La Femme en blanc/I/Vincent Gilmore/1

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 153-165).
Première époque — Vincent Gilmore


I


Je trace ces lignes à la requête de mon ami, M. Walter Hartright. Elles ont pour objet de faire connaître quelques événements qui portèrent un certain préjudice aux intérêts de miss Fairlie, et qui eurent lieu après que M. Hartright fut parti de Limmeridge-House.

Il ne m’est pas imposé de dire si mon opinion est ou non favorable à la publicité qu’on entend donner aux notables événements domestiques dont le récit que je vais faire relatera plusieurs circonstances importantes. M. Hartright a pris toute la responsabilité de cette décision ; et les circonstances qui restent à exposer montreront qu’il a surabondamment acquis le droit de prendre, à cet égard, le parti qui lui conviendra le mieux. Son plan, qui consiste à présenter l’histoire au public de la manière à la fois la plus vivante et la plus vraie, exige qu’elle soit racontée, à chaque période successive des événements, par les personnes qui, alors, y prenaient la part la plus directe. Une conséquence nécessaire de cet arrangement, c’est que je dois prendre, pour le présent, le rôle de narrateur. J’étais dans le Cumberland pendant le séjour qu’y vint faire sir Percival Glyde, et je pris une part personnelle au résultat le plus essentiel de sa courte résidence chez M. Fairlie. Il m’incombe, par conséquent, d’ajouter ces quelques anneaux à la chaîne des événements, et je vais la reprendre, pour cela, au point même où les mains de M. Hartright ont laissé retomber cette chaîne.

J’arrivai à Limmeridge-House, le vendredi 2 novembre.

J’avais formé le projet de rester chez M. Fairlie jusqu’à l’arrivée de sir Percival Glyde. Si la démarche qu’il faisait ainsi aboutissait à la fixation d’une date quelconque pour son union avec miss Fairlie, je devais remporter à Londres, avec moi, les instructions nécessaires pour la rédaction du contrat de mariage.

Le vendredi même, je n’eus pas l’honneur d’être reçu par M. Fairlie. Il était ou se figurait être, depuis des années, dans un déplorable état de santé, et ne se trouvait pas assez bien portant pour me donner audience. Ce fut, de toute la famille, miss Halcombe que je vis la première. Elle m’accueillit à la porte du château, et voulut bien me présenter à M. Hartright, qui séjournait à Limmeridge depuis quelque temps déjà.

Je ne vis miss Fairlie que plus tard, dans la journée, seulement à l’heure du dîner. Elle ne paraissait pas très-bien portante, et j’en fis la remarque avec peine. C’est une jeune fille aimable et douce, aussi charmante, aussi attentive pour tous ceux dont elle est entourée que le fut jadis son excellente mère, — bien que, par son extérieur, elle rappelle plutôt l’auteur de ses jours. Mistress Fairlie avait des yeux et des cheveux noirs ; sa fille aînée, miss Halcombe, me la rappelle d’une manière frappante. Miss Fairlie nous fit, le soir un peu de musique, — et ne joua pas, ce me semble, aussi bien qu’à son ordinaire. Nous eûmes un « rubler » au whist ; véritable profanation de ce noble jeu, du moins, quant à l’attention que semblaient y porter mon partner et mes adversaires. M. Hartright, dès le moment où nous fûmes présentés l’un à l’autre, m’avait favorablement impressionné ; mais je découvris bientôt qu’il n’était pas exempt de quelques-uns des défauts de savoir-vivre qui sont ceux de son âge et de son époque. Il y a trois choses qu’ignorent absolument les jeunes gens de la génération actuelle ; ils ne savent ni rester à boire après le dîner, ni jouer au whist, ni tourner un compliment aux dames. M. Hartright ne faisait pas exception à cette règle générale. Même alors, cependant, et après une connaissance bien sommaire, il me frappa comme un jeune homme d’attitude modeste et d’excellentes façons.

Le vendredi se passa ainsi. Je ne dis rien des objets plus sérieux qui préoccupèrent, ce jour-là, mon attention ; — la lettre anonyme à miss Fairlie ; les mesures que je jugeai convenable de prendre dès qu’on m’en parla : la ferme conviction où j’étais que sir Percival Glyde nous fournirait, relativement à ces circonstances obscures, toutes les explications que nous pouvions attendre. Je ne parle pas de tout ceci, puisque, si je le comprends bien, il en a été fait mention dans le récit qui précède.

