dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 133-146).
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XII



Il n’y eut de sommeil possible cette nuit-là, dans la maison de Valvins, que celui de Jacques Roland. Le pieux mensonge de Daniel lui avait rendu le calme et la confiance, et le vague espoir qu’avait paru concevoir Stéphane d’une guérison possible se représentait sans cesse à son esprit. Il s’endormit, rêvant que la lumière lui était rendue, et qu’il achevait enfin le Songe d’une bacchante.

Mais, le lendemain matin, il eût été facile de retrouver sur les traits des autres personnages de cette histoire les traces d’une cruelle insomnie. Stéphane était dévoré par le remords. Suzanne, incapable de comprendre ce sentiment, avait passé la nuit entière à mordre son oreiller, dans une rage muette, persuadée que son amant d’un soir ne la repoussait que parce qu’il voulait épouser Blanche. Enfin, Daniel et la jeune fille étaient en proie à toutes les tortures de l’amour malheureux.

Dès sept heures du matin, Blanche était debout. Elle alla s’asseoir seule, au pied du grand marronnier, sur la terrasse. Il lui semblait qu’elle étouffait dans sa chambre. Là, dehors, rafraîchie par l’air matinal, sous la caresse joyeuse du soleil, elle se sentait plus calme. Puis les tendres et bonnes paroles de son ami Daniel lui revenaient à la pensée. Elle avait tort de désespérer peut-être. Pourquoi Stéphane ne l’aimerait-il pas ? Il faisait un si beau temps pour être heureux !

Et, très lasse, les nerfs détendus peu à peu, elle s’assoupit, le front baigné d’un reflet d’aurore.

Stéphane la regardait depuis un instant, debout sur le perron. Il n’osa faire quelques pas vers elle que quand il vit ses yeux fermés.

Il regarda avec amertume cette délicate figure virginale, ce trésor de pureté qui aurait pu lui appartenir et dont un crime honteux le séparait à jamais. Et, si elle l’avait aimé, si elle songeait encore à lui, il fit des vœux ardents pour que ce chaste cœur perdît jusqu’au souvenir de cet amour impossible.

Suffoqué par l’émotion, il s’avança encore, s’agenouilla et, murmurant :

— Pardon !… oh ! pardon !…

Il baisa le bas de la robe de la jeune fille, et s’enfuit vers le jardin.

Quand il fut redevenu maître de lui-même, le jeune docteur monta à la chambre de Daniel. Il avait une grave résolution à lui communiquer.

Bientôt Blanche ouvrit les yeux.

Ce n’était plus Stéphane qui la regardait. C’était le vieil Ephrem. Il avait déposé sur une chaise du jardin son gourdin de genévrier et son chapeau de feutre, et, les mains dans les poches de sa sale vareuse, il paraissait examiner la jeune fille avec une pitié sympathique :

— Bonjour, mademoiselle Blanche, dit-il, découvrant dans un sourire ses dents rares et jaunes.

— Ah ! c’est vous, monsieur Ephrem ? On m’avait dit qu’hier, à peine arrivé, vous étiez reparti pour Paris.

— Non pas. Je suis allé seulement faire un tour à l’auberge des Plâtreries. Histoire de dire bonjour à quelques camarades. Il y avait là Poirier, le graveur, avec sa femme. Un bon garçon autrefois… mais, depuis qu’il est arrivé, il fait la bête. Quant à sa femme… suffit. Nous savons tous à quoi nous en tenir. Pour le moment, c’est Tibulle qui accompagne le couple Poirier. Tibulle, le poète lyrique, un grand brun qui a l’air d’un gymnaste. Vous le connaissez ?

— Non, dit Blanche, qu’intéressaient médiocrement les bavardages malveillants du vieux peintre.

— Tant mieux pour vous ! Il y avait aussi, bien entendu, cet animal de Desbrosses, qui s’est installé là, au bord de l’eau, hiver comme été, pour peindre des scènes militaires. Une rude idée, qui lui rapporte soixante mille francs par an. C’est le garde champêtre qui lui sert principalement de modèle. Tous les uniformes des armées françaises et des armées étrangères lui ont successivement passé sur le dos. Hier, Desbrosses l’avait costumé en zouave. Il avait entassé préalablement quelques vieux meubles dans la cour du père Giraud. Tibulle, qui est complaisant, s’était habillé en Arabe ; on lui avait persuadé que ce costume l’avantageait. Il était renversé en arrière, avec du sang sur sa chemise, appuyé d’une main sur une vieille commode, de l’autre brandissant un yatagan ; et le garde champêtre, montant à l’assaut, s’apprêtait à lui planter sa baïonnette dans le ventre. Ah ! mes enfants… mes enfants… nous verrons cela au Salon, l’année prochaine, sur la cimaise ; ça sera intitulé : Épisode de la prise de Sfax. Cristi ! j’aime la peinture, et je ne déteste pas les militaires ; mais la peinture militaire, et surtout la peinture des militaires…

— Prenez garde, monsieur Ephrem, interrompit la jeune fille, vous allez encore dire du mal de mon meilleur ami.

