La Femme en blanc/I/Walter Hartright/13

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 109-128).
Première époque — Walter Hartright


XIII


La situation du cimetière, de tous côtés exposé aux regards, m’avait obligé de choisir avec soin la place où je devais m’embusquer.

La principale entrée de l’église était du côté qui longeait le champ du repos, et cette porte était abritée par un porche muré sur ses deux faces latérales. Après un peu d’hésitation, naturelle chez un homme qui n’aime pas à se cacher alors même que la nécessité lui en est démontrée, j’avais pris le parti d’entrer sous ce porche. Dans chacun de ces murs latéraux était percée une espèce de meurtrière. Par l’une de ces issues ouvertes au regard, je pouvais voir le tombeau de mistress Fairlie. L’autre avait jour du côté de la carrière où était bâti le cottage du sacristain-fossoyeur. Devant moi, faisant face à l’entrée du porche, était un espace de sol dénudé, une ligne de murailles basses, et par-delà, la cime brune d’un coteau désert, au-dessus duquel roulaient, en masses mobiles, les nuages du couchant, poussés par une brise forte et continue. On ne voyait, on n’entendait aucune créature vivante ; pas un oiseau ne traversait l’air auprès de moi, aucun chien n’aboyait au seuil du cottage voisin. Les intermittences du bruit monotone que les brisants m’envoyaient étaient comblés par le frémissement triste des arbres nains plantés près de la tombe, et par le faible et froid murmure du ruisseau sur son lit de pierres. Heure lugubre, scène lugubre. Je me sentais de plus en plus abattu, sous mon ténébreux abri, comptant chaque minute de cette triste soirée.

Le crépuscule ne s’était pas encore fait, — les lueurs du soleil couchant s’attardaient encore dans le ciel, et la première demi-heure de mon immobile faction s’était à peine écoulée, — lorsque j’entendis un bruit de pas et une voix. Les pas venaient dans ma direction, du côté opposé de l’église ; la voix était celle d’une femme.

— Ne vous tourmentez pas de la lettre, mon enfant ! disait la voix. Je l’ai remise moi-même à ce jeune garçon qui s’en est chargé sans un mot d’observation. Il a pris d’un côté, moi de l’autre, et je n’ai été suivie ensuite par âme qui vive ; c’est moi qui vous en réponds…

Ces paroles forcèrent mon attention, et montèrent ma curiosité au point d’en faire une espèce de souffrance. Il y eut ensuite une pause où les voix se turent, mais les pas approchaient toujours. L’instant d’après, deux personnes, deux femmes, passèrent dans l’espace que l’une des fenêtres du porche livrait à mon regard. Elles allaient droit vers le tombeau, et me tournaient le dos, par conséquent.

L’une d’elles avait un chapeau et un châle : l’autre portait un long manteau de voyage en étoffe bleu foncé, dont le capuchon était ramené sur sa tête. Au bas du manteau, légèrement relevé, se voyaient quelques pouces de sa robe. Dès que j’en constatai la couleur, le cœur me battit ; — elle était blanche…

Presque à mi-chemin de l’église et du tombeau, elles s’arrêtèrent ; la femme au manteau tourna la tête du côté de sa compagne. Mais son profil, qu’un chapeau en ce moment m’eût permis de voir, était caché par l’étoffe épaisse du capuchon qui se projetait en avant.

— Prenez bien garde à ne quitter jamais ce manteau si commode et si chaud, dit la même voix que j’avais entendue déjà, — la voix de la femme au châle. Mistress Todd a raison ; vous aviez, hier, toute en blanc, une tournure trop remarquable. Je vais me promener dans les environs, pendant que vous resterez ici ; les cimetières ne me vont pas tant qu’à vous. D’ici à ce que je revienne, ayez fini votre affaire ; et tâchons d’être, avant la nuit, de retour chez nous…

Disant ces mots, elle se retourna et revint sur ses pas, le visage de mon côté. Ce visage était celui d’une femme assez âgée, brun, sillonné de rides, annonçant la santé, avec une physionomie qui n’avait rien de malhonnête ou de suspect. Elle s’arrêta près de l’église pour serrer son châle autour d’elle.

— Bizarre, se disait-elle, je me la rappelle toujours bizarre, avec ses inventions et ses caprices !… Mais sans malice, pourtant, — sans plus de malice, la pauvre âme, que l’enfant qui vient de naître…

Elle soupira, regarda les fosses, autour d’elle, avec une espèce de frisson, branla de la tête, comme si ce lugubre spectacle ne lui plaisait guère, et disparut en tournant le coin de l’église.

Je me demandai, un moment, s’il fallait ou non la suivre et lui adresser la parole. Mon vif désir de me trouver face à face avec sa compagne me fit opter pour la négative. J’étais certain de revoir la femme au châle, si bon me semblait, en attendant près du cimetière qu’elle revînt comme elle l’avait promis ; — il me semblait, d’ailleurs, plus que douteux qu’elle pût me donner le renseignement à la recherche duquel j’étais. Peu m’importait la personne qui avait transmis la lettre. La personne qui l’avait écrite concentrait sur elle tout l’intérêt et pouvait seule nous fournir les informations requises ; or, cette personne, j’en demeurais maintenant bien convaincu, était là devant moi, dans le cimetière.