Le samedi, M. Hartright était parti avant que je ne descendisse pour le déjeuner. Miss Fairlie resta chez elle toute la journée, et miss Halcombe me parut d’assez triste humeur. Le château n’était plus ce que je l’avais vu du temps de M. et mistress Philip Fairlie. Durant l’après-midi, je fis seul une promenade dans les environs, et visitai quelques-uns des endroits que j’avais appris à connaître, il y a plus de trente ans, en venant à Limmeridge pour y régler les affaires de la famille. Ces endroits, eux aussi, avaient bien changé.

Vers deux heures, M. Fairlie m’envoya dire qu’il se trouvait assez bien pour me recevoir. « Lui, » du moins, n’avait rien perdu, depuis notre première connaissance. Son entretien roulait toujours sur les mêmes sujets, — à savoir lui-même et ses maux innombrables, ses médailles merveilleuses et ses incomparables « eaux-fortes » de Rembrandt. Dès que je voulus aborder l’affaire qui m’amenait chez lui, mon homme ferma l’œil, prétendant que je le « bouleversais ». Je persistai à le « bouleverser » en revenant obstinément, à plusieurs reprises, sur le même sujet. Tout ce que je pus tirer au clair fut « qu’il regardait le mariage de sa nièce comme une affaire réglée, sanctionnée par le père de la jeune fille, sanctionnée par lui-même, union d’ailleurs très-désirable, et des tracas de laquelle il lui tardait fort, personnellement, d’être enfin débarrassé. Quant au clauses du contrat, si je voulais bien consulter sa nièce, et, profitant ensuite de ce que je connaissais à fond leurs affaires de famille, si je voulais tout préparer, et borner sa participation de tuteur, dans cette affaire, au simple « oui » qu’il faudrait prononcer à certains moments, — oh ! alors, il remplirait mes vues, et les vues de toute autre personne, avec un plaisir infini. D’ici là, je voyais ce qu’il était, un pauvre invalide, confiné dans sa chambre. Me semblait-il en état de supporter beaucoup de tourments ? Non, sans doute. Et, alors, pourquoi le tourmentait-on ? »

J’aurais pu m’étonner un peu de ce que M. Fairlie, dans son rôle de tuteur, réduisait ainsi sa part d’influence, si je n’avais assez connu les affaires de la famille pour savoir qu’étant célibataire, il n’avait, sur le domaine de Limmeridge, que des droits de simple usufruit. Informé, du reste, comme je l’étais, je ne fus ni surpris ni déçu par le résultat de notre entrevue. M. Fairlie avait, tout simplement, vérifié mes prévisions, — et c’est tout ce que j’en pouvais dire.

Le dimanche fut un jour ennuyeux, au dehors comme au dedans. Une lettre m’arriva du « solicitor » de sir Percival Glyde, m’accusant réception de la lettre anonyme dont je lui avais envoyé copie, et de l’exposé de faits qui accompagnait cette lettre. Miss Fairlie vint nous rejoindre dans l’après midi, fort abattue et, en somme, fort différente d’elle-même. Je causai quelques instants avec elle, et risquai une délicate allusion à sir Percival. Elle écouta sans mot dire. Sur tout autre sujet, elle semblait disposée à suivre la conversation ; sur celui-là, elle la laissait invariablement tomber. Je commençai à me demander si, par hasard, elle n’en était pas à se repentir de son engagement, — comme tant d’autres jeunes dames le font souvent, et souvent aussi trop tard.

Le lundi, sir Percival Glyde arriva.

