La Femme en blanc/II/Frederick Fairlie

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 31-56).
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Première époque


Le récit est continué par Frédérick Fairlie
Esq. de Limmeridge-House[1]


I


Un grand malheur de ma vie, c’est que personne ne veuille me laisser tranquille. Pourquoi, — je le demande à un chacun, — pourquoi donc me tourmenter ? Personne ne répond à cette question ; et personne ne me laisse tranquille. Parents, amis, étrangers, semblent tous se donner le mot pour me contrarier. Et qu’ai-je fait, cependant ? Je me le demande, je le demande à Louis, mon domestique, au moins cinquante fois par jour : — Qu’ai-je fait, voyons ? Voyons ! Ni lui, ni moi, ne saurions le dire. Voilà qui est fort extraordinaire !

Le dernier ennui dont on m’ait régalé c’est d’être appelé à écrire ce récit. Fait-on écrire des récits à un homme aussi tourmenté par ses nerfs ? Lorsque j’oppose cette objection si raisonnable, on me dit que certains événements très-sérieux, relatifs à ma nièce, se sont produits avec ma participation personnelle, et que, par cette raison, je suis plus à même que personne de les raconter exactement. On me menace, si je me refusais à l’effort que l’on m’impose ainsi, de conséquences auxquelles je ne puis seulement songer sans me sentir complètement abattu. Il est vraiment inutile de me menacer ainsi. Démantelé, comme je le suis, par mes infirmités et mes troubles de famille, je ne saurais opposer aucune résistance. Si vous insistez, prenant sur moi des avantages qui n’ont rien d’équitable, je dois céder immédiatement. J’entreprendrai donc (sauf protestation) de me rappeler ce que je pourrai, et de rédiger mes souvenirs (toujours sauf protestation) ; quant à ce que je ne puis ni me rappeler ni écrire, Louis se le rappellera et l’écrira pour moi. Ce n’est qu’un imbécile, et je ne suis qu’un infirme ; aussi commettrons-nous très-probablement, à nous deux, toutes sortes de bévues. Que cela est humiliant !

On me prescrit de me remémorer les dates. Juste ciel ! C’est la première fois de ma vie que je prends cette peine. Comment se fait-il que j’y sois réduit, à l’âge que j’ai ?

J’ai questionné Louis. Il n’est pas tout à fait si bête que je l’avais cru jusqu’ici. Il se rappelle, à une ou deux semaines près, la date de l’événement ; — et je me rappelle le nom de la personne. La date, donc, devait être vers la fin de juin ou le commencement de juillet ; quant au nom (selon moi remarquablement vulgaire), c’était celui de Fanny.

Ainsi, à la fin de juin ou au commencement de juillet, j’étais étendu, suivant ma coutume, parmi les divers objets d’art que j’ai réunis autour de moi pour améliorer, s’il se peut, le goût de mes barbares voisins. Autant vaut dire que j’avais fait placer sous mes yeux les photographies de mes tableaux, de mes gravures et de mes médailles, que je compte offrir un de ces jours (les photographies, entendons-nous bien ; car l’imperfection de la langue anglaise allait me faire radoter), — offrir à l’Institut de Carlisle (quel horrible endroit !) dans le but de perfectionner le goût des membres associés. (Goths et Vandales depuis le premier jusqu’au dernier !) On pourrait supposer qu’un « gentleman » en voie de conférer un véritable bienfait national à ses compatriotes, devait être le dernier « gentleman » de ce bas-monde que l’on viendrait inhumainement tracasser de difficultés privées et d’affaires de famille. Erreur complète, je vous assure, en ce qui me concerne.

J’étais donc là, étendu parmi mes trésors artistiques, et ne demandant qu’à passer une matinée paisible. Puisque une matinée paisible m’était nécessaire, je devais naturellement m’attendre à voir arriver Louis qui, effectivement, envahit mon cabinet. Il était parfaitement naturel de lui demander en vertu de quel infernal caprice il se permettait d’entrer sans que je l’eusse sonné. Rarement il m’arrive de jurer (c’est une habitude si vulgaire !) mais Louis m’ayant répondu par une grimace, j’imagine qu’il était fort simple de l’envoyer au diable pour une pareille impertinence. Dans tous les cas, c’est ce que je fis.

Ce traitement rigoureux, je l’ai remarqué, rappelle invariablement à elles-mêmes les personnes placées sur les bas degrés de l’échelle sociale. Il rendit à Louis la conscience de lui-même. Ce garçon eut l’obligeance d’en finir avec ses grimaces, et de m’informer qu’une « jeune personne » était à la porte, demandant à me voir. Il ajoutait, avec cet odieux bavardage qui est le propre de nos serviteurs, que cette jeune personne s’appelait Fanny.

— Qui est Fanny ?

— C’est, monsieur, la femme de chambre de lady Glyde.

— Quelle affaire peut avoir avec moi la femme de chambre de lady Glyde ?

— C’est une lettre, monsieur…

— Prenez-la !

— Elle refuse, monsieur, de la remettre entre d’autres mains que les vôtres.

— Et de qui est cette lettre ?

— De miss Halcombe, monsieur…

Des que j’entendis le nom de miss Halcombe, je me résignai. C’est une habitude que j’ai prise de céder toujours à miss Halcombe. L’expérience m’a prouvé que je m’épargne ainsi beaucoup de tapage. Je cédai encore, en cette occasion. Chère Marian !

— Faites entrer la femme de chambre de lady Glyde, Louis… Mais, un moment ! ses souliers craquent-ils ?…

Cette question m’était imposée. Des souliers qui craquent me bouleversent pour tout le reste du jour. J’étais résigné à recevoir la jeune personne, mais nullement à me laisser bouleverser par le craquement de ses souliers. Il y a des limites à tout, même à ma patience.

Louis m’affirma positivement qu’on pouvait compter sur les souliers en question. Je fis un signe de la main. La jeune personne fut introduite. Est-il nécessaire de dire qu’elle révélait son embarras intime en fermant la bouche et en respirant fortement par le nez ? Pour quiconque a étudié la nature féminine dans les rangs inférieurs de la société, cette remarque est à coup sûr inutile.

On me permettra de rendre justice à cette enfant. Ses souliers ne craquaient point. Mais pourquoi les jeunes personnes en condition transpirent-elles toutes des mains, plus ou moins ? Pourquoi ont-elles toutes de gros nez et des joues à pommettes saillantes ? et pourquoi leurs visages manquent-ils presque tous de ce qu’un sculpteur appellerait « un coup de ciseau », principalement au coin des paupières ? Je ne suis pas assez fort pour réfléchir bien profondément par moi-même sur quelque sujet que ce soit. Mais j’en appelle aux gens dont c’est le métier : pourquoi n’y a-t-il pas une certaine variété dans l’espèce des « jeunes personnes » ?

— Vous avez pour moi une lettre de miss Halcombe ? Mettez-la sur la table, je vous prie, et ne renversez rien !… Comment se porte miss Halcombe ?