Pendant que ces idées me traversaient l’esprit, je vis la femme au manteau se rapprocher de la tombe et la contempler, debout, pendant quelque temps. Ensuite elle jeta un regard autour d’elle, et, tirant de dessous son manteau un linge blanc, serviette ou mouchoir, elle s’achemina obliquement vers le ruisseau. Il pénétrait dans le cimetière par une petite baie en arceaux, pratiquée au bas du mur, et en sortait après un cours sinueux de quelques douzaines de mètres, par une issue toute pareille. Elle trempa le linge dans l’eau, et revint du côté de la tombe. Je la vis baiser la croix blanche, puis s’agenouiller devant l’inscription et passer, à plusieurs remises, l’étoffe humide sur le marbre souillé.

Après avoir réfléchi au meilleur moyen de l’aborder sans lui faire peur, je résolus de franchir la muraille que j’avais devant moi, de faire ensuite le tour par l’extérieur, et de pénétrer à nouveau dans le cimetière par la barrière la plus proche du tombeau, afin qu’elle me vît approcher. Elle était si absorbée dans son pieux travail qu’elle ne m’entendit pas venir jusqu’au moment où je franchis la barrière. Alors elle leva les yeux, se dressa sur ses pieds avec un faible cri, et demeura devant moi immobile et muette de terreur.

— Ne vous effrayez pas, lui dis-je. Bien certainement vous vous souvenez de moi ?

Je m’étais arrêté en prenant la parole, — je fis ensuite mais sans me presser, quelques pas en avant — puis, je m’arrêtai encore, — et m’approchai d’elle ainsi, petit à petit. Si quelques doutes m’étaient encore restés, ils se fussent dissipés à ce moment. Là, — se révélant par l’effroi même qu’elle exprimait, — là, devant moi, me regardant par dessus le tombeau de mistress Fairlie, j’avais bien la même figure qui m’était apparue pour la première fois sur la grande route, au clair de lune.

— Vous vous souvenez de moi ? repris-je. Nous nous sommes rencontrés, la nuit, et je vous aidai à retrouver le chemin de Londres ; sûrement, vous n’avez pas oublié cette circonstance ?

Ses traits se détendirent, et de sa poitrine oppressée sortit un soupir de soulagement. Sous l’immobilité de mort que la peur avait imposée à ses traits, je vis, à mesure qu’elle me reconnaissait mieux, reparaître comme une vie nouvelle.

— Ne vous forcez pas, continuai-je, à me parler dès à présent. Prenez le temps de vous assurer que vous avez affaire à un ami.

— Vous êtes bien bon pour moi, murmura-t-elle ; aussi bon maintenant que vous le fûtes naguère.

Elle se tut, et, de mon côté, je gardai le silence. Ce n’était pas seulement pour lui laisser le temps de se calmer, mais aussi pour me donner à moi-même celui de réfléchir. Sous les pâles clartés du soir, nous nous rencontrions encore, cette femme et moi, un tombeau entre nous, les morts autour de nous, dans cette enceinte close de toutes parts, au sein du vallon solitaire. L’heure, l’endroit, les circonstances qui nous mettaient ainsi face à face, parmi ces collines désertes, dans ce silence universel ; les graves intérêts encore en suspens, et sur lesquels allaient peut-être exercer une influence décisive les quelques paroles qui s’échangeraient entre nous ; le pressentiment que, selon toute apparence, l’avenir tout entier de Laura Fairlie dépendait, en bien ou en mal, de la confiance que je saurais ou non inspirer à cette infortunée créature, immobile et tremblante, auprès du tombeau de sa mère ; — tout cela devait contribuer à ébranler la fermeté, la pleine possession de moi-même, sans lesquelles je ne pouvais faire un pas dans la voie difficile et périlleuse où je m’étais engagé. Pénétré de cette idée, je fis d’énergiques efforts pour ne perdre aucune de mes ressources, et tirer parti des quelques instants accordés à mes rapides calculs.

— Êtes-vous plus calme, maintenant ? lui dis-je aussitôt que j’estimai venu le temps de reprendre la parole… Pouvez-vous me parler sans vous sentir effrayée, sans oublier que je suis un ami ?

— Comment vous trouvez-vous ici ? me demanda-t-elle, sans prendre garde à ce que je venais de lui dire.

— Ne vous rappelez-vous pas ce que je vous disais, à notre dernière rencontre, de mon prochain départ pour le Cumberland ? Depuis lors, j’ai toujours résidé dans ce pays ; je suis toujours resté à Limmeridge-House.

