La Femme en blanc/I/Walter Hartright/05

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 30-33).
Première époque — Walter Hartright


V


« Elle s’est échappée de mon hôpital ! »

J’aurais tort de dire que ces terribles paroles m’apportaient, comme un trait de lumière, une révélation inattendue. Quelques-unes des singulières questions que m’avait adressées la Femme en blanc, après m’avoir arraché la promesse inconsidérée de la laisser libre d’agir à sa guise, m’avaient fait penser qu’elle avait quelque chose de dérangé dans l’esprit, ou que quelque effroi récent avait momentanément troublé l’équilibre de ses facultés. Pourtant, l’idée de folie complète que réveillent les mots « d’hospice » et « d’aliénés » ne s’était jamais, pour dire vrai, offerte à mon esprit à propos de cette femme.

Rien, dans son langage et son attitude, ne m’avait paru justifier de prime abord une pareille supposition, et, même avec ce jour nouveau qui résultait des paroles de l’étranger au policeman, je ne la trouvais pas, pour le présent, très-acceptable.

Qu’avais-je fait, cependant ? Avais-je aidé à s’échapper la victime de la plus abominable captivité qui soit au monde ? Avais-je, au contraire, ouvert la vaste capitale à une malheureuse créature sur laquelle je devais, comme tout homme de cœur mis à ma place, exercer une surveillance légitime, par pitié pour elle comme pour les autres ? Quand cette question se posa pour ainsi dire devant moi, j’éprouvai un vif serrement de cœur, et je me reprochai de me l’être adressée trop tard.

Le trouble d’esprit où j’étais ne me permit pas de songer à dormir, quand je fus rentré dans mon petit appartement de Clement’s-Inn. Peu d’heures me restaient avant celle où il faudrait m’embarquer pour le Cumberland. Je m’assis donc devant ma table, essayant de dessiner d’abord, puis de lire, — mais la Femme en blanc venait toujours se placer entre moi et mon crayon, entre moi et mon livre. Était-il survenu quelque malheur à cette pauvre créature abandonnée ? Ce fut ma première pensée, que j’écartai avec un empressement égoïste. D’autres suivirent, moins poignantes, et auxquelles je me laissai aller. Où avait-elle arrêté le cabriolet ? Qu’était-elle devenue ? Les deux hommes de la chaise de poste l’avaient-ils rejointe et reprise ? ou bien était-elle encore libre, en état de se conduire ? et marchions-nous tous deux par deux routes pour le moment bien divergentes, sur quelque point du mystérieux avenir où nos existences se rencontreraient de nouveau ?…

Ce fut pour moi un soulagement de voir arriver l’heure où il fallait fermer mon appartement et dire adieu à mes affaires de Londres, à mes élèves de Londres, à mes amis de Londres, pour me porter à de nouvelles occupations, à une existence nouvelle. Le tumulte même et la confusion qui règnent à la gare du chemin de fer, — si ennuyeux et si fatigant d’ordinaire, — me ranimèrent et me firent du bien.

Les instructions qu’on m’avait adressées me prescrivaient d’aller d’abord à Carlisle, et de prendre là un embranchement vers la côte. Pour commencer le chapitre des accidents, notre locomotive cassa entre Lancastre et Carlisle. Le retard causé par cette mésaventure me fit manquer le train que je devais prendre, sans aucune perte de temps, à l’embranchement désigné. Il fallut attendre quelques heures, et lorsque, plus tard, un autre train me descendit à la station d’où on se rendait à Limmeridge-House, il était plus de dix heures. La nuit d’ailleurs était si épaisse, que c’est tout au plus si je sus démêler mon chemin jusqu’à la « pony-chaise » que M. Fairlie avait envoyée au-devant de moi.

Le cocher était évidemment décontenancé par mon arrivée si tardive. Je le trouvai en cet état de respectueuse bouderie, tout particulier aux domestiques de race anglaise. Nous cheminions dans un silence absolu, et fort lentement, à travers les ténèbres. Les chemins étaient mauvais, et l’obscurité de la nuit ajoutait à la difficulté d’y marcher un peu vite. À partir du moment où nous avions quitté la station, il s’était, d’après ma montre, écoulé à peu près une heure et demie, lorsque j’entendis dans l’éloignement bruire les flots de la mer, et, sous nos pas, craquer le sable des allées d’un parc. Nous venions alors de franchir une porte : nous passâmes encore sous une autre avant d’arriver devant la maison. Je fus accueilli par un solennel serviteur sans livrée, qui m’apprit que « la famille » était allée se coucher. Il me conduisit dans une haute et vaste pièce, où mon souper m’attendait, tristement servi à l’extrémité d’une immense table d’acajou, dont l’absence de tout convive faisait, en quelque sorte, un désert.

J’étais trop las et trop abattu pour boire ou manger beaucoup, surtout devant un grand diable de valet imposant qui me servait, moi tout seul, avec toute l’activité requise pour une demi-douzaine de dîneurs. Au bout d’un quart d’heure, j’étais en mesure de m’aller mettre au lit. Le solennel serviteur me conduisit dans une pièce meublée avec recherche.

— Monsieur, me dit-il, le déjeuner est pour neuf heures… Puis il s’assura que tout était en ordre, et disparut sans le moindre bruit.

Que vais-je voir, cette nuit, dans mes rêves ? pensais-je en soufflant ma bougie. La Femme en blanc ?… ou les habitants encore inconnus de ce château du Cumberland ?… — Étrange sensation que de s’endormir, comme ami de la famille, sous un toit hospitalier, et de n’y connaître personne, pas même de vue !