— Très-bien. Je vous remercie, monsieur.

— Et lady Glyde ?…

Je ne reçus aucune réponse. Le visage de la jeune personne demeura plus ébauché que jamais, et, Dieu me pardonne ! je crois qu’elle se mit à pleurer. Je vis, du moins, quelque chose d’humide autour de ses yeux. Étaient-ce des pleurs ou de la transpiration ? Louis (que je viens de consulter) incline à penser que c’étaient des pleurs. Il est de la même classe qu’elle, et doit s’y connaître mieux que moi. Convenons que c’étaient des pleurs.

À moins que les procédés raffinés de l’art ne leur ôtent toute ressemblance avec la nature, j’ai contre les pleurs des objections formelles. Au point de vue de la science, ils constituent, purement et simplement, ce qu’on appelle une sécrétion. Or, si je puis comprendre qu’une sécrétion soit bonne ou mauvaise pour la santé, il m’est impossible de deviner l’intérêt qu’elle peut avoir dans l’ordre sentimental ou passionnel. Mes préventions à ce sujet tiennent peut-être à ce que mes sécrétions, à moi, se font assez mal. Mais peu importe. Je me conduisis en cette occasion avec tous les égards, toute la sensibilité imaginables. Je fermai les yeux, et je dis à Louis :

— Tâchez de savoir au juste ce qu’elle veut dire !…

Louis tâcha de comprendre ; la jeune fille tâcha de s’expliquer. Ils ne réussirent qu’à s’embrouiller l’un et l’autre de telle façon que, — la reconnaissance m’oblige à cet aveu, — ils me procurèrent un véritable amusement. Je les enverrai chercher, j’imagine, quand je me sentirai disposé à la tristesse.

Je viens de communiquer à Louis cette bonne idée. Chose singulière, elle semblait l’avoir un peu décontenancé !… Le pauvre garçon !

On ne s’attend pas, très-certainement, à ce que je reproduise, dans l’anglais même de mon valet suisse, l’explication que donnait de ses pleurs la femme de chambre de ma nièce. Voilà qui serait manifestement impossible. Mais je parviendrai, peut-être, à faire connaître mes impressions et mes sentiments. Cela ne doit-il pas suffire ? Pour l’amour de Dieu, qu’on réponde affirmativement là-dessus !

Cette fille, je crois, commença par me dire (Louis était son truchement) qu’elle avait quitté, sur l’ordre de son maître, le service de sa maîtresse. (Remarquez, en passant, l’étrange inconséquence de la jeune personne. Était-ce ma faute, à moi, si elle avait perdu sa place ?) Après son renvoi, elle était allée coucher à l’auberge. (Je ne tiens pas d’auberge, et dès lors pourquoi me faire part de ce détail ?) Entre six et sept heures, miss Halcombe était venue lui dire adieu, et lui avait remis deux lettres dont l’une pour moi, l’autre pour un gentleman de Londres. (Je ne suis pas un gentleman de Londres, — au diable le gentleman en question !) Elle avait soigneusement placé les deux lettres dans son corsage. (En quoi son corsage me regarde-t-il ?) Elle s’était trouvée, miss Halcombe une fois partie, dans un tel état de chagrin, qu’elle n’avait pu ni boire ni manger avant que le temps fût presque venu de se mettre au lit, et alors, c’est-à-dire à neuf heures environ, elle avait pensé qu’une tasse de thé lui ferait plaisir. (En quoi suis-je responsable, moi, de ces fluctuations vulgaires qui commencent par un grand désespoir pour finir par une tasse de thé ?) Elle venait « d’échauder » la théière (je cite mot pour mot la version de Louis, qui prétend savoir ce que ce mot veut dire, et ne demande qu’à l’expliquer ; mais, par principe, je rejette bien loin ce commentaire) ; elle venait donc d’échauder la théière, lorsque la porte s’ouvrit, et la pauvre fille fut tout « interloquée » (encore un mot d’elle, et parfaitement inintelligible, cette fois, pour Louis comme pour moi-même), par l’apparition, dans le salon de l’auberge, de « Sa Seigneurie » la comtesse. J’ai un vrai plaisir à donner ici, textuellement, le titre nobiliaire de ma sœur, d’après la femme de chambre de ma nièce. Cette pauvre chère sœur est tout bonnement une femme très-ennuyeuse, épousée jadis par un étranger quelconque. Résumons-nous ! la porte s’ouvre, « Sa Seigneurie » la comtesse apparaît dans le salon, et la jeune personne demeure interloquée. Circonstances tout à fait remarquables !

Avant d’aller plus loin, force m’est de me reposer un peu. Lorsque je serai resté quelques minutes étendu, les yeux fermés, et quand Louis aura frotté d’eau de Cologne mes pauvres tempes endolories, peut-être serai-je en état de continuer.

Sa Seigneurie la comtesse…

Non. Je puis bien continuer, mais non pas assis. Je vais m’étendre de nouveau, et dicter. Louis a un accent effroyable ; mais il sait la langue, et peut l’écrire à peu près correctement. Comme cela se trouve !

Sa Seigneurie la comtesse expliqua son apparition imprévue dans l’auberge, en disant à Fanny qu’elle était venue lui apporter une ou deux petites commissions oubliées, en ce moment de hâte, par miss Halcombe. La jeune personne attendit dès lors, avec une certaine inquiétude, que ces messages lui fussent communiqués, mais la comtesse parut peu disposée à traiter ce sujet (cela ressemble bien aux ennuyeuses façons de ma sœur), avant que Fanny eût pris son thé. En ceci, Sa Seigneurie montra une bonté, des attentions surprenantes (voilà, par exemple, qui ne ressemble guère à ma sœur). — « Je suis sûre, ma pauvre enfant, disait-elle, que vous devez avoir grand besoin de prendre quelque chose. Les commissions, mieux que vous, peuvent attendre. Allons, allons ! s’il faut absolument ceci pour vous mettre à votre aise, je ferai moi-même le thé ; j’en prendrai même une tasse avec vous… » Telles furent, je crois, les propres paroles que la jeune personne, dans un état d’excitation remarquable, répétait d’après ma sœur. Quoi qu’il en soit, la comtesse insista pour faire le thé ; puis elle alla, dans son humilité fastueuse, jusqu’à s’en servir une tasse pendant qu’elle forçait la jeune fille, par ses instances, à en prendre une autre. Fanny but le thé ; puis, d’après son propre récit, « fêta cette solennelle occasion, cinq minutes plus tard, en perdant complètement connaissance pour la première fois de sa vie. » Ce sont encore ses propres paroles que je cite. Louis croit qu’elles furent accompagnées d’une nouvelle sécrétion de pleurs, plus abondante que les premières. Quant à moi, je n’en puis rien dire. L’effort que je faisais pour écouter, absorbant toutes mes facultés disponibles, j’avais naturellement refermé les yeux.