— À Limmeridge-House !… Tandis qu’elle répétait ces paroles, son pâle visage s’illumina ; son regard, errant et vague, s’arrêta sur moi, exprimant un intérêt soudain. — Ah ! dit-elle, que vous avez dû être heureux !… — Et, dans sa physionomie, je ne retrouvai plus la moindre ombre de son ancienne méfiance.

Je profitai de ce premier moment d’abandon pour observer sa figure, avec une attention et une curiosité que la prudence m’avait interdites jusque-là. Je la contemplai, l’esprit encore plein du souvenir de cet autre charmant visage qui, sur la terrasse du château, éclairé par la lune, me l’avait si vivement rappelée. En miss Fairlie, j’avais retrouvé Anne Catherick. Dans celle-ci, maintenant, je retrouvais miss Fairlie ; — et leur ressemblance m’apparaissait d’autant plus nette, que je voyais, du même coup d’œil, en quoi différaient ces deux femmes, en quoi elles étaient pareilles. Leur galbe, pris en général, la proportion relative de leurs traits, la couleur des cheveux, la petite indécision nerveuse dans le mouvement des lèvres, les dimensions de la taille, le port de la tête, l’allure du corps, m’offraient des analogies encore plus frappantes que je ne les avais crues jusque-là. Mais ici finissait la ressemblance, et se présentaient, dans le détail, les points par lesquels elles différaient. La fraîche finesse du teint de miss Fairlie, la limpidité de ses yeux, le satiné de sa peau, la nuance tendre de ses lèvres, qui faisait songer aux fleurs à peine épanouies, manquaient à cette figure usée, fatiguée, qui maintenant se tournait vers moi. Tout en me reprochant cette pensée, je ne pouvais m’empêcher de songer, en la regardant, que le triste changement gardé à toute beauté par le rigoureux avenir, manquait seul pour compléter la ressemblance, si imparfaite qu’elle fût à l’heure présente. Que jamais la souffrance et le chagrin vinssent imprimer sur le jeune et beau visage de miss Fairlie leurs stigmates profanateurs, alors, et seulement alors, Anne Catherick et elle seraient vraiment sœurs jumelles, de par cette ressemblance fortuite : alors seulement, elles seraient le portrait vivant l’une de l’autre.

Cette pensée me fit frissonner. Dans cette méfiance déraisonnable de l’avenir que, même passagère, elle impliquait, n’y avait-il pas quelque chose d’horrible ? Aussi fut-il heureux pour moi que la main d’Anne Catherick, en se posant sur mon épaule, vînt m’arracher à ce sombre rêve. Ce contact fut aussi furtif, aussi soudain que celui qui m’avait pétrifié de la tête aux pieds, la nuit de notre première rencontre.

— Vous me regardez et vous pensez à quelque chose, me dit-elle, avec ce débit rapide et haletant qui lui était familier. — À quoi pensez-vous ?

— À rien que de fort simple, lui répondis-je. Je me demandais seulement par quel hasard vous étiez ici.

— Je suis venue avec une amie qui me veut beaucoup de bien. Je suis arrivée il y a seulement deux jours.

— Et, dès hier, vous vous êtes fait conduire en cet endroit ?

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai simplement deviné…

Se détournant de moi, elle s’agenouilla, comme avant, devant l’inscription funéraire.

— Où irais-je donc, si ce n’est ici ? dit-elle. L’amie qui pour moi fut mieux qu’une mère est la seule que je dusse visiter à Limmeridge. Voir une tache sur sa tombe, oh ! cela me saigne le cœur !… On devrait, en souvenir d’elle, maintenir ce marbre plus blanc que neige. Je n’ai pu m’empêcher, hier, de commencer à le nettoyer, et il m’a bien fallu revenir aujourd’hui pour continuer mon ouvrage… Est-ce qu’il y a là, par hasard, quelque chose de mal ?… J’espère que non… Rien ne saurait être mal, bien certainement, de ce que je fais pour mistress Fairlie…

Cette reconnaissance de vieille date pour les bontés dont jadis elle avait été l’objet, était évidemment encore le principal mobile de cette intelligence étroite, où nulle impression durable n’avait effacé les souvenirs de sa première enfance, des jours les plus heureux qu’elle eût jamais connus. Je vis bien que le meilleur moyen de gagner sa confiance était de l’engager à continuer, sans se gêner pour moi, la simple et facile besogne qu’elle était venue parachever dans le cimetière. Elle la reprit aussitôt que je l’y eus invitée, passant sur le marbre dur des mains aussi caressantes que s’il eût été doué d’une sensibilité quelconque, et se répétant à voix basse les phrases de l’épitaphe, sur lesquelles elle revenait sans cesse, comme si, enfant de nouveau, elle apprenait patiemment sa leçon sur les genoux de mistress Fairlie.

— Est-ce que je vous étonnerais beaucoup, lui dis-je, frayant de mon mieux la voie aux questions que j’avais à lui faire, si je vous avouais que c’est un plaisir pour moi, aussi bien qu’une surprise, de vous retrouver ici ? Après vous avoir laissée partir dans le cabriolet, j’ai eu pour vous bien des inquiétudes…

Elle leva les yeux avec une vivacité soupçonneuse.