Je vis en lui un homme des plus séduisants, comme extérieur du moins, et comme manières. Il avait l’air un peu plus âgé que je ne m’y attendais, ayant les cheveux assez rares sur le haut de la tête, les traits marqués, la figure fatiguée. Mais ses allures étaient aussi actives et son humeur aussi alerte que celle d’un jeune homme. La manière dont il répondit à l’accueil de miss Halcombe fut délicieusement simple et cordiale ; et lorsque je lui fus présenté, il se montra si bienveillant, il me mit si bien à mon aise, que nous nous trouvâmes ensemble sur le pied d’une vieille amitié. Miss Fairlie n’était point avec nous quand il arriva, mais elle entra dans l’appartement, environ dix minutes plus tard. Sir Percival se leva, et lui offrit ses hommages avec une grâce parfaite. L’inquiétude évidente que lui causait le changement fâcheux survenu dans l’aspect général de cette jeune personne, fut exprimée avec un mélange de tendresse et de respect, une délicatesse de ton, de voix, de gestes, qui faisaient autant d’honneur à son tact naturel qu’à sa bonne éducation. Je fus un peu étonné, dans de telles circonstances, de constater que miss Fairlie continuait à être gênée et mal à son aise devant lui, et de lui voir saisir le premier prétexte venu pour quitter de nouveau le salon. Sir Percival ne prit garde ni à la contrainte de son accueil, ni à cette brusque retraite qui nous l’enlevait. Présente, il ne l’avait pas fatiguée de ses attentions ; absente, il n’embarrassa miss Halcombe par aucune allusion gênante au départ de sa sœur. Son habitude du monde, son tact parfait ne se trouvèrent jamais en défaut, soit dans cette occasion, soit dans aucune autre, pendant tout le séjour que nous fîmes ensemble à Limmeridge-House.

Aussitôt que miss Fairlie eut quitté l’appartement, il alla au devant d’une question embarrassante pour nous, en nous parlant le premier de la lettre anonyme : « Parti du Hampshire, il s’était arrêté à Londres ; il y avait vu son avocat ; il avait lu les documents envoyés par moi, et il arrivait dans le Cumberland, pénétré du désir de donner toute satisfaction à nos inquiétudes en s’expliquant aussi nettement, aussi clairement que la parole humaine lui permettrait de le faire. » D’après cette déclaration formelle, je lui présentai la lettre originale que j’avais conservée pour la soumettre à son inspection. Il me remercia, et refusa d’y jeter les yeux, disant qu’il avait vu la copie, et qu’il était tout disposé à laisser la minute dans nos mains.

Le détail des faits qu’il aborda ensuite, immédiatement, répondit à mon attente par son caractère simple et tout à fait explicite.

« Mistress Catherick, nous apprit-il, lui avait fait contracter, à une époque antérieure, certaines obligations, résultant de services qu’elle avait rendus, tant à lui-même qu’à quelques membres de sa famille. Elle avait eu le double malheur, depuis lors, d’être abandonnée par l’homme qu’elle avait épousé, puis de rester avec une enfant dont les facultés mentales se montrèrent fort incomplètes dès son jeune âge. Bien que le mariage de mistress Catherick l’eût transportée dans une partie du Hampshire fort éloignée de celle où était situé le domaine de sir Percival, il avait eu soin de ne pas la perdre de vue ; son amitié pour cette pauvre femme et sa reconnaissance pour ses services passés, se trouvant très-fortifiées par l’admiration que lui inspiraient la patience et le courage avec lesquels elle supportait les coups du sort. Avec le temps, les symptômes d’infirmité mentale qui s’étaient manifestés chez sa malheureuse fille, prirent un tel caractère de gravité, qu’il devint indispensable de la soumettre à un traitement assidu. Mistress Catherick elle-même reconnut cette nécessité ; mais elle avait, en même temps, un préjugé commun à toutes les personnes d’une certaine condition, et qui l’empêchait de permettre que sa fille fût admise, par le bénéfice de la charité publique, dans un hôpital ordinaire. Sir Percival prit en considération ce préjugé, par suite du respect que lui inspirait, à tous les degrés de l’échelle sociale, un sentiment vrai d’honnête indépendance ; aussi avait-il résolu de reconnaître le long attachement de mistress Catherick aux intérêts de sa famille, en défrayant le séjour de sa fille dans un « asile » particulier, digne de toute confiance. Au grand regret de la mère, au grand regret de sir Percival lui-même, l’infortunée créature avait découvert la participation de ce dernier à cette espèce d’emprisonnement exigé par les circonstances, et, dès-lors, elle avait conçu à son égard une méfiance, une haine des plus violentes. Cette haine, cette méfiance, — qui, à plusieurs reprises, s’étaient manifestées dans la maison d’aliénés, — faisaient clairement comprendre l’origine de la lettre anonyme, écrite depuis son évasion. Si le souvenir que miss Halcombe et M. Gilmore avaient dû garder de ce document ne leur semblait point d’accord avec cette interprétation, ou s’ils désiraient quelques détails de plus sur « l’asile » en question (il en donnait l’adresse, en même temps que celles des deux médecins sur les certificats desquels la jeune malade y avait été admise), il était prêt à répondre à toute question, à dissiper toute incertitude. Il croyait avoir rempli ses devoirs envers la malheureuse jeune femme, en recommandant à son avoué de n’épargner aucune dépense pour la retrouver et la remettre ensuite entre les mains des hommes de l’art ; ainsi voulait-il remplir ses devoirs envers miss Fairlie et sa famille, avec la même droiture et la même sincérité. »