Où en étais-je donc ? Ah ! oui. — La jeune personne s’évanouit après avoir pris, avec la comtesse, une tasse de thé : circonstance qui eût pu m’intéresser si j’avais été son médecin ; mais, comme il n’en est rien, j’en fus ennuyé tout simplement. — Lorsqu’elle revint à elle-même, au bout d’une demi-heure, elle se retrouva étendue sur le sofa, sans autre compagnie que celle de la maîtresse d’auberge. La comtesse, trouvant qu’il était un peu tard pour demeurer plus longtemps dans le village, s’en était allée dès que la jeune fille avait donné signe de vie, et l’hôtesse avait eu la bonté de ramener Fanny jusque dans sa chambre.

Restée seule, elle avait fouillé dans son corsage (je déplore d’avoir à revenir une seconde fois sur ce détail par trop local), et là, elle avait trouvé les deux lettres parfaitement sauves, quoique singulièrement froissées. Elle avait eu, pendant la nuit, quelques étourdissements, mais s’était trouvée le matin en état de voyager. Elle avait mis à la poste la lettre adressée au gentleman de Londres (cet inconnu dont je n’ai que faire) ; puis, suivant de point en point ses instructions, elle me remettait en mains propres la seconde épître. Telle était la vérité simple ; et, bien qu’elle n’eût à se reprocher aucune négligence volontaire, elle avait l’esprit fort troublé ; elle sollicitait avec anxiété un mot d’avis. Arrivé là, Louis croit que les sécrétions reparurent. Cela est possible ; mais ce qui est beaucoup plus important à noter, c’est qu’en ce moment aussi je perdis patience ; j’ouvris les yeux et j’intervins pour mettre un terme à ce débordement de vulgaires discours.

— À quoi tout cela va-t-il ? demandai-je.

L’incongrue soubrette de ma nièce ouvrit de grand-yeux et demeura muette.

— Tâchez de me l’expliquer, dis-je à mon valet. Traduisez-moi, Louis, tout ce verbiage !

Louis entreprit de m’obéir et de traduire. Autant dire qu’il fut à l’instant même précipité dans un abîme sans fond, où la jeune personne se hâta de le suivre. Je ne me rappelle pas, en vérité, m’être jamais amusé comme à ce moment. Je les laissai se débattre dans leur trou aussi longtemps qu’ils me désopilèrent la rate. Quand ils eurent cessé de me divertir, je mis en jeu mon intelligence et les ramenai au bord du puits.

Inutile de dire que mon intervention me permit, après un délai raisonnable, de tirer au clair le commentaire embrouillé de la jeune personne.

Je découvris que le trouble de son esprit tenait à l’impossibilité où elle s’était trouvée, grâce aux incidents dont elle m’avait donné le détail, de recevoir ces messages supplémentaires que miss Halcombe lui faisait passer par l’entremise de ma sœur. Elle craignait qu’ils ne fussent très-essentiels pour les intérêts de sa maîtresse. Elle serait allée les chercher à Blackwater-Park le soir même, ou même dans la nuit, sans la peur que lui faisait sir Percival ; et aussi les recommandations expresses de miss Halcombe, relativement au train du matin, qu’il ne fallait manquer à aucun prix, l’avaient empêchée de passer un jour de plus à l’auberge. Elle s’inquiétait fort à l’idée que ce malheureux évanouissement la ferait accuser de négligence par sa maîtresse, et me priait, en toute humilité, de lui dire s’il était à propos qu’elle envoyât à miss Halcombe, par écrit, ses explications et ses excuses, en lui demandant les instructions supplémentaires qu’elle pouvait avoir à lui donner, pour le cas où il serait encore temps de les lui transmettre à nouveau dans une lettre.

Je ne m’excuserai pas de ce dernier paragraphe si excessivement prosaïque. C’est en vertu d’un ordre exprès qu’il a été rédigé ainsi. Tout inexplicable que cela puisse paraître, il est des gens, présentement, pour lesquels ce que la femme de chambre de ma nièce me dit en cette occasion, a plus d’intérêt que ce que je dis moi-même à la femme de chambre de ma nièce. Perversion de goût véritablement amusante !

— Je vous serai fort obligée, monsieur, si vous aviez la bonté de me dire ce qu’il y a de mieux à faire, concluait la jeune personne.

— Laissez les choses au point où elles en sont, répondis-je, adaptant mon langage aux oreilles qui l’écoutaient. C’est mon invariable coutume de laisser les choses au point où elles en sont. J’ai dit… Est-ce tout ?

— Si vous pensez, monsieur, que je doive prendre, en écrivant, une liberté trop grande, il va sans dire que je ne m’y hasarderai pas. Mais j’ai tant à cœur de faire tout mon possible pour servir fidèlement ma maîtresse…

Les gens de la basse classe ne savent guère quand ou comment sortir d’une chambre. Ils ont presque toujours besoin, pour ceci, que leurs supérieurs leur viennent en aide. Je vis qu’il était grand temps de prêter à la jeune personne le secours dont elle avait besoin pour s’en aller. Deux simples paroles me suffirent, judicieusement choisies.

— Bonjour, mon enfant !…

Soit au-dehors, soit au-dedans de cette singulière jeune fille, quelque chose craqua tout à coup. Louis, qui la regardait (ce que je ne faisais point), dit qu’elle craque ainsi toutes les fois qu’elle fait la révérence. Coïncidence curieuse ! Sont-ce ses souliers, ses buscs ou ses os ? Louis croit que ce sont ses buscs. Voilà qui est bien particulier.

Dès qu’on m’eut laissé seul, je m’accordai un léger somme dont j’avais réellement besoin. Quand je me réveillai, la lettre de notre chère Marian tomba sous mes yeux. Si j’avais eu la moindre idée de ce qu’elle renfermait, je ne l’aurais certainement pas ouverte. Malheureusement pour moi, innocent de tout soupçon, je lus ce que m’écrivait Marian. Il n’en fallut pas davantage, et je me trouvai bouleversé pour le reste du jour.

Je suis, naturellement, une des créatures vivantes dont l’humeur est la plus facile ; — je fais des concessions à tout le monde, et ne m’offense de rien. Pourtant (j’ai déjà eu occasion de faire cette remarque), il y a des bornes à ma patience. En replaçant sur la table la lettre de Marian, je me sentais, — et me sentais à bon droit, — un homme victimé.

Je vais consigner ici une observation. Elle est, cela va sans le dire, applicable au très-sérieux sujet que nous traitons ; — sans quoi, je ne lui donnerais pas place dans mon récit.