— Votre Daniel ? Ah ! oui… c’est l’arche sainte. Vous l’appelez votre meilleur ami parce qu’il vous raconte une foule d’histoires. Il n’y a de vrais amis, croyez-moi, mademoiselle Blanche, que ceux qui parlent franchement et à cœur ouvert…

— Daniel est la sincérité même…

— Oui, dit Ephrem, d’un ton railleur. Vous aussi vous ne voyez rien ; vous ne savez rien… c’est de votre âge.

— Je ne vous comprends pas, monsieur Ephrem.

Et Blanche levait sur lui ses grands yeux étonnés.

— Il est toujours question de votre mariage avec Stéphane ?

— Mais… oui… balbutia Blanche, gênée par cette question inattendue.

— Et je souffrirais cela ! Ah ! par exemple !…

Tout à coup, une main vigoureuse s’abattit sur son épaule.

— Vous allez encore faire une infamie, cher monsieur, lui dit à l’oreille la rude voix de l’ancien militaire.

— Monsieur… grogna Ephrem.

— Blanche, continua Daniel, voulez-vous nous laisser un moment ? Je vous en prie.

Blanche obéit à la prière affectueuse qu’elle lisait dans les regards de son ami, et rentra, se demandant ce qu’Ephrem voulait lui dire.

Comme le vieux peintre cherchait à s’esquiver, Daniel, les bras croisés, lui barra le passage :

— Ah ! ça, dit-il, il n’y a donc pas moyen de faire un pas dans cette maison sans mettre le pied sur vous ?

— Monsieur, répondit Ephrem avec dignité, j’allais dire la vérité à cette enfant qu’on abuse.

— Ce n’était donc pas assez du père ? Vous devriez savoir, malheureux, qu’il y a des mensonges sacrés, comme il y a des vérités qui souillent et qui tuent !

— C’est votre morale à vous, répliqua Ephrem, avec son mauvais sourire.

— Parfaitement ; dit Daniel. Je suis arrivé à temps. Sans cela…

Et il fit un geste de menace.

Ephrem se rebiffa.

— Savez-vous, à la fin… ?

— Vous vous fâchez ? dit Daniel. Comme il vous plaira.

Tournant le dos brusquement à son interlocuteur, il rentra dans la maison.

Il reparut presque immédiatement, portant une petite boîte, qu’il déposa sur la table de pierre.

— Mon cher monsieur, dit-il, voici des pistolets de tir. Ils sont chargés. Si vous tenez absolument à faire un petit tour jusqu’au taillis le plus voisin, nous irons aux Plâtreries chercher des témoins…

Ephrem était devenu verdâtre.

— Pas de mauvaises plaisanteries, bégayait-il. J’ai assez de vos violences, monsieur le matamore. Je vais appeler.

— Tais-toi, ou je t’étrangle !

Daniel avait saisi brusquement au collet Ephrem, qui chancela.

— Allons, allons, continua-t-il, papa Ephrem va être bien gentil. Il va mettre son petit chapeau.

Le vieux feutre du peintre traînait sur une chaise, Daniel l’en coiffa brutalement, sans le lâcher.

— Il va prendre sa petite canne.

Et il lui mettait entre les mains son bâton de genévrier.

— Il va accepter le bras de son cher Daniel, et ils vont s’en aller tous deux, comme une paire d’amis, jusqu’à la gare de Fontainebleau.

Ephrem tenta une protestation aussitôt réprimée.

Daniel avait tiré sa montre.

— L’express du matin passe dans vingt minutes, continua-t-il. Daniel prendra pour papa Ephrem un billet de première classe. — hein ? c’est gentil ça ! — et une heure après la capitale aura retrouvé son plus bel ornement.

— Mais…

— Pas d’observations, et en route.

— Vous savez que je vais avoir besoin de vous, monsieur Daniel, dit Stéphane, qui descendait le perron.

— Oui, répondit Daniel. Je reviens à l’instant. Le temps de faire un bout de conduite à cet excellent Ephrem. Allons ! pas accéléré ! en avant, marche !

Et secouant le vieux peintre, qu’il tenait toujours par le haut de la vareuse, à pleine poignée, il l’entraîna sans lui laisser le temps de se reconnaître.