La Femme en blanc/I/Vincent Gilmore/4

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 191-197).
Première époque — Vincent Gilmore


IV


Parti par un train du matin, j’arrivai à Limmeridge à temps pour le dîner. Le château était d’un vide et d’une monotonie qui m’accablèrent. J’avais espéré qu’en l’absence des jeunes ladies, la bonne mistress Vesey me tiendrait compagnie ; mais un rhume la confinait dans sa chambre. Les domestiques furent si surpris de me voir que, dans leur trouble et leur empressement extravagants, ils commirent toute espèce d’erreurs fâcheuses. Le sommelier lui-même, assez âgé pour en savoir plus long, m’apporta une bouteille de Porto qu’il avait omis de faire tiédir. Les nouvelles qu’on me donna de M. Fairlie, étaient exactement les mêmes qu’à l’ordinaire ; et lorsque je lui envoyai annoncer mon arrivée, il me fit dire qu’il serait charmé de me voir le lendemain matin, mais que la brusque nouvelle de mon apparition avait déterminé chez lui des palpitations de cœur, lesquelles l’avaient mis à bas pour le reste de la soirée. Le vent siffla toute la nuit d’une manière effrayante ; et, dans ce grand château vide, on n’entendait ici, là, de tous côtés, que craquements et gémissements sinistres. Je dormis aussi mal que possible, et me levai d’une humeur de dogue, pour me trouver seul le lendemain, au déjeuner.

À dix heures, on me conduisit dans l’appartement de M. Fairlie. Il occupait sa chambre habituelle, son fauteuil habituel, et l’accablement habituel de son intelligence et de son corps était exactement ce que je l’avais toujours connu. Lorsque j’entrai, son valet de chambre était debout devant lui, soutenant, pupitre animé, un énorme volume d’eaux fortes, aussi long et aussi large que mon bureau d’avocat. Le misérable étranger grimaçait de la manière la plus abjecte, et semblait prêt à s’évanouir de fatigue, tandis que son maître examinait tout à loisir chacune des gravures et, s’aidant d’une loupe, en étudiait les beautés cachées.

— Oh ! le meilleur des bons vieux amis, dit M. Fairlie, qui s’installa commodément et paresseusement avant de lever les yeux sur moi, êtes-vous bien portant ?… là, tout à fait bien portant ?… Savez-vous qu’il est méritoire de venir ainsi me chercher dans ma solitude. Ce cher Gilmore !…

J’avais compté que le domestique disparaîtrait quand je serais là, mais il n’en fut rien. Le pauvre diable restait debout, tremblant sous le poids des eaux fortes, en face du fauteuil de son maître, où celui-ci s’était presque recouché, faisant tourner avec sérénité le verre de la loupe entre ses doigts blancs et son pouce.

— Je suis venu vous parler d’un sujet fort important, lui dis-je sans autre exorde, et vous m’excuserez si je vous propose de le traiter seul à seul…

Le malheureux valet de chambre me jeta un regard reconnaissant. M. Fairlie, d’une voix faible, répéta mes trois derniers mots : « seul à seul », avec tous les dehors du plus excessif étonnement.

Je n’étais pas d’humeur à plaisanter, et me décidai à le lui faire comprendre.

— Veuillez permettre à cet homme de se retirer, lui dis-je en lui montrant le valet de chambre.

Les sourcils arqués de M. Fairlie, et ses lèvres projetées en avant, indiquèrent une surprise ironique.

— Cet « homme ? » répéta-t-il. Drôle de corps que vous êtes ! à quoi pensez-vous, d’appeler cela un homme ? Vous vous trompez d’espèce… Il y a une demi-heure, avant que je n’eusse besoin de mes eaux fortes, il pouvait être, à la rigueur, un homme ou quelque chose d’approchant ;… il le redeviendra quand je serai las de les regarder. Pour le moment, ce n’est qu’un chevalet… Que vous importe, Gilmore, la présence d’un chevalet ?

— Cela m’importe. Pour la troisième fois, monsieur Fairlie, je vous prierai de faire en sorte que nous soyons seuls…

Mon accent et mon attitude ne le laissaient pas libre de se refuser à ma demande. Il regarda le domestique, et, d’un air contrarié, lui montrant une chaise placée à côté de lui :

— Posez-là ces gravures, et allez-vous-en ! lui dit-il. Ne me bouleversez pas, en perdant la planche où j’en étais… L’avez-vous perdue, oui ou non ?… Êtes-vous bien sûr de ne pas l’avoir perdue ?… et avez-vous placé le timbre bien à ma portée ?… Oui ?… Eh bien ! pourquoi diable n’êtes-vous pas déjà parti ?…

Le valet de chambre s’en alla. M. Fairlie fit son nid dans le fauteuil de son fin mouchoir de batiste ; il se mit à nettoyer le verre de sa loupe, et, de temps en temps, se donnait le plaisir de jeter un coup d’œil oblique sur le volume d’eaux fortes, ouvert près de lui. Il ne m’était pas facile de conserver mon sang-froid en des circonstances pareilles ; — je le conservai, cependant.

