NRF (p. 127-141).
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V


« C’est effrayant, dit Elvire, après un instant de silence et, tandis que le vieux Mahner reprenait ses esprits. C’est effrayant. Et moi qui croyais que c’était si amusant d’être mormonne. »

« La polygamie n’est pas une sinécure, à ce que j’entends, fit remarquer l’Ovide postiche, dont la bravoure était attestée par une palme, deux étoiles d’argent et une d’or. Je m’en étais toujours douté. Et le danger d’être un fanatique est aussi grand que celui que l’on affronte en allant à l’assaut d’une tranchée pourvue de mitrailleuses. »

« Ces scènes de fanatisme extrêmement fréquentes en Amérique quelque trente ans auparavant, dit le vieux Mahner, étaient devenues rares à l’époque dont je vous parle.

« Je reprends mon récit !

« Un soir, à l’heure du souper, l’elder Lubel Perciman revint chez lui avec une épouse nouvelle, à laquelle le Prophète venait de le sceller, c’était cette Française nommée Paméla Monsenergues, qui porterait désormais le nom de Paméla Perciman.

« Elle avait longtemps résisté aux avances que lui avaient faites de jeunes mormons, mariés ou encore célibataires, et si elle s’était décidée en faveur de Lubel Perciman, c’est que ses épouses étaient jeunes, agréables à voir, qu’elles étaient venues la visiter dans la demeure de Brigham Young où la Française avait reçu l’hospitalité.

« Je reconnais bien là ma grand’mère, dit Elvire. Elle aimait les femmes et, pour ma part, je n’en ai jamais rencontré de mal. »

« Lubel Perciman, reprit le vieux Mahner, était Anglais de Londres ; il avait été attiré au Grand Lac Salé par la polygamie. La pensée qu’il aurait un harem comme le Grand Turc l’avait décidé à se fixer parmi les mormons et il avait fait partie de la première troupe d’émigrants amenés d’Angleterre par Brigham Young. Il avait embrassé les doctrines des Saints, mais au demeurant c’était un homme d’une indifférence complète en matière de religion.

« Les sceptiques sont, en Angleterre, moins rares qu’on ne croit. Lubel Perciman ne croyait à rien qu’il n’eût pu se rendre compte de sa réalité. Il aimait singulièrement les femmes et avait un grand souci de sa respectabilité.

« C’est à cause de ces tendances de son caractère qu’il s’était fixé parmi les sectaires de l’Utah. Tandis qu’à Londres, en se laissant aller à son penchant, il eût passé pour un débauché, au Lac Salé, le respect qui l’entourait à cause de sa fortune et de sa ponctualité à observer les préceptes et les rites du mormonisme, croissait avec le nombre de ses femmes. Sa fortune, qui consistait en terres, en fermes, était importante et, si les premières années de son séjour en Amérique il avait vécu des revenus qu’il recevait d’Angleterre, il avait en peu d’années fondé une fortune mormonne en s’intéressant aux entreprises de Brigham Young qui était un homme fort entendu aux affaires. C’est lui qui fonda le premier ces énormes magasins comme on en voit aujourd’hui dans toutes les grandes villes et où l’on vend de tout.

« Lubel Perciman avait pris d’abord trois femmes avec lesquelles il s’était lié sur le vaisseau qui les amenait d’Europe et scellé dès leur arrivée. Ils avaient vécu tous les quatre dans le meilleur hôtel du Lac Salé, en attendant que le nouveau saint eût fait bâtir sa maison.

« Par l’extérieur, elle ressemblait à une ferme anglaise et l’intérieur en était meublé avec une recherche, un goût, une richesse rares chez les mormons, à cette époque. À peine installé, Lubel Perciman avait demandé la main de deux jeunes mormonnes, filles de personnages importants dans la République et le Prophète, à qui tant de zèle pour la polygamie plaisait fort, avait scellé ces unions.

« Ensuite, on avait vu, à chaque arrivée d’émigrantes, Lubel Perciman prendre une nouvelle épouse. Elles vivaient dans le luxe, ayant chacune leur chambre, et l’on disait à Salt Lake City que leur mari avait fait bâtir une maison assez grande pour qu’il y pût loger soixante-dix femmes ; mais l’on exagérait, il n’y aurait eu de place que pour vingt-huit épouses.

« Lubel Perciman en avait quatorze ; toutes étaient jeunes et gracieuses. Elles formaient un parterre où se mêlaient les fleurs de plusieurs climats. Cinq étaient Anglaises, deux étaient nées dans l’Illinois, une en Pensylvanie, une autre dans le Massachusets, il y avait deux Danoises, une Irlandaise, une Russe, une Allemande et une Hollandaise.