Rien, à mon sens, ne met sous un jour plus vif et plus repoussant l’égoïsme odieux de la race humaine, que le traitement infligé, à tous les degrés de l’échelle sociale, par la classe des gens mariés à celle des célibataires. Quand une fois vous vous êtes montré assez réfléchi, assez sévère envers vous-même, pour refuser d’ajouter une famille de plus à une population déjà surabondante, vous êtes immédiatement signalé, par la vindicte de vos amis mariés, qui n’ont eu ni le même bon sens ni la même abnégation, comme le récipient naturel de presque tous leurs chagrins conjugaux, et l’ami officiel de tous leurs enfants. Les maris et leurs femmes « parlent » des soucis de l’hyménée ; mais ce sont les garçons, ce sont les filles qui en « supportent » le fardeau. Jugez-en d’après ce qui m’arrive. Je reste garçon, prudemment ; et mon pauvre bon frère, Philip, imprudemment se marie. Venant à mourir, que fait-il ? Il « me » lègue sa fille. C’est une douce enfant, j’en conviens. C’est, en même temps, une terrible responsabilité. Pourquoi me la mettre sur le dos ? Parce que, dans mon rôle inoffensif de célibataire, je suis tenu, paraît-il, de soulager de toutes leurs inquiétudes ceux de mes parents qui ont contracté mariage. De cette responsabilité que m’inflige mon frère, je me tire le mieux possible. Avec des embarras, des difficultés inouïes, je finis par marier ma nièce à l’homme que son père lui avait destiné. Ces deux époux ne s’entendent pas complètement, et cette mésintelligence a des conséquences fâcheuses. Que fait ma nièce de ces conséquences ? Elle les transfère sur ma tête. Pourquoi sur « ma » tête ? Parce que, dans mon rôle inoffensif de célibataire, je suis tenu à débarrasser mes parents mariés de toutes les inquiétudes qui leur incombent. Malheureux célibataires ! misérable nature humaine !

Parfaitement inutile de dire que la lettre de Marian renfermait des menaces à mon adresse. Tout le monde se croit en droit de me menacer. Point d’horreurs qui ne dussent tomber sur ma tête, promise aux dieux infernaux, si j’hésitais à faire de Limmeridge-House l’asile de ma nièce et de ses infortunes. Malgré tout, j’hésitais.

J’ai déjà dit que, jusqu’à ce moment, j’avais conservé l’habitude de céder à la chère Marian, pour éviter le tapage. Mais, dans cette occasion, les conséquences impliquées par la proposition irréfléchie qu’elle m’adressait, devaient naturellement m’arrêter. Si j’ouvrais les portes de Limmeridge-House à lady Glyde, en quête d’un asile, qui m’assurait contre l’arrivée de sir Percival Glyde, lancé à sa poursuite, et ressentant comme une injure la protection par moi donnée à sa femme ? Dans ce cours probable des événements, j’entrevoyais un si parfait labyrinthe d’anxiétés, que je me décidai à tâter le terrain avant de m’y engager. J’écrivis, en conséquence, à la chère Marian, la priant (elle qui n’avait pas de mari dont les réclamations fussent à craindre) de venir ici d’abord toute seule pour y causer à fond de l’affaire. Si elle parvenait à lever toutes mes objections, de manière à me satisfaire complètement, je l’assurais que j’aurais alors grand plaisir à recevoir sous mon toit notre douce Laura : — alors, mais pas autrement.

Je comprenais bien que cet ajournement de ma part devait, selon toute apparence, aboutir à faire arriver ici Marian, vertueusement indignée et tapant les portes. En revanche, l’autre manière de procéder pouvait amener chez moi sir Percival, tout aussi vertueusement indigné, lequel taperait les portes non moins fort ; entre ces deux indignations et ces deux remue-ménages, si je préférais ce qui venait de Marian, — c’est que j’étais fait à elle. En conséquence, je dépêchai ma réponse courrier par courrier. À tout événement elle devait me faire gagner du temps ; — et, miséricorde de moi ! n’était-ce pas déjà, pour commencer, un grand point ?

Lorsque je suis dans un état de prostration complète (ai-je dit que la lettre de Marian m’avait complétement mis à bas ?) il me faut au moins trois jours pour me relever. J’eus la bonhomie de compter sur trois jours de repos. Naturellement, je ne les eus pas.

Le courrier du surlendemain m’apporta une lettre fort impertinente, émanée d’un personnage avec lequel je n’avais eu jusque-là aucune sorte de rapports. Il se présentait comme l’associé gérant de notre homme d’affaires, — de ce bon vieux têtu de Gilmore, — et m’informait qu’il avait reçu, depuis peu, par la poste, une lettre dont l’adresse était de la main de miss Halcombe. L’enveloppe rompue, il avait reconnu, à sa grande surprise, qu’elle renfermait une simple feuille de papier blanc. Cette circonstance (elle lui suggérait, — ces esprits de légistes sont d’une inquiétude ! — que la lettre avait pu être l’objet de quelque fraude), cette circonstance suspecte l’avait déterminé à faire partir sur-le-champ un avis pour miss Halcombe, et il n’avait pas reçu la réponse qu’il attendait d’elle par le retour du courrier. Dans cette difficulté, au lieu d’agir en homme d’esprit et de laisser les choses à leur cours naturel, il avait eu l’absurde imagination, ainsi que le montrait sa lettre, de venir me tracasser, en m’écrivant pour s’informer de ce que je pouvais savoir à ce sujet. Eh ! que diable pouvais-je en savoir ? Pourquoi venir me mettre de moitié dans ses alarmes ? C’est en ce sens que je lui répondis. Ma lettre était des mieux affilées. Je ne crois pas avoir rien produit de plus finement tranchant en fait de style épistolaire, depuis que je signifiai son renvoi, par écrit à ce personnage si excessivement incommode, M. Walter Hartright.

Ma lettre produisit son effet. Je n’entendis plus parler de l’homme de loi.

Ceci n’était peut-être pas autrement surprenant. Mais ce qui fut réellement à noter, c’est qu’il ne me parvint aucune nouvelle lettre de Marian, et qu’aucun signe précurseur ne m’annonça son arrivée. Son absence imprévue me fit un bien miraculeux. Il était si calmant, si agréable d’en tirer cette conclusion (naturellement elle s’offrit à moi), que mes parents mariés étaient parvenus à se réconcilier. Cinq journées de tranquillité parfaite, de délicieux isolement, me rendirent tout à fait à moi-même. Le sixième jour, je me sentis assez fort pour envoyer chercher un photographe et lui faire continuer son travail, ces copies de mes trésors d’art que je compte offrir à notre chef-lieu de comté pour développer le goût public, je l’ai déjà dit, en ce pays de barbares. Je venais de le renvoyer dans son atelier, et commençais justement à m’amuser avec mes médailles, lorsque Louis apparut tout à coup, une carte au bout de ses doigts.

— Encore une jeune personne ? m’écriai-je. Je ne la veux point voir. Dans mon état de santé, les jeunes personnes ne me vont point. Dites que je n’y suis pas !

— Cette fois, monsieur, c’est un gentleman…

Naturellement, ceci faisait une différence. Je jetai les yeux sur la carte.

Bonté divine ! C’était l’étranger qu’a épousé mon ennuyeuse sœur ; c’était le comte Fosco !