Ce fut moi qui, le premier, répondis à cette allocution. Je voyais clair dans ce que j’avais à faire. Le grand mérite de l’étude du droit, c’est qu’elle permet de contester n’importe quelles affirmations humaines, présentées sous n’importe quelles formes et dans n’importe quelles circonstances. Si je m’étais senti le besoin, comme avocat, de tirer, des explications même de sir Percival Glyde, la matière d’un bon procès à lui intenter, je l’aurais pu sans nul doute. Mais tel n’était pas mon devoir du moment : j’exerçais comme arbitre, et non comme partie. J’avais donc à peser l’explication que nous venions d’entendre ; je devais tenir tout le compte voulu de l’excellente réputation du gentleman qui nous la présentait ; je devais ensuite décider, en mon âme et conscience, si, d’après l’exposé même de sir Percival, les probabilités étaient claires en sa faveur, ou claires contre lui. Ma conviction privée fut qu’il les avait évidemment pour lui ; et je déclarai, en conséquence, que son explication était, à mon sens, incontestablement satisfaisante.

Miss Halcombe, qui me suivait du regard avec beaucoup d’attention, prononça, de son côté, quelques paroles analogues, — cependant, avec une certaine hésitation que les circonstances ne me semblaient pas justifier. Je ne saurais dire, d’une manière positive, si l’honorable sir Percival remarqua ou non ceci. Mon opinion, cependant, est qu’il y prit garde, attendu qu’il revint avec instance sur ce qu’il avait dit, bien qu’il pût, sans manquer à aucune convenance, regarder ce sujet comme épuisé.

— Si mon simple exposé des faits ne s’était adressé qu’à M. Gilmore, dit-il, je regarderais comme superflu d’insister sur un récit en lui-même assez triste. Je crois, en effet, pouvoir m’attendre à ce que M. Gilmore, comme gentleman, ne révoque point ma parole en doute ; et dès qu’il m’a rendu cette justice, toute discussion sur le sujet qui nous occupe se trouve naturellement close. Mais, vis-à-vis d’une dame, ma position n’est pas la même. Je lui dois, à elle, ce que je n’accorderais à aucun homme sur la terre ; — une preuve qui vérifie mon assertion. Vous ne pouvez me demander cette preuve, miss Halcombe ; il est, dès lors, de mon devoir envers vous, plus encore envers miss Fairlie, de vous l’offrir spontanément. Oserais-je vous prier de vouloir bien écrire immédiatement à la mère de cette malheureuse, — à mistress Catherick, — pour lui demander son témoignage à l’appui des explications que j’ai eu l’honneur de vous soumettre ?…

Je vis miss Halcombe changer de couleur, et sa physionomie trahir un certain malaise. Si poliment qu’elle fût exprimée, la suggestion de sir Percival lui paraissait sans doute, comme à moi, une très-délicate allusion à l’hésitation qu’elle avait laissé entrevoir un instant auparavant.

— J’espère bien, sir Percival, dit-elle avec vivacité, que vous ne me faites pas le tort de me supposer la moindre méfiance à votre égard ?

— Certainement non, miss Halcombe. Vous ne devez voir, dans ma proposition, qu’un simple acte de déférence pour « vous ». M’excuserez-vous si je m’entête encore à vous le faire accepter ?…

Tout en parlant, il allait vers le bureau ; il en approcha un fauteuil et ouvrit la boîte à papier.

