La Femme du capitaine Aubepin/2

E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 15-30).


II

Le camp de Châlons, depuis qu’un décret du 14 novembre 1856 l’a transformé, de camp provisoire établi à titre d’essai, en camp permanent d’instruction militaire, est connu non-seulement de nos régiments, qui y passent à tour

de rôle une saison laborieusement employée, mais encore d’un grand nombre d’étrangers de distinction, qui viennent assister à ses grandes manœuvres annuelles.

Une foule de touristes le prenaient également pour but de leurs pérégrinations, à l’époque du séjour de l’Empereur.

Pour ceux qui n’ont jamais eu la curiosité ou la possibilité de le visiter, nous dirons que le camp est un terrain de 12, 000 hectares, à quatre lieues de Châlons, avec lequel il communique rapidement par un petit chemin de fer qui l’ut étudié, jugé nécessaire et exécuté en soi.ante-dix jours.

Le terrain est couvert d’un gazon rare, avec de larges plaques blanches dont les yeux des soldats gardent parfois l’ophthalmique souvenir.

Quelques maigres massifs, semés çà et là, y forment de petites oasis fort appréciées du troupier au repos.

Il est entouré, ou arrosé de trois rivières : la Suippe, la Vesle, le Chenu ; foré d’un grand nombre de puits ; élevé de 140 mètres au-dessus du niveau de la mer ; salubre, sec, exposé aux vents contraires qui en éloignent toute émanation dangereuse.

On y a très-froid en hiver : les épaisses capotes et les lourds sabots y florissent.

On y a très-chaud on été mais en 1862, les fraîches eaux, la liberté relative, l’exemple, la crânerie française et la présence du souverain qui couronnait les manœuvres, soutenaient le soldat et lui faisaient gaîment supporter une saison de fatigues qui tend déplus en plus à faire partie des habitudes militaires.

Le camp proprement dit est une sorte de ville longue, symétrique, coupée de grandes rues perpendiculaires de vingt pas de largeur.

Trois divisions l’habitaient annuellement : la première et la troisième sous la tente, la deuxième dans des baraques, c’est-à-dire dans une série de maisonnettes régulières et suffisamment commodes.

Les tentes des soldats s’étendaient en première ligne, parallèles au front de bandière.

Puis, toujours en reculant, venaient les campements des sous-officiers, des officiers subalternes, des officiers supérieurs et enfin des généraux, qui occupent, en arrière, le centre de leurs divisions respectives.

La deuxième division, baraquée, offrant au soldat une installation toute faite et invariable, ne sollicitait en rien le goût d’ornementation qu’il porte partout où il s’arrête.

Aussi l’aspect en était-il monotone.

L’originalité s’était réfugiée dans la première division, et la coquetterie dans la troisième.

En effet, cette heureuse troisième division, située à l’extrême gauche du camp, au milieu de pins sylvestres et dans le voisinage de petits bois qu’on trouve touffus là-bas, pouvait tout à son aise y développer son penchant pour l’arrangement et les ombrages.

On n’y voyait, en effet, que jardinets, parterres, tentes des chefs abritées avec adresse, et naïfs essais d’horticulture qui n’ont jamais le temps d’aboutir.

La première division cultivait les arts, ébauchait des sculptures, élevait à l’entrée de ses rues des Forts de terre glaise, des France et des Victoire en craie, des bustes de l’Empereur plus sincères que réussis, des Prince Impérial équestre ou pédestre.

Nous y vîmes même un jour un buste de l’Impératrice, traité avec une hardiesse de conception et une richesse de formes qui défient toute description.

Au milieu de ces esquisses et de ces essais, il se trouvait parfois de jolies statuettes, de belles pensées bien rendues, et tel de ces artistes improvisés a prouvé qu’il avait dans sa giberne un ciseau de sculpteur.