Est-il nécessaire de dire quelle fut ma première impression, lorsque je déchiffrai la carte de mon visiteur. Non, bien certainement. Ma sœur ayant épousé un étranger, il n’y avait guère, pour un homme sensé, qu’une seule conjecture à former. Le comte, sans nul doute, venait m’emprunter de l’argent.

— Louis, hasardai-je, pensez-vous qu’il s’en irait si vous lui donniez cinq shillings de ma part ?…

Louis parut tout à fait choqué. Il m’étonna au delà de toute expression, en déclarant que le mari étranger de ma sœur avait une mise splendide et offrait l’image de la prospérité. Vu ces circonstances spéciales, ma première impression fut, jusqu’à un certain point, modifiée. J’admis, dès lors, comme à peu près certain, que le comte avait de son côté, quelques difficultés matrimoniales, et qu’il était venu, à l’instar du reste de la famille, pour m’en imposer le fardeau.

— A-t-il parlé de l’affaire qui l’amenait ? demandai-je.

— Le comte Fosco a dit qu’il était venu ici, monsieur parce que miss Halcombe se trouvait hors d’état de quitter Blackwater-Park…

Encore des inquiétudes, selon toute apparence. Pas précisément celles de cet homme, ainsi que je l’avais supposé, mais celles de la chère Marian. Des inquiétudes toujours, soit d’un côté, soit de l’autre. Hélas !

— Faites-le entrer ! soupirai-je avec résignation.

Le premier aspect du comte me mit réellement hors de moi. Sa prestance était d’une ampleur tellement inquiétante que, pour tout de bon, je tremblai. Il me parut inévitablement appelé à ébranler le parquet, à renverser de tous côtés mes trésors d’art. Ces deux craintes, pourtant, se trouvèrent chimériques. Le comte portait un frais costume d’été ; son attitude était délicieusement modeste et calme ; — il avait un charmant sourire. Le premier effet qu’il produisit sur moi, lui fut tout à fait favorable. L’aveu que je risque ici, — la suite des événements se chargera de le prouver, — ne fait pas un bien grand honneur à ma pénétration ; mais j’obéis à ma candeur naturelle, et, sans m’inquiéter des conséquences, je constate mon erreur.

— Permettez-moi, monsieur Fairlie, d’être moi-même mon introducteur, me dit-il, à peine entré. J’arrive de Blackwater-Park ; j’ai l’honneur et le bonheur d’être l’époux de madame Fosco. Je tirerai de cette circonstance l’unique avantage que je prétende lui devoir, en vous suppliant de ne pas m’accueillir tout à fait en étranger. Veuillez ne vous déranger en aucune façon ; — veuillez ne pas bouger de votre fauteuil !

— Vous êtes mille fois bon, répliquai-je. Que n’ai-je la force de me lever ? Charmé de vous voir à Limmeridge. Veuillez prendre vous-même le siège que je serais heureux de vous offrir.

— Je crains que vous ne soyez souffrant aujourd’hui, me dit le comte.

— Aujourd’hui comme toujours, lui répondis-je. Je ne suis guère qu’un faisceau de nerfs habillé en homme.

— J’ai approfondi dans mon temps maint et maint sujet, remarqua ce personnage éminemment sympathique, et entre autres, cette inépuisable matière des maladies névralgiques. Hasarderai-je une suggestion, bien simple en apparence, mais qui dérive des observations les plus profondes ? Permettez-vous que je modifie la quantité de lumière admise dans votre appartement ?

— Volontiers, moyennant que vous soyez assez bon pour n’en rien laisser arriver directement jusqu’à moi…

Il s’achemina vers la fenêtre. Quel contraste avec la chère Marian ! quelle modération, quel moelleux dans tous ses mouvements si bien calculés, si discrets !

— La lumière, ajouta-t-il sur ce ton de confidence intime qui plaît tant au pauvre malade, la lumière est la première des conditions essentielles au traitement. La lumière stimule, nourrit, conserve. Vous ne pouvez pas plus vous en passer, monsieur Fairlie, que si vous étiez une fleur… Remarquez bien !… Ici, où vous êtes assis, je ferme les volets pour maintenir le calme autour de vous. Là, où vous n’êtes point assis, je lève la persienne, et je laisse pénétrer le soleil qui donne la force. Alors même que vous ne pouvez la supporter, donnant sur vous, laissez entrer la lumière dans le lieu que vous habitez. La lumière, monsieur, est le décret fondamental de la Providence. Vous acceptez la Providence, sans nul doute, — avec quelques restrictions à vous personnelles. C’est aux mêmes conditions que je vous demanderai d’accepter la lumière…

Je trouvais tout ceci très-convaincant et très-obligeant. Il m’avait gagné, — par tout ce qu’il venait de dire relativement à la lumière ; il m’avait gagné, très-certainement.

— Vous me voyez confus, dit-il, en revenant à sa place ; sur ma parole, monsieur Fairlie, vous me voyez confus en votre présence…

— Désolé, je vous assure, qu’il en soit ainsi… Puis-je demander pourquoi ?

— Eh ! monsieur, comment pénétrer dans cette chambre, théâtre de vos souffrances, comment vous voir entouré de ces admirables objets d’art, sans découvrir que vous êtes un homme dont les sensations ont une susceptibilité tout exceptionnelle, dont les facultés sympathiques sont continuellement en jeu ? Comment méconnaître ceci, je vous le demande ?

Si j’avais eu la force de me tenir sur mon séant, je me serais certainement incliné ; ne l’ayant pas, je chargeai un sourire de mes remerciements. Cela suffisait, et de reste, car nous nous entendions l’un et l’autre à merveille.

— Suivez, je vous prie, la série de mes pensées, continua le comte. Me voici, moi, homme de raffinements sympathiques, en présence d’un autre homme doué comme je le suis moi-même. J’ai conscience d’une nécessité terrible qui va me contraindre à froisser, mortifier, lacérer ces délicates sympathies, par le récit d’événements domestiques qui comportent les plus tristes réflexions. La conséquence inévitable, quelle est-elle ? J’ai déjà eu l’honneur de vous la signaler. Je reste devant vous, confus et troublé au dernier point…

En étions-nous là quand je commençai à soupçonner qu’il venait m’ennuyer ? J’incline à penser que ce fut alors.

— Est-il donc, lui demandai-je, absolument nécessaire de traiter d’ores et déjà ces déplaisants sujets ? et, pour employer une locution un peu brutale, comte Fosco, ne peuvent-ils attendre sans se gâter ?…

Le comte, avec la solennité la plus inquiétante, poussa un gros soupir et secoua la tête.

— Est-il indispensable que j’entende ces fâcheux récits ?…

Il leva les épaules (c’était le premier geste exotique qu’il se fût permis depuis qu’il était chez moi), et me jeta un regard dont l’expression pénétrante me déplut. Mes instincts m’avertirent qu’il serait bon de fermer les yeux. J’obéis immédiatement à mes instincts.