— Laissez-moi vous supplier d’écrire ce billet, dit-il, à titre de service pour « moi ». Il ne vous prendra pas plus de quelques minutes. Vous n’avez qu’à poser deux questions à mistress Catherick. D’abord, si sa fille a été placée à « l’asile », elle le sachant et l’approuvant ? En second lieu, si ma participation, dans cette affaire, a été ce qu’il fallait pour me mériter l’expression de sa reconnaissance ? Aux yeux de M. Gilmore, ce sujet désagréable est éclairci ; il l’est également aux vôtres, à ce qu’il paraît, — veuillez donc aussi l’éclaircir aux miens en écrivant cette petite lettre.

— Vous me contraignez, sir Percival, à vous accorder une demande que j’eusse été bien plutôt disposée à écarter… — À ces mots, miss Halcombe se leva de sa place, et alla s’asseoir au bureau. Sir Percival la remercia, lui tendit une plume, et revint vers la cheminée. La petite levrette italienne de miss Fairlie était couchée sur le tapis. Il étendit la main vers elle, et l’appelant d’un ton de bonne humeur :

— Allons, Nina, disait-il, est-ce que nous ne nous connaissons plus, maintenant ?…

Le petit animal, craintif et farouche comme le sont d’ordinaire ces chiens de salon, le regarda d’un air mécontent, se déroba sous sa main caressante, et, gémissant, frissonnant, s’alla tapir sous un canapé. Il n’était guère probable qu’un homme de son espèce fût déconcerté par une bagatelle comme le mauvais accueil d’un roquet hargneux. Je remarquai pourtant qu’il s’en alla très-brusquement du côté de la fenêtre. Peut-être a-t-il ses moments d’irritation ? S’il en est ainsi, je puis le comprendre. J’ai mes moments d’irritation, moi aussi. Miss Halcombe ne mit pas longtemps à écrire le billet. Elle se leva quand il fut fini, et tendit à sir Percival la feuille encore ouverte. Il la prit en s’inclinant, la plia aussitôt, sans jeter les yeux sur ce qu’elle pouvait contenir, cacheta la lettre, écrivit l’adresse, et la lui remit en silence. Je n’ai jamais vu, de ma vie, plus de grâce et de bonnes façons qu’il ne venait d’en déployer sous mes yeux.

— Vous insistez, sir Percivai, dit miss Halcombe, pour que cette lettre soit mise à la poste ?

— Je vous le demande en grâce, répondit-il. Et, maintenant que ce point est réglé, permettez-moi une ou deux questions encore sur l’infortunée à laquelle se rapporte ce billet. J’ai lu la communication que M. Gilmore a bien voulu adresser à mon avoué, où il est rendu compte des circonstances qui on permis de constater l’identité de la personne à laquelle la lettre anonyme devait être attribuée. Il y a cependant certains points sur lesquels cet exposé de faits garde le silence. Anne Catherick a-t-elle vu miss Fairlie ?

— Certainement non, répondit miss Halcombe.

— Vous a-t-elle vue ?

— Pas davantage.

— Elle n’a donc vu personne du château, si ce n’est un certain M. Hartright, qui l’a rencontrée, par hasard, dans le cimetière du village ?

— Personne, si ce n’est lui.

— M. Hartright était, je crois, employé à Limmeridge, comme professeur de dessin ?… Est-il membre d’une de nos sociétés d’aquarellistes ?

— Je le crois, répondit miss Halcombe.

Il s’arrêta un instant, comme s’il méditait cette dernière réponse, et reprit ensuite :

— Avez-vous découvert où résidait Anne Catherick pendant son séjour dans ces environs ?

— Oui ; elle habitait une ferme des marais, qu’on appelle Todd’s-Corner.

— Nous sommes tous obligés, dans l’intérêt même de cette pauvre créature, à tâcher de la découvrir, continua sir Percival. Il peut lui être échappé, à Todd’s-Corner, quelque révélation indirecte qui nous mettrait sur ses traces. J’irai donc, à tout hasard, y faire enquête. D’ici là, comme je ne saurais prendre sur moi de débattre avec miss Fairlie un si pénible sujet, puis-je espérer, miss Halcombe, que vous voudrez bien lui donner les explications requises, en les ajournant, cela va sans le dire, jusqu’à ce que vous ayez reçu la réponse à ce billet ?…

Miss Halcombe promit de faire droit à sa demande. Il la remercia, sourit agréablement, et nous quitta pour aller s’installer dans son appartement. Au moment où il ouvrait la porte, la capricieuse petite levrette, passant hors du sopha la pointe effilée de son museau, lui jeta un ou deux aboiements hostiles.