C’est à cette première division, qui s’appuyait sur un moulin à vent, à peu de distance du Petit-Mourmelon, qu’appartenaient les nouveaux locataires du charron Nicolle.

Tous trois n’avaient pas obtenu l’autorisation de déserter la tente ou ne l’avaient pas même demandée.

Le capitaine Aubépin occupait bel et bien la sienne.

Le lieutenant de Lestenac devait à une indisposition du capitaine de sa compagnie la libre disposition d’une tente pour lui tout seul ; ce que ses bons camarades, obligés de partager la leur avec leur sous-lieutenant, lui enviaient grandement.

Le chirurgien-major du 204e, par tolérance spéciale, — qu’il avait enlevée d’assaut pour complaire à madame Aurélie Lémincé, — pouvait venir prendre gîte auprès de sa femme.

Ces dames laissèrent tout juste à leurs maris le temps de faire apporter quelques meubles à la maison Nicolle, où le ménage Aubépin était installé déjà, et débarquèrent simultanément un beau jour à la gare du Petit-Mourmelon,

Elles avaient voyagé ensemble depuis Châlons et ne se déplaisaient pas trop encore en arrivant.

Ce fut également ensemble qu’elles se dirigèrent, aux bras de MM. Lémincé et de Lestenac, vers l’Éd en invraisemblable qui leur avait été préparé.

Madame de Lestenac trottinait légèrement, regardant çà et là d’un petit air ébahi qui lui allait à merveille.

Parisienne, dix-neuf ans, minois spirituel, petits yeux pétillants, bouche rieuse, grandes boucles blondes, costume coquet ; elle était ravissante.

— C’est très-drôle cette campagne blanche, disait-elle ; cela me rappelle un décor des Variétés, très-réussi, dans je ne sais plus quel vaudeville… Vous souvenez-vous, Flavien ?… Ah ! mais non, c’était avant que vous me fissiez la cour.

— Alors cela date d’une époque où j’étais un grand maladroit.

— Allons-nous bien loin ainsi ?

— Non, ma chère, nous y voilà.

— Où donc ?

— Cette maison… là… à gauche.

— Comment !… là ?

— Oui.

— Cette masure ?

— Mais, ma chère Louise, pour le pays, c’est un trésor de propreté et de confortable.

— Il est superbe, votre trésor !

— Je suis désolé, ma pauvre enfant… si vous saviez…

— Essayons d’y pénétrer.

— Un peu de courage, ma petite Parisienne.

L’escalier est étroit.

— Guidez-moi, mon cher ami.

M. de Lestenac s’élança dans l’escalier, tandis que sa femme faisait les plus jolies mines en franchissant le perron.

— Y êtes-vous, Louise ?

— Je vous suis.

— Prenez garde au premier tournant.

— Merci. Anna, relevez ma robe, je vous prie.

M. de Lestenac écouta, stupéfait.

— Anna ? répéta-t-il, qui donc Anna ?

— Eh ! ma femme de chambre.

— Votre femme de…

— Sans doute… une perle.

— Elle est là ?

— Où donc voulez-vous qu’elle soit ? Fallait-il vous télégraphier une demande d’autorisation, cher ami ?

M. de Lestenac s’arrêta court et regarda en arrière.

Dans la pénombre de l’escalier, suivant sa femme, il distingua un chapeau bleu impérial qui montait gravement sur une tête d’anglaise rousse et pincée.

— Mais, malheureuse enfant ! s’écria-t-il, vous n’avez donc pas lu ma lettre ?

— Quelle lettre ?

— Celle où je vous disais que vous aviez deux chambres… deux chambres…

— Si fait, j’ai très-bien compris : deux chambres à coucher.

— Non pas. Deux chambres en tout… deux chambres pour tout appartement.

— Vous plaisantez, Flavien ?

— Hélas !

— Vite, que je voie cet ermitage.