— Des inquiétudes ? répétait-elle. Pourquoi ?

— Après que nous nous fûmes séparés, cette nuit-là, il arriva une étrange chose. Deux hommes, en chaise de poste, me rejoignirent ; ils ne me voyaient pas ; mais ils s’arrêtèrent près de l’endroit où j’étais debout, et parlèrent à un policeman qui marchait de l’autre côté de la route…

À l’instant même elle suspendit son travail. Sa main qui tenait l’humide chiffon avec lequel, le moment d’avant, elle nettoyait l’épitaphe, retomba le long de son corps. De l’autre, elle saisit la croix de marbre placée à la tête du tombeau ; lentement, elle tourna la tête de mon côté ; sur son visage hagard, l’étreinte rigide de la peur était encore une fois visible. À tous risques, je continuai. Il était trop tard maintenant pour battre en retraite.

— Les deux hommes, repris-je, s’adressant à l’agent de police, lui demandèrent s’il vous avait vue. Il répondit que non. L’un d’eux alors reprit la parole, et dit que vous vous étiez échappée de son hôpital…

Elle bondit aussitôt, comme si mes dernières paroles avaient appelé sur sa trace les hommes acharnés à la poursuivre.

— Attendez ! écoutez la fin ! lui criai-je… Attendez ! et vous saurez quel service je vous ai rendu. Une parole de moi aurait suffi pour révéler à ces hommes le chemin que vous aviez pris, — et, cette parole, je ne l’ai pas dite… J’ai favorisé, j’ai assuré votre évasion. Réfléchissez ; tâchez de réfléchir !… tâchez de comprendre ce que je vous dis…

Mieux que mes paroles, leur accent et mon attitude semblaient agir sur elle. Elle fit un effort pour s’emparer de cette nouvelle idée. Le linge humide passait d’une de ses mains dans l’autre, exactement comme le petit sac de Voyage, cette nuit où je l’avais vue pour la première fois. Le sens de ce que je disais parut lentement se faire jour au milieu de ce trouble et de cette agitation qui s’étaient emparés de son esprit. La rigidité de ses traits s’adoucit par degrés, et, dans l’expression de ses traits, une curiosité naissante prit la place de la frayeur qui s’apaisait.

— Vous ne voulez pas, « vous », dit-elle, qu’on me ramène dans cet hospice ? vous ne le voulez pas, n’est-il pas vrai ?

— Certainement non. Je suis charmé que vous vous soyez échappée, charmé de vous être venu en aide.

— Oui, oui, vous m’avez certainement aidée ; vous m’avez aidée au moment difficile, continua-t-elle avec une certaine distraction. Il ne fallait pas se donner grand’peine pour s’échapper, ou je n’en serais pas venue à bout… Ils ne me surveillaient pas comme ils surveillaient les autres. J’étais si tranquille, si obéissante, si facile à effrayer… Trouver Londres, voilà le grand obstacle ; et, en ceci, vous m’avez aidée… Vous remerciai-je assez à cette époque ?… Je vous remercie, maintenant, et du fond du cœur.

— L’hospice était-il bien loin de l’endroit où vous me rencontrâtes ?… Voyons !… montrez, en répondant à cette question, que vous me croyez votre ami.

Elle me nomma l’établissement, — hospice particulier, sa situation le prouvait ; maison de santé, pour mieux dire, assez voisine de l’endroit où je l’avais vue, — puis, soupçonnant évidemment que je pourrais abuser de sa réponse, elle me répéta, non sans inquiétude, sa première question : — Vous ne croyez pas, « vous », qu’il faille m’y ramener, n’est-il pas vrai ?

— Encore une fois, je suis heureux que vous vous soyez échappée ; charmé qu’il ne vous soit rien arrivé après que vous m’eûtes quitté, répondis-je. Vous alliez, disiez-vous, rejoindre à Londres une de vos amies. L’y trouvâtes-vous ?

— Oui. Il était bien tard ; mais il y avait dans la maison une pauvre couturière encore à l’ouvrage ; elle me rendit le service d’éveiller mistress Clements… Mistress Clements, c’est mon amie… Une bonne, bien bonne femme ; mais mistress Fairlie valait encore mieux… Personne, voyez-vous, personne ne vaut mistress Fairlie.

— Mistress Clements est-elle pour vous une vieille amie ? La connaissez-vous depuis longtemps ?

— Oui, c’était une de nos voisines ; autrefois, chez nous, dans le Hampshire, elle m’aimait bien, elle prenait soin de moi quand j’étais toute petite. Il y a bien des années, quand elle nous quitta, elle écrivit pour moi, sur le premier feuillet de mon livre de prières, le nom de la rue où elle allait s’établir à Londres : puis elle me dit : « Si jamais vous êtes en peine, chère Annette, venez me trouver ! je n’ai pas au monde un mari qui me contredise, je n’ai pas d’enfants à faire vivre, et je prendrai soin de vous. » Voilà de bonnes paroles, n’est-ce pas ?… c’est parce qu’elles étaient bonnes, je suppose, que je me les rappelle si bien. Je n’ai pas eu grand’chose à me rappeler depuis, — pas grand’chose, en vérité, pas grand’chose…

— N’aviez-vous donc ni père ni mère pour prendre soin de vous ?