— Dites alors ce qu’il faut, avec les plus grands ménagements, repris-je du ton le plus persuasif. Quelqu’un serait-il mort ?

— Mort ? s’écria le comte avec un emportement continental qui n’avait rien d’utile. Monsieur Fairlie ! votre sang-froid national a quelque chose d’effrayant pour moi. Qu’ai-je dit ou qu’ai-je fait, au nom du ciel, qui ait pu m’offrir à vos yeux comme un messager du trépas ?

— Veuillez recevoir mes excuses, répondis-je. Vous n’avez rien dit, rien fait de semblable. C’est moi qui me donne pour règle absolue, en toute circonstance alarmante, de caver toujours au pire. Le choc final se trouve toujours un peu amorti par cette anticipation prudente ; je ne saurais dire à quel point me soulage déjà cette idée que personne n’a péri. Avons-nous quelque malade ?…

J’ouvris les yeux et le regardai. Était-il très-jaune dès le moment de son entrée, ou l’était-il devenu durant les deux ou trois dernières minutes ? C’est ce que je ne saurais dire au juste, et je ne pus non plus le demander plus tard à Louis qui, justement alors ne se trouvait pas dans la chambre.

— Avons-nous quelque malade ? répétai-je ; et j’observai que mon sang-froid national semblait l’affecter encore.

— Ceci, monsieur Fairlie, figure effectivement au nombre de mes mauvaises nouvelles. Oui, il y a quelqu’un de malade.

— Désolé, certainement désolé ! Lequel est-ce des miens ?

— À mon grand regret, c’est miss Halcombe. Cette nouvelle ne vous prend peut-être pas tout à fait au dépourvu ; peut-être, voyant que miss Halcombe ne venait pas ici toute seule, ainsi que vous l’y aviez engagée, et ne recevant pas une seconde lettre d’elle, votre inquiète affection a dû vous faire craindre qu’elle ne fût malade ?…

Je ne doute nullement que mon inquiète affection ne m’eût, en effet, une fois ou une autre, suggéré ce mélancolique pressentiment ; mais ma déplorable mémoire, dans ce moment-là même, ne me fournit aucune circonstance précise où ce phénomène moral se fût produit. Je répondis cependant par l’affirmative, ne voulant pas commettre une injustice vis-à-vis de moi-même. J’étais tout à fait ému. Un mal quelconque était tellement en désaccord avec la robuste nature et le vigoureux tempérament de la chère Marian, que mon unique supposition porta d’abord sur quelque accident. Une chute de cheval, un faux pas sur l’escalier, n’importe quel événement de cet ordre.

— Est-ce sérieux ? demandai-je.

— Sérieux… sans nul doute, répliqua-t-il. Dangereux… j’espère et je compte que non. Miss Halcombe s’est malheureusement exposée à une forte pluie qui a traversé de part en part tous ses vêtements. Le rhume qui s’en est suivi s’est trouvé de l’espèce la moins bénigne, et il a eu la pire conséquence qu’il pût avoir… une forte fièvre…

Lorsque j’entendis le mot « fièvre, » et me souvenant au même instant que le téméraire personnage introduit chez moi y était arrivé directement de Blackwater-Park, je crus que j’allais m’évanouir sur place.

— Bonté divine ! m’écriai-je. Est-elle contagieuse ?

— Pas pour le moment, répondit-il avec un détestable sang-froid. Elle peut le devenir… Mais, quand j’ai quitté Blackwater-Park, les choses n’en étaient pas venues à cette complication déplorable. J’ai pris, monsieur Fairlie, le plus vif intérêt à cette maladie ; — j’ai tâché d’assister en ses soins le médecin attitré qui la soignait ; — recevez sous ma garantie personnelle, l’assurance que cette fièvre n’avait rien de contagieux lorsque je l’ai observée pour la dernière fois…

Recevoir son assurance ! De ma vie, je ne m’étais vu moins disposé à recevoir de lui quoi que ce fût. Je ne l’aurais pas cru sous la foi du serment. Il était trop jaune pour qu’on se fiât à sa parole. On eût dit un « vomito-negro » ambulant. Et puis, il était assez gros pour répandre le typhus à la tonne, et teindre en fièvre pourpre les tapis même qu’il foulait aux pieds. Il est des circonstances critiques où je suis d’une promptitude remarquable à me décider. Je résolus à l’instant d’expulser ce gaillard-là.

— Vous serez assez bon, lui dis-je, pour excuser un pauvre malade que de longues conférences, sur quelque sujet que ce soit, ne manquent jamais de bouleverser. Puis-je espérer que vous me ferez savoir, en termes précis, l’objet auquel je dois l’honneur de vous avoir reçu ?…

J’espérais ardemment que cette insinuation, d’une clarté peu commune, lui ferait perdre l’équilibre, — confondrait ses idées, — le réduirait à s’excuser poliment, — et, en somme, le chasserait de ma chambre. Pas le moins du monde. Elle ne fit que l’installer plus carrément sur son fauteuil. Il devint plus solennel, plus digne, plus confidentiel que jamais. Il leva deux de ses énormes doigts, et me jeta encore un de ces regards dont la pénétration m’affecte si douloureusement. Que faire ? Je n’étais pas de force à boxer avec lui. Comprenez, je vous prie, ma situation. Le langage humain peut-il en donner une idée exacte ? Véritablement, je ne le crois pas.

Ma visite, continua-t-il, sans que rien pût l’arrêter, ma visite a un double but indiqué par ces deux doigts. En premier lieu, je viens attester avec un profond regret la déplorable mésintelligence qui s’est établie entre sir Percival et lady Glyde. Je suis le plus ancien ami de sir Percival ; je suis par mon mariage apparenté à lady Glyde ; je suis le témoin oculaire de tout ce qui s’est passé à Blackwater-Park. En cette triple capacité, je puis parler avec autorité, avec confiance, avec un regret dont je m’honore. Monsieur, vous êtes le chef de la famille de lady Glyde, et comme tel, je dois vous informer que miss Halcombe n’a rien exagéré dans la lettre que vous avez reçue d’elle. J’affirme que le remède suggéré par cette admirable jeune personne est le seul qui vous puisse épargner les horreurs d’un scandale public. Une séparation momentanée entre le mari et la femme, je ne vois pas d’autre solution pacifique aux difficultés qui les divisent. Éloignez-les présentement l’un de l’autre, et quand toutes les causes d’irritation seront écartées, moi-même, qui ai l’honneur de vous adresser la parole, j’entreprendrai de mettre sir Percival à la raison. Lady Glyde est innocente ; on a fait tort à lady Glyde : mais, — entrez bien, je vous prie, dans cette idée ! — elle sera, par cela même (et je rougis de le dire), une cause permanente d’irritation, aussi longtemps qu’elle restera chez son mari. Quittant ainsi le domicile conjugal, elle ne saurait convenablement habiter ailleurs que chez vous. Je vous invite à lui ouvrir votre maison !…

À la bonne heure. Une grêle conjugale tombait dans le sud de l’Angleterre, et je me voyais engagé, par un homme qui perlait la fièvre dans tous ses vêtements, à quitter le nord de l’Angleterre pour aller prendre ma part de l’orage. C’est ce que j’essayai de mettre en relief, à peu près dans les termes que je viens d’employer. Le comte abaissa résolument un de ses terribles doigts, continua de tenir l’autre en l’air, et poursuivant sa route, me passa dessus, pour ainsi dire, sans même prendre la peine de crier : « Gare ! » ce que fait, dans sa politesse vulgaire, le cocher le moins bien appris.