« Elles étaient toujours vêtues avec luxe, et, autant qu’il était possible, à la mode de Paris. Chaque courrier apportait des journaux de modes, des robes, des chapeaux, des rubans, des pièces d’étoffe, des broderies, de la musique, destinés aux épouses Perciman. Ce n’étaient pour elles que divertissements, collations, promenades en voiture, séances de musique ; elles ne manquaient pas une séance théâtrale et, entre-temps, elles donnaient des soirées, où l’on parlait de littérature, de religion et des affaires du temps, des bals où l’on voyait la société la plus choisie de Salt Lake City. Trois d’entre elles étaient musiciennes. Il y avait parmi ces femmes une poétesse dont les productions paraissaient dans le Deseret Review. Elles avaient chacune leur femme de chambre, tandis que deux cuisiniers chinois et quatre valets nègres complétaient la maison.

« Lorsqu’était arrivée la dernière caravane européenne, Lubel Perciman, qui était venu examiner les émigrantes, avait jeté un regard de désir sur cette Française, Paméla Monsenergues, vêtue en matelot et qui regardait avec crânerie ceux qui venaient l’examiner. Il lui avait brutalement proposé de l’épouser, mais elle avait dit non, en riant, disant qu’elle voulait réfléchir.

« Puis, dans la demeure du Prophète où il l’avait recueillie, ç’avait été une crise de larmes et de désespoir. Elle criait qu’elle voulait retourner à Paris, qu’elle ne savait pas ce qu’elle était venue faire dans ce pays. Et le prophète avait commis le soin de la consoler à quelques-unes de ses femmes, les épouses no 8, no 11, no 19 et no 20, et elle leur parlait avec un accent détestable, en se servant du peu d’anglais qu’elle avait appris sur le vaisseau, disant qu’elle ne pourrait jamais vivre avec d’autres femmes, qu’elle croyait à la Vierge et au bon Dieu, mais qu’ici elle voyait bien qu’elle se trouvait au milieu de païens ; qu’en quittant Paris, elle ne pensait pas aller dans un pays sauvage, perdu au fin fond des déserts, qu’elle s’était laissée persuader par M. Taylor qui n’était qu’un hypocrite avec sa mine de saint homme et faisant un joli métier, à chercher des femmes pour les Américains ; et elle en disait de toutes les couleurs à l’adresse du Droit du Seigneur, le traitant de mangeur de blancs et traduisant littéralement le terme d’argot en anglais de telle façon que cela ne voulait plus rien dire et l’épouse no 19 riait à se tordre en écoutant ces expressions saugrenues, ces barbarismes, ces plaintes, ces invectives, tandis que mesdames no 8, no 11 et no 20 avaient l’air consterné. Puis, Paméla Monsenergues parla de ses amants et du dernier, Adolphe, qui avait une douillette doublée de satin crême et qui l’avait quittée pour se mettre avec une actrice, une femme qui n’était plus jeune. Pour elle, Paméla, elle ne l’avait jamais aimé, cet Adolphe, mais il était blagueur et l’amusait et elle s’ennuyait un peu de lui, lorsque Taylor l’avait rencontrée sur les boulevards, le 4 décembre, et elle avait fait la plus grosse bêtise de sa vie : aller en Amérique. Elle la devait aussi à son père qui voyait toujours en bien ce qui se passait hors de France.

« Ah ! non ! plus de déserts, de campements, d’Indiens, plus de Dieux, plus d’Esprits, plus de harems ! Comment faites-vous donc pour vous entendre toutes ? Non, l’Europe, la France, Paris, le boulevard, Romainville, la Porte Maillot.

« Et elle pleurait, s’essuyant les yeux d’une main et de l’autre caressant un mouton des montagnes, semblable à un petit daim qui, privé, lui léchait gentiment le bras. Et les épouses no 8, no 11 et no 20 laissant madame no 19 rire à son aise, s’efforcèrent de détruire les mauvaises dispositions de la Française. Elles la flattaient, lui faisant des compliments sur sa robe, sur son corsage et ses manches à la pagode, lui disant qu’elle était jolie et que les larmes l’enlaidissaient, lui vantant la vie de famille dans l’Utah, mettant en valeur le luxe dont elles disposaient et ajoutant qu’elle jouirait d’un luxe semblable si elle se décidait à écouter les propositions de Lubel Perciman à qui le Prophète l’avait destinée.

« — Et quel bonheur, ajoutaient-elles, de n’avoir plus de sujet de jalousie. Chez les mormons, une femme ne craint plus que son époux la trompe hors de chez soi. Il a à la maison une félicité variée qui garantit contre la satiété. Et s’il cesse de l’aimer, qu’importe, l’amour charnel n’est pas immortel, tandis que l’amour conjugal est éternel. Elle demeure au foyer, respectée, aimée, sinon adorée, et son autorité domestique s’accroît, tandis que les plaisirs de la chair sont le lot des nouvelles épouses que l’époux amène à son foyer.

« Et elles se disaient plus heureuses que les autres femmes qui ne peuvent se laisser aller au cours de leur vie naturelle, ne peuvent penser qu’à la coquetterie pour retenir un époux, un amant et souvent y sont impuissantes, tandis que chez les mormons, si une femme ne peut retenir le mari, une autre épouse est là qui l’attire et le retient au foyer conjugal et c’est aussi un va et vient de tendresse quand, ce qui se produit toujours, la délaissée redevient la favorite. Tous les jeux de l’Amour divertissent le foyer mormon et l’on n’a que rarement à y déplorer comme ailleurs que la fougue virile, dépassant les bornes permises, aille s’ébrouer dans un domaine dont l’accès est interdit.