— Je vous assure, Louise…

— Laissez-moi passer, je vous prie… deux chambres !…

Madame de Lestenac se fit toute petite, glissa entre le mur et son mari, sauta sur le palier et s’arrêta interdite.

La porte de la première pièce était ouverte, et celle du fond, ouverte également, laissait entrevoir sa sœur jumelle.

Les murailles étaient couvertes d’un grossier papier gris à fleurs roses et bleues, le plafond absent était suppléé par un papier blanc tendu dans toute sa longueur, et que le courant d’air agitait avec un bruit bizarre.

Un étroit canapé de perse, un fauteuil Voltaire épuisé, trois chaises et une petite table de travail meublaient ce simulacre de salon.

Les rideaux du lit, en damas de coton marron et blanc, apparaissaient dans le lointain comme fond de tableau.

Madame de Lestenac inspecta tout cela d’un coup d’œil, et partit d’un joyeux éclat de rire, en frappant ses petites mains l’une contre l’autre avec un entrain qui décontenança complètement son mari.

— Une chaumière ! s’écria-t-elle… c’est donc ça, une chaumière ? Oh ! comme c’est laid ! mais c’est nature, n’est-ce pas ?

— Ma chère enfant…

— Moins le voltaire, cependant… le voltaire a un air pédantesque.

— J’espère, Louise, que vous comprendrez…

— Si je comprends ! — et elle riait toujours !

— je comprends que ni ma mère, ni ma sœur, ni mes cousins, ni personne de ma société, n’imaginerait jamais quelle cellule vous m’avez choisie… pour me faire expier mes fautes, sans doute.

M. de Lestenac, déconcerté tout à fait par ce persiflage, lui prît doucement les mains comme pour l’inviter à raisonner un peu.

Elle cessa de rire, et, se croisant les bras bien en face de son mari :

— Voyons, voyons, mon bon Flavien, dit-elle, avez-vous sérieusement l’intention de m’interner dans ce diminutif de prison ?

S’il eût été seul, Flavien aurait volontiers répondu par une caresse à cette impertinente interrogation.

Et qui sait si cette réponse n’aurait pas mieux convaincu la jeune femme que les meilleurs arguments ?

Malheureusement, le chapeau bleu-impérial dressait sa silhouette génante derrière les épaules de madame de Lestenac.

Il répondit d’un ton piqué :

— Vous êtes parfaitement libre, ma chère amie, d’accepter ou de rejeter ce que vous regardez comme une geôle ; il me restera le regret d’avoir compté sur votre raison un peu plus qu’il n’était juste de le faire.

Louise, à son tour, fit un mouvement comme pour sauter au cou de son mari ; mais une oscillation du chapeau bleu-impérial, qui s’agitait sur la tête de la femme de chambre comme une crête colossale, l’arrêta net dans son élan.

— J’admets que je me contente de ma cellule, dit-elle. Qu’avez-vous fait préparer pour loger Anna ?

— Rien, fit-il sèchement.

— Rien ? Voilà qui est d’un bon mari, galant et attentionné.

— J’espérais, ma chère, vous avoir fait comprendre que le camp n’est pas un lieu de plaisance où l’on puisse mener la vie de château.

Le chapeau Lieu-impérial crut le moment favorable pour entrer en scène.

— Que madame ne s’inquiète pas, dit-elle avec un effroyable accent angolais ; je vais ranger les effets de madame, et, si madame le permet, je retournerai à Paris, chez la mère de madame.

— Amen ! grommela Flavien.

— Miséricorde ! cria Louise, que dites-vous donc là, Anna ?… est-ce que je saurais me passer de vos services ?…

— Cependant, madame…

— Attendez, nous allons arranger tout cela. Et d’abord, qu’est-ce que toutes ces portes ?… des chambres, j’imagine.

Et, sans écouter son mari, qui essayait une explication, madame de Lestenac frappa résolument à la porte de droite, qui s’ouvrit aussitôt.

Le doux visage de madame Aubépin sourit à la belle indiscrète.

