole tombée de mes lèvres. On est curieux, je le sais, de bien des manières ; — mais il n’y a pas deux interprétations à la curiosité qui vous prend à court et vous fait perdre contenance ; or, si je l’ai jamais lue sur un visage humain, c’est en ce moment sur celui du comte.

Tandis que les questions et les réponses se succédaient, nous nous en revenions à pas lents le long de la plantation. Dès que nous eûmes regagné le château, le premier objet que nous aperçûmes au pied du perron fut le « dogcart » de sir Percival, auquel on avait déjà mis le cheval, et que surveillait un groom en jaquette d’écurie. S’il fallait en croire cette apparition inattendue, l’interrogatoire de la femme de charge avait déjà produit d’importants résultats.

— Voilà un beau cheval, mon ami, dit le comte, s’adressant au groom avec la plus engageante familiarité ; serait-ce que vous allez le sortir ?

— Pas moi, monsieur, répondit cet homme, jetant un coup d’œil sur sa jaquette, et fort surpris, bien évidemment, que le comte pût la confondre avec une livrée. Mon maître conduit lui-même.

— En vérité, dit le comte, je m’étonne qu’il se donne cette peine, quand il vous a sous la main… Va-t-il donc fatiguer ce joli cheval, si bien tenu, si élégant, en lui faisant faire aujourd’hui une longue course ?

— Je ne sais pas, monsieur, répondit l’homme ; sauf votre respect, monsieur, ce cheval est une jument. Nous n’avons pas, dans toutes nos écuries, une bête aussi courageuse. Son nom, monsieur, est « Brown-Molly » ; elle va tant que ses jambes la portent. Ordinairement sir Percival prend « Isaak-d’York » pour les petites courses…

— Et, pour les longues, cette courageuse « Brown-Molly » dont le poil a tant d’éclat ?

— Oui, monsieur.

— Inférence logique, miss Halcombe, continua le comte, qui s’était vivement retourné pour m’adresser la parole ; sir Percival, aujourd’hui, ne va pas dans le voisinage…

À ceci je ne répondis point. J’avais, pour ma part, des conclusions à tirer de ce qui s’était passé devant moi. Or, je ne voulais pas en faire part au comte Fosco.

« Dans le Cumberland, me disais-je intérieurement, sir Percival a fait une longue course pédestre, à cause d’Anne, pour aller questionner les fermiers de Todd’s-Corner. Aujourd’hui qu’il est dans le Hamsphire, va-t-il donc faire une longue course en voiture, toujours à cause d’Anne, pour aller questionner mistress Catherick à Welmingham ?… »

Nous entrâmes tous au château. Comme nous traversions le vestibule, sir Percival sortit de la bibliothèque et vint à notre rencontre. Il avait l’air pressé, inquiet ; il était fort pâle ; mais, malgré tout, quand il nous adressa la parole, il y mit ses formes les plus courtoises.

— Je suis désolé, commença-t-il, d’avoir à vous quitter aujourd’hui… une longue course en est cause, une affaire que je ne puis remettre. Je serai revenu demain de bonne heure ; mais, avant de partir, j’aimerais assez à régler cette petite formalité dont je vous ai entretenus ce matin. Voulez-vous, Laura, passer dans la bibliothèque ? Cela ne vous prendra guère qu’une minute ou deux… Affaire de pure forme… Comtesse, puis-je aussi vous déranger. La comtesse et vous Fosco, m’êtes nécessaires pour légaliser une signature, — et rien de plus… Veuillez entrer, nous aurons bientôt fini !…

Tandis qu’ils défilaient l’un après l’autre, il tenait la porte ouverte ; puis, passant le dernier, il la referma doucement.

Je demeurai pendant la minute qui suivit, seule et debout, dans le vestibule ; mon cœur battait vite ; et j’avais l’esprit rempli d’anxiétés. Enfin, je m’acheminai vers l’escalier, et remontai lentement chez moi.