« Pareillement la pluralité des épouses les maintient dans la réserve nécessaire au beau sexe, chacune d’elles ne se souciant point de se déconsidérer aux yeux des femmes qui les entourent et qui, ne la quittant guère, ne lui donnent pas d’occasion (pas plus qu’elles n’en trouvent elles-mêmes) de rompre la foi conjugale.

« Et peu à peu ces discours firent de l’impression sur l’esprit de Paméla. Elle se laissa aller à ces raisonnements sans cependant les prendre au pied de la lettre. L’épouse no 19 lui souriait en dessous, haussait les épaules, mais ne se mêlait point de catéchiser et, pendant que les autres parlaient, elle se mettait à la fenêtre et son visage s’attristait comme si elle avait attendu quelqu’un qui ne venait jamais. Puis, quand elle se retournait, elle souriait encore, comme pour se moquer de ce qu’on disait et proposait qu’on prît du thé avec de la crème et des crêpes soufflées.

« Et parfois le prophète traversait la salle, majestueux et silencieux.

« Pendant ce temps, Lubel Perciman n’arrêtait point ses démarches, et chaque matin Paméla recevait un bouquet de fleurs rares qu’il lui envoyait. Une fois il lui fit venir des mocassins précieux ornés de petits rubis, de plumes bleues et de coquillages. Un autre jour, les épouses de Lubel Perciman vinrent en troupe prendre le thé et toutes ces femmes, de différentes nationalités, vantèrent la vie qu’elles menaient, la galanterie de leur époux, sa force, son intelligence, sa nature aimante et ses richesses, au point que Paméla fut charmée de les entendre et quand Lubel Perciman arriva le lendemain, élégamment vêtu, avec une cravate blanche faisant trente-six tours, elle agréa sa demande, pensant :

« — Après tout, un riche mariage est une occasion qu’il faut saisir quand elle se présente et je n’en trouverai pas autant à Paris ; ces gens ont peut-être raison. »

« Elle exigea cependant que le mariage serait scellé après qu’elle aurait eu le temps de se procurer une robe blanche qu’elle coupa et cousit elle-même avec l’aide des épouses du Prophète. Elle n’osa pas demander de fleur d’oranger parce qu’elle n’y avait plus droit, pensait-elle, mais, le jour de la cérémonie, elle se fit couronner de roses blanches et se para d’un collier que son fiancé lui donna et qui était composé de perles énormes, comme celles que les Romaines appelèrent unions à partir de la guerre de Jugurtha.

« Et pendant la cérémonie du scellement son cœur était triste jusqu’à la mort, de nostalgie et d’anxiété ; elle se comparait involontairement à ces rivières qu’elle avait vues pendant son voyage dans la Californie et dans l’Utah, au fond desquelles grouillent des milliers de serpents. Elle ressentait mille tristesses au fond d’elle-même et les cérémonies insolites qui ne la touchaient point aggravaient sa peine.

« Une voiture devait amener les époux au logis et il se trouva qu’au moment où Lubel Perciman aidait Paméla à franchir le marchepied, un cavalier passa près d’eux, au pas d’une jument noire qu’il montait, et lui-même était vêtu d’une longue tunique blanche, et sur son visage masqué, elle reconnut le loup vert et les larmes d’or des Danites. Sa tiare immaculée lui donnait un aspect imposant. Et le cœur de Paméla battit plus fort, elle pensa : « Voilà celui que j’aurais dû épouser. Il est beau et mystérieux, tandis que mon Lubel a l’air d’un négociant parvenu avec sa barbe en collier. » Et des idées d’adultère, de fuite lui traversèrent l’esprit. Elle souhaita que le Danite la prît en croupe et l’emportât dans un autre pays, puis elle pensa à la réputation terrible des Danites et, frissonnante, elle se serra contre son mari qui la regardait à peine et ne disait pas un mot. Et quand elle fut à sa nouvelle demeure, en pénétrant dans le salon, elle vit les quatorze femmes debout pour la recevoir et, comme elles étaient rangées de front au centre de la pièce, elle éclata de rire, pensant :

« Il n’y a pas à dire, mon foyer conjugal a un drôle d’air, il ne manque que la négresse. »

« Le fait est, dit Elvire, tandis que M. Mahner humait une prise, le fait est que ce n’était pas ordinaire. J’ai vu des choses bien singulières en Russie, et mon premier amant, Georges, m’en a fait voir ici de toutes les couleurs, mais je n’ai jamais vu un harem. Ça ne doit pas être ordinaire ! Peut-être qu’après tout ce n’est pas embêtant de vivre dans un harem lorsque comme moi on ne déteste pas les femmes. »

« Vous goûterez peut-être à cette vie après la guerre, dit le factice Ovide du Pont-Euxin ; mais, j’y pense, si le récit de mon grand-oncle pose le problème, nos institutions et nos mœurs européennes lui donnent d’avance une solution négative. »