— Mon père ?… je ne l’ai jamais vu ; jamais ma mère ne m’a parlé de lui. Mon père ?… hélas ! je suppose qu’il est mort.

— Et votre mère ?

— Je ne m’accorde pas bien avec elle. Nous nous inquiétons… nous avons peur l’une de l’autre…

Peur l’une de l’autre !… À ces mots pour la première fois, le soupçon me traversa l’esprit que sa mère pourrait bien être la personne qui l’avait fait enfermer.

— Ne me questionnez pas sur ma mère, continua-t-elle… J’aimerais mieux parler de mistress Clements… Mistress Clements est comme vous, elle ne croit pas que je doive être ramenée à l’hospice ; elle est charmée, comme vous, que j’aie pu m’en échapper. Elle a pleuré sur mon malheur, et a dit qu’il fallait soigneusement le tenir caché à tout le monde…

Son « malheur ? » quel sens donnait-elle à ce mot ? Suffisamment expliqué, me livrerait-il le motif qui avait pu la pousser à écrire la lettre anonyme ? Et ce motif était-il le même qui trop souvent conduit une femme à mettre obstacle, par des communications anonymes, au mariage de l’homme qui l’a perdue ? Je résolus d’éclaircir, si cela était possible, ce doute important, avant de continuer à échanger avec elle de vaines paroles.

— Quel malheur ? lui demandai-je.

— Le malheur que j’ai eu d’être enfermée, répondit-elle, laissant voir la surprise que ma question lui causait. De quel autre grand malheur pourrais-je donc me plaindre ?…

Je voulus insister, avec autant de ménagements que possible. Il était d’importance majeure de n’avancer qu’à pas certains dans l’investigation que j’avais entreprise.

— Il est un autre malheur, lui dis-je, auquel une femme peut être exposée, et qui la condamne pour la vie à l’ignominie, au remords.

— Quel est-il ? me demanda-t-elle, attentive.

— Celui d’avoir cru trop innocemment à sa propre vertu et à la sincérité, à l’honneur de l’homme qu’elle aime, lui répondis-je.

Elle leva les yeux sur moi, et son étonnement naïf était celui d’un enfant. Pas la moindre confusion, nul changement de couleur, aucun vestige de pudique alarme, bien moins encore de honte cachée n’apparut sur ce visage, si prompt à révéler toute autre émotion. Aucunes paroles qu’elle eût pu prononcer ne m’eussent aussi parfaitement convaincu de mon erreur absolue, relativement à ses motifs d’écrire et d’envoyer à miss Fairlie la mystérieuse dénonciation. Voilà donc un doute écarté, mais, par cela même, s’ouvrait devant moi une nouvelle perspective d’incertitudes. La lettre, ainsi que cela m’était positivement attesté, désignait sans le nommer, sir Percival Glyde. Anne Catherick avait eu, nécessairement, pour le signaler secrètement, aux méfiances de miss Fairlie, quelque puissant motif, tiré d’une rancune profonde, — les termes mêmes dont elle s’était servie ne laissaient là-dessus aucun doute, — et ce motif n’était pas, ainsi que d’abord on l’avait supposé, qu’elle eût à venger sur lui son innocence perdue, son beau renom détruit à jamais. Le tort dont il s’était rendu coupable envers elle, — quel qu’il fût d’ailleurs, — n’était pas de cette espèce. De quelle nature, en ce cas, pouvaient être les griefs de cette infortunée ?

— Je ne vous comprends pas…, me dit-elle, après avoir fait effort, sans y réussir, pour pénétrer le sens de mes dernières paroles.

— Soit, répondis-je, et laissons cela… Revenons au sujet que nous traitions. Dites-moi combien de temps vous avez passé chez mistress Clements, et comment vous êtes venue ici.

— Combien de temps ? répéta-t-elle. Mais je n’ai jamais quitté mistress Clements, et c’est avec elle que je suis venue ici, il y a deux jours de cela.

— Alors vous habitez le village ? Il est singulier que, même depuis deux jours, je n’aie pas encore entendu parler de vous.

— Mais non… non… nous n’habitons pas le village !… Nous sommes établies dans une ferme, à trois milles d’ici… La connaissez-vous ? On l’appelle Todd’s-Corner…

Je me rappelais parfaitement et ce nom et l’endroit qu’il désignait. Nous y avions passé bien des fois dans nos promenades en voiture. C’était une des plus vieilles fermes du voisinage, située au point de rencontre de deux collines, dans un site abrité, solitaire, presque perdu.

