La Femme du capitaine Aubepin/4

E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 49-63).


IV

Le lendemain, d’assez bonne heure, Flavien de Lestenac réfléchit que l’emménagement devait tirer à sa fin, et qu’il serait convenable d’aller s’informer de la manière dont sa femme avait mené à terme cette laborieuse besogne.

La matinée était belle, fraiche. Le petit gazon clair-semé du front de bandière caressait le pied paresseux, et comme le jeune officier n’était pas pressé outre mesure, il contourna le campement du bataillon de chasseurs attaché à la 1re division, et s’attarda distraitement le long du sentier qui descend au village.

Il allait, pensant à sa folle jeunesse à laquelle on avait coupé les ailes, et fredonnait le refrain de la vieille chanson :

      Que je voudrais encore avoir vingt ans !

Or, le regret était d’autant plus hâtif que le brillant lieutenant n’avait guère dépassé que de cinq ou six ans cette belle vingtième année, si poétisée.

Un officier, assis sur le bord d’un talus, le regardait approcher avec une attention persistante.

Chaque pas que faisait l’un de ces deux hommes dans cette direction amenait une expression de contentement plus marquée sur le visage de l’autre.

Quand ils furent très-rapprochés, l’officier un lieutenant de chasseurs à pied — se leva et sauta au cou de Flavien de Lestenac avec un élan tout spontané.

Celui-ci recula très-étonné.

— Mon cher Lestenac, vous ne me reconnaissez pas, mais moi je n’ai pas oublié la bonne figure de mon copin de Saint-Cyr.

Flavien se remit aussitôt, rappela ses souvenirs, et rendant accolade pour accolade :

— Ah ! mon brave Curnil, s’écria-t-il, il faut s’en prendre à ces longues années de séparation.

— Où donc étes-vous, Lestenac ?

— Lieutenant au 204e de ligne. Et vous ?

— Lieutenant au 2e bataillon de chasseurs.

— Proposé ?

— Avec peu de chances.

— L’avancement ne marche guère mieux au 204e.

— Tant pis.

— Nous sommes de la première division tous deux, et nous ne le savions pas !

— Nous réparerons le temps perdu.

— Je le crois bien. Dès aujourd’hui je vous présenterai à madame de Lestenac.

— Ah bah ! vous êtes marié ?

— On ne peut plus, mon cher.

— Mes compliments alors.

— Peuh !… vous savez, il faut s’entendre.

— Comment cela ?

— Si vos félicitations sont en l’honneur de madame de Lestenac, je les accueille avec faveur : c’est une des plus jolies femmes de Paris,

— Bon, je les redouble.

— Si elles vont au contraire à l’adresse du mariage en général, et à mon état de mari en particulier, permettez-moi de faire quelques restrictions.

— Non-seulement je permets, mais j’encourage ; d’autant mieux que, menacé moi-même de complications matrimoniales, je ne suis pas fâché d’avoir l’avis d’un homme compétent.

— On veut vous marier, Curnil ?

— Oui… ma mère.

— Y tenez-vous essentiellement ?

— Moi !… pas le moins du monde,

— Alors résistez, mon cher, résistez.

— Vous me le conseillez ?

— Voyez-vous, il n’est bon de se jeter tête baissée dans l’inconnu que lorsqu’on s’y sent irrésistiblement attiré.

— Je comprends.

— Si vous n’êtes pas attiré, restez au bord.

— Eh ! comment le serais-je ? je ne connais même pas ma future fiancée.

— Excellente affaire. Vous n’êtes pas amoureux : vous avez les atouts.

— Ainsi, vous, Lestenac, c’est parce que vous étiez amoureux ?…

— Oh ! moi, je suis encore à me demander comment cela s’est fait.

— Pas possible ?

— Parole d’honneur.

— Contez-moi donc ça.

— J’étais en semestre chez ma tante, en pleine Bourgogne. Il y avait au château nombreuse société. Les dames de Blévillard entre autres.

— Vous dites… de Blévillard ? répéta M. de Curnil avec intérêt.

— Oui. Une mère admirablement conservée et deux filles adorables. Je fus bientôt au mieux Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/68 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/69 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/70 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/71 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/72 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/73 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/74 Page:Berenger - La Femme du capitaine Aubepin.djvu/75 permettre de consacrer à mes objets de toilette.

– Avez-vous du bonheur !

– Ils y sont très au large, et si vous vouliez.. Louise fit un saut de joie.

– Oh ! que vous êtes bonne !

– Mettez dans deux ou trois caisses les objets qui vous seront le moins utiles, et nous les dissimulerons très-bien dans le cabinet.

– Les moins utiles !… ah ! voilà l’embarras : tout m’est utile.

— Les moins indispensables, alors.

— C’est cela. Anna, faites vite le triage.

– Oui, madame, s’écria le chapeau bleu-impérial ravi.

– Gardez-moi seulement mes toilettes pour la messe du camp ; celles pour le séjour impérial… mes matinées… les robes simples pour aller visi- ter les tentes… les chapeaux assortis… et les bottines.

– Oui, madame.

— La lingerie fine doit rester également. Surtout n’enfermez pas le costume de mousseline blanche… ni celui de nankin soutaché.

Flavien fit un mouvement d'impatience.

Anna prévint un conflit probable en déclarant qu'elle organiserait tout, si madame voulait la laisser faire.

Sur cette promesse, madame de Lestenac accompagna Berthe en la remerciant de son attention et s'informant des suites de son malaise de la veille.

Madame Aubépin assura qu'elle se sentait tout à fait remise et se railla elle-même de sa délicatesse exagérée.

Flavien, mettant à profit cette disparition momentanée, prit le pas gymnastique dans la direction du champ de tir, où le 204 de ligne allait se rendre pour l'exercice du tir à la cible.