— Encore une fois, reprit-il, suivez bien ma pensée. Je vous ai suffisamment indiqué le premier objet de ma visite ; le second est de faire pour miss Halcombe ce que sa maladie l’a empêchée de faire elle-même. En toute matière difficile, à Blackwater-Park, on recourt volontiers à mon expérience consommée, et j’ai été appelé, comme ami, à donner mon avis sur l’intéressante lettre que vous avec écrite à miss Halcombe. Je n’ai pas eu peine à comprendre, vos sympathies et les miennes étant identiques, pourquoi vous souhaitiez la voir seule, ici, avant de vous engager à recevoir lady Glyde. Vous avez parfaitement raison, monsieur, d’hésiter à recevoir la femme, sans être tout à fait certain que le mari n’emploiera pas son autorité à la retirer de chez vous. J’en tombe parfaitement d’accord. Je conviens aussi très-volontiers que les explications nécessitées par une difficulté de cet ordre, sont d’une nature trop délicate pour être données convenablement dans une simple correspondance. Ma présence ici (elle n’est pas sans inconvénients pour moi) garantit la sincérité de mes paroles. Quant aux explications en elles-mêmes, moi, — Fosco, — moi qui connais sir Percival, bien mieux que miss Halcombe ne le peut connaître, je vous affirme, sur mon honneur et ma parole, qu’il n’approchera pas de ce château, qu’il n’ouvrira aucune communication avec ce château, tant que sa femme y voudra vivre. Ses affaires sont embarrassées. Offrez-lui sa liberté, que lui procure immédiatement l’absence de lady Glyde. Je vous garantis qu’il ne la laissera pas échapper, cette liberté précieuse, et qu’il retournera sur le continent, aussitôt que l’occasion lui en sera offerte. Tout cela n’est-il pas, à vos yeux, limpide comme cristal ? Oui, sans doute. Avez-vous quelques questions à m’adresser ? Tant mieux ; je suis ici pour vous répondre. Questionnez, monsieur Fairlie !… vous m’obligerez en me questionnant à cœur joie…

C’était bien malgré moi qu’il avait parlé si longuement, et je le vis tellement capable de bavarder encore une heure ou deux, toujours malgré moi, que, par simple mesure défensive, je me refusai à son aimable invitation.

— Mille remerciements, répondis-je ; mes forces s’en vont grand train. Dans mon état de santé, je ne puis que prendre au pied de la lettre ce qu’on vient me dire. Permettez-moi d’en agir ainsi, dans cette occasion. Nous nous comprenons parfaitement l’un et l’autre… Oh ! oui, nous nous comprenons… Bien obligé, je vous assure, pour votre bonne entreprise. Si jamais je me rétablis, et que j’aie une seconde occasion de faire une plus ample connaissance…

Il se leva. Je crus qu’il partait. Point. Encore des paroles, encore un délai qui laissait place au développement des influences contagieuses ; et cela dans « ma » chambre ; ne l’oubliez pas, dans « ma » chambre !

— Un moment encore, dit-il, un seul moment avant que je prenne congé de vous. J’ai à vous demander la permission de vous faire admettre d’urgence une mesure à prendre immédiatement. La voici, monsieur ! Il ne faut pas attendre, pour recevoir lady Glyde, que miss Halcombe soit rétablie. Miss Halcombe a l’assistance du médecin ; elle a, de plus, pour la soigner, la femme de charge de Blackwater-Park, et en outre une garde-malade expérimentée ; — trois personnes dont je garantirais, sur ma vie, la capacité, le dévouement. Voilà ce que j’ai à vous dire. J’ajouterai que l’inquiétude, les craintes causées par la maladie de sa sœur, ont déjà porté atteinte à la santé physique et morale de lady Glyde, et l’on rendue totalement incapable d’être utile au chevet de la malade. Chaque jour aggrave la tristesse et les périls de sa situation vis-à-vis de son mari. En la laissant plus longtemps à Blackwater-Park, vous ne hâteriez en rien le rétablissement de sa sœur, et vous risqueriez, cependant, de provoquer le scandale public que nous sommes obligés, vous et moi, et chacun de nous, d’éviter de notre mieux, dans l’intérêt sacré de la famille. C’est donc de toute mon âme que je vous engagerai à ne pas prendre sur vous la sérieuse responsabilité du moindre retard, et à mander immédiatement lady Glyde auprès de vous. Faites ce qu’exige votre devoir d’affection, votre devoir d’honneur, votre inévitable devoir ; et, quoi qu’il puisse arriver, personne n’aura le droit de vous en attribuer le blâme. Une expérience consommée me permet de vous offrir cet avis amical. L’acceptez-vous, oui ou non ?…

Je levai les yeux sur lui, une seconde seulement, émerveillé de son étonnante assurance, et songeant vaguement à sonner Louis pour le faire mettre à la porte. Ce sentiment et cette résolution devaient se lire sur tous les traits de mon visage. Eh bien ! ce qui est parfaitement incroyable, mais tout aussi vrai, c’est que l’expression de ma physionomie ne sembla pas produire sur lui le moindre effet. Cet homme n’a pas de nerfs ; bien évidemment, il n’en a pas.