— À Todd’s-Corner, continua-t-elle, sont établis des parents de mistress Clements, qui souvent lui avaient demandé de les venir voir. Elle répondait toujours qu’elle viendrait, et m’amènerait avec elle pour me faire prendre un peu l’air des champs… Quelle bonté, n’est-ce pas ?… Pour moi, je serais allée partout, à condition d’y être tranquille, en sûreté, loin du monde. Mais lorsqu’on me dit que Todd’s-Corner était dans le voisinage de Limmeridge, figurez-vous ma joie !… Je serais venue ici, pieds nus tout le temps, pour revoir les écoles, le village, surtout le château… Ce sont de bien bonnes gens, à Todd’s-Corner… J’espère y passer un bon bout de temps… Seulement, il y a une chose qui me déplaît chez eux, et aussi chez mistress Clements…

— Qu’est-ce donc ?

— C’est qu’ils me taquinent sans cesse, à propos de mes vêtements blancs… Ils les trouvent extraordinaires, et trop « marquants » à ce qu’ils disent… Qu’en savent-ils ?… Mistress Fairlie en jugeait mieux que ces gens-là… Mistress Fairlie ne m’aurait jamais fait porter ce vilain manteau bleu… Elle aimait tant le blanc !… Et voici une pierre blanche sur sa tombe !… — Et aussi, pour l’amour d’elle, je tâche de la rendre encore plus blanche… Elle portait, elle-même, bien souvent, des robes blanches, et mettait toujours en blanc sa petite fille… À propos, miss Fairlie est-elle bien portante ?… Est-elle heureuse ?… Porte-t-elle du blanc comme jadis ?…

Sa voix sembla baisser quand elle m’adressa toutes ces questions sur miss Fairlie, et, de plus, elle cessait de me regarder. Je crus découvrir dans ce changement de ses manières la conscience du danger qu’elle avait couru en faisant porter la lettre anonyme. Ce trouble pouvait me servir. Je résolus à l’instant même de formuler ma réponse de telle sorte que par surprise, l’aveu de cette démarche échappât à ses lèvres.

— Miss Fairlie, lui dis-je, n’est, ce matin, ni bien portante, ni heureuse…

Ici elle murmura quelques mots, mais si bas, et d’une façon si peu intelligible, que je ne pus pas en deviner le sens, même par à peu près.

— Ne me demandiez-vous pas, repris-je, pourquoi miss Fairlie n’était, ce matin, ni heureuse, ni bien portante ?

— Non, répliqua-t-elle vivement et avec émotion. Oh, non ! je n’ai pas fait cette question.

— Je vous le dirai donc sans vous laisser l’ennui de me questionner… Miss Fairlie a reçu votre lettre…

Elle était, depuis déjà quelque temps, à genoux et fort occupée, tout en causant, à effacer les dernières souillures qui défiguraient encore l’épitaphe. La première des deux phrases que je venais de lui décocher lui avait fait suspendre son travail, et, toujours à genoux, tourner lentement la tête de mon côté. La seconde, littéralement, la pétrifia. Le linge qu’elle tenait tomba de ses mains ; ses lèvres s’ouvrirent ; le peu de couleur qui restât à ses joues en disparut à l’instant.

— Comment savez-vous ?… dit-elle avec effort, qui vous l’a montrée ?… Ici le sang afflua sur son visage, — comme affluait dans son esprit la conviction qu’elle venait de se trahir par ses propres paroles. Elle frappa désespérément ses mains l’une contre l’autre : — Je n’ai pas écrit… jamais !… jamais !… disait-elle à mots entrecoupés, l’effroi lui ôtant la respiration… Je ne sais rien de tout cela, moi !…

— Si, repris-je… Vous avez écrit, et vous savez parfaitement ce qui en est… Il était mal d’envoyer une pareille lettre… mal d’effrayer miss Fairlie. Si vous aviez à lui dire quelque chose d’indispensable et qu’il lui fût utile d’entendre, il fallait vous rendre vous-même à Limmeridge-House… Vous auriez parlé en personne à la jeune…

Elle se réfugia, se ramassant sur elle-même, sous la pierre plate du tombeau, et lorsque sa tête eut disparu derrière cet abri, n’ajouta plus un mot.

— Si vous n’avez point de mauvaises intentions, miss Fairlie sera aussi bonne, aussi affectueuse pour vous que sa mère le fut autrefois. Elle vous gardera fidèlement le secret, et s’arrangera pour qu’il ne vous arrive aucun mal… Voulez-vous qu’elle aille vous voir demain à la ferme ? Préférez-vous la rencontrer à Limmeridge-House, dans le jardin ?

— Oh ! que ne puis-je mourir ici !… Que ne puis-je y rester cachée, en repos et avec « vous !… » Ses lèvres, presque collées au marbre du tombeau, murmurèrent cette adjuration passionnée à la morte gisant sous la pierre… « Vous » savez combien, en mémoire de vous, j’aime votre enfant !… Oh ! mistress Fairlie !… mistress Fairlie !… apprenez-moi comment je pourrais la sauver… Comme autrefois, soyez ma mère, ma mère aimée, et inspirez-moi ce qu’il y a de mieux !…

J’entendis ses lèvres baiser le marbre, je vis ses mains l’étreindre avec ardeur. Ce bruit, cette vue m’émurent profondément. Je me baissai, je pris dans mes mains, par un élan de cœur, les mains de la pauvre abandonnée ; j’essayai de la consoler.