— Je suis venu, lui dis-je, bien que personnellement cela me gênât fort, pour veiller aux intérêts de votre nièce et de votre famille, et j’imagine que j’ai acquis ainsi quelques légers droits à l’attention que vous m’accorderez en échange.

— Ne me brusquez pas ! s’écria M. Fairlie, se laissant aller dans son fauteuil comme un homme au désespoir, et fermant les yeux à la tête de Méduse que je lui présentais. De grâce, ne me brusquez pas !… je n’ai pas la force de le supporter…

J’étais bien décidé, pour l’amour de Laura Fairlie, à ne pas me laisser mettre en colère.

— Mon but, continuai-je, est d’obtenir que vous veuilliez revenir sur votre lettre, et ne pas me contraindre à déserter les droits légitimes de votre nièce ou de ses proches. Laissez-moi, une fois encore, vous bien expliquer la situation ; ce sera ma dernière tentative…

M. Fairlie secoua la tête, et poussa un soupir lamentable.

— Vous n’avez pas d’entrailles, Gilmore ; vraiment, vous n’en avez pas, dit-il ; mais, enfin, puisqu’il le faut, allez je suis à votre merci !…

Je lui signalai un à un, avec soin, tous les inconvénients de la mesure proposée ; je plaçai l’affaire devant lui, sous tous les aspects qui pouvaient la lui rendre intelligible. Aussi longtemps que je parlai, il demeura étendu dans son fauteuil, les yeux fermés. Il les rouvrit indolemment lorsque j’eus fini, prit sur la table sa cassolette d’argent, et se mit à la flairer avec un air de douce satisfaction.

— Ce bon Gilmore ! disait-il en reniflant de temps à autre… Comme il se montre bon et dévoué !… Cela réconcilierait, vraiment, avec les infirmités de la nature humaine !

— Accordez une simple réponse à une simple question, monsieur Fairlie. Je vous le répète, sir Percival Glyde n’a pas l’ombre d’un droit à réclamer autre chose que le revenu de cet argent. Le capital lui-même, si votre nièce n’a pas d’enfants, doit demeurer à sa libre disposition et faire retour à sa famille. Si vous restez ferme, il faudra que sir Percival fléchisse ; — il faudra qu’il fléchisse, vous dis-je, ou qu’il s’expose à la flétrissante imputation de n’avoir voulu épouser miss Fairlie que dans des vues mercenaires…

M. Fairlie me menaçait, en riant, de sa cassolette.

— Ah ! je vous y prends, mon vieux Gilmore !… vous avez horreur, n’est-il pas vrai, de tout ce qui touche à l’aristocratie ?… Comme vous détestez Glyde ! et cela tout bonnement parce qu’il est baronnet… Quel radical vous faites !… Oh ! quel affreux radical, mon bon ami !…

Un radical, moi !!! j’aurais pu supporter une forte dose de provocations, mais, après avoir professé toute ma vie les principes conservateurs les plus purs, cette épithète de radical me parut intolérable. Elle mit tout mon sang en ébullition ; je m’élançai de mon fauteuil, — l’indignation me coupait la parole.

— Ne faites pas ainsi trembler tout l’appartement ! cria M. Fairlie. Pour l’amour du ciel, restez en place ! vous ! le plus digne de tous les Gilmore, passés, présents et futurs, sachez bien que je n’ai jamais prétendu vous offenser !… Je pousse moi-même le libéralisme à de telles extrémités que je pourrais presque, j’imagine, m’intituler radical… Ma foi, oui… nous sommes une paire de radicaux… Pour Dieu, ne vous fâchez pas !… je n’ai pas en moi l’étoffe d’une dispute… Laisserons-nous là le sujet de la querelle ?… Oui, n’est-ce pas ?… Venez voir ces magnifiques eaux fortes… Souffrez que je vous enseigne à comprendre la suavité céleste de ces touches !… Allons, Gilmore, soyez gentil !…

Pendant qu’il déraisonnait ainsi, j’avais, — heureusement pour le respect que j’ai de ma personne, — repris mon plus beau sang-froid. Quand j’ouvris la bouche, j’étais assez calmé pour traiter son impertinence avec le mépris silencieux qui devait en être le salaire.