— Vous hésitez ? me dit-il. Je comprends, monsieur Fairlie, cette hésitation. Votre idée (voyez à quel point mes sympathies me permettent de scruter les mouvements de votre âme) ; votre idée est que lady Glyde ne saurait dans sa situation de corps et d’esprit, faire seule le long voyage du Hampshire ici. Sa suivante favorite lui a été enlevée, comme vous savez ; il ne se trouve, à Blackwater-Park, aucun subalterne dont elle se puisse faire accompagner pour voyager d’un bout de l’Angleterre à l’autre. Votre idée est encore qu’elle ne pourrait, en venant ici, faire halte à Londres dans les conditions de confort et de repos qu’un hôtel public, ou elle serait absolument étrangère, ne lui offrira jamais. Ces deux objections, je les accepte sans hésiter, — sans hésiter je les écarte. Pour la dernière fois, s’il vous plaît, daignez suivre mes paroles. Quand je suis rentré en Angleterre, avec sir Percival, j’avais l’intention de m’établir dans le voisinage de Londres. Cette combinaison vient heureusement de se réaliser. J’ai loué, pour six mois, une petite maison meublée, dans le quartier qu’on appelle Saint-John’s Wood. Ayez l’obligeance de ne pas perdre de vue ce détail, et d’examiner en quoi consiste mon programme. Lady Glyde arrive à Londres (ce voyage compte à peine) ; — je vais moi-même la prendre à la station ; — je l’emmène se reposer et coucher dans ma maison, qui est aussi la maison de sa tante ; — quand elle est parfaitement remise, je la reconduis au chemin de fer ; une seconde étape l’amène ici, et sa soubrette favorite, que vous avez recueillie chez vous, se trouve pour la recevoir à la portière du carrosse. J’espère que voilà des égards pour le confort et des égards pour les convenances ; j’espère que voilà votre devoir, — devoir d’hospitalité, de sympathie, de protection pour une « lady » à qui ces trois choses sont nécessaires, — adouci, simplifié, rendu facile d’un bout à l’autre. Je vous invite cordialement, monsieur, à seconder les efforts que je fais, dans les intérêts sacrés de la famille. Je vous conseille sérieusement de me confier une lettre par laquelle vous offrirez l’hospitalité de votre maison (et de votre cœur), plus l’hospitalité de ma maison (et de mon cœur) à la pauvre femme, si maltraitée, dont je plaide aujourd’hui la cause…

Il étendait vers moi son énorme patte ; il frappait sa poitrine d’où la fièvre pouvait s’exhaler ; il m’adressait de pompeuses périodes, comme si nous eussions été à la Chambre des communes. Il était grand temps d’en finir par quelque coup de désespoir. Il était aussi grand temps de mander Louis, et de faire prudemment des fumigations dans la chambre.

En cette circonstance critique, une idée vint s’offrir à moi, — idée inappréciable qui, si l’on peut s’exprimer ainsi, mettait du même coup deux oiseaux par terre. Je résolus de me débarrasser et de l’ennuyeuse éloquence du comte, et des ennuyeux chagrins de lady Glyde, en octroyant la requête de cet odieux étranger, et en écrivant immédiatement la lettre qu’il sollicitait de moi. Nul danger que l’invitation fût acceptée, car on ne pouvait admettre que Laura consentît jamais à quitter Blackwater-Park, tant que Marian y serait alitée et malade.

Il était impossible de comprendre comment cet obstacle, si opportun, si commode, avait pu échapper à l’officieuse pénétration du comte ; — mais, au fait, il n’y avait pas songé. Ma crainte que la pensée ne lui en vînt, si je lui laissais le temps d’y réfléchir, me stimula de telle façon que, par extraordinaire, je parvins à me remettre sur mon séant. Je saisis, — saisir est le mot, — la plume et le papier que j’avais à ma portée, et la rédaction de la lettre coula de source, comme si j’eusse été le premier expéditionnaire venu :

« Très-chère Laura, veuillez arriver dès que la fantaisie vous en prendra. Coupez le voyage en deux, en couchant à Londres, chez votre tante. Désolé d’apprendre la maladie de notre chère Marian. Votre bien affectionné pour jamais. » À longueur de bras, je remis cette lettre au comte, — je me laissai tomber dans mon fauteuil, — et j’ajoutai : — Veuillez m’excuser ; je suis dans un état de prostration complète ; il m’est impossible de faire maintenant quoi que ce soit. Voulez-vous vous aller reposer, et prendre quelque chose en bas ? Tendresses à tous, sympathies, tout ce que vous voudrez. Bonjour…

Il fit encore un discours, — homme véritablement inépuisable. Je fermai les yeux ; je tâchai de l’écouter le moins possible. Encore me força-t-il d’en entendre une bonne partie. L’interminable époux de ma sœur me félicitait du résultat de notre entrevue ; il parla longtemps encore de ses sympathies et des miennes ; il s’apitoya sur ma misérable santé ; il m’offrit une ordonnance écrite ; il insista sur la nécessité de n’oublier point ce qu’il m’avait dit à propos de l’influence des rayons lumineux ; il accepta mon obligeante invitation ; il me dit que je verrais arriver lady Glyde sous deux ou trois jours ; il sollicita de moi la permission de ne songer qu’à notre réunion future, au lieu de s’affliger et de m’affliger en me faisant ses adieux ; il ajouta beaucoup de choses encore que (j’ai quelque plaisir à le dire) je sus alors me dispenser d’écouter, et dont je n’ai gardé naturellement aucun souvenir. J’entendais sa voix sympathique faiblir en s’éloignant de moi par degrés ; mais, si gros qu’il fût, je ne l’entendais pas, « lui ». Il avait le mérite négatif de ne faire absolument aucun bruit. Je ne sus pas distinguer le moment où il ouvrit la porte, ni celui où il la referma. Après un intervalle de silence, je me hasardai à ouvrir les yeux ; — il était parti.

Je sonnai Louis, et me retirai dans ma chambre de bain. Un lavage à l’eau tiède fortifiée de vinaigre aromatique, et une copieuse fumigation, telles étaient bien évidemment les deux précautions à prendre ; l’une pour moi, l’autre pour mon cabinet. J’y eus recours tout naturellement. Elles se trouvèrent suffisantes, je le dis avec une certaine satisfaction. Ma sieste habituelle ne fut pas troublée ; je m’éveillai, la peau moite, et parfaitement rafraîchi.

Mes premières questions furent pour le comte. Étions-nous réellement débarrassés de sa grosse personne ? Oui, le train du soir l’avait emporté. Avait-il pris son lunch, et de quoi se composait ce repas ? Exclusivement de tarte aux fruits et de crème. Quel homme, grand Dieu ! quelles facultés digestives !

S’attend-on à ce que j’ajouterai quelque chose encore ? Je ne le crois pas. Je pense avoir atteint les limites qui m’étaient assignées. Les pénibles circonstances qui survinrent à une époque ultérieure ne sont pas, je leur en sais gré, à ma connaissance personnelle. Je prie et supplie que personne n’ait l’inhumanité de rejeter sur moi le moindre blâme, à raison de ces événements qui me sont demeurés étrangers. J’ai tout fait pour le mieux. Je n’ai pas à répondre d’une calamité déplorable, qu’il était absolument impossible de prévoir. J’en suis tout à fait ébranlé. Plus que personne autre, c’est moi qui en ai souffert. Louis, mon valet (qui, à sa façon stupide, m’est véritablement attaché), se tient pour certain que je ne m’en relèverai pas. Il me voit m’essuyer les yeux, en lui dictant ces lignes. Je me borne donc à mentionner, — cette justice m’étant due, — que tout cela n’est pas de ma faute, et que je suis absolument à bout de force et de courage. Qu’ai-je besoin de rien ajouter ?



  1. Les moyens par lesquels furent originellement obtenus le récit de M. Fairlie et quelques autres dont on le verra suivi, forment le sujet d’une explication qui sera fournie ultérieurement.