Ce fut inutile ; elle me retira brusquement ses mains, et ne bougea pas sa tête, collée à la pierre funèbre. Obéissant à l’urgente nécessité de la calmer à tout risque et à tout prix, je fis appel à l’unique souci qu’elle parût prendre de moi et des jugements que je pouvais porter sur elle : au désir qu’elle avait toujours eu de me prouver que je devais la considérer comme en état de se conduire elle-même.

— Voyons ! voyons ! lui dis-je avec douceur… tâchez de vous calmer, ou bien vous allez changer la bonne opinion que j’ai de vous… Ne me donnez pas à croire que la personne qui vous a fait enfermer avait quelque motif excusable pour…

Mais la fin de la phrase expira sur mes lèvres. Au moment même où je hasardai cette allusion à l’auteur inconnu de sa captivité, je la vis se redresser soudain sur ses genoux. Un changement extraordinaire et saisissant se fit dans toute sa personne. Sa figure, ordinairement si touchante à voir, avec son expression de faiblesse, d’hésitation, de susceptibilité nerveuse, s’obscurcit tout à coup, et la haine intense qui vint s’y refléter sembla durcir, accuser chaque linéament en lui prêtant une force sauvage et presque surnaturelle. Ses yeux se dilatèrent comme ceux de l’animal aux abois. Elle saisit, comme elle eût fait d’une créature vivante, le linge que ses mains avaient laissé tomber, et, par un geste horriblement significatif, le tordit entre ses doigts crispés, avec une force telle que le peu d’humidité dont il était imbibé s’égouttait auprès d’elle sur la pierre.

— Parlez-moi d’autre chose, disait-elle entre ses dents serrées… Si vous me parlez encore de ceci, voyez-vous, je suis perdue !…

Jusqu’au dernier vestige des pensées plus douces qui, la minute d’avant, semblaient encore absorber son esprit, s’était subitement effacé. Il fut évident pour moi, désormais, que le souvenir des bontés de mistress Fairlie n’était pas, comme je l’avais cru, la seule impression forte que le passé lui eût léguée. À côté de la reconnaissance qu’elle gardait aux bons soins qu’elle avait reçus pendant son séjour à l’école de Limmeridge, existait un retour vindicatif sur le tort qu’on lui avait fait en la confinant au fond d’une maison d’aliénés. Ce tort, à qui le reprochait-elle ? Fallait-il réellement en accuser sa mère ?…

Certes, il était dur de renoncer à pousser l’interrogatoire jusqu’à ce que ce point final en sortît éclairci. Je me contraignis cependant à en rester là. Dans l’état où je la voyais, il eût été cruel de songer à autre chose qu’à lui rendre le calme d’où je l’avais tirée.

— Je ne parlerai de rien qui vous soit pénible, lui répondis-je du ton le plus conciliant.

— Vous voulez quelque chose !… répliqua-t-elle avec un vif accent de soupçon… Ne me regardez pas comme vous faites !… Parlez-moi !… Dites ce que vous voulez !…

— Je ne veux que vous tranquilliser, et vous prier, quand vous serez plus calme, de réfléchir à ce que je vous ai dit.

— Dit ?… Elle s’arrêta, tordit et détordit encore le linge que ses mains pressaient ; puis, se parlant tout bas à elle-même… Que disait-il donc ?… Puis, tournée vers moi et secouant la tête avec une sorte d’impatience… Pourquoi ne me venez-vous pas en aide, me demanda-t-elle brusquement.

— Soyez tranquille, lui dis-je. J’y suis tout disposé… Vous vous en apercevrez avant peu… Je vous demandais de voir demain miss Fairlie, et de lui dire toute la vérité concernant la lettre.

— Ah ! miss Fairlie… Fairlie… Fairlie !…

Articuler ce nom familier et chéri, on eût dit que cela suffisait pour apaiser son agitation. Sa physionomie se radoucit, et elle se ressembla de nouveau.

— Il ne faut pas avoir peur de miss Fairlie, continuai-je, ni peur d’être tourmentée au sujet de cette lettre. Elle en sait déjà si long à cet égard, que vous n’aurez aucune difficulté à lui tout apprendre. Là où presque tout est découvert, quel besoin de rien dissimuler ?… Vous ne nommez personne dans votre lettre, mais miss Fairlie sait parfaitement que celui dont vous l’entretenez est sir Percival Glyde…

Ce nom, à peine prononcé, la fit bondir de nouveau. Le cri qu’elle poussa, une fois debout, traversa le cimetière, et la terreur qu’il me causa me donna un battement de cœur à m’étouffer. L’expression terrible que son visage venait de perdre y reparut, plus sombre, avec une intensité double ou triple de ce qu’elle était naguère. Le cri que ce nom lui arrachait, la haine et la crainte qu’il réveillait en elle, m’apprirent tout. Ce n’était pas sa mère qui l’avait fait enfermer. Un homme restait, à ses yeux, responsable de cette énormité, — et cet homme était sir Percival Glyde.