— Vous avez complètement tort, monsieur, lui dis-je, de croire mes paroles dictées par un préjugé quelconque à l’endroit de sir Percival Glyde. Je puis regretter qu’il se soit mis, pour toute cette affaire, à la remorque de son avocat, si complètement qu’on ne puisse en appeler à ses propres inspirations ; mais je n’ai contre lui aucun préjugé hostile. Ce que j’ai dit s’appliquerait tout aussi bien à n’importe quel autre homme, bien ou mal né, placé dans la même situation. Le principe dont je réclame l’application est un principe généralement admis. Si vous alliez trouver, dans la ville la plus voisine, n’importe quel avocat, de ceux qu’entoure la considération publique, il vous dirait, en sa qualité d’étranger, exactement ce que je vous dis en ma qualité d’ami. Il vous apprendrait qu’il est contre toute règle de livrer absolument les capitaux disponibles d’une jeune personne à l’homme qu’elle épouse. Il refuserait, se fondant sur les précautions d’usage en pareille matière, de faire en sorte que le mari ait un intérêt de vingt mille livres sterling à voir trépasser sa femme.

— Croyez-vous, réellement, Gilmore, qu’il se hasarderait à me tenir de pareils propos ? dit M. Fairlie. S’il osait se permettre la moitié des horreurs que je viens d’entendre, je vous certifie que je sonnerais Louis et que je le ferais reconduire à l’instant même hors du château.

— Vous ne me fâcherez pas, monsieur Fairlie ; pour votre nièce et en mémoire de son père, je ne vous laisserai pas m’irriter. Mais, avant que je sorte d’ici, vous aurez assumé toute la responsabilité de cette déshonorante concession !

— Non ! non, ne vous fâchez pas ! — n’insistez pas, dit M. Fairlie. Songez donc, Gilmore, combien votre temps est précieux. Si je le pouvais, je discuterais avec vous ; mais cela est impossible, — je n’ai pas de quoi suffire à une dispute… Vous voulez me bouleverser, vous bouleverser vous-même, bouleverser Glyde, bouleverser Laura ; et tout cela, — mon Dieu ! — tout cela pour la chose du monde qui a le moins de chance d’arriver jamais… Non, cher ami ; dans les intérêts sacrés de la paix et du calme, non, positivement non.

— Si je comprends bien, alors, vous vous en tenez à la détermination exprimée dans votre lettre ?

— Oui, si vous permettez… Charmé que nous ayons fini par nous entendre… Remettez-vous ; asseyez-vous là !…

Je me dirigeai immédiatement vers la porte, et M. Fairlie, avec une résignation parfaite, fit sonner son timbre : — avant de quitter la chambre, je me retournai, l’interpellant pour la dernière fois.

— Quoi qu’il puisse arriver à l’avenir, monsieur, lui dis-je, rappelez-vous qu’en vous avertissant, j’ai rempli mon devoir envers vous et les vôtres. Comme l’ami fidèle et l’agent dévoué de votre famille, je vous dis, en vous quittant, que jamais une fille à moi n’épouserait un homme, ici bas, avec un contrat comme celui que vous me forcez de dresser pour miss Fairlie.

La porte s’ouvrit devant moi, et le valet de chambre parut sur le seuil.

— Louis, dit M. Fairlie, reconduisez M. Gilmore, et revenez tenir mes eaux fortes !… Faites-vous servir un bon lunch, là-bas ; — allez Gilmore ! faites-vous donner un bon lunch, par ces paresseux imbéciles que j’ai pour valets…

J’étais trop révolté pour répondre ; je tournai sur mes talons, et le plantai là sans ajouter un mot. Il y avait, à deux heures de l’après-midi, un train montant ; et, par ce train-là, je revins à Londres.

Le lundi, j’envoyai le contrat modifié en vertu duquel se trouvaient déshéritées les personnes que miss Fairlie m’avait déclaré, elle-même, vouloir avantager de préférence à qui que ce fût. Je n’avais pas le choix. Si j’avais refusé la rédaction de cet acte, un autre avocat s’en serait chargé.

Ma tâche est remplie. Mon rôle personnel dans les événements de cette chronique de famille ne s’étend pas plus loin que l’endroit où me voici parvenu. D’autres plumes que la mienne raconteront les circonstances étranges qui allaient bientôt survenir. C’est sous le coup d’une impression grave et pénible que j’achève ce bref exposé. C’est sous le coup de cette impression, que je répète ici mes dernières paroles prononcées à Limmeridge-House : — « Jamais une fille à moi, n’aurait épousé un homme, ici-bas, avec un contrat pareil à celui qu’on me forçait à rédiger pour Laura Fairlie. »

FIN DU RÉCIT DE M. GILMORE.