— Bonjour et pardon, madame, dit madame de Lestenac en tendant gracieusement la main à la femme du capitaine ; je suis une étourdie, qui vais à l’aventure, cherchant un coin pour abriter ma pauvre Anna.

Madame Aubépin serra cordialement la petite main.

— Un coin ! répéta-t-elle. Oh ! madame, c’est ici chose précieuse et rare, si rare même, que je crois sage de décourager tout de suite vos velléités de découvertes.

— Ah ! mon Dieu ! si j’avais su !… soupira la jeune femme.

Tout à coup, M. de Lestenac se frappa le front,

— Louise ! j’ai votre affaire ! Comment diable n’y ai-je pas songé plus tôt ?

— Qu’est-ce donc ?

— Une chambre… celle que le docteur Lémincé trouvait trop insuffisante, et qui est là… encore disponible… quelle veine !

Tout joyeux, il mit la main sur la clef, — une énorme clef campagnarde capable d’assommer un bœuf, — qui brillait à la serrure de la cinquième porte.

Mais, comme il allait la faire tourner, une voix fraîche et gaie cria du milieu de l’escalier :

— Pardon…, pardon, mon cher camarade, j’arrive à temps pour défendre énergiquement mon bien.

Tout le monde se retourna.

On vit surgir, des profondeurs de l’escalier, un grand jeune homme blond, dont runiforme sombre dés chasseurs à pied dessinait la taille robuste et souple.

Il salua avec grâce madame de Lestenac.

— Cette chambre est retenue pour ma mère, dit-il simplement.

Ce fut au tour de M, de Lestenac à s’incliner.

Louise, dépitée, rentra prestement dans son appartement, suivie de Flavien et d’Anna, et referma la porte derrière elle.

— Voilà un monsieur singulièrement gênant, dit-elle avec humeur.

— Ah ! s’il n’y avait que lui de gênant au monde ! soupira le pauvre mari,

Elle ne parut pas entendre.

— Sérieusement, Louise, où la nicherons-nous ? continua-t-il en désignant du coin de l’œil le chapeau bleu-impérial, qui déficelait paisiblement des cartons.

— Ici.

— Ici ?

— Sans doute.

Flavien promena autour de lui un regard cloquent.

— Mais…

— Oh ! cher ami, fit-elle coquettement avec le plus malicieux des sourires, n avez-vous pas votre tente ?

Flavien se mordit rudement la moustache, et vint tambouriner sur les vitres.

La femme de chambre, rassurée sur son avenir, coupa joyeusement la corde du troisième carton.

L’officier de chasseurs, demeuré seul sur le palier, ouvrit alors délibérément la cinquième porte.

Le jour, qui s’en échappa brusquement, éclaira sa haute stature, sa tête charmante, que mille folles boucles auréolisaient, au grand préjudice de l’ordonnance, et ses longues moustaches blondes, qui voilaient à demi une bouche fine d’un dessin correct.

Derrière lui retentit une plainte étouffée, quelque chose d’indistinct et de douloureux comme le gémissement d’une femme.

Il plongea un œil étonné dans la demi-obscurité du palier, et crut voir disparaître une robe brune dans l’entre-bâillement d’une porte qui se fermait.

Il écouta : la plainte ne se renouvela pas.

Il fit quelques pas dans la direction de cette robe disparue, puis s’arrêta devant l’indiscrétion apparente de cette démarche et l’impossibilité d’expliquer clairement ce qu’il avait entendu.

Il pensa bientôt que c’étaient des enfants qui jouaient dans la cour, sourit de sa frayeur, et rentra dans cette chambre qu’il destinait à sa mère.

Et pourtant, il n’avait pas rêve. Madame Aubépin l’avait vu, et, les deux mains sur les lèvres pour comprimer un second cri d’angoisse, elle venait de glisser, évanouie, derrière sa porte refermée.