D’autres oreilles que les miennes avaient recueilli la clameur aiguë. D’un côté, j’entendis ouvrir la porte du cottage occupé par le fossoyeur ; de l’autre, la voix de la compagne d’Anne Catherick, de la femme au châle, de celle qu’elle appelait mistress Clements.

— J’arrive ! j’arrive !… criait cette voix de derrière le bouquet d’arbres nains.

L’instant d’après, en effet, nous vîmes arriver en toute hâte mistress Clements.

— Qui êtes-vous ? cria-t-elle, m’interpellant résolument dès qu’elle eut le pied en dedans de la barrière. Comment vous permettez-vous de faire peur à une pauvre créature comme celle-ci ?…

Avant que j’eusse pu répondre, elle s’était élancée aux côtés d’Anne Catherick et la soutenait, le bras passé sous sa taille… Qu’y a-t-il, chère enfant ? Que vous a-t-on fait ?

— Rien au monde, répliqua la pauvre fille… Rien… J’ai eu peur, et voilà tout !…

Mistress Cléments se retourna vers moi avec une hardiesse indignée dont je lui sus gré.

— J’aurais honte de moi-même si je méritais le regard que vous me jetez, lui dis-je. Mais il n’en est rien. Sans le vouloir, et par un simple malentendu, j’ai effarouché votre protégée… Ce n’est point la première fois que nous nous voyons. Demandez-le-lui à elle-même !… Elle vous dira que je ne suis pas homme à offenser volontairement ni elle, ni aucune autre femme…

Je parlais nettement, appuyant sur chaque mot, de manière à me faire entendre et comprendre d’Anne Catherick. Je vis que j’y étais parvenu, et qu’elle saisissait le sens, la portée de mes paroles.

— Oui, dit-elle… oui, certainement… Il a été bon pour moi… Il m’a secourue jadis… — Elle acheva sa phrase à l’oreille de son amie.

— Étrange rencontre, véritablement, dit mistress Cléments, qui semblait assez perplexe… Après tout néanmoins, c’est bien différent. Je suis fâchée, monsieur, de vous avoir parlé si rudement, mais vous conviendrez que, pour une personne qui ne vous connaissait pas, les apparences étaient peu favorables… Du reste, c’est ma faute plus que la vôtre, puisque j’ai cédé à ses bizarres fantaisies… et j’ai eu tort de la laisser seule en un lieu comme celui-ci… Allons, ma petite, rentrons maintenant chez nous !…

Il me sembla que la perspective du chemin à faire effaroucherait quelque peu la brave femme, et je lui proposai de les reconduire toutes deux jusqu’à ce qu’elles fussent en vue de leur domicile actuel. Mistress Clements me remercia poliment, mais avec un refus. Elle m’assura qu’elle était sûre, une fois arrivée aux marais, de rencontrer quelqu’un des laboureurs de la ferme.

— Ne m’en veuillez pas ! dis-je au moment où Anne Catherick, sur le point de s’éloigner, prenait le bras de son amie. Tout innocent que j’étais d’avoir voulu l’effrayer ou lui faire mal, l’aspect de son pauvre visage, pâle et bouleversé, me fendait le cœur.

— Je tâcherai, répondit-elle ; mais vous en savez trop long… Je crains bien de ne plus pouvoir vous rencontrer sans quelque effroi.

Mistress Clements me jeta un regard d’intelligence, et secoua la tête en signe de pitié.

— Bonsoir, monsieur, me dit-elle… Vous n’y pouvez rien, je le sais… mais il vaudrait mieux que vous m’eussiez effrayée, moi, et non pas elle…

Elles s’éloignèrent de quelques pas. Je les croyais parties ; mais Anne s’arrêta tout à coup, et quitta le bras de son amie.

— Attendez un peu, lui dit-elle. Il faut que je fasse mes adieux.

Elle revint à ces mots vers la tombe, posa tendrement ses deux mains sur la croix de marbre et y laissa un long baiser.

— Je vais mieux maintenant, soupira-t-elle, en me regardant avec une expression plus recueillie… Je puis et veux vous pardonner…

Elle rejoignit sa compagne, et toutes deux quittèrent le champ du repos. Je les vis s’arrêter près de l’église, et parler à la femme du sacristain qui, sortie de son cottage, nous guettait de loin. Puis elles reprirent le sentier qui conduisait aux marais. Je suivis du regard Anne Catherick tandis qu’elle s’éloignait, jusqu’à ce qu’elle eût complètement disparu dans la pénombre crépusculaire. — Je la regardais avec autant d’inquiétude, autant de tristesse que si je ne devais plus ici-bas, retrouver la Femme en blanc.