— Nous n’avons pas perdu notre matinée, miss Halcombe, m’écriai-je, dès que nous fûmes seuls. Voici déjà finies les inquiétudes de ce jour redoutable !

— Oui, sans doute, répondit-elle. Je suis charmée que vos scrupules soient tous dissipés.

— Mes scrupules !… Avec le billet que vous avez en main, « vos » scrupules aussi, bien certainement, doivent être pacifiés.

— Oh ! oui ; comment pourrait-il en être autrement !… Je savais bien que la chose ne se vérifierait pas, continua-t-elle, se parlant à elle-même plutôt qu’à moi ; mais je souhaiterais presque que Walter Hartright eût assez prolongé son séjour ici pour assister à l’explication et entendre la proposition qui m’a été faite relativement à cette lettre…

Je fus un peu étonné, — peut-être aussi un peu piqué, — lorsque j’entendis ces derniers mots.

— Les circonstances, il est vrai, repartis-je, ont remarquablement impliqué M. Hartright dans cette affaire de lettre ; et me voici prêt à reconnaître qu’il s’est conduit, tout bien considéré, avec beaucoup de délicatesse et de discrétion. Mais je ne vois pas, je l’avoue, en quoi sa présence aurait pu modifier utilement l’effet que la déclaration de sir Percival devait produire ou sur vous ou sur moi.

— Ce n’était qu’une chimère, dit-elle, toujours distraite. Il n’y a pas à discuter là-dessus, monsieur Gilmore. Votre expérience doit être, — elle est, en effet, — le meilleur guide que je puisse souhaiter…

Je ne trouvai pas tout à fait de mon goût cette manière, bien marquée, de faire peser toute la responsabilité sur mes épaules. De la part de M. Fairlie, cela ne m’eût point étonné. Mais, avec sa résolution, sa netteté d’esprit, miss Halcombe était la dernière personne que je me fusse attendu à trouver reculant devant l’expression d’une opinion conçue par elle.

— Si quelques doutes vous tourmentent encore, lui dis-je, pourquoi ne pas m’en faire part immédiatement ? Dites-le moi tout net : avez-vous quelque raison pour vous méfier de sir Percival Glyde ?

— Aucune.

— Voyez-vous, dans ses explications, quelque chose d’improbable ou de contradictoire ?

— Comment pourrais-je le dire, après les preuves qu’il m’a offertes à l’appui de sa véracité ? Quel témoignage vaudrait en sa faveur, monsieur Gilmore, celui qu’il invoque, celui de la mère de cette femme ?

— Il n’en est pas de meilleur. Si la réponse à vos questions est de nature à vous satisfaire, on ne voit pas, moi du moins, ce qu’un ami de sir Percival pourrait lui demander de plus.

— Eh bien ! nous enverrons la lettre, dit-elle, se levant pour quitter le salon ; et nous ajournerons, à l’arrivée de la réponse, toute mention du même sujet. N’attachez aucune importance à mes hésitations ! Le seul motif que j’en puisse donner, c’est que Laura, dans ces derniers temps, m’a causé beaucoup d’inquiétude ; or, vous savez, monsieur Gilmore, que l’inquiétude vient à bout des gens les plus forts…

Elle me quitta brusquement ; et sa voix, naturellement bien posée, me parut faiblir en articulant ces derniers mots. C’est une nature sensible, véhémente, passionnée, — une femme comme on n’en trouverait pas une sur dix mille, à notre époque triviale et superficielle. Je la connaissais depuis ses plus jeunes ans ; je l’avais vue à l’épreuve, tandis qu’elle grandissait, dans plus d’une crise de famille, et ma longue expérience d’elle me faisait attacher à ses hésitations, dans les circonstances ci-dessus mentionnées, plus d’importance qu’à celles d’une femme ordinaire. Je ne voyais, quant à moi, aucune occasion de doute ou de scrupules ; et pourtant, grâce à elle, j’étais quelque peu troublé, quelque peu mal à mon aise. Dans mon jeune temps, je me serais révolté, je me serais irrité contre cette déraisonnable situation d’esprit. Ramené, par l’âge, à une philosophie plus sereine, je sortis paisiblement pour aller un peu prendre l’air.